Digitized by the Internet Archive in 2010 witii funding from University of Ottawa littp://www.arcli ive.org/details/lesbalsdeparisOOwarn LES BALS DE PARIS Jeam L- 3, Wuc. Sonverauiey 3 DU MÊME AUTEUR Les Plaisirs de la rue. Crès. Lily modèle, roman illustré. Crès. Miquette et ses deux compagnons, roman illustré. Crès. Le vieux Montmartre. Bal, café, cabaret. La Brocante. Prisonniers de guerre. Fasqnelle. Petites images du temps de guerre. Berger-Levranlt. Ouvrage couronné par l'Académie française. EN PRÉPARATION : Les Fortifs et la Zone. La Belle Sauvage, romau. Trois petites filles dans la rue. Loulette, roman. Curiosités artistiques. ANDRÉ WARNOD LES BALS DE PARIS PARIS LES ÉDITIONS GEORGES GRÈS & O 21, RUE HALTEIEUILLE, 21 k/3 IL A EÏK Tri\E DE CET OUVRAGE Une édition exclnsivciiicid réservée aux souscripteurs et limitée à 200 exempttdres sur papier de choix. Cette édition est au(jmentée de fjlnsieurs cliapitres et dessins d'un carac- tère réatiste, tels (jue : LES B\LS U'i AVERTIS LE DERNIKR GRAND ÉCART GRANDEUR ET DÉGADE.NCE DE LA DANSE DU \ ENTRE A PARIS LES FILLES DE MAISONS CLOSES AU BAL PUBLIC CETTE EOITIOIS COMl'KEN O : l'es sur papier Japon, numéndés de enaid une aquarelle oriijinale et . L'exemplaire 130 fr. res sur papier pur fil des papeteries lérotés de 21 à 200 et contenant V exemplaire ")0 fr. Copyright by (ieorges Crès, 1922 Tous droits (le reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays. A ROLAND DOR GELES mon vieil ami A. W. Jean CZ M Journc: ::; ..g 3, nue S.;: -, 3 AVANT-PROPOS Parlant des bals masqués, après avoir maudit les bals publics, Victor Fournel s'écriait : « Dieu me préserve d'y aventurer jamais ma plume de flâneur ». Eh bien, voilà qui est tout à fait in- digne d'un explorateur du Paris de son temps. Comment n'a-t-il pas compris, au contraire, tout ce que le bal public offre d'attraits aux curieux des mœurs et des habitudes de ses con- temporains ? Au bal, les gens laissent voir leur vrai visage avec leurs ridicules et leurs vices, leurs prétentions et leur bonne humeur. — Dis-moi comment tu danses, je te dirai qui tu es. Nous prétendons, au contraire, que le bal public est un miroir où se reflète l'âme même de l'es- pèce humaine. Chaque quartier a sa façon de danser, et aussi chaque'^classe de la société. Les voyous débraillés de Charonne et de Ménilmontant ne se tiennent pas au bal de la même façon que X AVANT- PROPOS les malandrins froids et sournois du Sébasto et des Gravilliers, On ne danse pas de la même manière au dancing et à Bullier. Le public du Moulin de la Galette n'est pas celui de Taba- rin ; et les musettes auvergnates de la rue Lappe ! et les bals fréquentés par les gens de maisons ! et ceux qu'ont adoptés les soldats de l'École militaire ! Autant d'endroits d'où l'on voit l'humanité en un raccourci saisissant. Et puis il y a les bals où la danse n'est qu'un pré- texte, où l'on vient en spectateur et non pas en danseur. Formidable marché, éblouissant de lumières, assourdissant du fracas des cuivres, où la luxure tarifée s'achète et se vend, tandis que, dessous déployés comme des étendards, de vieilles danseuses pa3^ées par l'établissement évoquent les gloires passées du quadrille natu- raliste, et que des filles s'efforcent par leurs attitudes, en dansant entre elles, d'allumer des convoitises dans le morne troupeau des mâles aux portefeuilles rebondis. Quelle symphonie composent pour un musicien les orchestres de tous ces bals ! après le jazz- band qui fracasse et pile, et morcelle des airs exotiques, les pistons et les trombones entonnent des refrains où palpite l'âme même de Paris, tandis que l'accordéon des bals musettes élève sa plainte nostalgique et reprend à sa façon des airs déjà entendus pour en faire quelque chose de tout nouveau, un chant amer et doux, AVANT-PROPOS xi sinfïiilièrement prcnanl, qu'on ne se lasse pas d'entendre. Les Auvergnats pour la bourrée ont la musette et la vielle, mais l'accordéon est l'âme de la Java, qu'à tout petits pas, pressés et souples, dansent les fdles et les souteneurs, les alTraneliis et les mauvais garçons. Nous ne regrettons pas les soirées passées au bal. Ce ne fut pas du lemi)s perdu. La jdupart des établissements dont nous parlons dans ctt ouvrage nous étaient familiers depuis long- temps. Nous n'avions sur d'autres que des indi- cations assez vagues qu'il nous fallut vérifier sur place ; et souvent le hasard nous a fait découvrir bien des choses que nous ignorions. Quelle émotion fut la nôtre en entrant tout d'un coup — c'était à Charonne — dans un vivant dessin de Toulouse-Lautrec ou de Steinlen, un bal de barrière comme ceux d'il y a quarante ans, avec la palissade en bois, marquant la place réservée aux danseurs ; et les petites tables, et le garçon, colosse en manches de che- mise, et dans la foule des voyous en casquette, des petites voyouses, des gamines effrontées comme celle que fut jadis Louise Weber, dite la Goulue. Dans chacun de ces bals nous sommes re- tournés souvent, d'abord pour notre agrément et puis aussi afin d'éviter de commettre l'er- reur de l'Anglais débarquant au Havre et no- tant sur un calepin qu'en France toutes les XII AVANT-PROPOS femmes étaient rousses, parce que la servante qui lui avait servi à déjeuner était un peu rous- sette. La première impression n'est pas toujours la bonne, et dans certains établissements, le public change selon les jours et les heures. Restait la question des bals, célèbres autre- fois, et qui ne sont à présent que des ruines et des souvenirs, quand tout bonnement on ne les a pas transformés en cinéma. Ils ont eu leurs historiographes. Nous avons pensé qu'il était inutile de rappeler ce que d'autres ont déjà dit. Cette manière de faire nous a privés du plaisir de raconter de bien savoureuses anecdotes ; mais nos lecteurs les retrouveront dans les plaquettes et les livres où nous-mêmes les avions trouvées. Nous avons cru préférable de ne don- ner que le nom et quelques traits caractéris- tiques de ces ancêtres aujourd'hui disparus. Un ouvrage comme celui-ci ne vaut guère que par les documents nouveaux qu'il apporte, et nous n'avons d'autres prétentions que celles de donner un état, non pas complet — à l'im- possible nul n'est tenu — mais du moins le plus exact que nous l'avons pu des bals de Paris en 1922. PREMIÈRE PARTIE LES BAlLS publics BULLIER Le 2 décembre 1921, Bullier, fermé depuis le 1®^ août 1914, fit une brillante réouverture. Il avait pendant la guerre été transformé en magasin militaire. Un général y commandait, assisté de plusieurs colonels et d'un nombre incalculable d'officiers, de sous-officiers, de secrétaires et de commis. Quel bel entrepôt que cette grande salle, mais enfm la paix fut signée et l'on songea à rendre à Bullier sa véritable destination. L'instant attendu depuis si longtmps par le Quartier arriva enfin. Gauvin, le père Gauvin 4 LES BALS PUBLICS en habit, cravaté de blanc et très ému, a levé sa baguette, son geste déchaîna un ouragan de cuivres et la salle immense se mit à danser. Bullier est ouvert. C'est tout un monde de souvenirs qui se réveille. Que de grands per- sonnages, que de puissants du jour ont vu surgir du passé l'étudiant qu'ils furent, le jour où ils ont lu ces mots : Ce soir, on dansera à Bulher. « Bullier, dont le style ottoman, fleuri de globes électriques, plaît à toutes les demoiselles de la taverne du Panthéon, Orient pour vingt sous, harem où l'odalisque est à cinq francs quand ce n'est pas la mi-carcme, Bullier dans son style ottoman accueille tous les sentiments des enfants de la République sous sa colonnade électrique >>, chantait Paul Fort, il y a quelque vingt ans. Des prix de ce temps-là, n'en parlons plus ; quant au style ottoman, dans la salle peinte à présent en blanc et or, il n'en reste plus que la niche où le buste du père Bullier, demeuré intangible et souriant, contemple du haut de son socle les joyeux ébats de la jeunesse. Je sais bien la question que vous allez poser, tous les anciens habitués qui se retrouvaient pour l'ouverture du bal, et Decroix, et Fournier, et Billy, et Variot, et Le Cardonel, et Foutija, et la Closerie, et la Rotonde se demandaient la même chose. Le Bullier qui vient d'ouvrir est-il le même que celui d'autrefois ? BULLTER 5 Cela (léj)cMi(l, il s'agit de s'entendre. Nons ne sommes pas de ces esprits chagrins, renards convaincus que le raisin est trop vert, qui re- viennent sur le théâtre des plaisirs de leur jeu- nesse et se lamentent sur la tristesse de l'époque. Nous ne dirons pas : « De mon temps. Ah ! de mon temps. Si vous aviez connu celui-ci ou celle-là. » Si l'on a vieilli, faut-il en accuser les autres ? C'est un procédé très injuste que déjà Privât d'Anglemont dénonçait dans la brochure qu'il consacrait en 1851 à la Closerie, quand il s'éle- vait contre ceux qui disaient : « On ne s'amuse plus à notre époque comme on s'amusait sous le Premier Empire et sous la Restauration. » Qu'on n'attende donc pas de nous que nous traînions notre mélancolie et notre ennui dans les bals que nous allons visiter. Évidemment le Bullier d'à présent n'est plus la Closerie de 1850. Si cela était, cet étabhsse- ment serait une curiosité historique ! Mais entre le Bullier d'avant-guerre et celui qui s'ouvrit le 2 décembre 1921, il n'}^ a pas grande différence. Les danseurs et les danseuses paraissent encore préoccupés uniquement de leur amuse- ment personnel. Le public est composé tout à fait de la même façon qu'autrefois. Des jeunes gens en béret auxquels il vaut peut-être aussi bien ne pas demander à quelle faculté ils appar- 6 LES BALS PUBLICS tiennent, des calicots, commis de magasins, employés de commerce, voire saute-ruisseau ou clercs de notaire, des artistes de Montparnasse, y compris les indigènes de pays extravagants, des femmes de chambre et des cuisinières et puis des étudiants aux manières d'hommes du monde, et encore des gens qui font des affaires, accom- pagnés de femmes très décolletées et très empa- nachées. Cet élément se trouvait peu au Bullier d'avant-guerre, direz-vous. La belle malice ! En rencontriez-vous beaucoup ail- leurs ? Pourquoi voulez-vous que Bullier soit le seul endroit où les nouveaux riches n'aient pas accès ? Mais si le fond est resté le même, les nuances et les toilettes ont bien changé. N'importe quelle arpète porte aujourd'hui des bas de soie et met une robe décolletée pour aller à l'atelier, donc à plus forte raison pour aller au bal. Les excentricités vestimentaires des habituées de la Rotonde ont exagéré encore leur façon d'être extravagantes. En général, et malgré la vie chère, tout est beaucoup plus luxueux, robes de soie, broderie, chapeaux à plumes, tout cela à profusion, mais nous avons retrouvé quand même des petites silhouettes tout à fait d'au- trefois. Les robes encore plus courtes — pour suivre la mode — arrivant à peine aux genoux et laissant voir des jambes agréables, chapeaux imprévus, cheveux assez dépeignés, visage chif- BULLIER 7 fonné, et tout cela sans prétention, très bon enfant, peut-être pas très soigné, mais qu'im- porte ! Et tous mettent à danser le même entrain qu'avant-guerre. A tout prendre, le shimmy ne vaut-il pas la polka des musettes et des Mimi Pinson ? Bullier est devenu plus trépident comme il convient à notre après-guerre éper- due. Quand les cuivres de Gauvin s'arrêtent, le jazz-band se met en branle et les danseurs ne s'arrêtent jamais. Reverrons-nous à Bullier les grandes fêtes d'autrefois ? C'est très pro- bable. M. Moreau, le directeur, assisté de son fidèle Duthaillis, a de beaux projets. L'été dernier, le jardin fut inauguré par un feu d'artifice et nous avons revu et les grottes lumineuses, et les recoins ombreux. Mais ce jardin n'est plus que le fantôme de ce qu'il fut au temps de la Closerie. * * * Bullier apparaît donc avec un visage tout neuf, transformé une fois de plus. Ce bal n'en est plus à un changement près depuis le temps où, à cette même place, pour remplacer un sémi- naire de Chartreux, on ouvrit, en 1838, un bal qui prit le nom de Chartreuse. Le mur derrière 8 LES BALS PUBLICS lequel on dansa fut celui même où avait été exécuté, quelques années auparavant, le maré- chal Ney. La Chartreuse ne fut pas un bal d'une très bonne réputation. Il n'était que le parent pauvre de la Grande-Chaumière alors dans tout son éclat et qui était son voisin immédiat. L'auteur anonyme d'un petit livre qui se vendait en 1845 chez les marchands de nouveau- tés : Filles cVIIérodiade, folles danseuses des hais publies, parle sans enthousiasme de cette Chartreuse : « La salle de la Chartreuse ressemble à la tente du fds de l'empereur du Maroc exposée l'année dernière aux Tuileries, c'est-à-dire à un immense parapluie. Au centre, une forte solive représente la tii^e du parapluie et soutient tout l'édifice. Le plafond conique est peint en bleu ciel, un banc circulaire entoure la salle et de nombreuses statues adossées au mur soutiennent des globes de gaz. (( Que votre imagination ne combine pas les éléments de nos descriptions pour en faire un ensemble magnifique. Piliers, plafond, bancs et statues, tout est simple et je dirai même sale. Du plancher de la Chartreuse il s'élève une pous- sière qui devient épaisse, sufl'ocante et qui ne trouve d'autre issue que les bronches, les nez, les oreilles des spectateurs. » Mais Carmaud, le directeur de la Chartreuse, BULIJER 9 avait beau faire, ses affaires allaient mal. 11 ne pouvait décider les amateurs de danse à fréquenter son établissement, il s'entendait pourtant, mieux que personne, à faire une pu- blicité abracadabrante, il n'hésitait même pas à donner des fêtes qui duraient de midi à minuit ; tout cela, hélas, fut en pure perte. Les gens ne voulaient pas aller danser chez lui, le père Carmaud ne put les faire revenir sur leur décision et, de guerre lasse, il céda son établissement à Bullier, le propriétaire du Prado, qui entreprit des travaux considérables pour embellir cette infortunée Chartreuse. En vain, voulut-on le décourager ; en vain essaya-t-on de le persuader que la malchance pesait sur ce bal déshérité. Le père Bullier était un gaillard qui savait ce qu'il voulait. Il fit cons- truire un magnifique établissement tout neuf après que la Chartreuse et son parasol eussent été jetés bas, il pressait les ouvriers, il mit même la main à l'ouvrage et au mois d'avril 1847, s'ouvrait un bal nouveau dont l'enseigne était : La Closerie des Lilas-J ardin Bullier. Ce nom peut surprendre, tout d'abord. Pour- quoi Closerie ? L'exphcation qu'en donne Pri- vât d'Anglemont, dans la brochure qu'il con- sacre au bal (Paris, 1855), est très acceptable. Frédéric Soulié venait alors de faire jouer avec un immense succès La Closerie des Genêts. Le triomphe de l'Ambigu décida du nom du 10 LES BALS PUBLICS nouveau bal. Le filleul fut digne du parrain encore que les critiques ne manquèrent pas. La devanture était de style mauresque. « Une devanture de style mauresque d' opéra- comique, moitié plâtre et moitié sapin, coloriée et découpée à la machine, une devanture fa- briquée dans la Forêt Noire, une devanture imprimée à Épinal. Il est bien clair que le pro- priétaire M. Bullier a voulu rappeler les mer- veilles de l'Alhambra ; mais entre vouloir et pouvoir il y a plus de Pyrénées qu'il ne croit, car son Alhambra est raté. » Il n'empêche que derrière cette façade pseudo- mauresque s'ouvrait un véritable jardin de déhces si l'on en croit les contemporains. Il y avait des bosquets assez épais pour que les amoureux pussent s'y égarer, des arbres assez grands pour que les poètes y vinssent rêver sous les ombrages. L'après-midi les jeunes gens y apportaient leur envie de flâner et les dames leurs ouvrages ; mais les travaux d'aiguille étaient vite inter- rompus pour une partie de barre ou de quatre coins, ou de tout autre jeu aussi innocent. Et puis il y avait des balançoires, les messieurs envoyaient les dames dans les airs au grand agrément de tout le monde, y compris celui des joueurs de billard prompt à oublier la partie commencée pour suivre des yeux le balancement de quelque jambe bien faite. 12 LES BALS PUBLICS Oh ! les hasards heureux de l'escarpolette ! Le père Bullier, en blouse grise et chapeau de paille, aimait à se promener les mains der- rière le dos parmi cette jeunesse rieuse. Mais le soir tout changeait, adieu les plaisirs inno- cents. L'orchestre de Bullier mettait le diable au corps et du vif argent dans les jambes. Ce fut pour la Closerie un engouement im- médiat, un succès complet. Les habitués du Prado, les étudiants composèrent une clientèle fidèle. Les jardins Bullier furent vite célèbres. Ils devinrent le théâtre des plus ardents entrechats des aimables filles d'alors et de la fougueuse jeunesse du Quartier. Gaston Robert fit paraître en 1857 un petit livre bien curieux sur les Mystères du Jardin Bullier ; il consacre à chacune des « brebis du père Bullier » quelques lignes souvent très amusantes, et dont le ton emphatique est d'une drôlerie irrésistible. Écoutons-le célébrer « Jeanne, le type de la beauté juive, dont les longs yeux ont tant de langueur et disent tant de choses étranges, dont le profil a la pureté d'un camée antique, dont tous les muscles ont cette beauté de formes luxuriantes dont la blancheur et la richesse irritent les nerfs et font naître la convoitise ». Voyez comme il vante : Delphine, la femme à l'heureux lévrier, Hortense, « vous qui avez toujours donné votre amour et jamais ne l'avez BULLIER 13 vendu », et pour finir jette quelques fleurs sur la tombe à peine fermée de Maria (pii « mourut de douleur eomme Ariane blessée ». Mais la plus pittoresque de ces folles filles de Bullier fut Pavillon ; écoutons encore notre auteur : « Pavillon, avance-toi, semblable à une des sept vaches maigres sorties du Nil. Te souviens- tu de ce jour où, sur l'escarpolette que balan- çaient, malgré tes supplications, des bras jeunes et vigoureux, te souviens-tu, dis-je, que prise d'un de ces accès de gaîté folle, tu réagissais partout, tu courus, en descendant et criant qu'il était temps, te blottir derrière les lilas qui tou- chent au billard ? Pauvre fille ! celle qui te remplaça sur l'escarpolette s'aperçut que tu t'étais trompée et qu'il n'était déjà plus temps ! Hélas, il paraît que chez vous autres, femmes, la gaîté se niche partout ». Cette aimable fille était redevable de ce nom de Pavillon à la munificence d'un musicien qui lui avait appris à jouer du cor et à boire de l'absinthe. Elle avait pour amant de cœur un élève pharmacien qui était poète à ses heures : Pavillon, je veux que ton regard brille Sur ma vie de pharmacien. Les amants passaient chaque après-midi des heures ardentes dans le logis de la Ijelle ; mais quelqu'un troubla la fête. L'ami sérieux de 14 LES BALS PUBLICS Pavillon arriva un jour à l'improviste. Ce fut une scène comme on en voit dans les vaudevilles : — Que venez-vous faire ici ? cria le potard qui ne connaissait pas le pourvoyeur de son amie. - — Je suis l'amant de Mademoiselle. — Et moi son pharmacien. — La preuve ? — La voici. Et notre pharmacien, ravi de sa présence d'esprit, tire de sa poche un flacon qu'il allait porter chez quelque étudiant. Quelle potion contenait la bouteille ? nous n'en savons rien, mais sitôt qu'il eut lu l'étiquette, l'amant riche rougit, pâht et terrifié s'écria : — Pavillon, c'est mal, c'est très mal... adieu ! La postérité a gardé le nom d'autres brebis du père Bullier : Cigale, Clara Fontaine, Rose Pompon, Zélie Hoft'mann, Clara Fauvette, Pauline la Folle, Pochardinette, Olympe, Reine Souris, Sardine et Sophie Ponton qui entra en religion et Céleste Mogador qui fit de la lit- tératuîc. Mathias Leblanc chantait : Dans ce séjour où règne la folie Silène aimé de nos jeunes Bacchus, Le vieux Bullier au plaisir nous convie Environné d'un essaim de Vénus. Ne tremblez pas elles sont pou cruelles. Riches d'amour et le cœur sur la main. De par le monde il en est de moins belles, On les adore au vieux Quartier latin. ÇULLIER 15 Un des plus beaux soirs de la Closerie fut celui où Bélanger y entra par hasard. Reconnu aussitôt il fut acclamé, pressé, embrassé, on voulait le porter en triomphe, il eut bien du mal à gagner la sortie. L'auteur des Mystères du Jardin Bullicr devient lyrique pour commenter cet événement. « Merci à vous, Jeanne la Belle, qui lui avez offert votre bouquet ! Merci, surtout à vous, Delphine, qui lui avez dit : Je puis mourir heu- reuse puisque j'ai embrassé Béranger. Jeanne, vous avez eu aussi votre part de cette splendide récompense. Heureuses fdles ! ne recherchons pas un passé douloureux, sans doute trempé de larmes, mais quelque souillés qu'aient pu être vos fronts, sachez-le bien, cette caresse d'un vieillard leur a fait une vie nouvelle ; elle les a transfigurés pour ainsi dire, chacun doit s'incliner devant le baiser d'un grand homme et respecter le front où il l'a déposé. Gardez-le, jeunes femmes, ce mystérieux trésor qui donne une auréole à vos têtes déjà si belles de courti- sanes. » M. Joseph Prudhomme n'aurait pas mieux dit. * * Alfred Delvau a écrit les impressions qu'il avait éprouvées en retournant à la Closerie des 16 LES BALS PUBLICS Lilas, près de vingt ans après ces brillants dé- buts. C'est un des chapitres les plus charmants de son précieux petit ouvrage les Cyihères Pa- risiennes, que les bibliophiles gardent jalouse- ment, autant pour le texte que pour les eaux- fortes de Rops qui l'illustrent. Alfred Delvau donc retourna à la Closerie des Lilas en 1864, et, comme il arrive d'ordinaire, il regretta le temps passé de sa jeunesse. Le décor était resté sensiblement le même, avec les mêmes jardins et les mêmes bosquets, mais le public avait changé. Delvau parle des « belles drolesses qu'il y a vues, vêtues de robes de foulard, coif- fées de chapeaux de paille à la « Paméla », chaussées de cothurnes dorés sur tranche, et qui s'appelaient Henriette Zonzon, Anita l'Es- pagnole, Isabelle l'Aztèque, Peau de Satin, Bouffe Toujours, Nina Belles Dents, Finette la Bordelaise, Canard, Emma Cabriole. Ces dames parlaient un argot qui l'étonna par sa nouveauté autant peut-être qu'il nous paraît plaisant par son côté rococo et démodé. « A-L-il l'air daim, ce grand cocodès ! — Qui est-ce qui me rince la dalle ? J'ai la pépie. — Je jouerais bien des dominos. » Théophile Gautier disait : « Je hais l'argent depuis que je sais qu'il sert à payer les dettes » ; Alfred Delvau, parodiant ces paroles, s'écria : « .Je hais rargeiil depuis que je sais qu'il sert à payer les femmes. » BVLLIER 17 * * * Le bal Bullier continua sa glorieuse carrière et se transforma en même temps que le Quartier Latin, dont il fut la vivante expression. L'es- prit qui transforma les brasseries en bars de nuit présida aux changements qui firent du pseudo-Alhambra de jadis une salle peinte en vert et blanc. Aux balançoires succédèrent des jeux américains. La polka fut remplacée par le cake walk, la matchiche, la craquette, on en était au tango quand la guerre survint et ferma les portes de Bullier. De grandes fêtes furent données à Bullier, et d'abord le bal de l'Internat qui pendant longtemps presque chaque année eut l'ancienne Closerie pour théâtre. Là aussi, furent reçus en grande pompe les étudiants étrangers qui étaient les hôtes de l'Association des Étu- diants de Paris. Ces visites étaient le prétexte à des réjouissances de toutes sortes où figurait toujours un bal à Bullier. Chaque étudiant français était chargé de montrer à quelques Belges ou à quelques Portugais les beautés de la capitale et selon les guides, le choix de ces beautés était quelquefois assez surprenant. Je sais un groupe d'étudiants belges qui pendant leur semaine de Paris ne quittèrent un petit 18 LES BALS PUBLICS atelier de la Butte Montmartre que pour aller en face, dans un café, chercher à boire. Ils furent si contents de leur séjour qu'ils laissèrent leurs compatriotes retourner seuls en Belgique et ne rentrèrent chez eux que beaucoup plus tard. LE MOULIN DE LA GALETTE Le Moulin de la Galette est l'expression la plus complète du vrai visage de Montmartre, le Montmartre intime et sain, sans fard ni truquage qui n'est pas du tout ce que les étran- gers imaginent, le Montmartre qui n'est ni celui des boîtes à Champagne et à jazz-band, ni celui des cabarets dits artistiques, le Mont- martre qui est un quartier — un village si l'on veut — peuplé de braves gens qui n'ont rien à faire avec les établissements ouverts place Pigalle, comme une foire perpétuelle pour rappeler fâcheusement les expositions univer- selles. Le Moulin de la Galette, tel qu'il est à présent, est un bal honnête et d'une excellente tenue. Quand on arrive en haut du grand escalier, 20 LES BALS PUBLICS on entre dans une vaste salle claire, peinte en vert et blanc avec des treillages qui lui conser- vent un air printanier. C'est très gai. L'or- chestre est sur un balcon et en face un jazz- band alterne avec lui. Un jazz-band à la Galette ! Voilà ce qu'on n'aurait pas pu prévoir. Les danseurs sont ici de vrais amateurs de danse, surtout ceux du jeudi et du mardi. Ces jours-là il n'y a pas trop de monde et l'on peut exécuter selon les règles les pas modernes les plus com- pliqués. La Galette a toujours été d'ailleurs un bal où l'on a aimé la danse pour elle-même. Le samedi et le dimanche la cohueestplusgrande, on y voit tourner toute la jeunesse du quartier, mais la jeunesse honnête, la jeunesse travail- leuse et bien vêtue qui gagne bien sa vie et peut satisfaire ses goûts bourgeois et son amour de l'ordre et de la bienséance. Il y a, à ce point de vue, une grande différence entre le bal d'avant la guerre et celui d'à présent. Mais cette différence vient surtout des change- ments qui se sont produits dans la situation des employés et des midinettes. L'aspect cependant est resté le même, et ce que nous écrivions en 1912 (le Vieux Mont- martre) est encore vrai. Dans la longue salle peinte de couleurs claires se trémousse toute une foule parmi la poussière et la fumée bleue qui enveloppent et atténuent la lumière des lustres de cristal et LE MOULIN DE LA GALETTE 21 les silhouettes lointaines. Les couples tournent, se bousculent, se pressent, se suivent en immense cohue, et l'orchestre là-haut sur son balcon rythme le tumulte, lancé, rattrapé, arrêté net et relancé à nouveau par la baguette du chef Le Pas de l'Ours en Utl2. qui s'agite, bat la mesure, réveille tel instru- ment qui sommeille, calme et apaise tel autre qui exagérait son importance. Voici les sourires radieux, les grands yeux candides, les frais visages des jeunes midinettes qui s'amusent de tout leur cœur, coquettement vêtues de robes bon marché. Mais nous parUons aussi des « petites courti- 3 22 LES BALS PUBLICS sanes qui se tiennent étroitement enlacées » et nous disions: « Les jambes entremêlées, elles avancent de quelques pas et puis s'arrêtent net, ondulent sur place selon le rythme de la musique, elles miment comme un geste d'amour très réel, très serrées l'une contre l'autre, tan- dis que, sous les éclats de l'orchestre, s'accélère et s'afïole le mouvement de leurs torses, que parfois leurs bouches se rencontrent dans un baiser et que leurs mains, nerveuses, s'égarent... Elles regardent les gens qu'intéressent leurs manières, bien en face, triomphantes, et exa- gèrent leur pâmoison. Mais on sait bien que c'est du chiqué ; pas tout à fait, mais presque, comme tout ce qui compose leurs petites exis- tences toujours faites de demi-mesure, de rêves pris pour des réalités, de beaucoup de ridicules, qu'on ne peut leur reprocher tant elles sont heu- reuses de croire que c'est arrivé. » Voilà où l'on s'aperçoit qu'il y a quelque chose de changé à la Galette. Ce dernier para- graphe ne correspond plus à rien. Il n'y a plus de ces petites courtisanes au Moulin. Lj\ race d'ailleurs s'en fait rare, c'étaient des oiseaux d'avant-guerre que l'après-guerre ne connaît plus. La vie chère sans doute en est la cause. On pouvait, jusqu'en 1914, vivre de tout et, de rien en pilonant à droite et à gauche, vingt sous par-ci, deux sous par-là. Un sandwich coûtait six sous, et on dînait pour vingt-trois sous... LE MOULIN DE LA GALETTE 23 C'était à la Galette que les petites filles des- tinées à mal tourner faisaient leurs premiers pas sur le chemin de la perdition, elles étaient là-haut chez elles, elles y retrouvaient des amies, des amis. La maison des parents, l'atelier, tout ce qui faisait leur vie de bonne petite fdle dis- paraissait, rien ne comptait plus que le Moulin où l'on allait danser quatre fois la semaine. On s'arrangerait toujours pour rapporter à la maison l'argent de sa paye et on en trou- vait. Il y a tant de vieux messieurs par la ville qui compatissent aux ennuis des petites filles... Bientôt l'atelier devient une servitude inutile, les parents s'aperçoivent du change- ment, quelquefois ils tolèrent tout. Quelquefois ils se fâchent, et chassent leur fdle indigne qui s'en va vivre n'importe oîi. Mais dé toute façon la Galette devient plus que jamais le centre de leur existence. Avant la guerre, avant que la race de ces singulières petites bonnes femmes ait disparu, c'est là qu'il fallait aller les voir, ces curieuses poupées, fil- lettes arborant des toilettes de vraies femmes, singeant la mode et la dépassant toujours, étoles et hermine en peau de lapin, rubans verts ou rouges en guise de bouts de souliers, chapeaux biscornus posés on ne sait comment et tout cela rarement très propre, presque toujours fané, un peu fripé, un peu terni, poussiéreux, pas très bien agrafé, manteaux de fausse fourrure 24 LES BALS PUBLICS et souliers de toile, mante de soie et jupe dé- chirée. Elles voulaient connaître toutes les ivresses, elles goûtaient aux drogues défendues grâce à la complaisance de pharmaciens cou- pables, et cela les usait, les détraquait. A seize ans, elles avaient des figures de petites vieilles, maladroitement maquillées. Elles avaient tous les vices, et ne s'étonnaient de rien, leur im- pudeur était celle de jeunes singes ; à tout pro- pos leurs jupes relevées laissaient voir leurs dessous douteux qui généralement se rédui- saient à presque rien, leurs cuisses maigres, leurs bas de couleur ou leurs jambes nues, quand elles portaient des chaussettes. A rencontre de tant d'établissements qui, après avoir eu une brillante jeunesse, finissent par attein- dre une crapuleuse vieillesse, le Mouhn de la Galette à me- sure qu'il se trans- forme tend vers un idéal de bon ton et d'élégance bourgeoi- se. On danse là-haut depuis ])lus d'un siècle. Avant la Ré- volution, on allait manger de la ga- LE MOULIN DE LA GALETTE 25 lette, boire du petit vin, et danser chez le meunier qui déjà était un Debray. Mais nous avons déjà dans un précédent ouvrage (les Plaisirs de la Rue) évoqué les souvenirs histo- riques qui se rattachent aux Moulins, et c'est le bal qui seul nous intéresse aujourd'hui. * * * Pendant presque tout le xix^ siècle, le Mou- lin de la Galette fut un pèlerinage du dimanche très renommé, tous les auteurs de mémoires en parlent. Le jardin avait autant d'importance que le bal. « C'était, dit Georges Montorgueil dans la Vie à Monimaiire, un jardin ouvert, rustique et vieux jeu, avec, de chaque càté, ses ton- nelles, son tir au fond, ses balançoires et son caduc manège de chevaux de bois. Sous les tonnelles, on mangeait la galette qui venait, chaude, de la pâtisserie où l'on voyait, portes ouvertes, les blancs patronnets faire diligence. Son charme s'imprégnait de quelque chose de naïf et d'enfantin. La maison avait les allures d'une vieille auberge qui s'est égayée pour faire rire ses convives. La blancheur des murs s'était couverte de candides images, de bibelots inat- tendus, de futilités sans prix qui n'avaient d'ambition que d'amuser le regard. Le petit 26 LES BALS PUBLICS père Debray avait, de son couteau ingénieux, dans le bois, taillé des scènes historiques : un certain tir rappelait le Retour des Cendres. Les automates, dans un cadre animé, retra- çaient le tableau de la cuisine pendant la con- fection de la galette. D'autres travaux aussi patients attestaient, en maintes figurines ren- contrées dans la maison ou le jardin, la bien- veillance industrieuse du meunier. Les petits venaient voir les enfantillages et les grands aussi, enfants à leur heure. Pour eux le meunier faisait tourner les ailes du moulin rentier depuis 1872, et dont le dernier travail consiste à moudre des grains pour la parfumerie. » Mais le bal l'emporta sur le jardin, il devint une salle enfumée et basse, d'une couleur tri- viale et violente fréquentée par des gigolettes en cheveux, blanchisseuses de Saint-Ouen ou des Grandes Carrières, sans coquetterie, loque- teuses, bêtes de somme à l'atelier, fdles d'amour, et quel amour, leur journée terminée, gamines précoces et vicieuses, prostituées déjà ignobles dignes des malandrins qui les accompagnaient au bal. Le Moulin de la Galette, de guinguette, était devenu bal régulier, avait-il gagné au change ? il est permis d'en douter. Les batailles y étaient fréquentes ; mais le père Debray était un colosse qui savait envoyer les belligé- rants se colleter ailleurs que chez lui. Rodolphe LE MOVLIN DE LA GALETTE 27 Darzeiis dans les Nuits de Paris (1889) donne de la Galette cette description : « La porte i)einte en rose et en vert cru est surmontée dans un cercle de globes blancs de ces deux mots : Bal Debraij. « Un couloir qui monte, et tout de suite la salle vaste, lumineuse, avec un pourtour semé de tables et de bancs. L'espace où l'on danse est entouré d'une balustrade de bois rouge ; au l)out, sur une estrade, l'orchestre. « Le lundi soir, un monde étrange grouille dans cette salle. Il y a là des familles d'ouvriers, des clans de peintres et des bandes de fdles et de marions. Un infernal chahut et des qua- drilles sans cesse succédant aux polkas et aux valses... «... Avant chaque danse, c'est quatre sous par couple. La plupart du temps c'est la danseuse qui paye pour son cavalier. Là ont débuté d'ailleurs la Goulue, grande et belle fdle, et Grille d'Égout avec sa gueule tout édentée de voyou de barrière, la môme Fromage y a eu également ses premiers succès avec Valentin le Désossé ou Louis d'Or pour vis-à-vis. « C'est pourquoi, jalouses de ces pures gloires, des gamines en cheveux aussi vicieuses que leurs sœurs aînées y rivalisent, lèvent les jambes, montrent dans le retroussis de jupes 28 LES BALS PUBLICS le plus qu'elles peuvent de chair blanche, om- brée à l'aine d'un duvet un instant entrevu. » Un autre témoin de la Galette de ce temps est Steinlein qui a fait une série de dessins remarquables sur les gigolettes qu'on y ren- contrait et sur le théâtre de leurs exploits et encore Toulouse-Lautrec qui, en 1887, publia un admirable dessin dans le Courrier français. Il est amusant de comparer ces dessins avec le célèbre tableau de Renoir. Il est facile de voir ainsi la façon dont le Moulin de la Galette avait évolué. Mais une véritable révolution allait avoir lieu. Les fils du « petit père Debray décidèrent de faire de la Galette un bal important et luxueux. La vieille salle crapuleuse fut agrandie, on sup- prima les galeries qui en faisaient le tour, on peignit un beau plafond, on décora les murs de treillages verts, et pour bien montrer quelles étaient les intentions du nouveau bal, une grande fête d'inauguration fut donnée à la- quelle tout Paris fut convié. Jean de Tinan dans sa chronique du Mercure de France en parla en ces termes : « C'est un peu loin. On peut éprouver, aux retours, tout le charme dangereux des romans de M. Gustave Aimard... Les Scalpeurs de la rue Tholozé !... » Le jour de l'inauguration — un comité épa- tant : toutes ces dames au Moulin... — on LE MOULIN DE LA GALETTE 29 ne s'est peut-être pas follement amusé jusqu'au souper ; mais il y avait tant de jolis Louis XV à regarder pour passer le temps... Au souper, la plus franche cordialité a bien voulu verser à boire elle-même... elle a plus versé aux pe- tites tables qu'aux grandes ! (Avez-vous re- marqué que la franche cordialité verse plus volontiers aux petites tables qu'aux grandes ?) Et l'on a fait beaucoup de photographies. Gentil! gentil !... Ces trois chères petites dames enlacées... ce sont évidemment les trois grâces... et ces deux-ci... Sapho et Léandre... (on peut jouer Léandre ! est-ce bien Léandre ?) en tra- vesti... On a aussi fait quelques cordiales cul- butes... « Tout ça n'est pas gai, d'ailleurs, nous a sagement dit Franc-Nohain, — pur poète, va ! si j'étais ville je me disputerais l'honneur de t'avoir donné le jour ! il n'y a plus que les huîtres portugaises qui soient gaies (1). » C'était en février 1898. Le marquis de Cas- tellane assistait à cette fête et le président du comité était Clémence de Pibrac, entourée de toutes les filles à la mode cette année-là, composant un jury très élégant qui figurait au grand complet sur les cartes d'invitation des- sinées par Greorges Redon. (1) Noclainbulismes (Davys, 1921). 30 LES BALS PUBLICS Une autre fête du même genre fut donnée le 6 juillet 1898, le bal des meunières ; mais c'était trop haut pour que le Boulevard prît fréquemment le chemin de la Galette. Cepen- dant le bal du Moulin de la Galette avait changé de genre et de manière. Sa clientèle se trans- forma. Une tenue convenable était de rigueur, les anciens clients qui tenaient à leur crasse et à leur ignominie allèrent danser ailleurs ; mais il y en eut aussi qui profitèrent des conseils d'élégance donnés par les nouveaux meuniers. Nous ne voulons rien exagérer ; mais il est fort probable que, pour être reçues au Moulin, bien des petites arpètes s'ingénièrent à se fa- briquer un chapeau, s'attifèrent plus coquet- tement; en tout cas on ne vit plus à la Galette les ingénues en bas troués et aux jupons crot- tés qui venaient auparavant y prendre leurs ébats ; plus que jamais le Moulin fut le reflet de la vie montmartroise. Il devint l'endroit public où se réunissait toute la jeunesse du ({uartier, c'est là qu'on allait s'amuser aux fêtes carillonnées et aux autres. Debray a très bien su donner à son bal ce caractère. Le Moulin avait son importance. On y était chez soi, en famille ; mais justement pour que ce caractère fût gardé, il fallait une certaine discipline. De- bray parvint à la faire respecter. Il faut voir le Moulin le soir d'une fête qui intéresse particulièrement ses clients habituels. LE MOULIN DE LA GALETTE 31 Nous ne parlons pas bien sur de la Mi-Carême, du Carnaval ou du Réveillon. Où voulez-vous aller ees soirs-là si ce n'esL chez Debray ; mais il y a d'autres fêtes plus locales qui n'en sont pas moins charmantes. Par exemple : le départ de la classe. Avant de partir au régiment, on va danser à la Galette, une soirée est consacrée aux bleus de demain, on les fête, on a pour eux des attentions (jni les touchent. Et la Sainte-Catherine ! Vous pensez bien que les Catherinettes sont fêtées à la Galette plus que partout ailleurs. Vous connaissez la coutume. Ce jour-là, les jeunes filles qui ont atteint 25 ans sans trou- ver de maris — y compris celles qui n'en ont pas cherché — sont les reines du jour. Coiflees de petits bonnets de dentelle, elles président toutes les folles cérémonies organisées en leur honneur. C'est surtout dans la couture que cette fête est observée, les ateliers chôment. Partout on organise des matinées dansantes, des lunchs, des représentations théâtrales. On chante — chacun la sienne. — On boit du Champagne, on mange des gâteaux et puis on s'en va en cortège, bras dessus, bras dessous le long des rues et des boulevards en chantant. A Montmartre, dans son Moulin de la Ga- lette, Debray offre à danser ; avant la fête du soir, l'après-midi est délicieuse. La salle pleine de Catherinettes en bonnets blancs semble un 32 LES BALS PUBLICS pré fleuri de pâquerettes et dans cette multitude d'adolescentes à peine quelques danseurs qui ont fort à faire. C'est un bal blanc, et comme beaucoup d'arpètes ne savent guère danser fox-trot et tango, l'orchestre attaque ses plus entraînantes polkas. Sur les boulevards, règne la cohue des grands jours : des jeunes gens passent triomphants, et ce sont des bousculades, et des cris, et des rires aigus. Les Catherinettes n'ont pas beau- coup l'habitude de boire du Champagne, les yeux brillent ; elles s'amusent tant qu'elles h W_i ^ LE MOULIN DE LA GALETTE 33 peuvent. On les embrasse en passant ; elles sont ravies. « Vive la Sainte-Catherine ! » Il fait soif, allons prendre l'apéritif et puis dînons tous ensemble ; on ira au bal ensuite, danser, et puis... et puis... Le 14 Juillet, la Mi-Carême et la Sainte-Ca- therine sont les trois jours de l'année où la vertu des petites ouvrières court le plus de dan- gers. Que de bonnets de Catheri nettes s'envo- lent par-dessus les moulins, que de fleurs d'oranger s'effeuillent... Les petites midinettes goûtent, ce jour-là, à des plaisirs aigus auxquels elles ne sont pas accoutumées, et le souvenir leur reste des joies entr'aperçues. Le soir, quand elles rentrent chez leurs parents, le cœur barbouillé d'avoir mangé trop de gâteaux, la tête vague d'avoir bu trop d'apéritifs, à quoi rêvent-elles, les pe- tites Catherinettes ? A quoi rêveront-elles le lendemain ? Il est une légende qui, pour n'être pas enre- gistrée dans la Vie des Saints, n'en est pas moins jolie. Elle montre sainte Catherine passant ses jours et ses nuits d'un mois de novembre à l'autre à essayer d'arracher des griffes du diable, quand il en est encore temps, les tendres adolescentes qui se. conduisent mal depuis la folle journée des bonnets enrubannés. Pendant la guerre, Debray partit aux armées et son Moulin fut réquisitionné. On y installa 34 LES BALS PUBLICS les ateliers de camouflage de l'armée améri- caine, et puis le samedi 17 mai 1919, il rouvrit ses portes. Comme autrefois on dansa sur des airs de chansons, en reprenant en chœur le refrain... Ah! iu f verras Paname... Paname... ou bien Madelon, ah ! verse à boire... La danse devient une marche triomphale, et l'orchestre sur son balcon mène la bacchanale. Mabille n'a rien perdu de sa fougue d'il y a cinq ans : il semble un dompteur se démenant au milieu de fauves rugissants ; son orchestre est une tempête, un ouragan, un tremblement de terre ; les violons miaulent, les tambours roulent, les gros cuivres ronflent, et puis ce sont les cym- bales, des grands coups de grosse caisse, et le cornet à piston dégourdi détaille, narquois et canaille, l'air de la chanson que tout ù l'heure tous vont reprendre au refrain. Les danseurs ne veulent pas que l'orchestre s'arrête. Ils crient, ils applaudissent, ils sup- plient et voilà les cuivres résonnant de nouveau par à-coups, pour s'arrêter et repartir. Dans la grande salle, on se retrouve, on se reconnaît. Debray, le meunier épanoui, radieux, est un peu ému de se retrouver parmi tant d'amis, car tous les gens qui viennent danser chez lui sont des amis. Il les reconnaît ; des anciens vien- nent lui serrer la main, très flers et très heureux. C'est véritablement une fête de famille, et nous T.E MOULIN DE LA GALETTE 35 avons entendu une petite Montmartroise dire, le plus sincèrement du monde : « Enfin, on va revivre, mainlenanl que le Moulin est ouvert... » Et les plus jeunes ! Celles qui n'étaient que des fillettes avant la guerre ! Avec quelle impa- tience elles attendaient - — depuis cinc[ ans ■ — ce fameux jour. Danser à la Galette, quel beau rêve ! Le bal était pour elles le pays enchanleui-, la terre promise où elles trouveraient enfin la réalisation de tout ce qu'elles souhaitent va- guement, ce qu'elles désirent confusément sans rien pouvoir préciser. Le Moulin de la Galette, avec son auréole de lumière électrique, le joyeux tumulte de son orchestre de cuivre est comme un palais enchanté dans le calme et la paix des petites rues de la Butte à demi démolie. C'est le miroir aux alouettes qui fascine et attire les petites filles inquiètes de tout, inquiètes de rien ; c'est aussi le château où se retrouvent et se réveillent les souvenirs d'autrefois qu'on croyait morts pour toujours et qui n'étaient qu'endormis. L'ÉLYSÉE-MONTMARTRE 80, boulevard Rochechouart. Une façade en « pâtisserie » avec des moulures et une mar- quise en verre, le contrôle et puis un grand es- calier qui monte tout droit et mène à la salle de danse, la salle de danse riche de tant de souvenirs ! Hélas ! ces beaux temps ne sont plus. Gran- deur et décadence. L'Elysée a dans sa longue carrière eu des hauts et des bas, après avoir brillé d'un éclat éblouissant, il connut la déca- dence. On le ferma, on le rouvrit. En ce moment il vit, c'est l'essentiel. On y danse tous les jours L'ÉLYSÊE-MONTMARTRE 37 en matinée et en soirée. Le public est composé en majeure partie de gens du quartier, filles de rien, ouvrières sans travail, petits jeunes gens sans profession bien définie, clientèle qui s'enrichit les samedis et les dimanches d'ouvriers, d'employés et de bonnes aussi, et certains jours de « marchands de viande ». La grande salle n'a pas changé. Les peintures n'en sont plus très neuves, et le ton neutre, beige clair, dont elle est badigeonnée, n'a rien de somptueux. Le style des moulures est Louis XV mais un Louis XV qui date du temps où le modern-style, le style métro, était encore à la mode. Il y a un bar, il y a quelques jeux, mais tout est assez misérable. Un côté de la salle est occupé par le skating, on y patine à roulettes, mais le skating ne correspond plus avec le bal, l'entrée est rue de Steinkerque et les patineurs, des gamins, ne sont pas bien élégants. C'est un étabhssement qui a été très pros- père et qui le redeviendra peut-être un jour. Il a un passé glorieux et mouvementé, nous en avons déjà parlé dans Bals, Cafés, Cabarets, mais un ouvrage sur les Bals de Paris ne serait pas complet si un chapitre n'était pas consacré à l'Ëlysée-Montmartre. L'Élysée-Montmartre est un des plus anciens parmi les bals encore existants ; mais il a na- turellement subi de multiples transformations 4 38 LES BALS PUBLICS au cours de sa longue carrière. Il date du com- mencement du xix^ siècle. Ce fut d'abord une guinguette comme il y en avait tant à Mont- martre ; il ne tarda pas à prendre plus d'im- portance, et les mémoires du temps qui le mcHtionnent en parlent comme d'un établisse- ment assez important (Barginet de Grenoble, le Livre des Cent et Un, Paris, 1833). L'alma- nach des spectacles le cite dès 1831 et Co- gnard et Adolphe situent dans les jardins de l'Elysée l'intrigue d'un vaudeville : VAp- prenti on VArt de se faire aimer d'une maîtresse, qui fut joué aux Variétés en 1834. Flameng Grétry dans son Itinéraire de la ville de Mont- morency (1839) et Texier dans son Tableau de Paris (1853) en donnent de pittoresques des- criptions. C'est le moment où le quadrille se transforme en cancan avant d'être le chahut. L'Elysée reçoit la visite de toutes les célébrités chorégraphiques du jour. Mais Montmartre en 1860 devient un quar- tier de Paris ; la petite commune est absorbée par la ville ; on ne prévoyait guère alors qu'en 1921 de joyeux lurons ressusciteraient la Com- mune Libre de Montmartre ! L'Élysée-Montmartre est devenu bal parisien. Il va lui falloir lutter avec des rivaux tels que Mabille, Cellarius, temple de la polka, Marhouski qui lance la mazurka. L'ÉLYSÉE-MONTMARTRE 39 Mme Seriv, femme prévoyante, n'attendit pas cette date pour le rendre digne de ses concurrents ; elle s'adressa à un jeune archi- tecte, M. S. Delabot. Un procès s'engagea au moment du règlement des comptes, et dans le compte rendu des débats parus dans la Gazette des Tribunaux du 14 février 1861, nous trouvons de très précieux renseignements sur le bal, en particulier une description très dé- taillée de la salle et du jardin ; nous y voyons aussi une importante indication sur la date d'ouverture du bal : « l'Élysée-Montmartre est dirigé depuis 54 ans par la famille Serre ». Pour ces travaux, l'architecte demandait 106.000 francs. Ce prix fut finalement réduit à 69.228 fr. 93 avec un délai de trois ans. La salle qu'on venait d'achever, et qui fut brillamment inaugurée le 4 juillet 1858, abritait les danseurs pendant l'hiver. INIme Veuve Serre, en réalisant ce projet, put vendre alors le bal Molière qui était en quelque sorte la succursale de l'Elysée pendant la mauvaise saison, et oii M. Serre emmenait ses clients en fermant les portes de son jardin sitôt le froid venu. Adrien Serre succéda à sa mère ; on dansait à l'Elysée quatre fois la semaine ; cependant la vogue de cet établissement baissait. Pour lui donner un lustre nouveau, Adrien Serre engagea comme chef d'orchestre Olivier Métra. Cela suffît pour faire de l'Elysée un bal très 40 LES BALS PUBLICS parisien ; le Tout-Paris d'alors monta s'enca- nailler boulevard Rochechouart, et se pâma en entendant cette valse des Roses qui fit tourner tout le second Empire. Emmanuel Patrick dans le Courrier Français du 22 août 1886, passant en revue des élégances qu'on vit alors à l'Elysée, nomme Cora Pearl, Rlanche d'Antigny, etc., des journalistes, des écrivains, Ch. Monselet, Paul Lafargue, Alexis Bouvier, Toché, Arnold Mortier ; on allait voir danser Caoutchouc, un danseur extraordinaire, de son vrai nom Lévy, dessinateur industriel. En 1867, Roisin succède à Serre. Cependant, Olivier Métra organisait chaque semaine des concerts à grand orchestre. Deux cents exécutants jouaient pêle-mêle du Weber, du Rossini, du Verdi, du Hayden, du Gounod et de l'Olivier Métra. Le prix des places allait de fr. 75 à 2 francs. A cette époque aussi commencent les bals masqués qui duraient toute la nuit, l'entrée en coûtait 2 francs. Et puis ce fut la guerre de 1870. Paris est investi, on ne songe plus à danser. A l'Elysée on donne quelques représentations au béné- fice d'œuvres patriotiques, et puis la salle sert aux réunions du Club de la Révolution, un de ces innombrables clubs qui préparaient la Commune. Le 1er juillet 1871, l'Elysée rouvrait timide- L' ELYSÉE-MONTMARTRE 41 ment ses portes ; ou ne dansait pas encore, on y chantait ; café-concert, spectacle dans le jardin, entrée libre, consommation de fr. GO à 1 franc, disait le prospectus. Le bal reprit bientôt, mais il était devenu très crapuleux ; si l'on croit deux écrivains d'alors, Flévy et Urville, dans les Ordures de Paris (1874), et Louis Bach et E. Jaquary, Paris qui danse, qui parlent des « véritables lilles provocantes et impudiques» et des souteneurs signalés pour la première fois à l'Elysée avec le pantalon à pied d'éléphant, le col à la ColHn, la cravate voyante, le chapeau rond placé presque sur le nez « les cheveux courts rasés sur le cou, et ramenés en rouflaquettes sur les tempes ; avec cela de petites moustaches coupées en brosse quand la trentaine est passée, et jusqu'à cette limite d'âge, frisées en crocs, et soigneu- sement cirées ». Mais la grande époque de l'Élysée-Montmartre allait commencer. Déjà en 1879, le 29 avril, Emile Zola et Busnach y donnaient une grande fête à l'occasion de la centième de V Assommoir. Les hommes devaient y venir en ouvrier et les dames en blanchisseuse. Le 11 septembre 1882, le journal le Chat Noir y organisa une fête porte-veine consacrée au Cochon. En 1881, l'Elysée avait changé de proprié- taire, Mme Roisin l'avait vendu à M. Desprez. L'Elysée assiste à la naissance du quadrille 42 LES BALS PUBLICS naturaliste. C'est l'époque des bals masqués du Carnaval et bientôt vont commencer les fêtes du Courrier Français. C'est une époque de gloire incomparable pour la salle du boulevard Rochechouart. On trouvera des descriptions très complètes du bal dans plusieurs romans du temps ; entre autres, Alon petit homme de Bonne- tain et dans la collection du Courrier Français. Jules Roques s'entendait à faire de la publicité. On trouve, dans son journal, l'Elysée décrit sous tous ses aspects. On y trouve aussi des portraits très vivants de danseuses de quadrilles, de la Goulue, de cet étonnant inspecteur M. Courtelait du Roche, le « père la Pudeur », chargé de surveiller les quadrilles et de veiller à ce que les danseuses eussent des pantalons ; Dufour, le chef d'orchestre, Desprez le direc- teur. La plupart de ces articles sont d'ailleurs re- produits dans un ouvrage très bien fait et très complet que Maurice Artus consacre à l'Élysée-Montmartre et qui a paru dans les 69® et 70® fascicules du Bulletin de la Société du Vieux Montmartre (3® et 4® trimestre 1910). C'est à l'Élysée-Montmartre qu'eurent lieu le premier bal des Quat'z'Arts, le bal des Biffms, avec Maxime Lisbonne, en 1899, tous les bals du Courrier Français, sauf un, de 1887 à 1896 ; nous parlons d'autre part de ces bals, mais déjà c'en est fini depuis quelque temps de la L'ÉL YSÉE-MONTM AUTRE 43 grande vogue de l'Élyséc-Montmartre. On n'y danse plus. Depuis longtemps on se contentait de regarder gambiller les professionnels du quadrille, la Goulue, Grille d'Égout, la môme Fromage, Valentin le Désossé ; bientôt même on se lasse de ce spectacle et, vers la fin de 1899, le bal cède le terrain au café-concert. On mu- tile le jardin, on jette bas la construction qui s'y trouvaient pour construire une salle de café-concert qui s'ouvre sous le nom de Trianon- Concert. L'entrée sur le boulevard est changée. L'établissement est séparé en deux parties bien distinctes, mais le bal et le café-concert communiquaient encore et on pouvait aller de l'un à l'autre. Ces transformations ne servirent qu'à pré- cipiter la ruine de l'établissement, décidément vaincu par son rival le Moulin Rouge dont les ailes flamboyaient place Blanche. En 1897, M. Chauvin succédant à M. Desprez tente de créer une manière de temple de la chanson, le bal est presque constamment fermé. On monte des revues à grand spectacle, le concert réussit mal, la chanson de cabaret est perdue dans ce cadre trop vaste, on y essaie une saison d'opéra qui ne va guère, on loue la salle pour y faire des conférences. La malchance persiste. Au mois de février 1900, Fregoli alors dans toute sa gloire y donne des représentations. Dans la nuit du 17 au 18 le feu prend à la mai- 44 LES BALS PUBLICS son et ce qui restait du célèbre Élysée-]\Iont- martre s'écroule dans les flammes. Tout fut reconstruit cependant. Le Tiianon- Concert devint, après ])ien des avatars, le Tria- non lyrique, théâtre d'opérette très prospère et subventionné, où les gens du quartier peuvent à bon marché entendre les principaux succès du répertoire. Quant au bal, on lui donne une vogue nouvelle. La grande salle s'ouvrait rue de Steinkerque ; c'est là qu'eurent lieu, en 1903 et 1904, le bal des Quat'z'Arts et le dernier bal des Arts décoratifs dont nous parlons plus loin. En 1906, nouvelle transformation. On ouvre sur le boulevard Rochechouart une entrée monu- mentale. Le bal prend alors l'aspect qu'il a aujourd'hui. En 1890, on y avait ouvert un skating. Pen- dant la guerre, alors qu'il était interdit de danser, on remit à la mode le patin à roulette. L'orchestre était interdit aussi, c'est au son d'un orgue méca- nique que les habitués glissaient sur le plancher ciré. LE MOULIN-ROUGE Le 17 décembre 1921, le bal du Moulin-Rouge ouvrait ses portes fermées depuis le 31 juillet 1914, alors que les murs de Paris se couvraient des affiches annonçant la mobilisation géné- rale. L'incendie qui détruisit en partie les bâti- ments occupés par le music-hall, dès 1915, empêcha que le Moulin-Rouge, durant la guerre, fût réquisitionné comme la plupart des autres, bals pendant le temps où danser était défendu ; d'autres empêchements surgirent à l'armistice si bien que le Moulin resta longtemps fermé. Il est ouvert de nouveau, ses ailes rouges tour- nent place Blanche, il semble avoir retrouvé beaucoup de sa vogue d'autrefois, la vogue d'avant la guerre tout au moins. 46 LES BALS PUBLICS La grande salle de danse n'a pas été beau- coup modifiée, la piste est au milieu, et, de chaque côté, sont les tables réservées aux bu- veurs. Le bar occupe un côté de la salle. L'en- trée est gratuite, sauf le samedi et le dimanche, mais la consommation est obligatoire. Des nouvelles peintures qui décorent la salle, mieux vaut n'en point parler : elles sont d'un goût assez déplorable avec des « libertés » que seul aurait pu se permettre un artiste spi- rituel. Le thème cependant en est ingénieux, déroulant en farandoles, en sarabandes, en danses de toutes sortes, des couples ; les femmes sont nues et les cavaliers costumés de mille façons diverses, seulement voilà, il aurait fallu un Chéret ou un Willette pour traiter ce sujet. Les attractions sont nombreuses, le jazz- band alterne avec l'orchestre de cuivre, les tangos chantés, les éclairages multicolores, rien ne manque avec des numéros de danses acro- batiques et fantaisistes. Les amateurs de qua- drille n'ont pas été oubliés. A vrai dire ce qua- drille-là ne ressemble guère à l'ancien, c'en est une paraphrase assez lointaine, les pas célèbres de la Goulue et de Grille d'Égout servent de thème à un véritable ballet dansé par des dan- seuses qui vont et viennent, tandis que les coryphées exécutent les motifs principaux. Les costumes aussi parodient ceux d'autrefois : LE MOULIN-ROUGE 47 jupes longues, dessous empesés ; peut-être a- t-on pensé qu'un peu de chair nue apparaissant entre le bas et les dentelles du pantalon suf- firait pour que les gens fussent contents. Mais la principale attraction est une sorte de pantomime-ballet, changée toutes les semaines et dont le but principal est de faire apparaître sur la piste des femmes aussi peu vêtues que possible. Le Moulin-Rouge rouvrit ses portes le 17 dé- cembre 1921, inauguré par une fête révolu- tionnaire qu'organisa la Répubhque de Mont- martre ; le 24 février eut lieu le bal Martien. 48 LES BALS PUBLICS Le bal du Moulin-Rouge, le vrai, l'aîné, n'eut pas une carrière très longue. Il vécut à peine plus de dix ans, mais du coup, son succès fut tel, il représentait si bien le goût du moment que sa renommée dépassa de cent coudées celle de tous ses voisins, même ceux qui, comme l'Ëlysée-Montmartre ou Bullier, arrivaient au faîte d'une longue et glorieuse carrière. Non seulement en France, mais encore à l'étranger, dans le monde entier, le Moulin-Rouge était quelque chose de très représentatif. Ces deux mots, baragouinés dans toutes les langues, signifiaient Paris, entendez la Babylone moderne. Il n'y a pas de quoi, évidemment, en être fier, mais il faut bien reconnaître ce qui est. Ce bal, chef-d'œuvre en son genre, fut l'œuvre d'un habile homme, dont le flair était éton- namment développé. Zidler avait commencé par être boucher. La guerre de 1870 et le siège lui permirent déjà de donner libre carrière à son esprit ingénieux. La paix signée, il ne reste pas inactif. Il devine que ses contemporains cherchent des plaisirs nouveaux, il rouvre V Hippodrome, mort depuis longtemps, il rénove le jeu des montagnes russes, à l'endroit où est à présent l'Olympia ; il ressuscite, en le mettant au goût du jour, le bal Mabille d'autrefois, en ouvrant le Jardin de Paris ; cela ne lui suffit pas, il veut fonder un établissement nouveau qui corresponde LE MOULIN-ROUGE 49 bien au goût des gens riches de son époque, un établissement dont la femme vénale serait la reine, une sorte de luxueux marché d'es- claves, avec cette différence que ces esclaves bénévoles seraient les filles les plus huppées du moment. Salis et le Chat Noir avaient mis Montmartre à la mode, la Goulue faisait triompher le qua- drille réaliste. Zidler eut le premier l'idée d'ou- vrir un bal où la danse ne serait qu'un prétexte. Il s'associa aux frères Oller, qui savaient leur Tout-Paris par cœur. C'était en 1889, il y avait, place Blanche, un bal dans un jardin pourris- sant, qui tombait en ruine, la Reine Blanche ; Zidler choisit cet emplacement pour créer le bal qui devait bouleverser la chorégraphie parisienne : le Moulin-Rouge. « On n'avait jamais — dit Georges Montor- gueil, dans son Paris dansant — fait pour un bal que des entrées solennelles, en arcades, en por- tique avec pilastres et balustres, des degrés comme pour monter au temple, je vous de- mande un peu ! Et soudain par la volonté d'un artiste, Willette, éclate dans le plus étourdis- sant amalgame de lignes et de couleurs, une ar- chitecture imprévue, qui transforme en pi- gnons, en l'on ne sait quelle vision mauresque aux ogives mystérieusement éclairées. C'est Grenade, c'est l'Espagne. Une chaumière, c'est la Normandie. Un mouUn se trouve là et c'est 50 LES BALS PUBLICS la Hollande. Il a des ailes immenses et constel- lées d'escarboucles. Cela chatoie et vire dans une orgie de lumière et de mouvement. C'est inat- tendu, c'est charmant, c'est fou. » « ...Le seuil franchi, c'est au bout d'une ga- lerie large, spacieuse, en contre-bas, la salle en charpente construite d'un bois chaud, les pi- liers simplement égayés des armes du Mou- lin... » Nous avons connu le féerique jardin et l'élé- phant colosse au ventre vide dans lequel Ze- laska dansait la danse du ventre, nous avons connu la grande salle et ses piliers légers et ses glaces, et son orchestre et son bar. Toute une époque se résumait là, on peut dire que toute la littérature, tous les arts, tout le monde tourna dans ce paddock et se bouscula autour des qua- drilles. Peut-on dresser la liste de tous les ro- mans où le Moulin fut décrit. Mais ce qui plus encore assure au Moulin-Rouge l'immortahté, ce sont les dessins de Toulouse-Lautrec, qui y trouva un inépuisable sujet d'inspiration. Les deux grandes attractions du Moulin- Rouge étaient les quadrilles et les défilés. Nous ne reviendrons pas sur ce que fut le quadrille naturahste avec la Goulue et Valen- tin, que Zidlcr arracha à l'Elysée. Le premier quadrille était composé de Grille-d'Égout et Rayon-d'Or, Sauterelle et Clair-de-Lune. Les autres de la Goulue, Léa, Cha-tu-Kon, Camélia, LE MOULIN-ROUGE 51 Cléôpâtre, Cascadienne, Cri-Cri, la môme Fro- mage, Pâquerette, Camélia, etc. Aux nudités entr'aperçues sous les légères mousselines des jupons et des pantalons dans un mouvement forcené, le père Zidler opposait la nudité immobile, ofïerte complète sous le maillot rose dans des cortèges inspirés par le bal des Quat'z'Arts. Ces cortèges eurent sou- vent une réelle valeur artistique. Rœdel com- posa la Fête du Printemps, la Fête Galante, la Bohème ; Willette imagina un Retour de la Mecque d'une charmante fantaisie, Vallet évo- qua un jour toute l'épopée impériale : 1806 ! Pourquoi, après l'Exposition de 1900, trans- forma-t-on le Moulin-Rouge en music-hall ? La vogue baissait, assure-t-on. 11 semble bien que ce n'était là qu'une baisse momentanée. Quoi qu'il en fut, en 1903, le Mouhn-Rouge était devenu un théâtre. Une salle de danse demeurait cependant, et le jardin avec ses attractions. Mais le beau temps était fini. Au sous-sol s'ouvrit un restaurant de nuit gigantesque qui fit mal ses affaires. On le trans- forma en bal public, et jusqu'au jour de la mo- bilisation, les petites courtisanes de Montmartre y dansèrent avec entrain. L'orchestre était composé de Tyroliens aux genoux nus, aux cuivres retentissants. C'était un bal bien pit- toresque. On y voyait tous les étranges petits personnages de la place Blanche et de la place 52 LES BALS PUBLICS Pigalle. On y organisa même des séances de boxe réservées aux femmes ! Ce fut du joli ! Mais que sont devenues les filles perdues qu'on y rencontrait ? La race en est bien disparue ; la vie chère sans doute en est la cause ; petites courtisanes vivant de tout et de rien, qui avaient des ingénuités de fillettes et des impudeurs de jeunes singes, curieux petits personnages en vérité, bohèmes de la noce qui emplissaient les « boîtes » de Montmartre de leurs chants, de leurs gestes, de leurs histoires, de leurs batailles. Le l^'^ août 1914, la mobihsation était affi- chée dans les bureaux de poste. L'orchestre tyrohen — d'un Tyrol très autrichien — du Moulin-Rouge, joua la Marseillaise et le bal ferma ses portes. Quelques mois plus tard, le music-hall brûlait. TABARIN A notre avis, le bal du Moulin-Rouge aban- donna trop tôt la partie. Sa vogue n'était pas finie, la preuve en est que le flambeau qu'il laissait tomber, Tabarin le ramassa et la course continua. Le bal Tabarin s'ouvrit le 20 février 1904, rue Victor-Masse. La salle avait été construite sur un emplacement encombré de bâtisses pré- caires, un garage, des échoppes, à côté du tréteau de Tabarin. Ainsi toute cette partie de la rue Victor-Masse et de la rue Pigalle deve- nait un vaste centre de plaisir avec le restau- rant de nuit La j unie, le propriétaire du bal, avec Auguste Rose, chef d'orchestre remar- quable qui sait suivre le grand exemple de Musard, musicien qui écrivit les airs de danse les plus connus de ces dernières années. Depuis ce temps, la vogue de Tabarin n'a fait que croître. 54 LES BALS PUBLICS Auguste Bosc en est à présent le seul proprié- taire. Tabarin ne visait qu'un but, mais il l'at- teignit aisément : continuer les traditions du Moulin-Rouge avec ses quadrilles et ses dé- filés en évoluant cependant avec la mode et les habitudes nouvelles. Bosc sut très habile- ment mener sa barque, et son bal fut en même temps un spectacle où la danse n'était qu'un prétexte. C'est une grande salle qui le soir s'illumine de mille feux ; il y a des escaliers, avec des pa- liers et des balcons, une galerie avec des loges, rien n'est négligé pour qu'on pût avoir des spec- tacles d'ensemble. Le bar occupe tout un côté de la salle et la décoration a été confiée à des artistes de premier ordre : Willette, dont les panneaux du bar, le Triomphe de la jambe, Eve, l'Enlèvement de Colombine comptent dans son œuvre, Minartz, Léonce Burret. Au sous- sol on imagina une sorte de kermesse perpé- tuelle, un village avec un bowling, des tirs, des casseurs d'assiettes, des danses du ventre, un bar, des attractions de toutes sortes, et pour préciser encore le caractère de spectacle donné au bal, il y eut souvent à Tabarin, en plus des quadrilles, des danseuses espagnoles, autri- chiennes, italiennes, sans compter les Sherry girls, petites Anglaises aux jambes nues que les habitués n'ont pas oubUées. TABARIN 55 Et chaque samedi, grande fête de nuit. Cela consiste en un cortège évoquant Byzance, la Grèce, les Canotières de Bougival, les Jockeys du Grand Piix, ou l'Indépendance Day. Le grand attrait de la fête était — avant la guerre, bien plus qu'à présent — le sous-sol où les figurantes circulaient dans leur approximatif costume an- tique, en maillot trop rose et trop large, ou bien à demi nues sous des gazes légères. En 56 LES BALS PUBLICS ce temps-là, le pilon était roi, les petites figu- rantes demandaient aux messieurs de glisser vingt sous dans leurs maillots. C'était un jeu qui satisfaisait tout le monde ; mais où sont ces plaisirs d'antan !... que représentent vingt sous en monnaie d'aujourd'hui et comment comparer une brillante pièce d'argent avec un bil- let crasseux. Le pilon n'existe plus mais les petites Montmartroises, déshabillées autant qu'elles le peuvent, prennent toujours leurs ébats dans le sous-sol de Tabarin avant de monter sur les chars. Dans un coin un piano mécanique égrène ses notes saccadées, valses, fox-trot et polka, les figurantes peu vêtues dansent, tournent, virent, se bousculent ; les messieurs espèrent que ces mouvements désordonnés feront appa- raître nus quelques seins ou quelques cuisses. Un timbre vibre. Jockeys, courtisanes, cano- tières se précipitent, montent l'escalier, on les range sur des chars comme des pommes sur un espaUer, et le cortège défile sous le feu des pro- jecteurs et les serpentins multicolores. Dans la grande salle, c'est l'ordinaire marché des amours vénales, Montmartre y expose les meilleures de ses filles empanachées, décolletées, en robes légères, aux jambes gainées de soie. Les affaires se traitent au bar, la danse sert de prétexte pour faire valoir en attitudes avanta- geuses le galbe des jambes, la souplesse des reins, le tempérament ardent des belles bêtes d'amour TABARIN 57 qui s'offrent en location à l'heure et à la nuit, et le jazz-band bouscule ses airs hawaïens, nègres ou iroquois alternant avec l'orchestre de cuivre que Bosc souvent conduit lui-même, et qui exalte en rythme vainqueur des refrains joyeux où palpite l'âme de Paris et des fau- bourgs. Tous les jours à cinq heures, apéritif, bal. Cette fois on est en famille, c'est le Montmartre d'après-midi. On danse pour se mettre en train avant le grand marché du soir. LES ANCIENS BALS DE MONTMARTRE Montmartre était plus riche en bals autrefois qu'il ne l'est aujourd'hui. Il est vrai que dans les restaurants de nuit de la place Pigalle, on danse autant qu'on boit. Les grands bals du quartier sont restés; nous avons parlé de l'Ély- sée-Montmartre, de Tabarin et du Mouhn de la Galette, le Moulin-Rouge rouvre ses portes et le Coliséum continue sa carrière assez terne. Mais autrefois, il y avait bien d'autres bals que ceux-là. Il y avait la Boule Noire, à la place où est à présent la Cigale, au coin du boulevard Rochechouart et de la rue des Martyrs ; il y avait la Reine Blanche sur l'emplacement du Moulin-Rouge actuel. Nous avons parlé de ces bals dans un précédent ouvrage : Bals, Cafés, Cabarets. Il y avait le Bal Rochechouart au n° 11 du boulevard Rochechouart, à côté de la Gaîté Rochechouart actuelle. Presque en face, au n° 56, au fond de l'impasse du Cadran, oîi est à présent le Palais-Ciné Ro- ANCIENS BALS DE MONTMARTRE 59 chechouart, était un établissement célèbre, les Folies-Robert dont le souvenir est transmis intact par une brochure qui lui est consacrée (Paris qui danse), petit ouvrage par Tony Fanfan pseudonyme de Antoine Watripont. Ce bal de style mauresque se composait d'une grande salle avec des banquettes de chaque côté. Des allées latérales permettaient de circuler autour des quadrilles. Tout autour de la salle au-dessus des allées latérales, courait une ga- lerie italienne ou orientale avec un balcon à jour surmonté de distance en distance par des attributs et des cartouches sur lesquels on lisait les noms des principales danses enseignées par Robert : Côté des Classiques : fricassée, roberka, polichinelle, gavotte, la meunière, la russe, écossaise ; quadrilles. Côté des Romantiques : valse, polka, redowa, schottisch, mazurka, var- soviana, hongroise, siciUenne orientale. En face de Torchestre était un balcon d'où l'on pouvait voir l'ensemble. Les lavabos éclairés par des quinquets à l'huile étaient tenus par le père Damp ; et le chef d'orchestre fut longtemps un jeune homme aux cheveux crépus, au visage rêveur, au corps maigre, Olivier Métra, qui de- vait céder son bâton à Jacquet pour aller diri- ger l'orchestre de Mabille. Gilles Robert, patron du bal, était un homme toujours vêtu de noir qui était né le 6 janvier 1818. Il avait, comme on dit, la danse dans la 60 LES BALS PUBLICS peau. Il avait commencé par essayer bien des métiers : cordier, dessinateur de papier peint, cordonnier, menuisier, danseur enfin, ce qui lui permit, grâce aux Anglais, de gagner assez pour embellir son bal. Le public des Folies- Robert était moitié chair, moitié poisson. Les familles y venaient le dimanche, les autres jours régnaient des beautés locales telles que Chicardinette, Élisa Belles Jambes, le Bébé de Cherbourg, Bertha le Zouzou qui chantait des refrains de caserne et de marine, Jeanne d'Arc ainsi nommée parce qu'elle avait été brûlée par les Anglais, en ce temps-là en argot Anglais voulait dire créancier. Des journalistes, des écrivains venaient quelquefois assister à ces fêtes dansantes, et voir Robert prodiguer les conseils et les encouragements aux danseurs débutants. Au no 12 du boulevard Barbés, le Grand Turc attirait une clientèle turbulente et souvent étrangère : des Allemands, des Belges, des Ita- liens, avec bien entendu des filles de toutes ces nationalités. C'était dans une salle ronde comme celle d'un cirque, un bal tumultueux et assez crapuleux. L'entrée coûtait fr. 25, et les jours de semaine on avait droit gratuitement à une ANCIENS BALS DE MONTMARTRE 61 consommation de 20 centimes, ce qui mettait rentrée du bal à un sou. Il fallait pour arriver à la salle suivre un long couloir. Le samedi soir que de batailles on y livra 1 Le concert de la Fourmi a rem])lacé le bal du Grand Turc. A l'autre extrémité de Montmartre, près de la place Blanche, rue Coustou, une petite rue qui joint la rue Lepic au boulevard et qui est très mal fréquentée, des filles sont installées tout le jour durant à la porte des hôtels assez louches qui occupent à peu près toutes les maisons de la rue, était un bal musette d'une réputation déplorable et méritée. On s'y battait souvent, il y eut là des assassinats, des batailles. On finit par le fermer. Ce qui est à présent la place Vintimille fut un établissement célèbre, le nouveau Tivoli. L'ancien Tivoli était au coin de la rue de Cli- chy et de- la rue Saint-Lazare, imaginé par Bou- din, fanatique des jardins anglais. Après la Révolution, cette propriété privée devint publique et fréquentée par la meilleure société et quand les jardins furent démolis, il s'en ouvrit d'autres du même genre en haut de la rue de Clichy, près du pavillon Laboutière, construction qui passait avec raison au xviii^ siècle pour un chef-d'œuvre du genre, Robertson ouvrit, le 14 mai 1826, le nouveau Tivoli qui eut une très grande vogue grâce aux attractions qu'il offrait aux visiteurs. C'est là 62 LES BALS PUBLICS que fut installé le tir aux pigeons, plaisir favori des gens à la mode jusqu'en 1841, date où le jardin démoli fut remplacé par les rues de Bou- logne (Ballu), Calais et Vintimille avec un jar- din au milieu de la place qui fut transformé en square public en 1859. Tout à fait de l'autre côté de la Butte, chaus- sée Clignancourt, était le bal du Château-Rouge, bal célèbre, ouvert en 1845 et qui disparut lorsqu'on perça le boulevard Ornano. Au n° 6 du boulevard de Clichy, à la place de la brasserie de l'Ermitage, fut un bal qui por- tait ce même nom, bal de barrière, très fréquen- table, gloire de la Restauration, où l'on dansait au son d'un violon, d'une clarinette et d'un cor- net à piston. Il disparut en 1862, quand on cons- truisit là une maison de six étages. A côté était un bal musette célèbre chez les Auver- gnats. En haut de la Butte, un petit bal vécut quelque temps, le bal Roger, au coin de la rue du Rosier. Par contre existe encore le Rocher Suisse ; mais il ne peut être véritablement compté parmi les bals, car on n'y danse que très irré- gulièrement ; mais enfin on y danse. C'est un pittoresque curieux établissement qui fait le coin de la rue du Chevalier-de-la-Barre et de la rue Lamarck, tout près du Sacré-Cœur. On y donne des noces, des banquets, on y organise des fêtes. ANCIENS BALS DE MONTMARTRE 63 Rue Girardon, on danse encore à la Feuillêe de Montmartre, qui s'appelait autrefois le Petit Moulin-Rouge. C'était alors une sorte de han- gar en charpente dont les murs étaient cou- verts de dessins au crayon, de croquis et de caricatures faites d'après les habitués. Il changea de propriétaire en 1886, on le mit aux enchères sur une mise à prix de 100 francs. Il n'est pas mort cependant, on y danse encore et très joyeusement. Signalons encore rue des Abbesses un petit bal musette très mal fréquenté. LES BALS DE GENS DE MAISON LE BAL WAGRAM Les maîtres aiment la danse par toquade, lorsque la mode l'exige, mais on peut dire que chez les domestiques, cet amour est cons- tant. Les femmes de chambre et les cuisinières ont toujours constitué le fond de la clientèle de la plupart des bals publics, ceux bien entendu où l'on va en danseur et non pas en specta- teur, et de plus, de tout temps, cette clientèle LE BAL WAGRAM 65 un peu spéciale a eu son Kdcn, son paradis d'éleclioii, un bal (iiii lui était réservé, le hal des gens de maison. Au commencement du siècle dernier, c'est au salon de Mars de la rue du Bac qu'allaient sacrifier à Terpsichore les grands laquais aristocratiques des hôtels du noble faubourg. On les voyait danser en costume d'antichambre avec les bas blancs et les escarpins à boucles, leurs livrées, pacifiques uniformes, étaient un hommage dérisoire au dieu de la guerre, patron du bal. D'aucuns ont pu se demander ce que Mars venait faire en cette affaire, l'explication la plus logique qu'on ait donnée du nom guerrier que portaient ces ancillaires salons est qu'ils furent ouverts sous l'Empire alors que l'armée glorieuse était la maîtresse du monde et que, pour être à la mode, il fallait sacrifier peu ou prou à Bellone. Mais il ne faut pas confondre le salon de Mars de la rue du Bac avec le bal qui porta le même nom près de l'École mili- taire. Les grands laquais dont nous parlions tout à l'heure furent les premiers à abandonner les salons de la rue du Bac, les soubrettes, cham- brières, cuisinières, demeurèrent cependant fi- dèles à cet étabUssement. Vint la Révolution de 1848, les danses furent remplacées par des harangues, les musiciens par des orateurs. Le salon de Mars abrita la réunion d'un club. Le 66 LES BALS PUBLICS Constitutionnel de cette année-là relate en dé- tails les discours qu'on y tint. Un autre bal spécial aux gens de maison fut celui du Mont-Blanc dans la rue Saint-Lazare, en face de la rue qui portait ce nom alpestre aujourd'hui remplacé par celui de la Chaussée- d'Antin. On dansait au premier étage d'une maison qui fut démolie en 1864, pour dégager les abords de l'église de la Trinité. A présent, les mœurs n'ont guère changé, les bonnes dansent un peu partout, à la Grande Roue, à BuHier, à l'Elysée ; mais le paradis des gens de maison est depuis bien des années le bal Wagram. C'est le quartier qui veut cela, et Delvau dans ses Cylhères parisiennes remarque déjà en 1864 que depuis qu'est ouverte l'église russe de la rue Daru, des nourrices moscovites se mêlent aux anglaises et aux allemandes. C'est un des plus anciens bals qui existent aujourd'hui, il a été fondé en 1812 par Julien Dourlans, d'où le nom qu'il porta très longtemps. A cette époque, les Ternes étaient à la campagne et le bal Dourlans un bocage où les familles parisiennes allaient dîner le dimanche sous les ombrages, munies du traditionnel veau froid. Un joyeux orchestre faisait danser la jeunesse, c'était cordial et bruyant. Le comptoir était une curiosité. Dourlans l'avait apporté de Sucy, près de Paris (raconte E. Patrick), car il avait LE BAL WAGRAM 67 été portier de la propriété du Petit- Val : c'était un autel en marbre blanc richement sculpté, provenant du pillage des églises. En 1871, l'ar- chevêque de Paris, instruit de cette particularité, fit acheter secrètement le meuble qui purifié et bénit de nouveau reprit sa destination pre- mière dans une église des environs de Paris. Dourlans fut un bal très fréquenté; en 1830, l'auteur des Promenades dans les bals de Paris s'écrie : « Aimez-vous la danse ? allez chez Dourlans, Dourlans est un farceur qui fait rire tout le monde. Aimez-vous les militaires et les femmes de chambre ? Aimez-vous le bruit, les querelles ? allez chez Dourlans, toujours chez Dourlans ! » Le bal agrandi, embelli, rajeuni avait une salle d'hiver et un orchestre qui eut pour chef le fameux Pietro Barilli dont le père s'était fait passer pour pape à Lyon. Pendant toute cette période de 1830 à 1860, le bal fut chaque di- manche le théâtre des batailles acharnées que se Uvraient les jeunes gens des Ternes ou de Neuilly et ceux de Paris; on se soufflait les gri- settes, on se battait, on s'injuriait, tandis que d'honnêtes familles sous les bocages regar- daient ces luttes comme des numéros inscrits au programme de la fête. L'annexion à Paris des communes de l'an- cienne banlieue obhgea le bal Dourlans à se transformer. Il le fit assez adroitement pour 68 LES BALS PUBLICS résister au mouvement qui emporta tant de guinguettes et de courtilles. Le quartier se construisait, la route départementale n^ 6 devenait l'avenue de Wagram, la guinguette de 1830 était, 50 ans plus tard, un établissement très confortable qu'Emmanuel Patrick, dans le Courrier Français du 15 août 1886, décrit ainsi: « Pour l'été, une grande cour de cent mètres de longueur avec un cadre d'arbres touffus, mais qui finiront par devenir anémiques à force de respirer les émanations de gaz, car entre eux, et ayant l'air de s'abriter sous leur feuil- lage, il n'y a pas moins de 60 statues façon marbre portant chacune, en guise de diadème, des globes lumineux sur leur front, plus vingt gros candélabres répandant des torrents de clarté jusque dans les moindres recoins. L'or- chestre est dans les arbres, inondé de lumière. « Pour les jours de frimas, une vaste salle à la voûte élevée entourée de hautes arcades ogivales que soutiennent des colonnes de quatre mètres de hauteur. « En bas un promenoir un peu encombré de tables de consommation et en haut une large galerie bordée d'une balustrade en fer. Décora- tion, un fond blanc d'où se détachent différents sujets aux couleurs criardes. Précédemment, on dansait dans le sous-sol qui sert maintenant pour certaines réunions de société. Dans les soirées de cohue, on y transfère les consomma- LE BAL WAGRAM 69 teurs qui ne peuvent pas trouver place au pre- mier étage : c'est une beuverie supplémen- taire. » La construction de cette salle eut lieu en 1854 par l'architecte Fleuret, le gendre de M. Le- blanc, qui était alors propriétaire du bal. Le bal avait changé de nom ; mais si, officiellement, c'était le bal de l'Étoile, les habitués continuaient à le désigner sous le nom de bal Dourlans. Ce fut un établissement qui, avec cependant quelques mauvaises périodes, fut toujours très prospère. Le bal de l'Étoile devint le bal Wagram, il subit des modifications assez sérieuses par suite de l'ouverture du café-concert qui y attenait et du cinéma. On donna là desmatches de boxe et des fêtes. Les rapins des Beaux- Arts s'y réu- nirent plusieurs fois pour le bal des Quat'z'Arts. Il y a quarante ans, il avait déjà la réputation d'être le bal des gens de maison. Il l'a encore et ne l'a pas usurpé. Quatre fois la semaine, les mardi, jeudi, samedi et dimanche, ils y viennent gambil- 1er au son des cuivres et des violons. C'est un bal très fréquenté. Le dimanche où nous y sommes allés, encore qu'il ne fût que 10 heures, on avait déjà enregistré plus de 300 entrées de dames et 271 entrées de messieurs. Les prix varient, quatre francs pour les hommes, deux francs cinquante pour les dames. C'est le mo- 6 70 LES BALS PUBLICS ment, en regardant se trémousser la cohue du haut du balcon, de s'écrier en parodiant Gavarni : « Que de bonnes, que de bonnes ! c'est cela qui donne une fière idée de la fortune des maîtres. » On danse dans deux salles qui sont superpo- sées et communiquent par d'ingénieux escaliers, de larges dégagements s'ouvrent de tous les côtés. Le buffet, le vestiaire, les paliers, les petites salles où sont réunis des jeux de toutes sortes : glaces déformantes, tirs électriques, etc. Tout est plein de gens animés par la danse, et qui ont trop chaud, les garçons fendent la foule portant à bout de bras leurs plateaux chargés de bocks et parviennent à les maintenir en équi- libre. On applaudit au music-hall des équili- bristes moins adroits que ces garçons, il est vrai qu'ils annoncent leur passage à grands cris, et les gens s'écartent, peu soucieux de re- cevoir le contenu d'un verre de bière ou de sirop sur leurs vêtements du dimanche. C'est le palais des gens de maison. Composent- ils exclusivement la clientèle du bal, nous n'ose- rons rafïirmcr, ils en forment en tout cas la majeure partie, la partie la plus caractéristique. On y rencontre toutes les espèces de domestiques, soubrettes, chambrières, laveuse de vaisselle, femmes de chambre, cuisinières, bonnes à tout faire ; mais toutes naturellement en grande toi- LE BAL WAGRAM . 71 lette avec un air endimanché, un air à la fois gêné et triomphant, fières qu'elles sont de leurs belles robes dont le mauvais goût n'est pas toujours exclu. Il y a beaucoup de robes « pa- reilles », la cuisinière et la femme de chambre de la même maison ont acheté un même coupon d'étoffe, ou bien en commun dans les mansardes du sixième ont été combinés ces beaux atours. Quelquefois aussi ce sont d'anciennes robes de la « patronne » retapées et ajustées tant bien que mal, et portées d'une façon qui fait que le grand couturier qui les créa ne les reconnaî- trait plus. Peu de toilettes décolletées, nous en avons vu une pourtant brodées de petites fleurs, une robe à panier comme l'exige la mode 72 LES BALS PUBLICS des paniers, qu'une fille aux épaules maigres, des épaules peu habituées de se sentir nues aux lumières, faisait tourner. Après en avoir fait danser l'anse, ne devait-elle pas faire danser le panier tout entier. Des payses se rencontrent, des Bretonnes qui se mettent à parler patois et évoquent des sou- venirs du pays. Deux Suissesses aux joues rouges, petites boulottes rondes de taille et d'épaules se communiquent leurs impressions dans un langage rude en « hachant de la paille », et voici les maigrichonnes et les tailles carrées et puis de fort belles filles qui ne resteront pas servantes longtemps. Quant aux hommes, la plupart semblent n'être gens de maison que d'une façon moins directe. Il y a des valets de chambre, certes en bon nombre, quelques-uns même avec de petits favoris ; mais à présent que tout le monde est rasé, le visage glabre n'est plus un signe distinctif, des chauffeurs sans doute aussi et naturellement — Mars ayant un faible pour Vénus ancillaire — quelques soldats et des pom- piers ayant remplacé le casque par le képi de fantaisie. Mais l'élément masculin du bal est surtout composé de fringants garçons bouchers, de commis épiciers délurés, de jeunes fruitiers en goguette bien vêtus, roses et frais, les che- veux frisés, le sourire avantageux. Ils font des grâces et des courbettes pour plaire à leurs LE BAL WAGRAM 73 LA SEMAINE. . . LE m^hHCHE P 74 LES BALS PUBLICS clientes de la semaine. Le bal du dimanche est une apothéose. L'idylle commencée en tablier blanc, en blouse et le crayon sur l'oreille prend en habit de fête une tournure nouvelle, et les galanteries débitées en prenant une commande de boîtes de conserve ou en débitant un kilo de côte pre- mière deviennent ici de tendres discours dont on peut tout attendre. Les habitués du bal Wagram sont des gens de bonne humeur, ils font du bruit, ils parlent fort, ils se bousculent joyeusement, se bourrent les côtes à grands coups de poing, s'interpellent gaiement, partent d'un gros rire. Ils ont chaud, le plaisir de la danse rend les yeux brillants et rougit les visages. On respire par moment une bouffée de parfum violent, parfum bon marché et vulgaire ; mais qui supplante l'odeur de graillon. Quelquefois aussi une essence très fine et très précieuse surprend agréablement, la jeune beauté transformée ainsi en vase odorant a dû rendre visite au cabinet de toilette de sa maîtresse. On exécute à ce bal les pas les plus modernes et les plus compliqués. Mais il faut voir de quelle façon ! Ce sont des grâces maniérées, des ronds de jambe, des bras qui se lèvent et s'abaissent, et puis des sauts avec des rejets en arrière comme ceux d'une nymphe poursuivie par un faune. On danse la java ; mais une java spéciale qui LE BAL WAGRAM 75 vient droit du music-hall et date de la valse chaloupée. Les cavaliers mettent une main dans leur poche et les danseuses un poing sur la hanche, ils s'imaginent ainsi ressembler à de véritables terreurs. Nous nous demandions où ces gens avaient appris à danser de la sorte d'une façon à la fois si habile et si respectueuse des règles de cette civilité puérile et honnête qu'on trouve dans les petits guides populaires à l'usage des gens voulant faire figure dans le monde... Et tout d'un coup nous nous sommes souvenus avoir assisté un dimanche matin dans une rue populeuse à certain cours de danse. Il existe à Paris des maîtres à danser pour les classes ouvrières qui sont des personnages tout à fait curieux. L'orchestre cependant joue tout bonnement une valse, et puis une schottisch, et l'aspect du bal change, on danse à la bonne franquette, des danseurs soulèvent à bout de bras leurs cavalières, on tourne, on tourne et la vision apparaît d'un bal à la campagne, au village, La pohtesse truquée, les fausses manières de gens du monde, sont aussi des habits du dimanche qu'il est fatigant de porter tou- jours. Les petites salles où l'on ne danse pas son! pleines de gens qui se reposent. Sur les ban- quettes sont échouées toutes les variétés de gens de maison. On se croirait dans un bureau de 76 LES BALS PUBLICS placement. Le vestiaire est au fond, mais nous n'y avons vu que des chapeaux et des cannes. On a raconté cependant à ce propos une his- toire bien amusante, et puisque M. Henri Bor- deaux l'a recueillie dans un de ses livres, la voilà passée à la postérité. Il paraît que dans certains bals fréquentés par les bonnes d'en- fant, un vestiaire était réservé aux bébés de tout âge qu'on mettait là en dépôt pour aller dan- ser. Pour reprendre son nourrisson, il fallait don- ner en échange le numéro correspondant, et la chronique veut qu'un jour des parents, rentrant chez eux à l'improviste et ne trouvant plus leurs enfants, durent aller les chercher au vestiaire du bal voisin. Mais, avouons-le, nous n'avons rien vu de semblable au bal Wagram. :f|-^ LES BALS DE L'ÉCOLE MILITAIRE Ce serait faire mentir trop de belles images, trop de légendes et de chansons qu'imaginer un soldat français qui ne danserait pas. Le mili- taire a toujours aimé la danse, il ne faut donc pas s'étonner qu'autour du Champ-de-Mars se soient ouverts des bals dont la clientèle est composée surtout de soldats. Les casernes de l'École militaire existent encore et l'effet sub- sistant en même temps que la cause, il y a en- core avenue de Sufïren des bals publics fréquen- tés par nos guerriers en bleu horizon ; mais leur nombre a diminué et ils n'ont plus le même éclat que jadis. Autrefois, vers 1860, il y avait pour les artil- leurs de Vincennes le bal de l'Aigle Impérial, près de l'ancienne barrière où l'on dansait tous les jours, excepté le mercredi et le samedi, et tout près le Bal des Délices, où les civils frater- nisaient avec les sergents-majors, et encore le 78 LES BALS PUBLICS Jardin d'Idalie où se réunissaient les officiers et l'aristocratie de l'armée. Mais le vrai centre de ces bals était déjà l'École militaire. Ne parlons pas du bal de l'Ar- doise, rue de Cambronne, dont l'épouvantable renommée était très justifiée. Le Bal du Tam- bour-Major était fréquenté surtout par des Allemands, des Bavarois, au service de la France ; mais le plus important fut le Salon de la Victoire, rue Croix-Nivert, qui brilla long- temps d'un vif éclat, rendez-vous des fringants fantassins, des guides aux élégants brande- bourgs, des dragons en vertes jaquettes, des lanciers aux coquets shapska, qui venaient y retrouver Fanchon, Glycère, ou Paméla. Nulle gloire n'est éternelle, celle du Salon de Mars s'éteignit devant la jeune renommée de la Bras- serie Européenne, éden des beaux militaires de la troisième Répubfique à ses débuts, qui triom- phait avenue de la Motte-Picquet. C'était un bal éblouissant où fréquentait la brave et pim- pante jeunesse de l'École militaire. Louis Bar- ron nous apprend que ce lieu charmant est exclusivement militaire, et que « les sourires des belles jamais cruelles aux soldats ne sont que pour les fantassins et cavaliers, sous-offi- ciers et volontaires d'un an, la moustache en croc, le casque ou le shako penché sur l'oreille qui se présentent au contrôle d'un air fat et pénètrent dans la salle de danse à panneaux LES BALS DE L'ÉCOLE MILITAIRE 79 dorés et mirifiquemcnt éclairée de plusieurs lustres » après avoir franchi la porte d'entrée située au fond de l'estaminet et passé sous une voûte de drapeaux. On y dansait selon les le- çons du maître de danse du régiment, gardien vigilant du pas français ; on s'y querellait quel- quefois pour les beaux yeux d'une belle et l'esprit de corps faisait se dresser en face l'une de l'autre l'artillerie et l'infanterie. La Brasserie Européenne jouit assez longtemps de la vogue dont, avant elle, avait profité le Salon de Mars. Le temps a passé, les deux bals se sont rejoints dans l'oubli, ni l'un ni l'autre n'exis- tent aujourd'hui et il ne semble pas qu'aucun établissement soit à présent titulaire de la vogue de ces bals d'autrefois. Cependant les soldats continuent à danser ; allons voir quels sont les théâtres de leurs entrechats. Le tour en sera vite fait. Nous n'aurons pas à quitter l'avenue de Sufîren. Négligeons volontairement certaines maisons où l'on danse quelquefois au son d'un piano poussif, car la danse n'est pas la spé- cialité de la maison, et arrivons à un établis- sement qui eut, il y a vingt ans, pendant l'ex- position, une grande renommée, la Grande Roue. La Grande Roue n'existe plus. Sa destruc- tion est achevée, elle ne tourne plus depuis longtemps, et sa carcasse enfin démolie ne se 80 LES BALS PUBLICS dresse plus à présent à côté de la Tour Eifîel, Sancho Pancha accompagnant Don Qui- chotte. Cependant les attractions diverses l'entourent comme des champignons autour d'un arbre, comme jadis les échoppes autour des cathédrales ; mais leur beau temps est passé, elles ne font plus les délices que des gens du quartier, qui paraissent apprécier cet éden ouvert à portée de leur main. Les plaisirs qu'on leur ofîre ne coûtent pas bien cher, pour un franc cinquante ils ont droit à six attrac- tions. Le café-concert en plein air rappelle de vieux souvenirs provinciaux ; le cinéma, le toboggan, les miroirs déformants, les manèges, et puis surtout, clef de voûte de l'édifice... le bal. Il est vrai que pour y entrer, il faut payer deux francs de supplément, mais ce n'est pas de l'argent perdu. La salle de danse est en bois verni aussi bien les murs que le plafond avec une carcasse appa- rente en fer, ce qui donne à l'ensemble un as- pect provisoire de maison démontable, des chaises et des tables en gradin entourent l'em- placement réservé aux danseurs. Sur un balcon, un orchestre très complet fait un bruit infernal, les cuivres dominent. Mais le tambour, les cymbales et la grosse caisse interviennent souvent et scandent les airs à la mode que, narquois, détaille un piston per- sifleur. LES BALS DE L'ÉCOLE MILITAIRE 81 Cet établissement, avons-nous dit, est fré- quenté par les gens du quartier ; c'est dire que l'élément militaire y domine. Le Champ-de- Mars tout proche y dépêche les plus fringants secrétaires de la 20^ section avec les foudres blanches brodées au col de la veste bleu horizon ; mais il y a aussi d'autres soldats tous vêtus uniformément de bleu ; mais selon les hasards du recrutement, quelques-uns portent la four- ragère que les régiments ont gagnée pendant la grande guerre. Les secrétaires de la 20*^ prennent des mines avantageuses, leurs cheveux sont bien cosmé- tiques, ils tiennent à leur réputation de galants militaires et certains ont une rose piquée à la boutonnière de leur tunique, les autres, des cam- pagnards rougeauds à la mine épanouie, s'amu- sent à la bonne franquette. Faute de cavalières, ils dansent entre eux en faisant résonner le parquet sous leurs grosses semelles ferrées. Ils dansent comme dans leur paj^s, tandis que les autres s'ingénient à suivre la mode. L'élément féminin est composé en grande partie de cuisinières et de femmes de chambre en cotillon court. Il fait chaud, qu'importe ; on saute avec entrain. Quelques jeunes beautés s'efforcent d'imiter les tangos qu'elles ont vu ghsser sur les parquets^ qu'elles ont cirés; mais le miUtaire se moque de tant de raffinement. Autour des tables chargées de bocks, des intrigues 82 LES BALS PUBLICS se nouent, on se tient très mal, on s'embrasse, on se caresse. Les robes prinlanières se mêlent aux uniformes bleus. Mars et Vénus protègent ce bal ; Mars dont les guerriers portent au col les foudres de Jupiter, Vénus ancillaires ayant quitté pour un jour le tablier blanc et le feu des cuisines. Cela sent la sueur, le cuir, le graillon et le parfum bon marché. Un peu plus bas, voici le bal Prévôt, mais on y chante autant qu'on y danse. C'est un café- concert à l'ancienne mode — entrée hbre — chanteuses hors d'Age, pitre grossièrement barbouillé ; ce fut un bal très fréquenté. La clientèle fut composée pendant un temps de soldats nègres. Cela ne manquait pas de pitto- resque. Continuons à descendre l'avenue de Sufïren, nous arriverons devant un chalet en bois sur lequel es1 écrit en grosses lettres : AMBASSADE d'aUVEKGNE BAL DE FAMILLE, TENUE DE l®"" ORDRE Le corps diplomatique auvergnat doit être en vacance, car d'enfants d'Auvergne, nous n'en avons pas vu. Par contre, nombreux sont les militaires llirtant avec la jeunesse du quar- tier, une jeunesse relativement honnête, ap- prenties, petites ouvrières, femmes de chambre et cuisinières. L'annonce n'a pas menti. La tenue est de 1^^ ordre. C'est un bal de famille. LES BALS DE L'ÉCOLE MILITAIRE 83 Il y a des parents accompagnés de leurs en- fants aux tables qui occupent une partie de la salle, ne laissant aux danseurs qu'un espace libre au fond. Mais pour avoir une tenue de l^^" ordre, les habitués n'en avaient pas moins certaines habitudes regrettables qu'il fallut leur faire perdre, si l'on en croit du moins un écriteau collé au milieu de la grande glace au fond de la salle. Cet écriteau porte en énormes lettres rouges cet avertissement : Les cabinets sont au fond de la cour à droite Il est défendu d'aller uriner dans le passage Sous peine de contravention. Le principal attrait de ce bal vient de l'éclai- rage qui produit de curieux effets d'ombres et de lumières. Des peintures curieuses couvrent les murs, elles représentent la mer immense avec des bateaux, il y a un pont, un phare. L'Ambassade d'Auvergne a l'âme maritime. On danse au son de l'accordéon, l'entrée est gratuite ; mais il faut payer chaque danse avec des jetons pris à la caisse. Pour un franc, on a six jetons, c'est-à-dire le droit de sacrifier six fois à Terpsichore. Le patron est un homme énergique qui se promène en bras de chemise, et dont l'œil aigu surveille les cHents ; mais tout se passe très bien... la tenue est de 1^^ ordre. Défense de frapper du pied en dansant. 84 LES BALS PUBLICS Sur le trottoir des gens sont arrêtés pour re- garder par la porte ouverte les danseurs qui au fond de la salle s'en donnent à cœur joie. Des idylles s'ébauchent. Mais le terme d'une permission de minuit est vite atteint. L'heure sonne de rentrer au quartier. Le bon soldat optempère sans récriminer, l'autre se dit qu'après tout, la salle de police se retrouvera toujours plus aisément que la jeune personne qui ne demande pas mieux que de couronner sa flamme, et il n'hésite pas longtemps. lf:s bals auvergnats Les Auvergnats aiment la danse, c'est au son de la musette ou de l'accordéon qu'ils pen- sent au Plateau Central... Mais les bals publics ne les tentent pas. Ils sacrifient à Terpsichore en famille et à la mode de chez eux. Que les autres provinces de France aient eu les mêmes goûts et Paris devenait une immense salle de danse où chacun en tricotant des jambes aurait pu évoquer son pays natal. Les Auvergnats font bien les choses et leurs «musettes » sont innombrables. Il en a tou- jours été ainsi, semble-t-il. Mercier, dans son Nouveau Paris, parle déjà des bals de porteurs d'eau et Delvau, qui ne les aimait pas, signale cependant la grande musette de la rue du Four. 86 LES BALS PUBLICS Aujourd'hui on rencontre des bals auver- gnats un peu partout ; mais ils ont plus ou moins de caractère ; cela dépend des quartiers. Il est un point sur lequel il faut attirer l'attention des amateurs de bals musettes. Les Auvergnats dansaient entre eux, et c'était parfait; mais ces bals étant publics, ils furent bientôt fré- quentés par des gens sans aveu, des individus des deux sexes très peu recommandables. On s'y battit, on rossa les agents de l'autorité. Le scandale fut tel qu'un préfet de police fit fer- mer les musettes mais son successeur les rou- vrit. Pouvait-on priver les Auvergnats de leur plaisir favori sous prétexte que des intrus ve- naient faire du scandale chez eux ? Il faut donc se garder de confondre les bals strictement auvergnats et les autres. La sépa- ration est d'ailleurs le plus souvent très mar- quée, et si l'enseigne: «Bal de famille » est mise quelquefois sur de singuliers repaires, elle ne ment pas lorsqu'il s'agit d'établissements comme ceux dont nous allons parler. Les Auvergnats dansent encore dans maints endroits au son de la musette et de la vielle ; mais le plus souvent ces instruments sont rem- placés par un accordéon, il est vrai que l'accor- déoniste porte au pied un collier à grelots, ce qui lui permet de marquer la mesure d'une fa- çon assourdissante. Cela ne vaut pas assurément les vieux instruments locaux. 11 y a, rue Bas- LES BALS AUVERGNATS 87 froi, en particulier près de la rue de la Roquette, un orchestre composé d'un vielleux et d'un joueur de musette qui est admirable. C'est un concert d'un puissant caractère, une musique qui vous empoigne, qui vous tord les entrailles. Cela commence par la longue plainte de la musette gonflée qui laisse passer un peu d'air, puis cette plainte se module et devient un chant, mais voici que la vielle entre en action. On dirait un gros insecte au ventre Ijrillant, ses petites notes pressées cavalcadent, s'égrènent, s'éparpillent, brodent des arabesques sur la chanson de musette. Nous sommes d'ailleurs, rueBasfroi, tout près du quartier général auvergnat. Laissons donc les bals musettes éparpillés un peu dans tout Paris. La rue de la Roquette en ofîre déjà à notre curiosité un nombre considérable ; mais quand nous atteignons la rue de Lappe, nous pouvons dire que nous entrons au paradis des Auverpins. * * * La rue de Lappe est, près de la Bastille, une rue absolument auvergnate. Tous les chaudron- niers, les ferronniers du Massif Central s'y don- nent rendez-vous, et dans chaque boutique si 88 LES BALS PUBLICS on n'y vend de la ferraille on y trouve des salai- sons du pays, qui donnent faim rien qu'à les voir pendues aux étalages, près des grosses miches de pain bis. Il y a aussi bien entendu beaucoup de marchands de vin, un des côtés de la rue leur appartient, les Auvergnats sont de rudes bu- veurs. C'est là que le soir on danse. Sitôt la nuit venue, les boutiques se ferment, salaisons et chaudrons disparaissent derrière les volets clos tandis que la rue s'emplit du chant nostalgique des accordéons. L'Auvergne va danser. Les bals se touchent presque ; leur musique se confond en une seule chanson. La rue noire est violemment éclairée par la lumière éblouis- sante qui vient des cafés. Des gens devant les portes grandes ouvertes regardent danser et s'emplissent les oreilles de musique. La rue prend un air de kermesse, on va d'un bal à l'autre dans un va-et-vient continuel. Les bals se suivent et se ressemblent. A droite en entrant est le grand comptoir avec l'impo- sant alignement des bouteilles multicolores rangées comme des fruits mûrs sur un espalier. A gauche sont les tables et les bancs et au fond l'espace réservé aux danseurs ; mais l'impor- tance de ces salles varie. L'entrée est gratuite ; mais on paie chaque danse généralement avec des jetons pris à la caisse, cela coûte quatre ou cinq sous. Au beau milieu de la valse ou de la LES BALS AUVERGNATS 89 polka la musique s'arrête, la patronne monte sur un petit tabouret pour crier : « La monnaie, passons la monnaie » et la danse ne reprend que lorsque ces opérations financières sont ter- minées. Le premier bal où nous entrons n'est pas grand, ce qui lui donne un air encore plus fa- milial. Les panneaux qui décorent les murs re- présentent les quatre saisons personnifiées par de belles dames chargées des attributs obliga- toires. Son voisin est plus important, idyllique- ment décoré de bouquets et de guirlandes fleuries, et le joueur d'accordéon est perché sur une petite plate-forme fixée au mur comme un rayon à hauteur d'homme. Installé là-haut avec son petit tabouret, son instrument et l'indispensable litre de vin rouge posé près de lui, il devient un bibelot d'étagère vu au mi- croscope, un objet de vitrine semblable à ceux que Gulliver put admirer dans ses voyages. La servante est une aimable fille au visage rieur, au corsage rose, qui danse avec entrain quand elle a fini de servir les consomma- tions. Plus loin c'est une salle étroite, un boyau, et l'accordéon sur une petite estrade sépare les buveurs des danseurs. Quelque débraillée que soit l'assistance, on sent bien qu'on est entre braves gens. Les femmes sont de solides gaillardes noires de cheveux et rouges de peau 90 LES BALS PUBLICS qui dansent avec entrain et rient aux éclats. Les hommes sont en casquette, mais il y a des casquettes très honnêtes, casquettes d'ou- vrier, d'artisan et même d'employé de chemin de fer. Des soldats, gars du pays en permission ou bien en garnison à Paris, ont dégrafé leurs tuniques, d'aucuns sont en manches de chemise, et tout cela danse, saute, s'en donne à cœur joie avec de gros rires et des plaisanteries sa- lées. Aux tables, on boit du vin rouge et de la bière en canette, c'est une bonne joie fami- Uale. Le musicien annonce la danse qu'il va commencer et les couples tournent. « Une tenue correcte est de rigueur », des écriteaux le rap- pellent à tout bout de champ ; nous avons même lu ces mots peints sur le mur : La java est in- terdite. La java est la danse à la mode dans un certain monde peu fréquentable, et cette inter- diction suffirait pour éloigner les enfants per- dus du quartier qui chaque après-midi pren- nent leurs ébats au bal du Petit Balcon dans un passage tout proche. Cependant l'aquatique population a envahi un bal de la rue de Lappe, un bal plus grand et plus riche que les autres, dont les murs sont décorés d'un immense pay- sage de montagnes chargé d'évoquer le Cantal, encore qu'il paraisse bien représenter la chaîne des Alpes. Par contre, nous revoici en Auvergne dans un bal que nous avons gardé pour la fin. Il LES BALS AUVERGNATS 91 faut s'engager dans un long couloir et, au fond, la salle a un grand caractère. On danse au son de la musette, le musicien est installé sur une petite estrade tendue d'un drapeau tricolore. La lumière, assez avare, laisse des coins d'ombre et silhouette vigoureusement les rudes danseurs. C'est très couleur locale, il semble qu'on soit entré dans un tableau des frères Lenain, et voilà que le joueur de musette annonce : la bourrée. A ce cri tout le monde a tressailli, on se lève, on se place. Avec la première mesure de la vieille danse palpite toute l'âme du Cantal. Les femmes trottinent à petits pas, la tête droite, les bras le long du corps ou bien levés en gestes harmonieux. En face d'elles, les hommes les bras levés tournent, virent, agrémentent les figures régulières de mille fioritures et de mille gambades, frappent du pied et puis, après un coup de talon sonore, bondissent dans une direction nouvelle. L'air reprend toujours plus vite, toujours plus précipité, les danseurs et les danseuses tournent sur eux-mêmes, vont, viennent, se croisent et s'entre-croisent réguliers et magni- fiques. On dirait que quelque mécanisme fait mouvoir tous ces gens tant leurs évolutions semblent bien réglées. Une femme, les yeux lointains, semble prise tout entière par cette musique âpre et rustique ; 92 LES BALS PUBLICS les mouvements qu'elle fait ont le calme et l'harmonie des danses antiques. Nous voici bien loin des tangos et des schimmy. LES BALS DU QUARTIER DES HALLES Les bals du quartier des Halles sont à peu près aussi nombreux aujourd'hui qu'autrefois, mais ce ne sont pas les mêmes. Fermé depuis longtemps, le bal Vauvilliers de la rue du Jour qui avait été fondé en 1876. On y dansa d'abord au piano et puis au son de la harpe et du violon. L'entrée était gratuite mais un écriteau rappelait que : pendant les danses, le public est prié de s'asseoir et de con- sommer. Il est remplacé par un bar tout neuf dans cette rue qui eut son histoire. Passons sans nous y arrêter devant les Bar- rates et autres qui eurent leur temps de célé- brité alors que la mode était de souper aux Halles et de se mêler, en tenue de soirée, aux forts et aux maraîchers. On dansait dans ces endroits, on y danse encore quelquefois, mais 94 LES BALS PUBLICS ce ne sont pas à proprement parler des bals. Allons plus loin jusqu'à la rue des Gravil- liers ; là, nous verrons danser. Autrefois, il y avait un bal au n^ 35 qui existait depuis 1863, c'était le bal des Gravilliers ou le Grand Comp- toir : c'était un bal-gargote. On y mangeait, bien qu'on n'y vendît pas à manger. Il y avait près de l'entrée une pile d'assiettes, la maison four- nissait la vaisselle. Le client allait acheter une portion de quelque chose, de ces « cuisines » en plein vent dont le souvenir est resté, et revenait déguster sa pitance en écoutant la harpe et le violon maniés vigoureusement par deux pifîerari itaUens. Ainsi cet ancien bal des Gravilliers peut-il revendiquer la pater- nité des dîners-dancing qu'on imagina l'an dernier. A présent l'établissement est un res- taurant-gargote assez peu engageant.. On n'y danse plus. Par contre il existe un nouveau bal des Gravilliers. Il occupe le n» 65 de la rue : il a beaucoup de caractère. Il a été repeint et remis à neuf depuis la guerre. On passe d'abord entre le comptoir tra- ditionnel et un vestiaire luxueux tenu par une employée comme dans un bal bourgeois ; cette antichambre est séparée de la salle de danse par une cloison à hauteur d'homme, en verre dépoli. C'est une grande salle claire et très violemment éclairée, l'électricité verse des flots LES BALS DU QUARTIER DES HALLES 95 de lumière crue et brutale sur les murs blancs qui paraissent ripolinés comme une salle d'opé- ration. Tout est propre, net, précis, et cette clarté fait mieux paraître en les dessinant sè- chement les mines inquiétantes des habitués. Ce bal nous paraît répondre assez bien au titre de bal d'apache dont on a abusé trop sou- vent; cependant son aspect ne correspond pas du tout à celui que s'en font les gens guidés par leur seule imagination et se grisant de mots. On est ici entre gens du mitan, terme d'argot ingénieux qui traduit par un jeu de mots, gens du milieu. Et quel milieu!... Exceptons les clients de passage et les policiers qu'on trouve toujours dans ces endroits et nous aurons une sélection d'individus dont le meilleur est un parfait gredin. Cependant leur tenue est assez correcte. Il n'y a jamais de bataille ni de bagarre. Tout au plus prendrait-on rendez-vous pour une ren- contre prochaine. Ces messieurs agissent en gentilshommes, des gentilshommes évidemment de troisième zone, mais ils sont persuadés de la supériorité que leur accordent les litté- rateurs qui parlent d'eux. Beaucoup, parmi les habitués du bal des Gravilliers, parleraient aussi sérieusement que les bandits masqués du train 5, de la Société et des Bourgeois. Toute mise négligée sera refusée, dit une pan- carte à l'entrée. Ces messieurs comme ces dames sont fort bien vêtus, leurs vestons sont de bonne 96 LES BALS PUBLICS coupe, leurs chaussures d'un luxe souvent exagéré et leurs casquettes viennent de chez le bon faiseur. Ce n'est pas un bal débraillé. On n'y voit pas de voyous crasseux, ni de filles mal peignées, en robes fripées. Toutes por- tent des bas de soie et des souliers bien cam- brés. L'espace réservé aux danseurs est au milieu, à chaque bout de la longue salle sont LES BALS DU QUARTIER DES HALLES 97 des tables et des bancs. On boit de la bière (1 franc le bock), on parle et on discute ; mais correctement, presque à voix basse. A une table quatre jeunes gentilshommes, le chapeau melon enfoncé sur le front, selon une mode assez particulière, parlent affaires. Des couples se tiennent bourgeoisement. Madame est fière de son homme, si gentil dans le monde et qui porte si bien la toilette, tout à l'heure ils iront faire une danse et reviendront à leur place. La plupart des gens se connaissent. On les sent sûrs d'eux, contents de soi, pleins d'admiration pour eux-mêmes, ce sont des « hommes », ils sont peinards, ils ne cherchent pas d'histoire ; mais il ne faudrait pas qu'on leur en cherchât. Ce sont de bons bourgeois installés dans leur commerce ; mais ils ont beau être vêtus comme n'importe quel brave homme, on les repère vite, ils ont des façons qui n'appartiennent qu'à eux, des détails de toilette qui indiquent leur goût et puis il y a leurs mains, leurs grosses mains grasses d'étrangleurs, leurs mains aux doigts courts, et puis il y a leur tête, leurs yeux au regard fuyant, leurs faces marquées de tant de stigmates. Ce sont des « gars affranchis », souteneurs naturellement, mais aussi bien cam- brioleurs ou pis encore prêts à toutes les « com- bines ». Les femmes aussi ont le masque, on ne les prendra pas pour d'honnêtes ménagères telles qu'elles apparaissent là. Il y en a de petites, 98 LES BALS PUBLICS aux cheveux coupés, qui en dansant et en s'as- seyant n'ont pas peur de montrer des jambes que découvraient déjà leurs jupes jusqu'aux genoux. Le vice s'exprime dans chacun de leurs gestes, et dans leurs sourires et dans leurs yeux ; il est peint sur leurs visages déjà marqués, flétris sous le fard, des visages de petites filles vieillies trop vite. Des petites filles qui abusent de trop de choses depuis toujours et dont le cynisme a quelque chose de triomphant. Mais, celles-là, c'est la racaille que méprise un homme sérieux ; les autres au contraire sont de belles bêtes, un peu grasses souvent, qui ont un grand souci de respectabilité, elles ne tolèrent pas qu'on leur manque de respect et savent exploiter le capital que la nature leur a donné ; d'ailleurs, leur homme est là pour les remet- tre dans le droit chemin si elles s'égaraient. Ce sont de belles filles attirantes justement par l'animalité qui émane d'elles, ce sont des fe- melles. Une grosse femme, la poitrine ballottant dans un caraco gris, prend les commandes, et sert les consommations, elle est familière et joviale. L'orchestre est composé de trois musi- ciens, deux guitares et un accordéon juchés sur un balcon auquel ils accèdent par une petite échelle qu'on dresse quand ils veulent des- cendre de leur perchoir. Tous dansent très bien, avec le souci d'avoir LES BALS DU QUARTIER DES HALLES 99 des manières comme il faut, respectant les règles d'une politesse qui leur est spéciale, comme leur morale et leurs mœurs. Ce n'est qu'une simple transposition. Il y aurait beau- coup à dire sur le respect qu'a cette pègre des règles de la bienséance, celle qu'ils croient la bonne. La plupart manquent absolument de fantaisie, ils sont plus bourgeois que les pires bourgeois. Nous retrouverons les habitués de Gravilliers un peu plus loin, rue des Vertus; mais pour y arriver passons par la rue au Maire. Là aussi il y a des bals; mais ils n'ont pas du tout le même caractère. Il est même assez surprenant de voir une telle opposition d'une rue à l'autre. Les bals de la rue au Maire sont des bals d'Au- vergnats, comme ceux que nous avons vus rue de Lappe. Au n° 25 on danse sous une voûte de guirlandes en papier vert qui imite le feuil- lage. Au coin de la rue Beaubourg toute petite salle et enseigne éblouissante, assemblée intime et débraillée ; plus loin une grande salle, des tables, des bancs, des garçons qui s'empressent, une foule jo\iale, des soldats en permission, un orchestre bruyant. Quand nous entrons, on danse la bourrée, les bras se lèvent et s'abais- sent, les danseurs pivotent, glissent, se croisent. Nous sommes au café du Roi de Sardaigne, qui porte sur sa façade une des plus vieilles enseignes de Paris au n° 13. 100 LES BALS PUBLICS Mais laissons à leur bourrée les Auvergnats du Roi de Sardaigne. Au coin de la rue des Vertus le spectacle change. Il y a deux bals rue des Ver- tus, le premier fait l'angle de la rue au n» 25, une enseigne lumineuse qui s'allume et s'éteint rac- croche de loin le passant. De l'extérieur on ne voit rien, les volets sont baissés, il faut pousser une porte pleine. L'intérieur rappelle un peu le bal des Gravilliers quant à la propreté et à la brutalité de l'éclairage. Le sol est carrelé jusqu'au plancher réservé aux danseurs. L'or- chestre est composé d'un accordéon et d'un banjo. Il y a bal tous les jours, sauf le vendredi. Des écriteaux indiquent quelle stricte décence doit régner en ces lieux, d'abord cet aphorisme qui ne laisse place à aucune discussion : « Les messieurs ne dansent pas entre eux ». Cet avis pour les dames : « Les dames sont priées de ne pas fumer » et puis cette recommandation géné- rale : « La maison n'est responsable que des objets déposés à la caisse ». Est-ce la rigueur de ces principes, ou plutôt quelques-unes de ces raisons que la raison igno- rera toujours, le bal nous a paru très peu animé. Quelques couples tournaient, filles, sou- teneurs, gens de quartier, rien de très marquant. Par contre, quelques maisons plus haut, au n° 15 de cette même rue des Vertus qui porte si mal son nom, s'ouvre un bal, bien autrement vivant. LES BALS DU QUARTIER DES HALLES 101 On est pris, sitôt entré, par une atmosphère de gaieté et de mouvement. La salle étroite d'abord s'élargit pour faire de la place aux dan- seurs, comme une tige porte une fleur épanouie. Cette fleur est la salle de danse. Des glaces en couvrent les murs, tandis que là on voit la déco- ration faite de panneaux d'un art assez banal représentant soit des balustres et des fleurs, soit des scènes Louis XIIL L'orchestre se com- pose d'un accordéon et d'une guitare, et le guitariste est assis sur la rampe d'un balcon. Lui et son compère mènent grand tapage et les airs qu'ils jouent sont repris en chœur au refrain par les danseurs et les danseuses. Il y a dans le public quelques ouvriers et des ou- vrières, mais surtout des filles et des souteneurs. Ce n'est plus ici la belle correction du bal des Gravilliers; l'ensemble est beaucoup plus jovial, bon enfant et débraillé, de plus l'éclairage est plus chaud, plus pittoresque, il y a des oppo- sitions d'ombres et de lumières qui, dans la grande salle, font naître de violents contrastes. On danse en plus des pas à la mode, la java, mais la vraie java selon les règles. Le comptoir où l'on boit est près de la porte. On s'interpelle de loin pour s'ofi;rir des tournées. Il y a des filles en cheveux, de bonnes filles qui ne font pas de manières, il y a de jeunes malandrins d'un peu toutes les espèces, mais en voici un plus sérieux et plus plein de considération pour sa personne 102 LES BALS PUBLICS qu'un ambassadeur. Il est assis seul à une table, il ne rit pas, il est fort élégamment vêtu, ses souliers jaunes ont des tiges de drap beige clair et sa casquette, une énorme casquette, mériterait un poème, une casquette taillée dans une étoffe épaisse, souple et d'un gris onctueux, presque blanc, une étoffe de pardessus pour nouveau riche. L'homme est un grand gaillard mince et carré d'épaules, sa belle casquette enfoncée sur le front dissimule de sa visière les yeux méfiants et sournois, il fait la moue, la mâchoire en avant. Mais une bonne grosse fille en tailleur grenat et les cheveux coupés se penche vers lui, il daigne sourire, mieux il se lève et va danser. Non, il ne danse pas, il plane. Ses pieds s'agitent suivant l'air de la java, ses épaules se dandinent, et sa casquette claire qui domine toutes les têtes semble glisser sur les LES BALS DU QUARTIER DES HALLES 103 flots d'une mer tranquille. II revient s'asseoir à sa place, rien n'a été dérangé dans la correc- tion de sa toilette, sa belle cravate verte est toujours correctement en place. Ce n'est pas n'importe qui ; c'est quelqu'un qui a conscience de sa personnalité. LES BALS D'APRÈS-MIDI Nous avions dit qu'au Gravilliers on était entre gens de mitan, pas tout à fait cependant, la société est encore un peu mêlée, les vrais bals privés changent souvent d'endroit. C'est ici, et puis c'est là. Il est difficile de tomber juste au bon moment ; le public des dancings à la mode n'a-t-il pas de semblables caprices. Nous retrouverons tous nos gens du « mitan >> dans une intimité assez joviale dans certains bals qui donnent à danser chaque après-midi. Le plus beau jour de ces bals est le lundi, parce que ce jour-là, ils bénéficient d'une clientèle un peu spéciale, celle des filles de maisons closes en congé. Mais nous avons consacré à ce sujet un chapitre tout entier, contentons-nous donc ici de nommer ces bals : le Petit Balcon, qu'une décoration Louis XV et les panneaux copiés de quelque petit maître du xviii^ ont trans- formé en « Trianon du passage Thiéré », le Bal LES BALS D'APRÈS-MIDI 105 Bousca, rue de Lappe, et puis, 26, avenue de Clichy, un établissement peu connu et où pen- dant un temps on était véritablement entre gens du mitan. LES BALS DE BELLEVILLE ET DE MÉNILMONTANT Belleville et Ménilmontant furent pendant un temps les endroits de Paris où l'on dansait le plus. C'était la belle époque de la Courtille. Là-haut se succédaient guinguettes et bouchons et vous pensez bien qu'on dansait après boire. Il y avait des bals de tous les genres, fréquentés par des gens très différents. Ici on cultivait la petite fleur bleue, là des voyous dégoûtants s'injuriaient et se battaient. Les bals fréquentés par l'honnête jeunesse du quartier n'étaient pas les mêmes que ceux où la pègre la plus crapu- leuse prenait ses ébats ; il y avait aussi les éta- blissements qui vivaient surtout de la clientèle du dimanche, touristes venus de Paris en partie fine. Chaque maison ou presque, de ce qui est à présent la rue de Belleville et la rue de Ménil- montant, avait son bal. Qu'en reste-t-il à pré- BELLEVILLE ET MÉNILMONTANT 107 sent ? rien. Des boutiques et des cinémas les ont remplacées. La ¥/>//('».>; Nini Belles Dents et en général la fleur du personnel élégant de Mabille et des salons Markouski. Pour entrer au Casino Cadet il fallait prendre un long couloir au-dessus duquel siégeait le Grand Orient de France et où il siège d'ailleurs encore. AUTRES BALS DISPARUS 149 Ce n'était pas la première fois que la danse et la Franc-Maçonnerie se trouvaient ainsi réunies. Avant de s'installer rue Cadet, la loge maçonnique occupait un vaste local rue de la Douane ; c'est là qu'après son départ fut ouvert le Tivoli Vauxhall. On dansa et on flirta dans la terrible salle des Épreuves. Le bal d'abord appelé Bal Pilodo du nom de son chef d'orchestre n'eut jamais une grande vogue. En 1868 on y voyait Dinado, le célèbre danseur unijambiste qui d'ailleurs était un simulateur; en 1872 l'homme-chien et son fils. Mais l'endroit était mal choisi, il s'est transformé il y a quelques années en cinéma, mais nous nous souvenons y avoir été alors qu'on y dansait. 11 n'y avait guère qu'un public de quartier. Le Bal de l'In- ternat y fut donné une fois. Pas bien loin, rue du Château-d'Eau, était la salle Barthélémy qui remplaça le bal du Champ de Navet, alors rue de la Douane. L'animation n'y était grande qu'au Carnaval ; on y donna des bals masqués où venaient des gens déguisés à la façon des habitués du bal Chicard. Avant d'arriver au Prado et à la Grande Chau- mière par lesquels nous terminerons — en beauté ■ — cette promenade à travers ces bals d'autrefois, passons vite en revue un lot de petits établissements moins importants. D'abord, rue de la Chaussée-d'Antin nous trouvons, au n^ 49, le Bal Sainte-Cécile, au n» 46 u 150 LES BALS PUBLICS le bal d'Antin dans une salle du premier étage, aux nos 9 et 11 le Casino Poganini, à la place où s'élevait l'hôtel de la Guimard et qui fut fort élégant, fréquenté par Chicard, Brididi et autres gloires chorégraphiques. De là sautons rue de Rivoli, à l'endroit où commence le faubourg Saint-Antoine, et nous nous trouverons devant ce qui fut le Bal FAstic ou bal des Acacias, où venaient danser en revenant d'une partie de canotage sur la Marne les modèles et les artistes. On vit là gambiller Meissonier, Daubigny, Daumier, Cham, Staal, Bertall et de belles fdles, juives pour la plupart. En 1848, la décadence du bal l'Astic com- mence, les modèles fréquentent le bal Bourdon ou Elysée des Arts, 15, boulevard Bourdon, mais les artistes ne les suivent pas, ils sont rem- placés par des artisans du quartier, et en parti- culier par les juifs dont le ghetto est tout proche et plus tard par des individus de mœurs spé- ciales qui tenaient leurs assises dans certains cabarets des alentours. De la place d'Itahe à la barrière était aussi un beau lot de bals peu fréquentables. Le Bal Figeac, 93, boulevard de la Gare, qui communi- quait avec un hôtel où les couples pouvaient abriter leurs rapides amours. Au n» 161 du même boulevard était le Bal des Boches, et déjà en 1886 Emmanuel Patrick écrit que Boche est syno- nyme d'Allemand. Ce bal fut fermé eu 1886. AUTRES BALS DISPAnUS 151 Au 85 le l'avenue des Gobelins était le Bal du Siècle, fondé en 1876; au 90 de l'avenue de Choisy s'ouvrit en février 1886 le Grand Casino dans une grande salle où le dimanche dansaient de petites ouvrières accompagnées de leurs parents ; autre bal au 185. Au 5 de la rue Nationale, à la place qu'occupent les usines Panhard-Levassor, était le Bal Giraldon fréquenté pgir d'horribles voyous, comme aussi le Bal Bcrn, 127, boulevard d'Italie; \e Bal des Troubadours, 73, boulevard d'Italie, ne valait guère mieux. Faut-il nommer encore — ■ pêle-mêle — le Bal Charlemagne, rue Charlemagne, appelé aussi Bal des Moutons, parce qu'on y rencontrait surtout des « moutons », c'est-à-dire des indi- cateurs de la police ; le Bal du Chalet, 43, avenue de Chchy, le Pré au Clerc, 85, rue du Bac, le Bal Molière, ouvert en 1791, le Bal des Vaches, 2, boulevard Contrescarpe qui était un repaire de bandits redoutables ; le Petit Moulin Rouge au Point-du-Jour, la Salle Levis, 8, rue Levis auxBatignolles, le Tivoli de Javel, 160, rue Saint- Charles, et dans le même quartier l'ignoble Bal des Singes, où les femmes fumaient la pipe et où des gamines se mêlaient à de dégoûtantes saturnales ; le Grand Comptoir de la rue de l'Ouest, le Bal Spire, impasse de la Grosse-Tête, rue des Filles-Dieu, où des fdles dansaient des quadrilles éhontés ; le Bal Prudhomme, 151, rue Blomet. 152 LES BALS PUBLICS Le Prado s'élevait en face du Palais de Jus- tice à l'endroit occupé à présent par le Tribunal de Commerce ; avant lui on avait ouvert là le Théâtre de la Cité oîi l'on montrait des attrac- tions de toutes sortes, singes savants, monstres, et des curiosités comme l'Arc de Triomphe en chocolat ; mais la pohce intervint parce qu'une salle où seuls Jes hommes pouvaient entrer était réservée à certains tableaux vivants dont les figurantes étaient des gamines de quinze à seize ans qui se montraient nues ou presque en groupe soi-disant historique. On pouvait même après la séance et moj^ennant un supplément passer dans les coulisses pour voir de plus près les jeunes beautés en leur simple appareil. Après diffé- rentes entreprises assez peu heureuses, le Théâtre de la Cité devint un bal. Bullier, qui le dirigea, sut y attirer une nombreuse clientèle. En 1845 l'entrée coûtait 1 fr. 50, 1 franc seu- lement pour les abonnés ; mais laissons la parole à l'auteur des Filles d" Hérodiade. dont le petit livre est un témoin précieux. « Ce bal est consacré à l'usage des étudiants d'une manière presque exclusive. Tel est le bal du jeudi. Le caractère est altéré le dimanche par l'intervention des boutiquiers et des bouti- quières du voisinage ; le lundi par celle des ouvriers. «... L'entrée de ce bal n'a rien d'attrayant, ni même de rassurant, il faut pénétrer dans un AUTRES BALS DISPARUS 153 long corridor assez mal éclairé, voisin d'un cabaret borgne, le seul dans le quartier des Tapis francs... Les visiteurs, encouragés par la présence de la garde municipale, pénètrent dans un édifice tortueux où les escaliers et les gale- ries se succèdent. Vrai labyrinthe dont l'horizon change à chaque degré qu'on franchit ; voici le billard, voici le café, voici le bal. « L'orchestre est placé au centre d'une étroite et longue galerie peinte en beurre frais avec des arabesques bleues et des dorures ternies. Cinquante quadrilles y sont alignés ; arrivez au milieu de cette enfilade, si vous avez de bons coudes, vous verrez s'ouvrir au-dessous de vous une salle ou plutôt une rotonde dans laquelle on peut descendre par un double escalier. C'est dans cette enceinte que se donne rendez-vous l'aristocratie du bal. Là, toutes les femmes ont des chapeaux, beaucoup portent des robes de satin et de velours, bien peu manquent de chemises. » Le Prado fut démoli en 1858 ; mais le père Bullier avait ouvert la Closerie des Lilas ; ainsi, sous un autre nom, le Prado continuait sa car- rière. Il nous reste à parler de la Grande Chaumière, le plus célèbre peut-être des bals de son temps. Le paradis des étudiants avant la Closerie des Lilas, un grand jardin de déUces où les jeunes gens, disait Gavarni, «se réunissaient le dimanche 154 LES BALS PUBLICS pour entendre de la musique religieuse après Vêpres ». Notre guide habituel, l'auteur des Filles (THérodiade, nous y conduira en 1845. « Moyennant 1 franc par tête masculine on es admis dans cet eldorado qui communique avec un café. Le propriétaire a voulu que le plaisir de la danse servît d'annonce à la consommation. Dans le jardin de la Chaumière, les allées ser- pentent au milieu d'épaisses charmilles, de dis- tance en distance des bancs caches dans les bosquets semblent inviter à des conversations intimes. Un billard est placé dans une maison- nette, une estrade s'élève pour l'orchestre au milieu des ombrages. Devant les musiciens s'étend un espace formant carré long, fortement battu, entouré de balustrades à bouton d'appui, c'est la salle de danse; elle est éclairée cette année par des globes de gaz qui forment d'éblouissantes constellations. « L'orchestre se fait entendre, A ses accents se joignent le gazouillement des oiseaux qui s'envolent des charmilles, et le bruit de la mon- tagne russe dont les chars descendent en rou- lant comme un tonnerre lointain ; au moment où la courbe est la plus rapide, la peur arrache des cris aux aimables voyageuses ; leurs cava- liers ne font qu'en rire ; pour mieux mériter ce titre ils enfourchent des chevaux de bois montés sur des roulettes, et c'est ainsi qu'ils descendent triomphalement la montagne. AUTRES BALS DISPARUS 155 « L'orchestre a fait son premier appel, la contredanse va commencer ; on se place ; les demandes et les oiïres de vis-à-vis sont rapide- ment échangées. Au centre de l'arène vous apercevez un homme déjà sur le retour, taillé en hercule qui dépasse tous les couples de la tête ; c'est le directeur, le régent de l'établisse- ment, le père Lahire, c[ui représente à la Grande Chaumière l'ordre et la morale, il trouve des vis-à-vis à tout le monde. Placé dans les groupes de manière à économiser l'espace et à grossir la recette, et quand la danse a commencé, il en modère les écarts d'une voix rude : Monsieur Charles, soyez moins aimable ; mademoiselle Élisa, pas tant de grâce s'il vous plaît ; je crois qu'il y a du désordre par là-bas (il s'agit de trois femmes tombées les unes sur les autres comme des capucins de cartes). « Lorsque le père Lahire connaît le domicile de ses habitués, il menace de les réintégrer dans leurs foyers domestiques. Monsieur A..., je vais vous renvoyer rue de Vaugirard faire l'amour, de la prose et des vers. « Le père Lahire est brusque, mais il est bon, les étudiants l'aiment beaucoup. Sa sAirveil- lance active empêche presque toujours la police officielle d'intervenir. » Il y eut aussi à la Grande Chaumière des cabi- nets particuliers où la fête devenait plus in- 156 LES BALS PUBLICS time. Alfred Delvau évoque très ému le souvenir du no 13. Mais le père Lahire eut beau faire, le père Bullier avec sa Closerie des Lilas lui prit un à un tous ses clients. N'est-elle pas un peu mé- lancolique cette anecdote que raconte Paul Mahalin dans son livre Au Bal masqué: « Vers les derniers temps de l'exploitation, la Chau- mière était devenue déserte, et comme le père Lahire réglait généralement l'éclairage sur les recettes, son jardin était arrivé à simuler un caveau de famille. « Quand les pièces de 20 sous n'avaient pas répondu à l'attente du directeur, celui-ci fai- sait un efïort suprême : il trouvait moyen d'éliminer à la force du poignet une dizaine de danseurs qu'il avait soin de bien choisir. « — Je les connais, disait-il, ce sont des enra- gés, ils vont rentrer tout à l'heure, ça fera tou- jours dix francs de plus. » DEUXIÈME PARTIE LES BALS D ARTISTES LE BAL DES OUAT'Z'ARTS Le Bal des Quat'z'Arts n'est pas une fête comme les autres. C'est tout autre chose. C'est le dernier refuge de la Fantaisie à l'École des Beaux-Arts, c'est le sourire de la vieille maison, c'est l'aboutissement logique de toutes les tra- ditions transmises de génération en génération avec le fameux liymne du Pompier et de son casque qui, de loin, lui donne presque l'air d'un guerrier. Le Bal des Quat'z'Arts est, à notre époque, une manière d'anachronisme. L'esprit qui l'anime date d'un temps passé ; les ombres de Chicard et des gaillards gambilleurs, ses contemporains, se sentiraient là à leur aise, l'habitué du dancing à la mode y est tout à fait perdu. L'esprit rapin 160 LES BALS D'ARTISTES a de moins en moins l'occasion de se manifester, mais le soir du bal il reprend force et couleur. Rien n'est plus candide qu'une âme de rapin parmi les pires turpitudes, rien n'est plus éloigné du vice ; c'est justement cette bonhomie, cette liberté d'allure, cette franchise, cette santé mo- rale et physique qui font accepter avec simpli- cité ce qui ailleurs ne saurait guère être toléré. Malgré la réputation d'orgie démoniaque qui fut faite au bal par certains défenseurs de la morale qui n'y étaient jamais allés, il n'y a aucune perversité dans les extravagances com- mises au cours de cette folle nuit. Les gestes et les attitudes peuvent être hardis, et les costumes se réduire à rien, c'est au fond, et avant tout, une bonne grosse rigolade, une gaieté saine et débraillée, une saoulerie de soir de paye si l'on veut, la bonne vadrouille de braves gens en goguette ; mais cette goguette a pour cadre un si beau décor, un tel épanouissement de lumières et de couleurs, on sent partout une telle ardeur, une telle frénésie, une telle fureur même à sauter, à chanter, à crier, à brandir des armes pour rire, que l'ensemble finit par atteindre une réelle grandeur. Tout le monde, évidemment, n'est pas pré- paré à de tels spectacles. Le Bal des Quat'z'Arts est une fête intime donnée par des artistes, et pour des artistes, chacun doit y être acteur et non pas spectateur. Il est tout à fait nécessaire LE BAL DES QUATZ'ARrS IGl que ces fêtes restent strictement privées et si l'on peut trouver discutable le procédé qui consiste à vendre à un quidam une carte avec laquelle il aura juste le droit de se faire mettre à la porte sans aucuns ménagements, du moins faut- il féliciter les massiers chargés du contrôle de leur sévérité. Quiconque n'a pas l'esprit Quat'- z'Arts doit être impitoyablement renvoyé. 11 faut, avant d'entrer, apprendre à voir avec des yeux de peintre et se garder de considérer le nu comme le dernier état du déshabillé. Le Bal des Quat'z'Arts peut très bien être considéré comme faisant partie de l'enseigne- ment de l'École des Beaux-Arts. C'en est, si l'on veut, le complément. Au cours d'histoire du costume et d'archéologie, l'élève a-t-il vu des personnages animés vêtus des costumes qu'on lui décrit ? Et surtout, est-ce sur la table à modèle, à l'ateher, qu'il peut se rendre compte de ce que devient le nu en mouvement ? Le Bal des Quat'z'Arts a un côté professionnel, dont il faut tenir compte. Le premier bal des Quat'z'Arts eut heu le 23 avril 1892 dans la salle de l'Élysée-Mont- martre. Depuis cinq ans, le Courrier Français, avec Roques, organisait déjà des fêtes artis- tiques, c'était un exemple qui devait être suivi. Ce premier bal ne fit pas beaucoup parler de lui. L'invitation était imprimée sur un papier 162 LES BALS D'ARTISTES d'emballage, du papier de boucher, et portait « au composteur », dans nu coin au milieu d'un carré, ces mots : Dessin supprimé par la cen- sure. Voici le texte de cette invitation : INVITATION POUR Bal des Quat'z'Arts UN COUPLE Le comité des Quat'z'Arts (peintres, sculp- teurs, architectes, poètes) vous prie d'honorer de votre présence le grand bal costumé qu'il donnera le samedi 24 avril 1892, dans les salons de l'Élysée-Montmartre. Louis Dufour et son foudroyant orchestre. L'habit noir, la blour.3, le costume bourgeois et le caleçon de bain sont interdits. Les portes s'ouvriront à minuit. Entrée du célèbre crocodile escorté d'un escadron de cava- lerie. Réception par la fanfare de la Butte, bataille de bombes et de dynamite, fleurs, con- fettis. Distribution aux dames d'objets d'art. En- voi gratuit du catalogue à toute personne qui en fera la demande : envoyer 500 francs pour l'affranchissement. Distribution solennelle : coupe de Sèvres offerte par le ministre des Beaux- Arts aux costumes les plus fantastiques. Con- LE BAL DES QUAT'Z'ARTS 163 cours de grands pieds. Grande médaille d'ému- lation. Loterie (autorisîse par M. le Préfet). Une voi- ture à bras fera le tour du bal pour être tirée en tombola, l'heureux gagnant en prendra pos- session pour rentrer chez lui. Il sera perçu un franc par personne pour le vestiaire. Mais ce bal de 1892 ne fut, en quelque sorte, qu'une répétition générale, et c'est le bal sui- vant, celui du 9 février 1893, qui inaugura, avec un grand scandale, la retentissante série de ces fêtes. Jules Roques, cette fois, avec le sens qu'il avait de ce genre de divertissement et l'auto- rité que lui donnait son journal, s'occupa de son organisation avec les massiers de l'École. Tous les détails de la fête furent admirablement réglés. Pour recevoir une invitation, les élèves des Beaux-Arts devaient s'adresser au massier de leur atelier, et les artistes libres, au comité, mais en donnant leur adresse. Après avoir vérifié leur identité, on leur envoyait une carte à domicile. Cette carte était gratuite comme aussi le vestiaire. Les abonnés du Cuurrier Français furent invités aussi, mais seuls les anciens abonnés. La carte, blanche pour les hommes, et bleue 164 LES BALS D'ARTISTES pour les femmes, était ornée d'un dessin de Cheret imprimé en bistre. Le bal eut lieu à minuit au Moulin-Rouge. A l'entrée, Guillaume et Jules Roques exer- çaient un sévère contrôle, ils durent vérifier plus de 4.000 invitations. A deux heures com- mença le défilé des ateliers, défilé dont Georges Brandimbourg a laissé une description enthou- siaste : « Cléopâtre chaste dans sa nudité, portée par quatre mâles, précédée d'une joyeuse fanfare que jamais n'aurait imaginée Massenet, c'est ensuite Manon, c'est Sarah, c'est la beauté blonde aux cheveux d'ébène suivie de toute la jeunesse ivre de gaîté. « Point d'obscénité, ce fut sérieusement et dans un ordre parfait que précédés de leurs modèles toutes nues dans leur irradiante blon- deur, soit sur un palanquin ou couchées sur des hts de fleurs, ou trônant sur un dôme ou por- tées par un her- cule, marchant par- mi les ovations, que nos artistes rendaient homma- ge à l'art, à la beauté, à l'amour. » Il y eut ensuite des attractions de toutes sortes : pa- *",/. LE BAL DES QVAT'Z'ARTS 165 rade foraine, boniments, danses du ventre, luttes, et même des « numéros » exécutés par des professionnels de music-hall. La fête se termina dans les cafés des alentours où cha- cun, au matin, alla boire un dernier verre... * * * Mais la Ligue contre la licence des rues veillait. Quelques jours après le bal, le Procureur de la République recevait la lettre suivante : Société générale de Protesialion contre la licence des rues Paris, le 14 février 1893 9, rue d'Anjou. Monsieur le Procureur de la République, J'ai l'honneur de vous dénoncer un fait d'une gravité extrême et d'une telle impudeur que, malgré les témoignages les plus dignes de foi, j'ai cru douter de sa réalité jusqu'à ce que je l'aie trouvée confirmée par l'article ci-joint du Courrier Français d' avant-hier. Le jeudi 9 février dernier,un groupe d'artistes a donné, sous le nom de Bal des QuaV z AriSy une fête au Moulin-Rouge. 12 166 LES BALS D'ARTISTES On n'y recevait que les personnes munies de carte d'invitation, mais il y avait plusieurs mil- liers de personnes et, d'ailleurs, on avait donné des invitations à qui en demandait, ce qui semble constituer un état de publicité qui exclut toute possibilité de contestation. On m'affirme et, sauf le nombre, le Courrier Français confirme le fait, qu'une dizaine de femmes entièrement nues, sauf une gaze fort transparente sur les parties secrètes, ont été admises à figurer dans le cortège costumé qui a précédé le bal et se sont ensuite mêlées aux invités et aux danses. J'ai l'honneur de vous signaler le fait, je le juge assez grave pour être absolument décidé, si vous ne jugez pas qu'une répression puisse en être suivie, à le signaler à M. le Garde des Sceaux, à la tribune du Sénat. Veuillez agréer, monsieur le Procureur de la République, l'expression de mes sentiments les plus distingués. R. Bérenger, sénateur. Une instruction fut donc ouverte contre M. Henri Guillaume, considéré comme organi- sateur du bal. Il est curieux de noter que le principal témoin à charge était Mlle Weber, dite la Goulue, la fameuse danseuse de qua- drille, collaboratrice bien imprévue de M. Bé- renger. Un document bien curieux aussi est la LE BAL DES QUAT'Z'ARTS 167 protesLaliou de la Société syndicale et de pré- voyance des modèles i Olympe. D'autre part, les élèves de l'École remettaient à M. Henri Roujon, directeur des Beaux-Arts, une pétition pour solliciter l'appui de sa bien- veillance auprès du ministre de la Justice, tandis que le procureur de la République recevait une requête signée par les massicrs de tous les ate- liers, demandant à prendre leur part de respon- sabilité dans les faits reprochés à Henri Guil- laumeet afïirmant sur l'honneur «qu'ils n'avaient jamais eu l'intention d'organiser des exhibi- tions obscènes, mais, au contraire, la constante préoccupation de donner à cette fête un carac- tère exclusivement artistique ». L'audience eut lieu au mois de juin. L'assis- tance était de qualité. Les quatre modèles assises au banc des accusées ont un maintien modeste et digne. Sarah Brown porte un cha- peau 1830, Yvonne est tout en noir, Suzanne en mauve, Manon est très sérieuse. Henri Guil- laume est assis un peu plus loin. Au banc de la défense sont M^ Lagasse, Jean Bataille et Laya. M. le substitut Trouard-Riolle occupe le siège du ministère pubUc. M. Courot, prési- dent de la 11 e Chambre correctionnelle, dirige les débats. Le président Courot, après avoir interrogé Henri Guillaume, s'adressa à « la fille Marie- Florentine Roger, dite Sarah Brown ». 168 LES BALS D'ARTISTES « Vous êtes accusée d'attentat à la pudeur. Vous aviez un costume très décolleté. La chair nue apparaissait. — Mais non, j'avais une ceinture, de gros colliers et puis des sequins. — Aviez-vous un maillot ? — Non, pourquoi faire ? j'étais vêtue. • V il KlCP^b^" -^ — Vous vous êtes promenée dans le bal le buste nu. — J'ai paru seulement dans le cortège ; tout le temps du bal j'ai été dans une loge. — Qui vous a donné l'idée de ce costume? — Personne. Je suis modèle, c'est moi qui ai posé pour la Cléopàtre de Rochegrosse. J'ai naturellement choisi ce costume. » La salle commença à s'anmser quand le pré- LE BAL DES QTJAT'7/ARTS 169 si dent demanda à Mlle Lavalle, dite Manon : « Pour tout costume vous aviez une chemise noire ? — Oui, très épaisse. — Vous la dégrafiez. — Dame, il faisait chaud. » Un éclat de rire éclata sur tous les bancs tandis que le président s'écriait : « Enfin, vous n'aviez qu'une chemise et vous trouviez moyen de l'ouvrir. » Mais où la salle s'csclafa vraiment, c'est au mol du président qui termina l'interrogatoire de Mlle Hortense Roger, dite Yvonne. « Vouc étiez montée sur un âne ? — Oui, un âne blanc. — Vous n'aviez qu'une chemise. — Oui, mais avec beaucoup de rubans. — Enfin on voyait vos formes. — Mais non, j'étais sous un dais. — Enfin, on voyait votre poitrine et l'obs- cénité de votre costume était soulignée par l'ani- mal que vous montiez. » Cet âne soufignant l'obscénité d'un costume fit passer une rumeur de joie, et l'interrogatoire des témoins commença. Un grand nombre de témoins à charge avait été cité par la prévention, m:iis la déposition d'aucun d'eux ne put être retoime, car si tous avaient vu des femmes plus ou moins nues aucun ne put déclarer que ce nu était obscène. 170 LES BALS D'ARTISTES On entendit Jules Roques, dont la déposition fut très importante, Georges Montorgueil qui fut très écouté car son opinion était de celles qui pouvaient compter. Georges Bran- dimbourg qui déclara qu'il avait fait son article « de chic » et qu'il était trop « parti » pour se souvenir de ce qu'il avait vu; des peintres, des massiers qui n'avaient remartjué rien d'obscène et même un élève architecte qui prétendit qu'il n'avait pas aperçu de femmes nues, ce qui lui attira cette question du président : « Savez-vous ce que c'est qu'une femme nue ? » Mais une déposition qui fit sensation fut celle de M. Garnot, commissaire de police, qui cou- rageusement déclara qu'il n'avait rien vu d'obs- cène au bal des Quat'z'Arts et qu'au bal de l'Opéra il avait assisté à des scènes bien plus outrageantes pour la morale des yeux et pour la pudeur des oreilles. Après l'interrogatoire des accusés et des té- moins, le réquisitoire, sur un ton badin, ne de- mande que le minimum de la peine. Les plai- doiries font piévoir l'acquittement pur et simple, mais le jugement est remis à huitaine et c'est le vendredi 30 juin que le Tribunal rendit l'ar- rêt condamnant chacun des accusés à cent francs d'amende avec sursis. Le Tribunal établit en fait que les quatre prévenues se sont montrées en des costumes LE BAL DES QUAT'Z'AHTS 171 légers et que toutes montraieut leurs seins nus (suit le détail des costumes). Il constate que Guillaume a été l'organisa- teur du bal et a dessiné le costume de Sarah Brown, que de ce fait il est complice du délit commis par les prévenues. En ce qui concerne la publicité: Qu'il est constant, qu'il est impossible de soutenir que la présence de trois mille personnes ne constitue pas une réunion publique. Mais attendu que Guillaume n'a pas agi dans un but de spéculation et que son honorabilité est au-dessus de tout soupçon. Quant aux femmes, attendu qu'il y a lieu de dire qu'elles ont agi dans un but artistique et désintéressé et qu'il convient de leur appliquer les circonstances atténuantes. Pour ces motifs condamne Henri Guillaume, Florentine Roger (dite Sarah Brown), Alice Lavalle (dite Manon), Clarisse Roger (dite Yvonne) et Em.ma Denne (dite Suzanne), cha- cun à cent francs d'amende. Ordonne l'application de la loi de sursis. C'était en fait l'acquittement. Raoul Pon- chon composa, à cette occasion, deux gazettes rimées : 0! Sarah Brown! si Von f emprisonne, pauvre ange. Le dimanche j'irai V apporter des oranges... Ces vers, ainsi que le compte rendu des débats 172 LES BALS D'ARTISTES et les plaidoiries ont été publiés par le Cour- rier Français. Mais le Quartier était en révolution, l'émeute gronda, attira toute la populace qu'on rencon- tre toujours en pareil cas. Il y eut des batailles, des morts... Quant aux héroïnes de cette aventure leur sort fut bien diiïérent. Sarah Brown finit par se ranger, elle fit un mariage très honnête et se retira en province, en Bretagne. Quant à Mlle Lavalle, dite Manon, elle devint une demi-mon- daine très lancée, non pas à la suite du bal des Quat'z'Arts, mais d'une autre fête qui attira sur elle, encore une fois, les foudres de la Ligue. Cette fois, il faut bien l'avouer, M. Bérenger avait raison et même, car le bal dont nous vou- lons parler précédait le procès, la Ligue contre la licence des rues pouvait trouver là une raison indiscutable d'agir. Le bal des Quat'z'Arts de 1893 avait été parfait et s'était déroulé dans la plus belle harmonie qu'on pût imaginer. Il n'eut qu'un tort, c'est de faire naître des con- trefaçons. Un journal, le Fin de Siècle, eut l'idée de donner lui aussi un bal. La fête eut lieu à l'Élysée-Montmartre. Du bal des Quat'z'Arts les organisateurs de ce bal Fin de Siècle ne virent que le côté déshabillé. Ils invitèrent le plus de femmes qu'ils en purent trouver à la condition qu'elles viendraient aussi peu vêtues que pos- sible, en déshabillé galant, en costume de nuit, LE PAL DES iJTrATZ'AItTS 173 toutes nues même si elles rosaieiit. Elles l'osè- rent. Or les messieurs étaient en habit et ce n'étaient pas des peintres accoutumés aux nus académiques. Le bal eut tôt fait de prendre un côté obscène très caractérisé. Le défilé com- mença, ce fut pire. Sur une litière s'avançait Manon, dont la parfaite beauté n'était couverte que par un voile transparent. La litière fut entou- rée par une foule, une meute, ruée à l'assaut de cette chair nue, le voile léger fut arraché, les admirateurs en habit noir étaient transportés par une rage sadique qui les faisait rêver de viol, ce n'était plus du tout la gaillarde gaieté des rapins de l'École. ISIanon parvint à s'échapper de leurs griffes, gagna une loge, hors de portée des mains trop avides, sa beauté nue se dressa encore, mais des cris, des injures montaient ; « Combien ? » On la mettait aux enchères, le spectacle de- venait tellement ignoble qu'elle eut ce cri qui, poussé par elle, était bien inattendu : « J'ai honte, rendez-moi ma chemise. » Il n'empêche que les juges furent cette fois moins cléments, et pour s'être montrée nue au bal du Fin de Siècle, Manon fut condamnée à quinze jours de prison sans sursis. Elle les fit ; mais elle était lancée. La Fortune aime à choisir son moment. 174 LES BALS D'ARTISTES * * Le coup cependant ne fut pas mortel au bal des Quat'z'Arts ; mais affirmer que tous ces événements n'influencèrent pas le bal de l'année suivante serait exagéré. On se méfiait et avec raison. Le comité responsable était composé de quatre membres qui savaient quels risques ils couraient. Henri Guillaume, naturellement, ne pouvait plus y figurer officiellement puisqu'il était déjà condamné et n'aurait pu une seconde fois bénéficier de la loi de sursis. Le bal eut lieu cependant, l'invitation était dessinée par Albert Guillaume qui évoqua cette résurrection en re- présentant quatre aimables et jeunes personnes, symbole des Quat'z'Arts, levant la pierre d'un sépulcre à la stupéfaction des agents armés de leur coupe-choux, chargés de surveiller ce sec- teur. On ne s'amusa pas franchement cette année-là, une contrainte pesait, le souvenir des pénibles événements de l'année précédente était encore trop vivant, et puis il y avait trop d'étran- gers venus pour voir « ce qu'étaient en somme ces scandaleux Quat'z'Arts ». Pas de nu, des costumes très étoffés, au point que Gérôme s'écria, paraît-il : « Alors, quoi, l'armée du salut !... » Le défilé pourtant avait grande allure avec la procession bouddhique de l'ateher Lalou. Mlle Pinsonnette était un boud- LE BAL DES QUAT'Z'ARTS 175 dha comme ils n'oii ont pas aux Indes; il y avait encore les Romains de chez Ik'don, et les Drui- des de chezL.-O. Merson entouraient une admi- rable Velléda. Mais la liberté manquait. On n'osa même pas danser la danse du ventre, ce qui était un des grands attraits des fêtes costumées d'alors. L'an suivant, par contre, le bal déjà renaissait et retrouvait la somptuosité et la gaîtéde 1893. L'atelier Gérôme i)réscnta pour le défdé une Bellone d'un puissant caractère, casquée et armée du glaive avec le bouclier rond, hurlant sa rage, entourée de guerriers. Les Cormon paro- diaient le tableau du patron, la Fuite de Caïn, tandis que les Merson avaient construit une nef à laquelle rien ne manquait, ni les mâts, ni les cordages, ni les voiles. Les Pascal firent défiler toute une caravane avec les chameaux, l'éten- dard du prophète et les bannières multicolores. En 1896, le bal atteignit une richesse que d'aucuns trouvèrent même exagérée. Le défilé fut magnifique. Les litières et les chars poussés à bras étaient remplacés par de véritables mo- numents traînés par des chevaux, il y avait des chameaux, un éléphant, la salle était somp- tueusement décorée, les Julian buvaient dans un cabaret, les Cormon dans une caverne, les Gérôme dans une mosquée, chacun avait tra- vaillé courageusement à son costume. Le sculp- teur Moreau-Vauthier, dont nous aurons sou- 17fi LES BALS D'ARTISTES vent l'occasion de parler à propos de ces pre- miers Quat'z'Arts, était un ardent général Bonaparte menant l'expédition d'Egypte. L'an- née précédente, il s'était camouflé en Dante avec une surprenante ingéniosité. Une des grandes attractions des Quat'z'Arts a toujours été le retour à l'École en costume, le lendemain du bal. Du Moulin-Rouge le cortège suivait un itinéraire riche en belle perspective. la rue Blanche, la Trinité, la rue de la Chaussée- d'Antin, l'Opéra, le Palais-Royal, le Carrousel, les quais. La police prévenue laissait faire, et accompagnait de loin la troupe burlesque qui s'en allait en chantant, précédée d'une fanfare venue tout exprès à la sortie du bal pour jouer l'hymne du Pompier, c'était — c'est encore — un défilé extravagant. En ce temps-là il n'y avait guère d'autos, les déguisés prenaient d'as- saut les fiacres, chaque voiture était chargée de guerriers, de courtisanes, de barbares en loques, sales, portant sur leurs traits la fatigue Li: BAL DES QVAT'Z'AHTS 177 de la folle iiuiL les chevaux avaient de singu- liers cavaliers, voire des cavalières nues ou presque. On faisait un tapage infernal, les boîtes à ordures roulaient jusqu'en bas de la rue Blanche. Qui n'a vu un empereur romain traîné dans une poubelle devenue char de triom|)he ! A l'Opéra le cortège s'arrêtait, les marches du monument Garnier se garnissaient, comn^ie un espalier, de danseuses multicolores, le grouj.e de la danse s'augmentait de ligures que Carpeaux n'avait pas prévues. Le bassin du Palais-Royal devenait une piscine, il fallait y faire une pleine eau. En 1900, tannée de l'incendie du Théâtre- Français, les échafaudages se couvrirent comme par enchantement de toute une population grouillante et i^esiiculante. 11 y eut pendant longtemps, place du Carrou- sel de grands pylônes qui portaient le système d'éclairage de la place. Or la tradition voulait que chaque année, en revenant du bal, un Quat'- z'Art grimpât en haut du mât pour y planter quelque oriflamme. C'était généralement le rapin le plus ivre qui y parvenait. Qu'on aille dire après cela qu'il n'y a pas de Dieu pour les ivrognes. En somme, malgré toutes les excen- tricités, les tours de force accomplis dans cette descente de la place Blanche, il y eut rarement de graves accidents, alors que de sang-froid personne n'aurait osé faire de telles acrobaties. Mais ce qu'il faut dire aussi c'est l'aspect 178 LES BALS D'ARTISTES vraiment féerique de tous ces costumes multi- colores dont les vives couleurs éclataient au soleil levant, dans le décor gris de Paris au petit jour. C'est vraiment une vision dont on garde un inoubliable souvenir. Souvent les rapins ne se décidaient pas à terminer si tôt la fête. On rencontrait des grands prêtres, des mercenaires et des ribaudes fort avant dans la journée, quelquefois même ils allaient prendre le train pour terminer la journée à la campagne. On se souviendra des légions romaines qui canotèrent en grand uniforme sur les calmes eaux de la Marne, c'était je crois en 1895. En 1897 le retour à l'École fut marqué par une cérémonie très réjouissante. Cette année-là, les deux grands bustes qui ornent la grille de l'École étaient en réparation, les socles étaient vides et voilà ce qui fut ima- giné. On fit imprimer des cartes ainsi rédigées : ministère de la chose publique et des quat'z'arts Le Minisire des QiiaVzWrls a ilwnncur d'in- viier M... à la cérémonie d' inauguration des nou- veaux Bustes de la Grille de l'École des Beaux- Arts enfin achevés ! grâce à la généreuse participation de l'œuvre des piédestaux abandonnés qui aura lieu samedi 10 avril, à 7 heures du matin. LE BAL DES QUAT'Z'ARTS 179 Le costume est de rigueur, les discours facul- tatifs. Le célèbre orphéon « les Enfants des QuaC- zArts prêtera son gracieux concours à cette im- posante Cérémonie. On se réunira à la place Blanche, à 6 heures précises. Quand le cortège arriva rue Bonaparte, les nouveau s: bustes étaient en place, et quels bustes ! Leur auteur était le sculpteur Moreau- Vauthier. Il avait dû une nuit se faire hisser jusqu'en haut des piédestaux pour prendre la mesure exacte des socles, et puis il s'était mis à l'ouvrage dans le plus grand secret. Les bustes attendaient dans un atelier tout proche qu'on allât les chercher, on les mit en place. Quels éclats de rire, et quels applaudissements quand on vit ce qu'ils représentaient. C'étaient les bustes de la Pudeur et de le Pudeur. La Pudeur était personnifiée par une femme très aguichante au sein nu et au sourire inviteur qui faisait de l'œil au buste, son pendant. Celui-là c'était le Pudeur, c'est-à-dire le séna- teur Bérenger qui, l'œil en coulisse, semblait très ému, et très tenté par les invites de sa voi- sine. L'inauguration eut lieu, solennelle, et puis les rapins s'en allèrent, laissant les bustes en haut des piédestaux. Le gardien-chef, très em- barrassé — il était huit heures du matin — n'osa 180 LES ÈALS D'ARTISTES pas, tout d'abord, aller réveiller le directeur de l'École qui était alors M. Paul Dubois. Il s'y décida enfin. Le directeur pensait que le cou- pable viendrait reprendre son œuvre. 11 s'en garda bien. A onze heures passées, on descendit l'ef- figie sacrilège du respectable président de la Ligue contre la licence des rues. Depuis le matin les gens qui passaient rue Bonaparte s'arrê- taient et commentaient l'événement. Les bustes furent relégués dans quelque dépôt. Que sont-ils devenus? peut-être existent-ils encore... Plus tard une autre descente à l'École devait se terminer par une manifestation du même genre. Pour l'exposition de 1900, les arbres des quais avaient été arrachés. Un comité se forma, le Comité des QuaCz' Arbres, et au petit malin les joyeux drilles en costumes rnitiques installè- rent solennellement quatre faux arbres gigan- tesques qui avaient plusieurs mètres de haut, plantés dans des caisses en bois vert. * * * Le dessin qui ornait l'invitation du bal de 1898 était de Léandre. Ce bal fut marqué par un incident très significatif. Vers trois heures du matin, alors que le souper battait son plein, on vit s'avancer parmi les soupeurs assis par terre et festoyant joyeusemciiL un groupe qui parut LE BAL DES QUAT'Z'ARTS 181 stupéfiant. Il était composé de messieurs en habit et de dames en toilette de soirée couvertes de soie et de fourrure. Tout d'abord ce fut de la stupeur, les intrus étaient d'une inconscience si paisible, ils étaient si sûrs d'eux qu'on ne leur dit rien et qu'ils purent s'avancer jusqu'au milieu de la salle, jusqu'à la table des Barbares, raconte Louis Morin, « au milieu de laquelle une petite femme rousse drôlement coifïée d'une calotte rouge à plumes, en chien savant, versait sur sa gorge ronde, à pleine bouteille, le Cham- pagne que les Barbares recueillaient aux rigoles de ses genoux plies »>. Mais à ce moment des hurlements s'élevèrent de toutes parts, ce fut une clameur épouvan- table, et les habits noirs terrorisés battirent en retraite sous les huées. « Et, ajoute Louis Morin, par un de ces hasards qui semblent avoir l'es- prit de la situation, la personne tout indiquée pour conduire cet exode se trouva là, un ange gigantesque, nimbé d'or et vêtu de blanc, dont l'épée flamboyante tournoj^a comme il le fallait au-dessus de la tête des réprouvés, au bout de grands bras maudisseurs. Au bal de 1898, le défilé des terroristes de 93 a laissé un impérissable souvenir, les sans- culottes passaient en hurlant le Ça ira ; un abatteur et un forgeron guêtres de paille san- glante, dansaient en agitant la hache et le mar- teau, et ce farouche cortège entourait une belle 13 182 LE S^ BALS D'ARTISTES République, une grande fille brune coiffée du bonnet phrygien et dont le manteau rouge tomba vite pour qu'elle apparût nue en haut du grand escalier. Le prix de beauté du bal de 1898 fut décerné à une délicieuse fillette qui posa la Tanagra de Gérôme; en 1899 il alla à une Japonaise dont la chair ambrée et les yeux profonds enthousias- mèrent la foule. L'invitation du bal de 1899 avait été illustrée par Bellery-Desfontaines. En 1901, les deux groupes marquants furent la Chasse à la femme LE BAL DES QUAT'Z'ARTS 183 de l'atelier Dalou et le Retour de Christophe Colomb de l'atelier J.-P. Laiirens, atelier qui se montra (lii^ue du « patron »> passionné de cos- tumes historiques. Les costumes des conquis- tadors, boucaniers et tlibustiers des premières invasions d'Amérique étaient établis avec une sérieuse documentation. Le bal des Quat'z'Arts de ces années-là, 1898 à 1901, a trouvé en Louis Morin le plus charmant historiographe ([u'on puisse imaginer. Son livre la Revue des Quatre Saisons est une petite merveille qui vaut non seulement par le texte, mais encore et peut-être plus encore par les dessins en noir et en couleur qui ornent chaque page, dessins d'une grâce, d'une fantai- sie, d'une légèreté qui seules suffiraient à classer Louis Morin parmi les petits-fds de Boucher et de Fragonard. Depuis 1893 tous les bals avaient lieu au Moulin-Rouge. La salle convenait bien au défilé et à la décoration des Loges. De plus, le grand escalier, quand il était chargé de personnages costumés à l'antique, offrait un spectacle d'une réelle grandeur. Le père Ziller, le directeur, en commerçant avisé, savait ce qu'il faisait en laissant sa salle pour un prix dérisoire aux rapins de l'École. Les Quat'z'Arts faisaient une grosse publicité au Mouhn-Rouge, d'autant plus qu'il avait été convenu que la décoration de la salle resterait après le bal, et tout Paris 184 LES BALS D'ARTISTES montait au Moulin le lendemain de la fête afin d'en voir le cadre à défaut d'autre chose, imi- tant le badaud de Rabelais allant manger son pain sec à la fumée des oies rôties. Heureux temps que celui-là où les frais de la fête, y com- pris le Champagne distribué généreusement sous forme de prix à tous les ateliers, n'atteignaient pas 2.000 francs. Le Comité cédait aux ate- liers des cartes pour 1 fr. 50, et l'atelier les revendait aux élèves 2 ou 3 francs avec cepen- dant le droit d'en céder moyennant une somme plus élevée aux anciens élèves. Ces anciens élèves d'ailleurs, comme souvent les patrons, donnaient d'eux-mêmes une subvention pour aider la masse à équiper les chars du cortège. Pendant toute cette période, il n'y avait pas d'unité de costumes. On ne reconstituait pas une époque. Chacun pouvait se déguiser selon son goût, à condition toutefois de rester dans la note Quat'z'Arts. Des affiches placardées dans les ateliers avant le bal, donnaient la liste des costumes qu'il fallait éviter, tels que ceux de tourlourous, de moines, de clowns, etc., et, ajoutait l'afTiche, «tout autre costume em,..ant». La consigne fut plus sévère encore quand le bal réalisa un ensemble, et c'est ainsi que sur l'in- vitation au bal de 1904 nous voyons figurer cet avertissement : « Le bal devant représenter une fuire à Byzance, LE BAL DES QUArZ'APxTS 185 les innocents qui s'amèneront en pierrots, mous- quetaires et autres, seront priés de repasser l'année où l'on acceptera des costumes idiots », avec ce post-scriptum : « Les crétins qui auront des cos- tumes loués ou des croquenots de ville seront saqués »; et ce dernier avis: « Philistin qui lis ceci n'espère pas en ton astuce pour entrer au Bal et compte que si nous t'y pigeons les pires blagues seront ton lot, eh ! muffle. » La chasse aux intrus a toujours été une tâche à laquelle s'est dévoué le comité. Ce n'est pas toujours un travail facile, car les ruses sont multiples de ceux qui veulent à tout prix se faufiler parmi les rapins en goguette. Il est nécessaire de faire avant l'ouverture des portes une ronde dans la salle et les loges et cette ronde est souvent fructueuse. Au Moulin-Rouge le contrôle était en haut, dans l'escalier. On avait trouvé une ingénieuse formule pour renvoyer les indésirables. «Une loge à gauche», criait-on. Déjà notre quidam ravi d'être si bien accueilli se réjouissait, on lui faisait prendre un long cou- loir qu'il suivait avec enthousiasme et pour finir se trouvait... sur le trottoir, boulevard de Clichy. Plusieurs ateliers, en 1921, avaient soumis au comité un projet qui ne manquait pas de saveur. Il s'agissait de construire une cage au milieu du bal et d'y enfermer les gêneurs au heu de les 186 LES BALS D'ARTLSTES chasser,.., mais le comité ne donna pas suite à ce projet. Cependant grandissait l'idée de donner une unité à chaque bal, de faire chaque année la reconstitution Quat'z'Arts d'une époque. Cette conception eut ses partisans et ses détracteurs, les deux causes ont leurs bons et leurs mauvais côtés. Quoi qu'il en soit, le premier essai qui fut tenté dans le sens de l'unité fut le bal de 1900 intitulé Bal antique où toute l'Histoire Ancienne était admise. En 1902, cet esprit se précisa encore. L'unité, cette fois, était absolue. Le bal de cette année-là évoqua l'ancienne Egypte. Mais le Moulin-Rouge se transforma en music- hall. La salle de danse fut démolie, les Quat'- z'Arts durent chercher un nouveau local et tout naturellement ils retournèrent au berceau de leur enfance, à l'Élysée-Montmartre qui les avait vus naître. Le bal de 1903 eut donc lieu à l'Elysée, l'épo- que choisie était le Moyen Age, et sur la carte, dessinée par Froment, on voyait des chevaliers dont les armures étaient d'argent. Ce bal sou- leva des protestations indignées et faillit porter un coup mortel à la tradition déjà vieille de dix ans. Pour la première fois on avait fait de la pubhcité avant le bal dans les journaux ; certaines notes laissaient môme entendre (jue les profanes pourraient, moyennant finance, y être admis. Nous ne savons pas qnel but poursuivait LE BAL DES QUAT'Z'ARTS 187 Froment en agissant ainsi, mais puisqu'à présent il est mort, n'insistons pas. Le procédé eut des conséquences déplorables, on vit arriver des invités grotesques, vêtus de locatis, on en ren- voya un grand nombre, ils protestèrent puis- qu'ils avaient payé leurs cartes très cher ; un écho paru dans le Supplément à ce sujet est très caractéristique. Le cortège cependant eut grande allure avec les chevaliers des Redon lancés à l'assaut d'un château fort et la page de IVIissel des Bougue- reau. Mais après le souper le bal prit un carac- tère d'une liberté qui fut jugée exagérée par cer- tains, la présence de « spectateurs, donnait à certaines attitudes une portée qui fut commen- tée sévèrement. On craignit un moment les inci- dents de 1893. Des poursuites allaient-elles être 188 LES BALS D'ARTISTES engagées ? Il n'en fut rien, heureusement ; mais il fallut promettre que le nu serait sévèrement interdit au bal suivant. Ce bal suivant, le bal de 1904, représentait une Foire à Byzance ; l'invitation, ornée d'un dessin de Rapin imprimé en bleu, en vert et en orange rehaussé d'or, est une des plus belles qu'on ait faites. Ce fut une fête d'une rare somptuosité avec Théodora et ses favoris cou- verts de pierreries, les courses en char et le grouillement de la multitude colorée venue des quatre coins du monde antique. Mais les mas- siers avaient promis qu'il n'y aurait pas de femmes nues. Promesse bien hasardeuse ! En vain vit-on les membres du comité courir de loge en loge, multipliant les recommandations, en vain des annonces furent-elles faites, il est facile d'imaginer la façon dont elles furent ac- cueillies. On s'avisa de distribuer des feuilles de vigne. On en prétendit le port obligatoire. Mais de quelle vanité était cette prétention... Dans chaque époque antique, reconstituée à la manière des Quat'z'Arts, dominent une ou deux couleurs. A Byzance c'étaient le vert et le bleu, au bal suivant qui eut lieu, en 1905, à la salle Wagram, ce furent le rouge et le blanc pour LE BAI. DES QUATZ'ARTS 189 y Agonie de Rome, les loges évoquaient les palais et les temples, il y avait même un corps de garde, Panam en Circcnces, le Champagne remplaça le pain et les jeux furent nombreux. Luttes, com- bats de reîtières, combats de gladiateurs, qui se précipitaient les uns contre les autres animés d'une mâle rage et s'effondraient avec un grand fracas de ferraille sous les acclamations des sénateurs aux toges brodées de pourpre. Mes- saline descendit àSuburre. Le défilé était pré- cédé des légions de Varus — les élèves de l'ate- lier Lefebvre, — portant tous le même uni- forme, le petit casque, la cuirasse, la tunique rouge et le bouclier; ils étaient armés du glaive et de la lance, et leur troupe défila en bon ordre sous le commandement de leur général, formi- dable, un colosse étincelant dans une armure d'or, c'était un officier russe, qui pendant la guerre fut général. Derrière l'armée venaient les traînards, les éclopés, les blessés, les prison- niers, les captives. On vit les chrétiennes livrées aux bêtes, les martyrs en croix... Le char gigantesque des Redon eut le premier prix, il représentait l'agonie de Rome. Sur un cheval doré la mort fauche la cité de luxure et de débauche représentée par une femme étendue. C'est encore au bal Wagram qu'en 1906 fut évoquée l'Inde mystérieuse et cruelle avec ses temples, ses idoles monstrueuses, ses prêtres, ses courtisanes sacrées. La fumée des lourds 190 LES BALS D'ARTISTES parfums emplissait la salle, des coups de gong retentissaient. Ensuite, ce fut Carthage, l'Egypte au ratodrome de Neuilly, ce qui donna au retour à l'École, par l'avenue de la Grande-Armée et des Champs-Elysées, un aspect de marche triom- phale. En 1909, le bal a lieu à l'Hippodrome et dans cette salle magnifique les rapins font surgir Athènes avec ses portiques, ses colonnades, les grandes galères dans le port, les barcjues de pêche. Athènes au pied de l'Acropole avec sur la colline sacrée les temples échafaudés et le Parthénon. Athènes avec ses philosophes, ses éphèbes, ses courtisanes, qui festoient, qui dansent dans un tourbillon multicolore, au son d'orchestres assourdissants, d'appels de trompe, de coups de gong, de cloches, tumulte que perce par moment le cri aigu d'une femme, tandis que flamboient les feux de bengale. Mais la ville est vaincue, cette nuit-là l'armée de la Perse invincible doit y faire une entrée triom- phale. Les gardes avec leurs longues lances re- foulent la populace et, dans la fumée, dans la flamme des torches, s'avancent lentement les chars énormes qu'entoure la cohue des guer- riers avec les étendards et les trophées, des têtes se balancent au bout des piques, c'est l'armée victorieuse qui entre majestueusement dans la ville conquise. Le 6 juin 1910, une harangue d'un pitto- LE BAL DES QUAT'Z'ARTS 191 resque rabelaisien conviait les élèves de l'École à « se venir esbaudir en la salle du skating de la rue d'Amsterdam ». Les bazars avaient fourni le meilleur des costumes. Un panier à salade, surmonté d'un panache, devint un casque ; on lit des armures avec des entonnoirs, le cha- peau que la S. P. A. inventa pour protéger les chevaux du soleil coilïa un boulïon après qu'on eût accroché des grelots aux oreillères. Le cos- tume d'un Triboulet était fait en légumes, longues feuilles de poireaux et collier de petits oignons. A Montmartre, en haut de la Butte, les vieilles maisons, les jardins, les petites rues très province, les cafés qui semblent des auberges, tout contribue au pittoresque du dé- part pour le bal. Il y a là-haut autant d'ateliers que de maisons, et, naturellement, tous les artistes vont aux Quat'z'Arts. En costume, on va prendre l'apéritif place du Tertre. Des chevaliers et des jouvenceaux circulent tranquil- lement parmi les bonnes gens, qui regardent sans trop s'étonner, ils sont un peu habitués aux plaisanteries des rapins. On va souper au Coucou, au Lapin Agile; le vieux cabaret prend des allures de taverne, où les joyeux drilles, compagnons de Villon, venaient humer le piot, et puis, en chantant le Pompier, en sonnant dans les trompes, en soufflant dans les cornes, on descend vers Paris. 192 LES BALS D'ARTISTES Rue d'Amsterdam, une foule se presse à la porte. On entre très en ordre, par atelier. Le comité et les massiers composent un contrôle sévère. Busson, le bon sculpteur, est à la porte, et malheur aux bourgeois ridicules et témé- raires qui essaient d'entrer. Comme chaque année, il y eut un grand nombre d'exécutions. Parce qu'ils se sont procuré — qui dira jamais comment — une carte de bal, nombre de gens se figurent qu'ils n'ont plus qu'à se présenter avec un large sourire et un costume loué pour être reçus à bras ouverts. Ils ont vu, ce soir- là, qu'il n'en était pas ainsi. Au malheureux déjà ahuri par toute cette foule et tout ce bruit, on pose de rapides ques- tions : « Quel est ton patron ? Qui est-ce qui est massier dans ton atelier ? » ou autres précisions de ce genre, s'il hésite, s'il s'embrouille : un seul geste, une petite porte s'ouvre et sans au- cun ménagement l'intrus est bouté dehors. Partout résonnent des appels de trompe, des hérauts soufflent dans leurs longues trompettes de cuivre, et fraternellement se mêlent les nobles et les vilains, en ronde, en farandole, en tour- noiement incessant d'armures de métal, de velours aux riches couleurs et de chatoyantes étoiles. Des chevaliers, sur leurs destriers capa- raçonnés et couverts de lourdes armures, char- gent, la lance en avant. L'atelier Pascal évoquait le Sabbat, une grande marmite bouillonnait LE BAL DES QUAT'Z'ARTS li entourée de démons aux grandes ailes, et dans la presque obscurité, illuminée d'éclairs, parmi les grondements du tonnerre, tandis qu'épi- leptique s'agitait un effrayant squelette, dan- saient les sorcières souples et jeunes, se contor- sionnant et s'agitant comme possédées par le Malin, tournoyant en folles sarabandes. Un peu plus loin, les Lambert célèbrent une messe profane devant l'autel, glorifiant la chair splen- dide des filles luxurieuses, parmi les chants et la fumée des encensoirs balancés par de démo- niaques enfants de chœur. Mais déjà les stri- dentes sonneries des hérauts, soufflant dans leurs cuivres, annoncent le dé filé, et lentement s'avance le long cortège. Des moines en cagoules noires portent sur leurs épaules un lourd catafalque, où s'allonge une femme. Voici toute une armée aux longues lances avec des orifiammes aux riches couleurs et des fanions armoriés. Le Bouc d'or éblouissant flamboie entouré d'ardentes démones, et voici que défilent tous les trésors de l'ÉgUse : amoncellement de pier- reries, rutilement d'or ciselé. Voici la châsse de l'atelier Henri Royer et Baschet, châsse admi- rable couverte de fines peintures et de délicates dentelles d'or, ouvrées avec un art infini et con- tenant une femme au corps parfait, d'une min- ceur et d'une élégance très gotliiques. Babylone, la ville magnifique, par miracle 194 LES BALS D'ARTISTES reconstituée, revécut une nuit tout entière, pour une formidable orgie, à l'occasion du bal des Quat'z'Arts de 1911. Il fallait créer le cadre évocateur, chaque atelier avait eu sa tâche. Les André bâtirent un temple gigantesque, les Jean- Paul Laurens, au-dessus d'un mur en briques peintes et vernies, silhouettaient la perspective d'un palais majestueux. Voici d'autres palais et d'autres temples ; des dieux gigantesques aux corps de taureaux ailés, des colonnes monumen- tales et tout en haut d'un escalier aux larges marches, le taureau rouge vers lequel montent les fumées d'encens. C'est le tournoiement de toute une foule chamarrée, bigarrée, rutilante, couverte de bijoux, de somptueuses étoffes aux tons ardents, chauds, éclatants, avec, jaillissant de cette orgie de couleurs, la chair chaude et nue d'une joUe fille ou d'un robuste guerrier ; les armes s'entre-cho- quent, les tia- res d'or brillent sous l'éclat aveuglant des lampes électri- ques, et l'or- chestre rythme et scande cette bousculade, d'où montent LE BAL ÙES QUAT'Z'ARTS 195 dominant le tumulte, le cri aigu d'une femme, le rugissement d'une trompe, l'appel strident d'une trompette. Précédé de guerriers qui crient sa gloire, Nabuchodonosor, sur son char que traînent les esclaves vêtus de vert et de bleu, passe impassible et majestueux la tête couverte d'une tiare magnifique où s'étagent les ors, les pierreries, les joyaux ; derrière lui caracole sa cavalerie, guerriers armés de lances, chars de guerre et de triomphe. Cette année-là fut décerné pour la première fois le prix Trilleau, fondé par Trilleau, qui est le plus impénitent des vieux Quat'z'Arts. Ce prix est donné chaque année au costume le plus original et le plus quat'z'arts. En 1912, la mode était aux bals persans, le bal des Quat'z'Arts fut donc la 1003^ nuit. Mais cet orientahsme ne devait rien aux ballets russes... L'art de Bask ne pénétra pas rue Bonaparte. Ce fut un Orient très réaUste, très peu styUsé que celui des Quat'z'Arts ; un Orient ensoleillé, pittoresque, chaud, multiple et coloré. C'étaient des palais somptueux, aux colonnes de marbre, avec, derrière ces colonnades, des échappées sur d'autres palais, aux dômes écla- tants sous le ciel bleu, ou qui silhouettaient leurs formes harmonieuses, dans la nuit verte cons- tellée d'étoiles d'or ; ou bien encore une grotte mystérieuse et sombre, un palmier gigantesque. 196 LES BALS D'ARTISTES avec des feuilles monstrueuses ; la taverne des quarante voleurs ; une maison où l'on danse ; une petite rue tortueuse, qui monte on ne sait où ; la puissante porte de fer, qui parfois s'en- tr'ouvre lorsqu'on prononce les paroles magiques pour laisser voir des trésors. La foule grouillante et bigarrée se presse et se bouscule pour jouir du spectacle qu'on lui offre. Dans la loge de chacun des ateliers, ce sont des combats, des boniments, des danses, surtout. L'orchestre, sur un balcon, domine la multitude; mais partout font rage de furieux tam-tams : coups sourds qu'on frappe à tour de bras sur de longs tambours ; stridents appels de trom- pette, qui déchirent les oreilles, et parfois, la plainte aiguë d'une aigre flûte. Des femmes nues, qu'enthousiasment cet épouvantable charivari, dansent, tournent, se démènent, éperdues, dans l'embrasement des feux de bengale qu'on allume, et dont l'acre fumée se mêle aux lourds parfums d'encens ; deux minces adolescentes s'étreignent... Et voilà que retentissent les longues son- neries des trompes de cuivre, des guerriers coif- fés de casques damasquinés, couverts de noires armures et de souples cottes de mailles s'élan- cent lances en avant, et, du bois de ces lances, font reculer la foule tumultueuse. Des hommes aux lourds turbans portent les grands éten- dards de soie violette, et, sur les épaules de dix LE BAL DES QUAT'Z'ARTS 197 beaux esclaves, robustes et musclés, s'avance la litière où, somnolente, est étendue une belle princesse nue. Des guerriers encore, et puis pas- sent des esclaves précédant un char où une femme, aux formes parfaites, se tient debout, auréolée d'un tournoiement d'or semblable à la queue d'un paon magnifique suivi d'un bril- lant cortège et, montant très haut dans le ciel, le Phénix, le gigantesque oiseau d'or. Des appels de trompe retentissent; des guerriers farouches, des nègres formidables défilent, armés de larges glaives tout dégouttants de sang ; des têtes coupées sont promenées au bout des lances, et dans une cage aux lourds barreaux tout rouges, suppliante et pantelante, accroupie sur un mon- ceau de têtes coupées, une femme est enfermée. C'est la vengeance du khalife. Ensuite, en 1913, ce furent les Barbares cou- 14 198 LES BALS D'ARTISTES verts de peaux de bêtes envahissant la Ville. En 1914, la Grèce, de nouveau, dans un singu- lier lieu ; le marché des Gobelins, élevé juste sur l'emplacement occupé par le palais où le roi Charles VII failUt périr brûlé vif, au cours d'un bal costumé... * Après la guerre, on pouvait se demander si la fête retrouverait son caractère. L'esprit quat'z'arts est très particulier et se transmet de génération en génération ; les anciens ins- truisent les nouveaux, mais en six ans que d'an- neaux de la chaîne avaient sauté... Cependant ces craintes étaient vaines. L'as- pect du bal n'avait pas beaucoup changé. On n'y était pas encore tout à fait cependant, et puis la vie chère se faisait sentir et réduisait la somptuosité des costumes, mais l'entrain et la gaîté étaient de la même sorte qu'autrefois. L'époque choisie en 1920 fut l'Egypte et la salle Wagram olTrait une perspective haute en couleur avec ses frises et ses hiéroglyphes, statues monumentales rendues vivantes par un amusant jeu de lampes électriques, le Sphinx et la galère de la reine d'Egypte à la proue cou- verte de pourpre. Sur un balcon, comme jadis, J'orchestre jouait ï Hymne du Pompier, et dans LE BAL DES QUAT'Z'ARTS 199 la salle c'étaient la cohue, la bousculade, l'im- mense tumulte de toute une foule criant, gesti- culant, dansant, avec des rondes, des farandoles, et, perçant l'immense clameur, des appels de trompes et de trompettes, des coups de sifïlet, l'infernal ronronnement des clacksons, la réso- nance des coups de gong... Le défilé eut la simplicité qu'il avait autre- fois aux premiers bals. Fini le temps des chars et des cortèges ; tout coûtait trop cher et chaque atelier se contenta de défiler en bon ordre avec, dressés debout sur les épaules de robustes gaillards ou étendus mollement sur des litières, leurs plus beaux modèles, nus et triomphants. Le jury, sur le balcon de l'orchestre, donna les récompenses. Il fallut ensuite décerner les prix de beauté, ce qui est toujours accompagné d'un grand tumulte. La foule, pressée, hurle, gesticule, siffle, conspue ou bien, au contraire, applaudit la femme qui se dresse sur le balcon et dont l'élé- gante silhouette aux lignes harmonieuses domine la cohue qui l'acclame ou la hue. Le souper fut un apaisement. On vendait au buffet des cartons contenant quelques nourri- tures assez hypothétiques, mais des ateliers, des groupes avaient apporté des provisions dans un panier et déballaient de succulent veau froid, des pâtés savoureux préparés à la maison, des gâteaux, des fruits. Pour être déguisée en reine 200 LES BALS D'ARTLSTES Cléopâtre ou en courtisane sacrée, on n'en est pas moins une bonne ménagère. Le festin com- mença. Les convives, assis par terre en rond autour du panier d'où sortaient tant de mer- veilles, mangeaient et buvaient gaillardement tandis que les papiers gras traînant partout, précisaient le caractère de déjeuner sur l'herbe qu'avait ce souper. Agape d'une famille en goguette, n'est-ce pas le véritable visage du bal des Quat'z'Arts ? On descendit pour finir, de la salle Wagram à l'Ecole précédé d'un orchestre qui jouait r/ii[//n/îe du Pompier. C'était dans le jour encore gris un éclatement joyeux de vives couleurs, et cepen- dant quels visages, quelles allui'es avaient les rescapés de la folle nuit, les traits tirés, sales, les vêtements déchirés. Respectueux des tradi- tions, le cortège s'en va donner une aubade à M. Bonnat, directeur de l'École ; ensuite c'est, pour les amateurs de pleine eau, la baignade dans les bassins de la place de la Concorde, et enfin, dans la cour de l'École, la dernière ronde et le dernier « Pompier » dans le flamboiement des feux de bengale, tandis que les gens levés matin demeurent stupéfaits de cette mascarade. Ainsi, par ce retour à l'École qui termine la fête, le Bal des Quat'z'Arls, petit-fils du Bal Chicard, peut revendiquer aussi comme ancêtre, la fameuse Descente de la Courlille. Mais, en 1921, la tradition était tout à fait LE BAL DES QUATZ'ARTS 201 renouée. Le bal retrouva toute sa splendeur d'antan. Quand le Carthaginois d'une nuit entra au bal, il se trouva devant une perspective de palais d'un effet saisissant. Au fond de la salle se dressaient les hautes murailles crénelées éblouissantes au grand soleil ; à droite et à gauche s'étendaient les vastes terrasses superposées sur lesquelles déjà grouillait toute une foule multi- colore, les temples des divinités monstrueuses : Baal, le Taureau formidable. Mais le grand carac- tère de cette évocation carthaginoise était dû à l'armée des Barbares, l'armée des mercenaires. On s'en aperçut bien au moment du défdé quand, rangés en bataille, ces guerriers venus de toutes les parties du monde s'avancèrent en bon ordre. Ils étaient tous là, les Ligures, les Lusitaniens, les Baléares, les Nègres, les fugitifs de Rome, les Grecs avec leurs casques gigantesques et 202 LES BALS D'ARTISTES leurs boucliers. Les haches, les épieux, les casse- têtes, les longues lances hérissaient de mille dards la troupe redoutable, les bonnets en feutre et les casques empanachés oscillaient, les ban- nières et les fanions claquaient au vent. Il y avait aussi l'armée punique avec les éléphants, forteresses vivantes, et les autruches rapides servant de monture à d'agiles cavaliers, et tout cela s'avançait en magnifique ordonnance, pré- cédant les divinités monstrueuses : Baal, le Taureau, un crocodile gigantesque, dieux ef- frayants couronnés du sourire d'aimables filles nues juchées au faîte du monument. L'aspect du bal fut à cet instant d'une réelle puissance. Le comité distribua les prix et puis commen- cèrent les concours : concours de beauté, pour les modèles ; concours de costumes. On vit alors quelle prodigieuse ingéniosité avait présidé à la confection de l'équipement des mercenaires, comment des ustensiles de ménage étaient devenus pièces d'armure. Les prix allèrent à un Barbare coilî'é d'un casque pesant orné de têtes de taureaux, à un grand guerrier grec dont la lance et le bouclier composaient un ensemble singulièrement liarinonieux, à Guy Arnoux, eiiiin, qui, le visage peint en bleu, était un guer- rier terrifiant, avec un équipement complet^ait d'objets usuels si bien camouflés, qu'il était difficile de les reconnaître. LE BAL DES QUAT'Z'ARTS 203 Le bal se termina comme se terminent tous les bals des Quat'z'Arts. Après le souper, l'ivresse « ambiante » exaspéra la frénésie des gestes et des attitudes. On descendit en cortège, précédé de musiciens, à l'École, au petit soleil levant. Pour aller de Neuilly à la rue Bonaparte, le chemin le plus court était l'avenue de la Grande- Armée et la place de l'Étoile ; on se garda bien de le prendre. Les guerriers des Quat'z'Arts ne passèrent pas près de l'Arc de Triomphe ; c'était très bien, il est inutile de rappeler pourquoi. Ainsi, les mercenaires qui la veille avaient traversé Paris de l'est à l'ouest, envahissant les restaurants élégants qui se trouvaient sur leur passage, reprirent le chemin en sens con- traire, à la grande stupéfaction des gens levés matin. L'armée de Mathô fut licenciée vers les huit heures dans la cour de l'École, sans qu'il ait été nécessaire pour cela d'user des grands - moyens qu'employa Cartila- ge. LE BAL DE L'INTERNAT Pour la première fois depuis la guerre, l'an dernier, eut lieu le Bal de l'Internat; les salles de garde résonnèrent de chansons et de fanfares par lesquelles les « carabins », comme autrefois, manifestèrent leur joie de vivre et la fougue de leur jeunesse: «Comment, dites-vous, peut-on rire et chanter alors que du matin au soir et du soir au matin on est témoin des pires misères ? Tous les hommes d'à présent qui ont fait la guerre savent quel ressort possède la nature humaine ; mais nous n'allons pas étudier la psychologie de l'étudiant en médecine. Contentons-nous de saluer la renaissance du Bal de l'Internat, tra- dition, en vérité, tout à fait charmante, née du souci qu'ont les internes de fêter leurs ex- ternes, leurs auxiliaires, qui demain seront leurs collègues, ceux du moins qui auront triomphé des difTicultés de l'examen passé le matin même. Le bal a lieu, en effet, aussitôt après le con- cours de rinternat. Ce concours a, pour beau- LE BAL DE L'INTERNAT 205 coup, une importance capitale, et n'est-ce pas un excellent dérivatif- à la fièvre et à l'anxiété d'un candidat ne sachant encore rien de son sort, que passer une nuit tumultueuse en com- pagnie de ses meilleurs compagnons ? On se contenta d'abord d'un dîner en salle de garde, après lequel on allait, en bande, à Bul- lier, plus tard la salle fut louée et réservée aux seuls apprentis médecins, mais on dansait en habit noir, en veston ou en blouse, les femmes — au commencement de la soirée, tout au moins — étaient en robe de ville, et il fallut bien con- venir que la liberté de certains gestes exigeait, pour être tolérable, un décor et des costumes. Enfin, le peintre Bellery-Desfontaines vint. C'est lui qui donna à ces fêtes un tout autre caractère en y mettant une note artistique, c'est lui, peut-on dire, qui créa le Bal de l'Internat, c'est lui qui, pour la première fois, s'est avisé de construire des loges, de régler des défilés, d'or- ganiser des concours, de donner enfin au bal le caractère qu'il a encore aujourd'hui. Bellery- Desfontaines a eu des successeurs. Les peintres collaborent avec les internes quand il s'agit d'organiser le bal, et même, beaucoup de salles de garde ont toute l'année pour hôte ordinaire un artiste qu'enchante la bonne hospitalité de l'hôpital. C'est ainsi que Trilleau est chez lui quand il est chez les internes ; Henry André, peintre très médical, a écrit la préface d'une 206 LES BALS DARTISTES bien curieuse Anthologie hospitalière ou Recueil des chansons de salle de garde, et la liste serait longue des peintres qui ont décoré les loges pour le Bal de l'Internat. On n'a pas oublié le Saint- Antoine' s bar de Georges Villa, ni la Ligue contre le mal de mer, que pour Cochin exécu- tèrent Taupin et Isabey, et encore moins — car la peinture moderne est souvent de la fête — • les Embêtements de la Vie évoqués pour l'hô- pital Saint-Louis en 1913 par Marie Laurencin et Yves Alix. L'année dernière Guy Arnoux et Ferry furent les grands organisateurs de la fête. On assure même que Marquet et Mme Marval décorèrent une loge. * * * LeBal de l'Internat n'a pas tout à fait le môme aspect que le bal des Quat'z'Arts ; on y trouve beaucoup moins de somptuosité, moins de tenue artistique, mais, par contre, plus de fantaisie. Il n'y a pas d'unité ; chaque hôpital compose sa loge et son cortège comme il l'entend, le plus souvent en s'inspirant d'un sujet local qui l'intéresse particulièrement. On ne saurait con- fondre l'esprit des salles de garde et l'esprit quat'z'arts, surtout depuis que Bellery-Des- fontaines n'est plus là. Mais après tout, cela ne vaut-il pas mieux ? L'humour des carabins mérite bien de s'épanouir en liberté une fois 208 LES BALS D'ARTISTES par an. Cet humour est souvent macabre ; il a quelque chose de plus brutal, de plus cynique que celui des artistes, mais il n'en est pas moins joyeux. La fantaisie qui préside au Bal de l'In- ternat est, si l'on veut, plus spirituelle que plas- tique ; la farce passe avant la beauté, et souvent cette farce est très osée. Il n'y a pas que des modèles parmi les femmes invitées ; il y a les copines du Quartier, i' y a les anciennes malades. Elles viennent là en bonnes filles, à la bonne franquette, et se désha- billent, parce que c'est l'habitude, et que leur pudeur en a vu d'autres : mais ce n'est plus le nu académique, il y a une nuance qu'il faut noter. Cependant, au fond, les deux bals se ressemblent ; la même gaieté y règne, et cette exubérance, cette liberté, ce grand pied de nez aux conventions et à la morale bourgeoise, mo- rale dont la plupart de ces carabins frondeurs seront les farouches défenseurs quand ils seront établis en province. On n'a pas toujours vingt ans. * * * Bellery-Desfontaines s'efforça de donner à l'In- ternat un caractère très artistique, et il y parvint si bien que certains bals qu'il organisa égalèrent en beauté les Quat'z'Arts. C'est ainsi qu'en LE BAL DE i: INTERNAT 209 1899, le cortège grec de la Charilé eut, grâce à lui, une très belle allure. La théorie grecque des- cendit d'un temple, édifié dans un coin de la salle. Guerriers et musiciens ouvraient la marche; ensuite venaient les danseuses vêtues de gaze légère, et puis les prêtres et les prêtresses d'Aphrodite, et puis les poètes porteurs de lyres, et enfin Vénus sur son char. Par contre, d'autres hôpitaux montraient un esprit plus strictement médical. Lucien de Beau- mont, dans YEurope artiste du 28 octobre 1899, décrit ainsi le cortège de la Salpêtrière : « Un cerveau gigantesque, d'où jaillit une fille éche- velée, d'oîi se prolonge un long reptile aux molles ondulations la moelle épinière portée par une douzaine de carabins, en blouses d'opéra- tion ; autour grimacent et sautent toutes les détraquées, tous les déments. Ce cauchemar macabre se déroule au bruit d'une musique de sabbat, qu'accompagne le tonnerre des applau- dissements. » Le cortège de Lariboisière donnait la même note. « Lariboisière a composé une superbe et tragique descente aux enfers : suppliciés san- glants, décapités, crucifiés, trépanés, écorchés, sciés, traversés de clous géants et de glaives. Dans sa barque, don Juan, qu'implorent de blanches amoureuses, contemple sans s'émou- voir ces tortures et ces douleurs. » Le reste du cortège était plus jovial avec la 210 LES BALS D'ARTISTES marchande de soupe de la maison Dubois, et la noce de village de l' Hôtel-Dieu, « mélange de paysans ahuris et de folles donzelles, dont l'igno- rance a étrangement choisi les places où fleurit le bouquet d'oranger », Quelquefois, une autre note se mêle au défilé, écoutons Louis Morin, l'historien charmant des fêtes artistiques : « Quels sont ces gens funèbres, tout de noir vêtus, avec des larmes d'argent ? Leurs petites camarades sont joliment drapées, par-dessus leurs bas de soie noirs, bien tirés, dans une écharpe de crêpe que retiennent deux gros nœuds de satin. La couronne qu'ils portent est garnie de portraits, accompagnés de cette ins- cription : A leurs collègues qui dorment en paix, les survivants de V Hôtel-Dieu. a Cette satire vise les camarades paresseux qui ont refusé de participer à la fête. » Les clous du défilé de cette année-là furent les Contes de Perrault des Enfants-Malades, évoqués par Bellery-Desfontaines avec une somptueuse ingéniosité ; et le Bateau de pêche, un petit groupe parfait : cinq pêcheurs, admira- blement camouflés, quelques aimables Boulon- naises, et puis un bateau avec ses voiles rousses et sa lanterne blafarde ; mais tout cela remar- quablement au point. En 1910, le 606 fut glorifié comme il conve- nait. On y voyait Christophe Colomb, la meule LE BAL DE L'INTERNAT 211 (l'Eiinery usant les dents de la Scie Pliilis, la fin de la Chasteté, fille de la Pudeur, et le triom- phe de Vénus, avec, pour terminer, ceux qui, malgré tout, forment, avec le 232« Arabe, le convoi des Incurables. Il y eut aussi le Tabétiqiie dans le jardin, des supplices, la Foudrothcrapie, symboUsée par une sorte de légende mythologique et dont le Les honoraires préhistoriques, dernier char avait pour sujet: « Jupiter, ayant vu revenir sa céleste môme avec un salé ter- restre, se venge en envoyant la stérilité sous la forme des rayons ultra-violets ! Ah ! Mesdames, laissez-vous donc ultra-violer ! » Un cortège qui fit grand effet et valut à l'Hôtel-Dieu le prix en 1911, fut celui de la Pénétration pacifique et antityphique au Maroc. Il y avait des cavaliers arabes et un chameau tout à fait réjouissants ; un autre groupe que l'on 'revit l'an suivant, avait été composé par l'hôpital Saint-Louis : 212 LES BALS D'ARTISTES des tambours et des clairons (sic) Louis XV pré- cédaient les croisés de saint Louis. Nous voici en 1912 : une foule de toutes les couleurs tournoie, chante, danse, tourbillonne en farandole. Il y a de tout : des costumes an- tiques, des Romains et des Grecs, des guerriers de toutes les époques, des sauvages et des cow- boys, des Persans et des Arabes, et puis des femmes habillées à la mode de tous les temps, quelquefois drapées dans de somptueux bro- carts et parfois bien plus sommairement vêtues. Les rapins de Montmartre, ceux de l'École, ont remis leurs costumes des Quat'z'Arts ; les cara- bins s'en sont fabriqués d'aussi ingénieux. Les trompes sonnent, les tambours battent, l'orchestre commence une marche triomphale, et le cortège se met en marche. D'abord l'Hôtel- Dieu, qui a représenté « les survivants pleurant leurs morts et fêtant le retour dans la mère- patrie, après une lutte pénible pour la sauve- garde des traditions ». Ensuite, précédés de leur harmonie, les carabins de Saint-Antoine se préoccupent de l'art de faire des enfants ; ils traduisent cette préoccupation en cinq chars. L'hôpital Cochin a tenu à transmettre aux générations futures le souvenir d'un événement récent. Les internes de Cochin, empruntant aux pays orientaux leurs costumes et leur enthou- siasme belliqueux, sont allés dérober à Bruxelles le Mannenken Piss pour l'ériger dans la cour LE BAL DE L'INTERNAT 213 d'honneur du nouvel hôpital. Les «bons bougres» de l'hôpital Beaujon exposent le plan du nouvel Institut pour la transfusion des jus organiques. Trois internes transportent le projet de façade du monument, des hommes sandwiches en véhi- culent les principales techniques. Et puis voici que des tambours et des clairons passent en jouant une marche guerrière. C'est la « Clique » de Saint-Louis. Ils sont habillés en gardes fran- çaises, avec l'habit blanc bordé de rouge. Ces uniformes ont été imaginés par Trilleau qui, avec une ingéniosité remarquable, a maquillé ainsi des blouses d'hôpital. Les chars qui sui- vent sont l'apothéose du médecin qui comprend les femmes. Le char des amours passées suivi d'un \'ieux médecin, celui du médecin qui ap- prend à connaître les femmes et qui, pour s'ini- tier aux mystères des régions inconnues, s'ap- prête à faire l'ascension du Vénusberg, et enfin le triomphe de l'interne, homme qui comprend les femmes et a pour les convaincre, des argu- ments définitifs. En 1913, on avait décoré la salle, non pas comme il est dit dans la chanson, mais de toiles peintes et de bandes de calicot resplendissant de vives couleurs. Chaque hôpital avait sa loge, et l'aspect de la salle était d'un pittoresque fort truculent, encore que cette truculence, outrant de beaucoup celle du bon Rabelais, ait emprunté à l'humour des salles de garde les plus célèbres 15 214 LES BALS D'ARTLSTES et les plus scatologiques de ses plaisanteries. Les salles de garde feraient rougir les corps de garde ; mais tout est d'une si belle humeur et d'une telle santé, et d'une telle franchise, qu'il serait bien sot de s'en scandaliser. La tradition veut que les loges et le cortège soient souvent la satire d'un événement tou- chant le monde médical. Cette année-là, sans qu'on ait eu besoin de se donner le mot, c'est la récente décision interdisant l'entrée des femmes dans les salles de garde qui servit de tête de Turc. Les internes tenaient tout par- ticulièrement à cette liberté et pour un peu, cette interdiction eût empêché le bal d'avoir lieu ; la plupart des hôpitaux avaient été ré- duits à donner leur dîner dans des restaurants, dans des salles généreusement prêtées. L'hô- pital Cochin traversa la rue Saint-Jacques pour aller banqueter dans l'hôtel du docteur Mabeuf. La décoration d'une bonne partie des loges s'ins- pirait de cette affaire. C'est ainsi qu'on vit la prison Laribo, les eunuques de l'A. P. par l'Hôtel-Dieu, et surtout l'enterrement de pre- mière classe de Necker : la loge était toute ten- due de drap noir avec des larmes d'argent ; il y avait des fleurs, des couronnes et un registre où l'on venait s'inscrire. Le cortège aussi était une protestation contre cette décision. LE BAL DE L'INTERNAT 215 * * * L'année suivante, en octobre 1914, les cara- bins,coilïés du képi à turban de velours, étaient dans les ambulances de l'Yser et de Champagne. Ont-ils pensé seulement à cet anniversaire ? Nous ne le croyons pas, ils avaient autre chose à faire. La paix revint, mais non pas, hélas ! comme le chantaient les poètes d'autrefois, entraînant en cortège à sa suite, la Richesse et la Prospérité. La vie chère régnait et puis, surtout, trop de deuils pesaient sur les salles de garde... 1921 a vu refleurir les plaisirs d'autan. Le bal a eu heu le mercredi 19 octobre, à Luna Parck. Les internes s'étaient préoccupés de donner une unité au cortège. Le thème général était les Rêves de V Interne, c'est-à-dire la gloire, la fortune, les jeux, le vin, l'amour, etc., et chaque hôpital avait adopté une couleur. C'est ainsi qu'un Bacchus gigantesque était entouré de bacchantes et de faunes vêtus d'un rouge bordeaux ; que l'Age d'or était évoqué par Saint-Louis, grâce à des personnages habillés en jaune d'or, et ainsi de suite ; le cortège offrait la somptuosité de toute la gamme, du rouge au vert, du bleu au jaune et du noir et du blanc. Un projecteur ac- 216 LES BALS D'ARTISTES compagnait de ses feux colorés chaque nuance, tandis que, donnant à la fête son vrai caractère, l'orchestre, en guise de marche triomphale, jouait de vieilles chansons françaises, chansons gaillardes, en faveur dans les salles de garde, dont les refrains ■ — quelques-uns dus à Vadé, à Collet et à Henry Monnier — étaient repris en chœur par toute l'assistance. Mais, bien entendu, le bal de cette année-là fut ce qu'il a toujours été. La verve des carabins et les farces qu'ils préfèrent sont très osées, une salle de garde n'est pas un pensionnat de jeunes filles. L'hôpital Laënnec avait bien décoré sa loge en s'inspirant du roman de Marcel Proust : A l'ombre des jeunes filles en fleurs, mais il fallait voir de quelle façon ! Les gauloiseries étaient de rigueur. Les folles amies des carabins, qui apportaient au bal leur jeunesse et le désir fré- nétique de s'amuser, ne s'en montraient pas plus effrayées qu'il ne convenait. Rondes, farandoles, bousculades, soupers dans les loges précédés, avant l'entrée au bal, du traditionnel dîner en salle de garde ; costumes multicolores dus à la fantaisie la plus abraca- dabrante, tout se retrouva comme autrefois. Il y avait, devant l'orchestre, un « pilori » à l'usage de victimes assez bénévoles. La fête dura jusqu'au matin ; le premier métro emporta les derniers déguisés, et le lendemain les joyeux 218 LES BALS D'ARTISTES carabins de la folle nuit étaient redevenus les plus studieux disciples d'Esculape qu'on pût ima- giner. LE BAL JULL\N Le Bal Julian est le plus ancien des bals d'artistes qui existent actuellement. Celui de 1922 fut le 30^ et puisque naturellement pen- dant la guerre, cette tradition fut interrompue, c'est donc en 1886 qu'eut lieu le premier Julian. Pendant très longtemps il eut pour cadre les salons du restaurant Bonvallet, rue Chariot, place de la République, ordinairement réservés aux noces et aux banquets. A présent que le Petit Vefour du Palais-Royal a fermé ses portes, Bonvallet reste peut-être le seul établissement où l'on puisse faire encore de ces repas de corps détestables, servis par de vieux domestiques à favoris, voûtés par les ans, blanchis sous le har- nois et qui savent présenter avec une autorité charmante et ridicule, d'immangeables poissons baignant dans une sauce rose ou verte, suivis de viandes molles et douteuses dont le jus noirâtre justifie l'épithète de chasseur. Les noces bour- geoises ont toujours festoyé chez Bonvallet, 220 LES BALS D'ARTISTES et cela devient un amusant paradoxe de penser qu'une fois l'an, le décor de tant de familiales agapes était le théâtre des débordements de rapins peu soucieux de l'ordre et de la mo- rale. Peut-on penser sans rire que quelque jeune bacchante ivre étalait son impudeur à la place même où, rougissante, une chaste mariée écou- tait, la veille, les conseils de sa mère en larmes. Est-il possible que les glaces, habituées à ren- voyer l'image de solennels cortèges d'habits noirs et de couples béats gênés par leur vête- ment de cérémonie, aient pu, sans être fêlées, re- fléter tant de turpitudes, et supporter d'être le miroir de tout un peuple en délire, vêtu d'ac- coutrements extravagants ? Cela cependant dura pendant plus de vingt-cinq ans. Ce n'est qu'en 1913 qu'il fallut chercher un autre local, et quelque invraisemblable que cela paraisse, le décor solennel des salons pour noces et banquets ne nuisait pas à l'agrément de la fête. On y était là tout à fait entresol, dans l'in- timité, tout le monde ou presque se connais- sait, c'était véritablement une fête de famille. LE BAL JULIAN 221 Le bal était organisé par les élèves de la célèbre Académie ; les élèves hommes naturellement, et pour sauvegarder la respectabilité du nom ser- vant d'enseigne aux ateliers où tant de tendres jeunes filles venaient apprendre la peinture, il fut décidé que le bal s'appellerait officiellement non pas Bal Julian mais Bal Rodolphe J. Les scènes cocasses dont il fut témoin, les plaisanteries énormes qu'il provoqua sont in- nombrables. Rien n'y manquait, ni les concours de toutes sortes, ni la danse du ventre au milieu d'un cercle d'amateurs ardents à encourager par leurs cris et leurs claquements de mains le trémoussement des folles danseuses. Les ateliers Julian, par le grand nombre d'étrangers qu'on y rencontrait, eurent toujours un caractère assez particulier. Les farces deve- naient cosmopolites, l'humour anglais enrichis- sant la blague montmartroise ; et tout cela s'épanouissait librement la nuit du bal. Rip, qui étudia la peinture rue du Dragon, revient chaque année au bal et aussi les Mortigny dont l'atelier de la rue Fromentin fut le berceau. Quels joyeux bals que ceux-là et que de personnalités n'y vit-on pas. On soupait par petites tables dans une grande salle ; mais partout s'ouvraient des couloirs, montaient des escaliers vers des cabi- nets particuliers. C'était un véritable laby- rinthe, et le Champagne qu'on venait de boire remplaçait mal le fil d'Ariane. 222 LES BALS D'ARTISTES * * * Le bal s'ouvrait à dix heures, mais, pour beaucoup, la fête commençait de bien meilleure heure. On se réunissait pour dîner par atelier ou par groupe de bons amis ; c'était dans les restaurants du Quartier Lai in, de Montpar- nasse et de Montmartre, de bruyants festins. Et puis on partait pour le bal à pied, en voiture, en omnibus, en métro. La place de la Répu- blique retentissait de mille fanfares. Dans la grande salle, dans la cohue de dégui- sés de toutes sortes, ceux qui ont préparé leur bal et ont confectionné des costumes avec une savante ingéniosité et aussi les anciens, qui se sont contentés de reprendre un vieil habit ayant servi déjà à quelque Quat'z'Arts et sont là comme chez eux, font la chasse aux ori- peaux loués. Voici de somptueux manteaux tout surchargés de pierreries. Deux femmes ont réalisé dans leurs accoutrements une harmonie étrange en assonance de tons imprévus, mêlant au bleu ardent le vert et l'orangé. Jacques Bannel, grand et maigre, est un Don Quichotte très exac- tement accoutré. Un souverain oriental avait bonne allure, et Rip avait épingle sur une ample culotte de paysan hollandais la carte d'un de nos très célèbres couturiers. — La 224 LES BALS D'ARTLSTES voilà bien la jupe-culotte. Une petite Clau- dine (que les noms de Cur et Willy soient loués) est d'un charme très peu ingénu avec ses cheveux blonds nattés, son col blanc et sa cravate rouge. Elle n'a sous son très court tablier noir, ni pantalon, ni robe, ni chemise et ses jambes nues, que soulignent d'espiègles chaussettes à carreaux, sont d'une aguichante perversité. Les peintres américains exhibent des acadé- mies robustes et musclées. Un bandit corse a l'aspect terrifiant et les yeux féroces qui conviennent. Un voltigeur de la garde arrive tout équipé, couvert de sang et de poussière. Guerriers bardés de fer, éphèbes couronnés de roses et toutes les Messalines aux voiles légers, toutes les hétaïres richement parées se mêlent en joviale cohue, aux soies et aux ors des somptueux costumes d'Orient, à la hautaine élé- gance des seigneurs du moyen âge qu'accom- pagnent de nobles dames en hennin. Certains costumes sont des chefs-d'œuvre d'ingéniosité, voici les guerriers bardés de fer, les casques faits d'une cage d'oiseau ou d'un panier à salade. Un émeutier revient, couvert de sang, des Btirricades ; un nègre qui pourrait être signé Bakst passe en courant ; des femmes dansent, ce sont des modèles, elles sont vague- ment couvertes d'un péplum très léger qu'elles abandonnent. LE BAL JULIAN 225 Parmi toutes ces richesses, deux ouvriers qui partent de leur chantier se démènent et s'agitent, la figure et les mains noires, la cotte bleue et le pantalon de velours tout maculés de boue ; ils boivent au goulot d'un litre de vin rouge et leurs brodequins à clous glissent sur le parquet ciré. Ce sont Louis Dauphin et Louis Bureau, deux jeunes peintres très élé- gants. Ils ont acheté à des ouvriers leurs authentiques costumes de travail et pour complé- ter le camouflage ils ont été travailler toute la journée dans un chantier de la place CHchy. A la porte, un cow boy gigantesque et un Indien Sioux vérifient les cartes, un groupe antique examine les costumes. Un petit jeune homme équivoque et blond, ridicule en un cos- tume Louis XV en soie bleu pâle, est entré on ne sait comment ; vite qu'on le boute dehors et le petit jeune homme poudrerizé est préci- pité dans l'escalier. Après minuit arrivent les gens de théâtre, les courtisanes grecques de Xaniho, toute une foule de jolies filles des Folies-Bergère. Le jeune avocat d'une retentissante affaire traîne une femme chargée de chaînes et de cadenas que suit un Arabe portant le numéro 232. (C'est le seul qui ne fut pas guéri !) A l'heure du souper, les longues tables sont envahies par une foule alTamée, les plats s'en vont au hasard, arrachés des mains des garçons. 226 LES BALS D'ARTISTES Un héros antique désespérément souffle à perdre haleine dans un cor de chasse. Un berger suisse qu'un spirituel Japonais a coiffé d'un légumier empli de salade russe hurle, furieux. Les fruits volent à travers la salle, vont s'écraser sur les glaces, et c'est un formidable tumulte qu'aug- mente encore le fracas des verres et des assiettes qu'on brise... Et puis le bal recommence en un grand chahut que dominent les cuivres de l'orchestre : des femmes, par couples, dan- sent ; d'autres luttent alïolées par les cris et les bravos de toute une foule aux somptueux accoutrements. Dans une bousculade, une bande d'Espagnols se querelle et s'invective ; une gi- tane, le costume arraché, fonce, les ongles en avant, des poings se lèvent. Les Espagnols se battent, on les pousse vers les portes qui s'ou- vrent. Au milieu d'un cercle qui crie et frappe des mains en cadence, deux femmes, souples et nues, dansent. Le long des murs des gens boivent, des couples se font très tendres et l'orchestre avec les refrains joyeux de ses cuivres mène jusqu'au jour l'effrénée bacchanale. Le Bal Julian qui avait heu depuis sa fonda- tion place de la Répubhque déménagea en 1913. On le donna cette année-là au Palais des Fêtes, rue aux Ours. Les « anciens » y furent tout d'abord désorientés. La salle très grande permettait de construire LE BAL JUrJAN 227 des loges ; l'atelier de la rue Fromentin eut cette bonne idée et organisa une maison de danses orientales où l'on vit toute la nuit se démener, se tordre, se contorsionner des femmes voilées ou sans voiles, au son des tam-tams et des tam- bours frappés à tour de bras et du sifïlement aigu des petites flûtes. Il y avait aussi le vaisseau corsaire, la Belle Visconiaise, qui dressait son avant au bout de la salle, les voiles roulées aux mâts, avec cla- quant au vent le pavillon noir brodé de la tête de mort et des tibias en croix. L'équipage était au grand complet, matelots en loques couverts de sang et armés jusques aux dents, mousses alertes; le capitaine en habit rouge, de sa longue vue inspectait l'horizon. Après le souper on monta à l'abordage du vaisseau pirate. Le canon tonnait, des coups de feu éclataient de tous côtés, cela senlail la pou- 228 LES BALS D'ARTISTES dre. L'équipage de la Belle Viscontaise se battit farouchement. Le capitaine Guy Arnoux tomba le dernier. Le bal de 1914 fut aussi donné rue aux Ours ; la grande attraction en fut la guerre au Canada avec les soldats de Montcalm et le fort couvert de neige. La guerre commençait quelques mois plus tard. Il ne fut plus question de Bals Julian ; mais cependant c'est un souvenir qui revenait chaque année au mois de mars. De la tranchée ou de l'hôpital les peintres pensaient ce jour-là à leurs bals d'avant-guerre. * * * Le 29^ Bal Juhan fut donné à la Grande Roue le 21 avril 1921. Il y eut, à ce bal, un incident très comique. Deux braves filles arrivèrent en petite robe de ville, pensant que c'était un bal ordinaire ; on ne les renvoya pas, au contraire ; on eut vite fait de leur trouver un déguisement, et une fois mêlées aux modèles des ateliers, elles finirent par les imiter en tout point. Or, elles avouèrent — il n'y a pas de sot métier — qu'elles étaient femmes de chambre. Il est plaisant d'imaginer ces bacchantes d'une nuit, rendues le lendemain à leur vie ordinaire, servir à table et ouvrir la porte en tablier blanc. LE BAL JULIAN 229 Ce que fut ce 29« bal ? Il ressemblait beau- coup au 28*^. Ce fut la même gaieté débraillée et bon enfant. Grecs, Chinois, cow-boys, guer- riers casqués, hussards chamarrés et leurs amies, vêtues peu ou prou de gazes légères et multi- colores, s'en donnèrent à cœur joie au son d'un orchestre tonitruant. Ferry, le massier d'un des ateliers, fit une entrée triomphale à la tête d'une équipe de sans-culottes, hurlant la Mar- seillaise, brandissant au bout des piques des têtes d'aristocrates et traînant un petit canon. De nombreuses personnalités parisiennes et théâtrales étaient mêlées aux peintres. Perce- rons-nous le mystère de tant d'incognitos ? Gardons-nous-en bien. La tradition des Bals Julian était renouée. Cette année, le bal eut lieu le 10 mars au Moulin de la Galette. Aucun des fidèles habi- tués ne manquait à l'appel, ni Trilleau en écossais, ni Hamman, ni J.-G. Domergue, ni Guy Arnoux, ni même Poulbot. Et ces anciens se réjouissaient de voir que les vrais amateurs de bals costumés sont encore nombreux et que de jeunes peintres comme Ferry, Ventrillon et Villebœuf savent conserver intactes les bonnes traditions. 16 LE BAL DES ARTS DÉCORATIFS Il n'y eut en tout que trois bals des Arts Décoratifs. Le premier fut donné il y a une ving- taine d'années au caféProcope. Les invitations furent faites de telle sorte qu'il n'y eut guère que dix rapins qui furent prévenus à temps, les dix organisateurs, qui avaient à dépenser l'ar- gent de la masse de leur atelier. Mais s'il n'y avait que dix invités, il y avait par contre à souper pour cinquante, et des femmes en quantité, toutes les copines du quartier étaient là. Après souper, on éteignit les lumières et toute la nuit deux rapins, saouls perdus, se tinrent debout devant les fenêtres ouvertes, l'un s'époumonant à souiller dans un olifant, l'autre sonnant du cor de chasse sans souci des injures et des pro- jectiles que les voisins ne leur ménageaient pas. Au petit jour on sortit en cortège, les chiffon- niers et les balayeurs n'avaient jamais vu chose pareille. Un peintre en maillot rose n'avait par- dessus ce maillot que sa chemise et il s'amusait BAL DES ARTS DÉCORATIFS 231 à en relever les pans pour elTrnyer les braves gens qui, tout d'abord, s'imaginaient qu'il était nu. La bande hurlante et dansante était menée par un petit architecte coiffé d'un calot, le torse serré dans un dolman de dompteur ; ce petit architecte est devenu un grand écrivain. C'est Roland Dorgelès. Le second bal eut lieu en 1904, rue de la Gaîté, dans la salle des Mille Colonnes. Ce l'ut une fête très joyeuse et très intime. Le souper était com- pris dans le prix de la carte. Dire qu'on soupa serait exagéré, car tout volait au milieu de la salle. On organisa des farandoles, des rondes : une jeune femme le torse nu dansa la danse du ventre avec une frénésie enthousiasmée. Cette jeune femme était la fille d'un commandant d'infan- terie, qui venait de quitter sa famille, elle finit d'ailleurs très mal et nous l'avons revue en jupe pailletée danser sur les tréteaux d'une baraque foraine ; par contre une grande fille blonde qui commençait à poser, devait devenir la maîtresse d'un grand personnage égyptien. Le dernier bal des Arts Décoratifs fut donné l'année suivante à l'Elysée Montmartre ; il fut absolument raté. La salle était trop grande, les invités pas assez nombreux, il faisait froid. On organisa des concours cependant, on promena des filles nues qui n'étaient ni très belles ni très propres. Le bal des Arts Décoratifs ne se releva pas de ce terrible coup... LE BAL INCOHÉRENT De même que la Société des Hydropathes peut être considérée comme l'ancêtre du Chat Noir, et par suite de tous les cabarets artisti- ques, les Bals Incohérents peuvent revendiquer, par droit d'ancienneté, le titre de précurseurs des bals, tels que ceux du Courrier Français^ des Quat'z'Arts et de l'Internat. C'est aux In- cohérents que pour la première fois la blague fut de rigueur ; on n'avait plus sacrifié à la fan- taisie avec une telle magnificence depuis Chi- card. Le père des Incohérents est Jules Lévy. C'est un homme qui a fait de la gaîté sa raison de vivre. Encore à présent, il a une verve et un entrain que pourraient lui envier bien des jeunes gens. Et quel aimable confrère que celui-ci. Pouvions-nous mieux faire, puisque nous vou- lions parler des Incohérents, qu'aller le voir à la Société des Gens de Lettres où il occupe les LE BAL IXCOHl^nnXT 233 fonctions de secrétaire du Syndicat. Mise sur le sujet qui nous intéressait, la conversation prit un tour que nous aimerions pouvoir donnera ces pages. C'est en 1882 que, cherchant une idée drôle, Jules Lévy eut celle-ci : organiser une exposition de dessins exécutés par des gens qui ne savaient pas dessiner. Ce projet enthousiasma tous ceux à qui il en parla, et les personnalités les plus diverses considéraient comme un honneur de participer à cette manifestation. La première exposition eut lieu chez Jules Lévy, dans un minuscule logement, et les visi- teurs, le jour de l'ouverture, étaient si nom- breux, qu'il y en avait jusque dans la cour de l'immeuble. La deuxième exposition eut lieu le 15 octobre 1883, passage Vivienne. En 1884, on organisa une promenade et un dîner à Cla- mart. Ainsi chaque année les Incohérents pre- naient plus d'importance. En 1885, fut donné le premier bal au Palais Vivienne, 49, rue Vivienne, que dirigeait alors Devriès. Pendant 13 ans se suivent des Bals In- cohérents, et tous sont réussis, soit à l'ancien Frascati, devenu le Palais Vivienne, soit à la Porte Saint-Martin, aux Folies-Bergère, à l'Éden, à Marigny. Ils étaient très courus, on s'arra- chait les invitations, gratuites, naturellement. Les frais d'organisation étaient peu élevés : la salle, l'éclairage, le service d'ordre, l'orchestre 234 LES BALS D'ARTISTES étaient aux frais du directeur de la salle qui avait pour lui «la limonade», le souper et le ves- tiaire, prenant à sa charge les frais d'impression des cartes. Une partie des bénéfices réalisés fut quelquefois versée à des œuvres de bienfaisance. Les invités appartenaient au monde des arts, des lettres, des théâtres, de la presse, du bou- levard. Jules Lévy avait beaucoup d'amis et d'amies et les johes filles de l'époque ne man- quaient pas un Bal Incohérent. On s'y amusait franchement, mais on gardait une bonne tenue, malgré la liberté, malgré la folie qui prenait tous ces gens réunis, qui tous se connaissaient. Jamais par exemple on n'y vit de femmes nues, ni de costumes indécents. Une fois cependant un invité avait eu l'idée ingénieuse, encore que d'assez mauvais goût, de se déguiser en table de nuit, avec une porte devant et une porte derrière et deux écriteaux : côté des dames, côté des messieurs. Naturellement on ouvrait ces portes, et notre joyeux drille sous son car- tonnage était absolument nu. Jules Lévy le pria d'aller s'exhiber ailleurs. Le déguisement était obligatoire, et la plus folle fantaisie était de rigueur. Le costume his- torique pour être incohérent devait être revu et corrigé. C'est ainsi que Mesples imagina un cocher de fiacre sous Louis X le Hutin, le fouet à la main et le heaume sur le visage. Jules Lévy se fit faire une année un costume de gazier LE BAL INCOHÉRENT 235 Louis XIII ; le justaucorps était bleu comme une blouse, avec des broderies rouges, le chapeau tenait du feutre et delà casquette et le mousquet était remplacé par la perche et l'allumoir. Il y eut aussi les déguisements doubles, le haut du corps en grognard avec les moustaches, le bonnet à poil et le plumet tandis que les jambes gainées dans un maillot de danseuse émergeaient d'un tutu rose ; ou bien c'était le côté droit de l'in- dividu qui était en habit de gala et le côté gauche en homme serpent et mille facéties de ce genre, quelquefois collectives : le cavalier en cocher de corbillard et la danseuse en cheval empanaché de noir. Il y avait à chaque bal de singulières attrac- tions. Une année les invitations portèrent : souper sur l'herbe, avec cette recommandation : on est prié d'apporter son herbe. Beaucoup d'in- vités obéirent, pour les autres, on avait fait venir des bottes d'herbes fraîches qui furent éparpillées sur le plancher de la salle, et bientôt de cette verdure surchauffée il monta un parfum si entêtant qu'il grisait comme au moment de la fenaison. A chaque bal on créait une danse nouvelle. On peut dire que la plupart des succès populaires de l'époque furent joués pour la première fois et sous un autre titre aux Incohérents. La Tsa- rine, la Marche Lorraine, le Père la Victoire, même En revenant de la Revue; mais l'histoire 236 LES BALS D'ARTISTES de cette chanson est cnrieiise. L'auteur, De- sorme, avait composé en une nuit cet air qui, à la répétition de l'après-midi, eut un gros suc- cès ; mais au bal même il passa tout à fait inaperçu. Sans perdre courage Desorme inter- cala cet air dans un ballet de lui qu'on don- nait aux Folies-Bergère ; même insuccès ! Per- suadé cependant que sa musique était bonne, il invite Paulus à l'entendre et la lui propose. Paulus sans enthousiasme l'accepte, fait com- poser par un parolier quelques couplets, et connut le plus grand succès de sa carrière. La chanson fut célèbre et Desorme, qui avait con- servé ses droits sur cette musique réalisa par elle une véritable fortune. Olivier Metra était un des dieux du paradis incohérent. Il fallait le voir ce soir-là menant son orchestre, toujours déguisé d'une façon inattendue. Il parut une fois en danseuse né- gresse ! La réputation de ces bals grandissait tou- jours, ils devinrent bientôt des événements pari- siens qui comptaient. Le Tout Paris n'en man- quait aucun et quand il y avait matinée dans les théâtres le lendemain, c'était un beau désarroi. Le théâtre des Menus-Plaisirs fut privé ainsi une fois de la plupart des personnages d'une revue qu'on yHdonnait. C'était un jour de Carnaval et Jules Lévy et un ami encore costumés, l'un en dragon et l'autre en hussard, eurent l'idée LE BAL INCOHÉRENT 237 saugrenue de remplacer les figurantes absentes ; chaque fois qu'une scène restait en suspens on les voyait monter sur le plateau, aller à la rencontrel'un de l'autre, se serrer la main sans rien dire à la grande stupéfaction du public. Les bals de l'Opéra étaient en pleine déca- dence. On demanda aux Incohérents d'essayer de les animer. Ils acceptèrent le défi, et le plus curieux est qu'ils réussirent à mettre en train la foule des habits noirs ; mais ils se gardèrent de recommencer l'an suivant. Le dernier bal eut lieu en 1895, il fut aussi réussi que les autres ; mais Jules Lévy sentait que l'époque évoluait. On ne peut être et avoir été. Plusieurs fois on lui demanda de ressusciter les Incohérents ; il refusa toujours. Il y a des choses qu'on ne peut recommencer. Chaque époque a ses plaisirs, et ses façons de s'amuser. LES BALS DU « COURRIER FRANÇAIS Maurice Artus raconte une jolie anecdote. Il montre comment, un jour, un jeune courtier en publicité passait avec sa petite amie devant l'Élysée-Montmartre ; mais il n'avait pas d'ar- gent pour payer son entrée et son amie discrè- tement lui tendit son porte-monnaie. C'est ainsi que Jules Roques pénétra pour la première fois à l'Elysée ; son amie était Catherine Schneider. Avant de donner des fêtes qui vont illustrer le bal du boulevard Rochechouart, notre petit employé de publicité fonde un journal qui bientôt aura une vogue retentissante. Il a su intéresser à une nouvelle forme de publicité Géraudel le marchand de pastilles, ainsi la phar- macie va permettre de vivre à un journal qui fit une véritable révolution dans la presse artis- tique. Willette, Forain, Louis Legrand, Raoul Ponchon, Georges Brandinbourg, Jean Lorrain, Jules Bois, et Lunel, etHoidbrinck et plus tard Widhopf vont y collaborer. BALS DU « COURRIFR FRANÇAIS » 239 Faut-il juger les hommes par leurs œuvres ? En ce cas Jules Roques est un grand homme. Mais ceux qui l'ont connu ne sont pas de cet avis. Ses collaborateurs en ont gardé un souve- nir assez fâcheux. Il semble bien que le cour- tier de publicité qu'il était ne céda jamais tout à fait la place au Mécène, dont il se donnait les allures... Mais bah ! les hommes passent, les œuvres demeurent. Le nom de Jules Roques est attaché à celui du Courrier Français comme celui de SaUs au Chai Noir. C'est une des injustices de l'Histoire, mais que peut-on y faire... En 1887 Jules Roques invite ses abonnés à venir assister à l'Elysée Montmartre au couronnement d'une rosière. Ce fut une fête champêtre. Raoul Ponchon, ceint de l'écharpe tricolore, est maire, c'est lui qui couronnera la rosière, et lui adres- sera en vers un discours qui commence ainsi : C'est un devoir bien doux pour moi, mademoiselle, D'affirmer devant tous que vous êtes bien telle, Que l'on vous annonça. Que vous l'avez encore Votre fleur d'innocence aux étamines d'or Et je suis fier de ce qu'une fête éphémère Pour cette circonstance unique m'ait fait maire... Des divertissements campagnards d'une ai- mable folie corsèrent la fête, elle eut un tel succès qu'on décida de n'en pas rester là. Les 240 LES BALS D'ARTISTES bals du Courrier Français étaient nés, ils restent parmi les plus belles fêtes artistiques de la fin du xix^ siècle. Jules Roques sut leur consentir un caractère privé, ses abonnés et ses amis n'étaient reçus qu'avec une carte strictement personnelle, le contrôle était très sévère, on devait être reconnu pour entrer. Le 15 juin 1888 eut lieu un bal d'enfants pour grandes personnes, il fallait avoir 12 ans. Jules Roques recevait ses invités en enfant de chœur dans la salle de l'Elysée, car il pleuvait. L'or- chestre portrait l'uniforme des bataillons sco- laires. Il y eut concours de cerceau j)our les gar- çons et concours de sauterie à la corde pour les fillettes. Le jury se composait de Forain en gendarme, Henri Pille en garde champêtre, Jean Lorrain en saint Jean-Baptiste, Heid- brinck en académicien. Les femmes habillées en petites lilles étaient charmantes et certaines d'une perversité très aguichante. Quelle occasion de montrer ses jambes nues, soulignées par d'espiègles chaus- settes ! Quel plaisir de sussurer des horreurs avec une voix d'enfant et des mines effarou- chées d'ingénues. Pour les hommes, dame, l'effet dut être moins heureux, les bébés barbus étaient nombreux. Mais il y avait aussi des potaches tout à fait réjouissants, avec leurs manches trop courtes et leurs airs fats et dégin- gandés. Costumes de Bal Courrier Français. 242 LES BALS D'ARTISTES Le clou du bal donné le 22 mars 1889 fut le concours de jambes. Il s'agissait de primer les trois plus belles paires de jambes, et, pour que le jury ne fût pas influencé par les autres agré- ments des concurrentes, celles-ci devaient passer leurs jambes dans les trous d'une toile sur la- quelle le reste du corps était peint en trompe- l'œil. Cela donna des effets bien inattendus. La lauréate fut Marcelle de Brémont. A la porte se tenait un Bacchus qui tendait à chaque invité une coupe de Champagne. Jullien, le restaurateur, déguisé en tonneau, offrait aussi sa « tournée ». Jules Roques, qui venait d'être condamné pour avoir publié des dessins de Louis Legrand et de Edouard Zier jugés scandaleux, était habillé en martyr, avec la robe blanche, l'auréole au front et des chaînes aux mains, mais les bar- reaux de sa prison étaient enguirlandés de fleurs et sans la miche de pain noir et la cruche de grès on aurait pris sa cellule pour un salon, et quels déhcieux gendarmes que ses gardiens ! Après le cortège de la Soupe aux choux, le bal commença. Dufour lança sa Polka des Ma- ladies de Peau. 11 y eut des luttes de femmes ; les lutteuses étaient en strict maillot, la tête cou- verte d'une mantille noire. Pour souper cha- cun reçut un panier contenant à boire et à manger. BALS DU « COURRIER FRANÇAIS » 243 En 1890, bal naturaliste. Jean Lorrain com- pose en vers l'invitation : Brune, rousse, châtaine aussi Belle de là-bas et d'ici Teint d'aurore ou poudrerisée Minuit sept mars à l'Elysée De Montmartre si, do, la, si. Accourez en leste fusée I Le 4 mars 1891, bal mystique, mais non pas religieux. Bal où se rencontrèrent Lucifer et saint Antoine, le marquis et la marquise de Sade, les duchesses de Sapho « par groupe de deux, tuniques pâles, avec un semis de langues enflammées ». Hermaphrodite, et houris et puis les démons et puis les anges. Il y eut des femmes vêtues seulement de deux grandes ailes, et de troublants androgynes, pervers héros de Botti- celli, de Gustave Moreau, d'Odilon Redon et de Rops. Ce fut un des bals les plus singuliers qui aient été donnés et la grande attraction en fut un concours de nuques... En 1892, Jules Roques a une idée qui paraît au moins étrange. On ne sera admis au bal qu'ha- billé en femme. Cela prouve en tout cas l'auto- rité qu'il avait su prendre sur ses invités. Un homme en femme, s'il n'est pas odieux, est ridi- cule et je gage que bien des messieurs ont dû se creuser la tête pour se composer un costume. 244 LES BALS D'ARTISTES Jules Roques, il est vrai, publia dans le Courrier Français une liste de déguisements et comme cela ne suffisait pas, Willette et Lunel firent des croquis de costumes pour cette fête. Je ne sais pas ce qu'ils donnèrent une fois exécutés, mais ces croquis ne sont pas bien tentants, il y a une communiante fumant la pipe, une porteuse de pain, une Frédégonde et une cousine Restau- ration à moustache, une laitière à favoris, des sœurs converses et des japonaises à barbe. La liste de Roques était plus longue, on y relève des prêtresses de Sapho, Pornographie, sœur Yves, vendangeuses et vidangeuses, Espagnole, Aspasie, Phrynée, la jambe en l'air, danseuse de corde, ceinture de chasteté, poupée nageuse, Gomarliite, comtesse de Jonare, amazone du Da- homey, Saresse Peladan, escrimeuse, mont- golfière, pastille du sérail. Maréchale Booth, feuille de rose, etc. Le programme comportait des attractions de toutes sortes, entre autres l'entrée de l'armée du salut, la danse des Ca- raïbes, la danse des ventres blonds exécutée par des femmes du monde masquées, la reconstitu- tion du tableau de Bayard, Duel de femmes, les danses espagnoles d'Éva Gonzalès, une chasse à l'homme. Georges Brandinbourg parlant de cette fête écrit : « Quatre aimées gigantesques, énormes, voilées par ordre du Coran recevaient les invités, les BALS DU « COURRIER FRANÇAIS » 245 conduisant près d'Ali-Pacha-Ben Roques flan- qué de deux anges, des anges bizarres autant que jolis, des anges vêtus d'ailes irradiantes et de casquettes de soie à six ou sept ponts : ce cos- tume est, paraît-il, celui d'un ange faisant la retape pour le paradis... « La fête devait commencer par une panto- mime de MM. Tarride et Marc Legrand. M. Mi- chaud, le directeur des Nouveautés où devait se jouer cette pièce, avait donné son autorisation mais au dernier moment il la retire et interdit même, ceci est un comble, l'entrée du bal aux auteurs et aux interprètes. « Par contre le concours plastique a*inoncé obtient le plus vif succès. Mme de Giverni a ob- tenu le premier prix pour la splendeur de... sa personnalité. Plus mignarde, mais furieusement agréable, la planète du second prix, Mlle Rita de Lancy. Le troisième prix a été enlevé par une femme du monde qui nous supplie de ne pas la nommer. Respectons donc son incognito lunaire, » Mais il n'empêche que tous ces hommes habillés en femmes ne devaient pas être bien jolis ! Ce bal inspira à Raoul Ponchon une très savoureuse Gazette rimée. Quand verrons-nous paraître les œuvres complètes de ce grand poète ? Le 24 mars 1893, Jules Roques convie ses invités à se présenter dans le costume qui sera à la mode cent ans plus tard. C'est le bal de 1993. 246 LES BALS D'ARTISTES Lui-même était habillé en singe et chaque invité recevait en entrant une énorme feuille de vigne qu'il était tenu de porter quel que fût son dégui- sement. En 1894, le 17 mars, bal antique. Menessier avait édifié la façade d'un véritable palais égyptien avec un proscenium où, entre des sphinges vivantes et nues sous leur maillot, un magnifique guerrier montait la garde, c'était Willette. Louis Legrand était en Christ, Anque^ tin en homme primitif. Les Quat'z'Arts firent une entrée triomphale dans la salle décorée avec une rare somptuosité. Mais en 1895, il faut aller ailleurs. L'Elysée s'est transformé en concert. Le bal virginal, un bal blanc, est le seul qui n'ait pas eu lieu à Montmartre. Le dernier bal fut donné cependant à l'Elysée, bal des statues, le 28 mars 1896. Jules Roques en gardien de musée recevait les déesses, les nymphes et les héros dans un décor de ruines antiques, vestiges d'un temple grec, et c'était comme un symbole assez mélancolique. Ainsi se termina en beauté cette suite de fêtes dont le souvenir n'est pas près de disparaître... LES BALS GUY ARNOUX Une étude sur les bals d'artistes ne serait pas complète s'il n'y était pas parlé de Guy Arnoux le plus puissant animateur de ce genre de fête qui existe actuellement. Il ne lui suffit pas d'évoquer par le pinceau et le crayon les temps d'autrefois, il est tracassé par le désir de vivre en d'autres époques que la sienne et d'être d'autres personnages que celui qu'il est. Au bal costumé, il fait plus que prendre l'accoutrement des héros de jadis, il s'efforce de se mettre dans leur peau et il y parvient. Il a les gestes et les attitudes des personnages qu'il incarne. Parfois il pousse ce dédoublement de 248 LES BALS D'ARTISTES personnalité plus loin qu'à l'amusement d'une nuit. Cavalier accompli, non seulement il endosse la casaque de soie, mais encore il prend part à une course d'obstacles à la place d'un jockey inscrit et empêché au dernier moment; marin il s'embarque sur le Pourquoi pas du docteur Char- cot ; cow-boy il stupéfie les habitués du Bois et des bars à la mode, en apparaissant à cheval là où on a peu coutume de rencontrer des gauchos. L'autorité qu'il a pour organiser des fêtes cos- tumées fut souvent mise à contribution. C'est lui qui, avec Georges Scott, dessina les costumes du bal de l'Opéra en 1921, et pour des fêtes mondaines il a réalisé des ensembles d'une grande somptuosité. Quel chemin parcouru de- puis le temps où, rue Visconti, il avait transfor- mé son atelier en bateau corsaire. C'était en 1910. Les quelques intimes qu'il avait conviés à cette fête avaient reçu une invitation illus- trée par le dessin que nous reproduisons, et conçue en ces termes : Le capitaine et Véquipage du vaisseau corsaire La Belle Viscontaise ont Vhonneur d'inviter M... à se rendre à leur bord pour Vahordage de la nuit, vêtu de Vuni- forme de son navire. — Nous sommes en 1791. Il fallait d'abord monter l'escalier d'une vieille maison de la rue Visconti. Sur le dernier palier, LES BALS GUY ARNOUX 249 un farouche sans-culotte en pantalon tricolore, les pieds nus dans des sabots, équipé en tenue de campagne, montait la garde, baïonnette au canon. On arrivait ensuite à bord de La Belle Viscontaise. Des canons sur leur afïût étaient rangés le long des murs ; près d'eux des boulets, qui, à bien regarder, étaient des oranges, enve- loppées dans du papier noir. On accédait sur le pont par un escalier de bois. Tout était dans une demi-obscurité, et le capitaine, habillé de drap rouge et la canne à la main, recevait ses invités en les éclairant avec une lanterne sourde. L'équi- page fut bientôt au complet: soldats de la Révo- lution, sans-culottes et marins déguenillés, les uniformes déchirés et couverts de sang ; tous étaient formidablement armés de lourds fusils, de haches et de sabres ; il y avait aussi des petits mousses, de gaillardes femmes du peuple, la belle Messaouda en jupon rouge, et même une captive créole, Izé-kranile, demi-nue et chargée de chaînes. L'abordage eut lieu. Au coup de sifflet du capi- taine et du lieutenant, tout le monde se préci- pita sur le pont, la hache, le pistolet ou le sabre à la main. On fit sauter des barils de poudre, les feux de Bengale éclairèrent de leur lumière rouge de hideux combats, dans le fracas assou- disant des coups de pistolet et des pétards, dans l'épaisse fumée de la poudre. Et puis, le combat fini, on apporta une grande 250 LES BALS D'ARTISTES terrine, pleine de tranches de jambon et de sau-» cisson, des miches de pain coupées à coups de sabre, du Champagne et du cidre, qu'on but dans des bols et des quarts. Un piano jouait la Car- magnole. On dansa, avant de s'en aller en cor- tège redoutable envahir les bars du Quartier Latin et puis les restaurants des Halles. Les gens s'étonnaient au passage de cette troupe de soudards, armés jusqu'aux dents, mais les agents souriaient, après qu'on leur eût dit, en manière de mot de passe : « Bal de peintres ». A la fin de 1920, Guy Arnoux reprit cette idée, et donna dans l'atelier de la rue du Dragon un grand bal corsaire. Le lieu fut aisé- ment camouflé. Innombrables furent les cor- saires, faut-il se plaindre que la mariée fut trop belle et les invités trop nombreux ? Ce fut en tout cas un bal très réussi. Peut-être aurait-il gagné en couleur s'il y avait eu plus de peintres et moins de gens du monde, mais il n'en a pas moins laissé un beau souvenir à ceux qui y assis- tèrent. Le 25 novembre 1921, nouveau bal corsaire, salle Hoche cette fois, devenue pour une nuit le palais du gouverneur mis à sac par les pirates. Les gentilshommes de fortune, noirâ de poudre dansaient avec leurs belles captives. Poiret en marchand d'esclaves fit une entrée sensationnelle. Le premier prix de costume fut décerné à Mme de Beauplan qui avait eu le LES BALS GUY ARNOUX 251 spirituel courage de se peindre en ocre de la tête aux pieds avec les lèvres noires et les che- veux tirés pour ressembler à une vraie Sauvage. Un autre bal Guy Arnoux, un bal japonais, eut beaucoup de couleur et de pittoresque. Mais nul n'en eut cependant autant que le bal qu'il donna en mai 1921, Cette fois le décor collaborait avec les costumes pour créer l'at- mosphère, et non pas un décor truqué, un décor de toile peinte, mais le cadre même où avaient vécu les gens portant le costume imposé aux invités de cette fête. A sa belle époque, le Palais-Royal était célèbre par ses caveaux presque autant que par ses gale- ries de bois ; or, un de ces caveaux subsiste, on y descend par un escalier humide et les voûtes 252 LES BALS D'ARTISTES en sont décorées de naïfs portraits de héros révo- lutionnaires : Marat, Robespierre, Charlotte Corday... Dans ce caveau Guy Arnoux a donné un bal où l'on n'était admis que vêtii à la mode du temps. Le vieux caveau retrouvait ainsi les carma- gnoles et les bonnets rouges qui l'avaient fré- quenté il y a plus d'un siècle, cela avait vrai- ment grande allure. Tout était au point, les lampes électriques camouflées en lanternes, des drapeaux tricolores masquaient le jazz-band et les musiciens coiffés de bonnets rouges. On dansa la carmagnole autant que le fox trott ou le shimmy ; sur le sol les sabots des patriotes claquaient, et les refrains étaient repris en chœur. Les costumes étaient d'une belle vérité ou tout au moins bien dans la note : émeutiers en loques, brandissant au bout des piques des têtes d'aristocrates, soldats de l'ar- mée du Rhin ; les bonnets rouges se mêlaient aux bonnets à la Charlotte Corday, les cocardes aux couleurs de la nation mettaient partout leurs fraîches couleurs, tandis que le torse nu et sabre au poing, de jeunes patriotes, ivres de cette joie généreuse qui les avait menés à l'as- saut de la Bastille, bondissaient. Tous ces « révolutionnaires » d'une nuit appar- tenaient au monde des lettres, du théâtre et surtout des arts ; on retrouvait les éléments dont étaient faits les Mortigny d'avant-guerre, LES BALS GUY ARNOUX 253 Poiret ayant caché sa barbe était méconnais- sable. Lepape et Brissaud, peintres d'élégances, étaient vêtus de loques. La Révolution envahit la rue, des bandes armées arrêtèrent les autobus, on tira le canon au théâtre du Palais-Royal. Les vieilles maisons de la rue de Beaujolais pensaient à leur jeunesse, les arcades du Palais-Royal se souvenaient du temps passé. Le jour parut qu'on dansait encqre. Trilleau jouait du cor de chasse. Carlos Reymond, poli- cier engoncé dans une sombre redingote, frater- nisait avec Hamman, déserteur de l'armée d'Italie, qui. lui offrait à boire. Mme Guy Ar- noux prenait congé de ses hôtes, et Guy Arnoux, sombre général, maigre, énergique et tragique, projetait de nouvelles fêtes qui depuis furent données ; en particulier celle du dîner dans une maison de fou et aussi le bal où toutes les invitées étaient déguisées en Jeanne d'Arc et tous les invités en Napoléon I^r, et encore le souper bolchevique. LES MORTIGNY Le cercle des Mortigny fut une compagnie justement célèbre, qui organisa des fêtes d'un réel caractère artistique ; et, ce qui est plus rare, laisse des pièces parodiques qui finiront bien un jour ou l'autre par être éditées, pour le grand plaisir des curieux de littérature fantaisiste. Le berceau de cette société fut l'atelier du peintre Truchet chez qui venaient régulièrement se réunir de jeunes peintres presque tous élèves à l'Académie Julian de la rue Fromentin, à Montmartre. Or, dans le même temps, un officier russe, le capitaine d'Osnobitchine, se mettait à la pein- LES MORTIGNY 255 lure et s'entourait d'artistes ; il venait de louer un couvent désaffecté après la loi de séparation, 2t voulait, pour inaugurer ce nouvel atelier, donner une fête. Il apprit que, chez Truchct, on préparait la représentation d'un drame paro- dique dont l'auteur était Marcel Bain. La com- pagnie passa les ponts ; c'est chez le comte d'Osnobitchine qu'eut lieu la première représen- tation du Secret des Morligny ou De V Honneur à la Honte et vice versa. Le succès de cette représentation fut tel, les riches invités du capitaine russe avaient gardé un si bon souvenir de cette soirée, qu'on chercha aussitôt le moyen de donner d'autres fêtes du même genre. Un cercle fut fondé et prit le nom de Morti- gny en souvenir du drame de Marcel Bain. Il eut ses armoiries ; son blason, coupé en deux, por- tait, d'une part, une couronne et de l'autre, un petit chapeau, blason symbolique, armes par- tantes ; la couronne représentait l'élément riche recruté en majeure partie dans la colonie russe — c'était bien avant le bolchevisme — et le petit chapeau représentait les artistes, qui appor- taient, à défaut d'or, leur gaîté et leur esprit inventif. Le couvent, où avait eu lieu la représentation des Mortigny, fut abandonné pour un petit hôtel de la rue de Prony, qui était doté d'un atelier immense. C'est là qu'avait habité Marie Bakit- 256 LES BALS D'ARTISTES chefï. Ce fut rue de Prony qu'eurent lieu les réu- nions du cercle. Un dîner réunissait tous les jeudis les membres et leurs invités, et, généralement, ce dîner était suivi de réjouissances de toutes sortes. De plus, chaque année, on donnait une grande fête à la- quelle était convié un certain nombre de privi- légiés, ou plutôt, on donnait deux fois chaque fête, la première, qui était en quelque sorte une répétition générale, était réservée aux artistes, aux gens de théâtre, aux demoiselles de vertu plus ou moins grande : c'était la journée du petit chapeau. La couronne triomphait le lendemain au cours d'une fête à laquelle étaient invités les gens du monde. Le succès du Secret des Moriigny avait été trop grand pour qu'on ne continuât pas à ex- ploiter cette veine parodique. Après le drame, l'opéra. En 1909 les Mortigny donnaient dans leur hôtel Gérard et Isabelle, opéra. Le livret était encore de Bain, et la musique de Jacques Jourdan, AUce Morhange et Raymond Char- pentier qui conduisait l'orchestre. C'était d'une bouffonnerie charmante. Comment oublier Bain en basse russe et le doux Gérard, et Eschmann le traître, et le chœur des spadassins ? Ensuite on donna la parodie d'une pièce du Châtelet, le Diamant vert, voyage autour du LES MORTIGNY 257 monde, d'une bouiïonnerie énorme avec trans- sibérien, naufrage et toujours, même dans l'île déserte, le planteur de CailTa avec sa petite voi- ture et sa trompette. Ces pièces avaient une réelle valeur. C'étaient des farces d'atelier, mais des farces complètes, avec quelque chose de plus que les plaisanteries de café qu'il est de mode aujourd'hui de prendre pour du grand art. Le Secret de Moriigny et Gérard ei Isabelle furent repris à l'occasion des fêtes de l'adieu à Montmartre en 1913, le premier au Théâtre Antoine, le second au Théâtre des Arts, avec Musidora dans le rôle d'Isabelle ; le public fit à ces pièces un accueil enthousiaste. Rue de Prony aussi, on donna de bien cu- rieuses représentations de cirque. Les peintres chargés du rôle d'écuyers portaient l'habit bleu avec un sérieux imperturbable. Escheman était un M. Loyal, loquace et bon- homme, conscient de sa supériorité sur les clowns, et Besson montait une chaise en grande école avec une dignité tout à fait comique. Mais bientôt commence l'ère des bals, et la plupart furent tout à fait réussis. En 1910, bal costumé, avec parade foraine et grande séance de cirque. En 1911, fête foraine à la campagne, l'atelier est devenu un village en fête ; les pompiers, le maire, les adjoints, la rosière, rien ne manque, C'était un soir de mi- 258 LES BALS D'ARTISTES carême, on envahit la rue, on gagne le parc Monceau, on revient à l'hôtel, la rue de Prony est mise à feu et à sang. En 1912, des cris, un grand tumulte, « Vive la Nation, Mort aux tyrans », la foule gronde, s'agite, tournoie, des têtes de ci-devant sont bran- dies toutes sanglantes au bout des piques, les membres du Comité exécutif passent exagérant leur importance et les touffes de plumes trico^ lores qu'ils ont au chapeau ; les violons et les cuivres déchaînés chantent la Carmagnole : « Ah! çà ira, çà ira, les aristocrates à la lanterne... » Les Mortigny donnaient, la nuit du 15 fé^ vrier 1912, une fête révolutionnaire dans leur hôtel de la rue de Prony. La grande salle n'était plus une salle, c'était une place publique. Il y avait sur les maisons à arcades qui l'entouraient une orgie de dra- peaux tricolores et d'attributs républicains. Une baraque hâtivement dressée prenait les engagements volontaires pour les armées. La Patrie est en danger ; Poulbot, tout éclaboussé de sang, fume un ignoble brûle-gueule. Le cor- donnier Simon de Segonzac, en tablier de cuir, brutalise le pauvre Dauphin que la mère Simon- Moreau renonce à protéger. Mirabeau-Decroix, la figure couverte de pustules, discute avec Danton-Falize ; mais Eschemann, président du Comité exécutif , commence un boniment de la plus hilarante fantaisie et présente le Théâtre LES MORTIGNY 259 des Patriotes dont Marcel Bain est l'actif régis- seur. Voici le Trianon, la Bastille, Latude évadé. La foule prend d'assaut la vieille prison. Le Ser- ment du Jeu de Paume, la Mort de Marat dans sa baignoire, assassiné par Charlotte « très dan- gereuse parce que Corday ». Le vaisseau le Vengeur s'engloutit dans les flots. Au Temple continue le martyre du petit Daupliin et puis voici Aréole, les Pyramides et la Marseillaise, parodie déconcertante du tableau fameux. Et puis la danse reprend, des Chouans s'élan- cent vêtus de peaux de bique, de fringants hus- sards courtisent des ci-devantes hautaines et indignées. On danse la carmagnole. Madame Vélo avait promis, Madame Veto avait promis... Ah! çà ira, cà ira! Jusqu'au jour la foule dansa pour la Liberté et pour la Nation. En l'année 1913, le dandysme étant à la mode, les Mortigny eurent l'heureuse idée de donner un bal Louis-Philippe. Sur les toiles peintes dont était tendu le grand ateher, se silhouettait la perspective des mai- sons de ce bon vieux temps. Des barricades au travers des rues ; aux fenê- tres des mansardes étaient accrochés la cage du pinson et les pots de géranium de Jenny l'ou- vrière ; plus loin, le théâtre des Mortigny. Après qu'on eut dansé quelques quadrilles et 260 LES BALS D'ARTISTES quand tous les invités furent arrivés, J.-B. Esch- mann, en garde national, commença son boni- ment, et les gens se rangèrent devant le théâtre. On y vit d'abord des tableaux vivants : la Liberté aux Barricades, d'après Delacroix ; la Smala d' Abd-el-Kader. La fenêtre d'une mansarde s'ouvrit, une jolie grisette parut et chanta avec un charme infini la chanson de Jenny l'ouvrière. Cependant, J.-B. Eschmann faisait preuve d'une verve intarissable, mêlant les vérités his- toriques aux fantaisies les plus folles, se livrant aux coq-à-l'âne les plus abracadabrants. On annonça la Source, d'Ingres. Sans prendre garde aux frémissements d'impatience de l'as- semblée, Eschmann déclara qu'il fallait toujours s'instruire en s'amusant, et, impitoyable, il expliqua, grave comme un professeur de géolo- gie, quelles étaient les différentes sortes de sources, et puis il fit lever le rideau, et l'on ap- plaudit à la beauté d'une belle fille très chaste- ment nue. On vit ensuite le Portrait de M. Ber- lin, les Peintres à Barbizon, le Premier Chemin de fer, aux portières duquel passaient et repas- saient des disques, des arbres, des poteaux télé- graphiques. On fit une ovation aux acteurs, les peintres Jean Hamman, H. Berquin, Pierre Falize, Jacques Jourdan, comme aussi au boni- menteur ; et puis le rideau se releva sur la der- nière scène d'Antony. Decroix fut une Adèle LES MORTIGNY 261 tragique ; Lièvre, un Antony passionné, et Bain, un colonel affolé. Et puis, le bal recommença. Les quadrilles de la Grande Chaumière suivaient les valses langoureuses. Cependant, Trilleau, en chasseur d'Afrique, éperdument, sonnait de la trompette; Berquin, une énorme fleur à la boutonnière, faisait mille tours de force avec Hamman, farouche émeu- tier, noir de poudre ; Sonolet, casque en tête, chantait de joyeux refrains ; Fauconnet, im- passible, portait la tête de bois qui complétait son costume d'invalide ; Maurice Neumont, en bandit, avec un bandeau surl'œilet PaulPoiret, en piqueur, le cor de chasse en bandoulière, le nez et les joues cramoisis, regardaient Dunoyer de Segonzac en maillot noir, coiffe d'un bonnet de coton et armé d'un parapluie, se tordre en maintes contorsions ; et toute cette foule bigar- rée qui dansait, sautait, dansait et s'amusait ; tous ces costumes au charme délicieusement désuet, inspiraient au poète Kerdick, habillé en M. Pipelet, ces vers, qu'il nous nmrmura : Café Anglais, Maison Dorée, Gros anneaux d'or sur les bras nus. Gants trop courts, bouquets ingénus. Laquais à perruques poudrées. O les galants soupers d'amour Pleins de décence libertine 18 262 LES BALS D'ARTISTES Où l'on froissait les mousselines En se disant « vous » jusqu'au jour. Le 17 février 1914, l'atelier de la rue de Prony est devenu un château fort, bal moyenâgeux, avec tableaux vivants, les mystères de l'Inqui- sition, Decroix, grand inquisiteui, dirige les bourreaux. Musidora est « rouée » sur une grosse caisse; supplice de l'eau, on plonge une coupable dans une baignoire ; supplice du feu, la condam- née a les mains si gonflées qu'on croirait qu'elle porte des gants de boxe. La guerre éclatait quelques mois plus tard ; la plupart des Mortigny partirent aux armées ; ils n'en revinrent pas tous: Berquin tomba dans les bois de Lorraine, Truchet succomba un peu avant l'armistice, Jacques Jourdan, capitaine d'infanterie, fut tué à Verdun, Un bon nombre de Mortigny se retrouva au camouflage, qui naquit aussi dans l'atelier de Truchet ; d'autres à l'ambulance russe qui était dirigée par le général d'Osnobitchine, attaché militaire de Russie, et par M. de Goloubeff. Mais la guerre finie, les Mortigny ne purent renaître. La révolution russe avait changé bien des choses, et modifié bien des fortunes. L'ate- lier de la rue de Prony fut abandonné. Poiret réunit chez lui les épaves du cercle fameux, mais ce n'était plus du tout la même chose. Quand il ouvrit son théâtre de l'Oasis, il monta LES MORTIGNY 263 le Secret des Moriigny joué par l'auteur et les créateurs auxquels s'était joint le peintre Synave qui fit une création très remarquée du policier. Les éloges de la presse consacrèrent ce petit chef-d'œuvre, qui après avoir présidé à la nais- sance des Mortigny, en prolongeait l'agonie. LA GUERRE DE 1870 CHEZ POULBOT Nous étions beaucoup qui avions reçu un ordre de route timbré du sceau de l'empereur Napoléon III nous conviant à nous rendre en armes, un soir de mai 1913, à Montmartre, chez Poulbot. La paisible petite rue de l'Orient n'avait jamais vu autant de soldats, môme pendant la guerre, même pendant la Commune. Il y avait des lan- ciers en brandebourgs rouges, et des guides aux brandebourgs jaunes, des chasseurs, des zouaves, des marins, d'alertes fantassins, de pesants artil- leurs, tous armés et équipés à l'ordonnance, les sacs montés en tenue de campagne; il y avait aussi des fédérés, des mobiles, et puis des jeunes guer- rières, des filles à soldats, des fusihers marins, de rouges garibaldiens ; un turco noir, griève- ment blessé ; Neumont, en officier supérieur. Mais voici qu'arrivent -en bon ordre, par rangs de quatre, baïonnette au canon, les mobiles de CHEZ POULBOT 265 Montparnasse, sous les ordres du commandant Arnoux. Ils étaient venus ainsi, marchant au pas, l'arme sur l'épaule, en troupe imposante, la tête entourée d'un mouchoir sous le képi, les uns en blouse, les autres en tunique ou en capote, tous guêtres de cuir, sac au dos, et les cartou- chières pleines. C'étaient de redoutables soldats, parfaitement disciplinés. Un zouave, le sac chargé d'un barda fantas- tique, avait reçu une balle au front ; sa blessure saignait. Un marin avait, de ses voyages au long cours, rapporté un singe apprivoisé qu'il avait emmené en campagne. Carlègle était cor- respondant de guerre. Le point de concentration était le jardin de Poulbot ; dans un coin, à l'abri sous une bâche, Arthur, le patron de la Pomponeite, et son garçon, tenaient la cantine tandis que Léon- tine, en camisole blanche, traînait de lourds sabots en distribuant les victuailles. fi' A côté de la cantine s'installèrent un marchand de chapeaux : A la Casquette du Père Bugeaud, et le mess des ofliciers. L'atelier devint un beuglant, Au Casino des Beautés. Autour des tables, sur des tabourets, des soldats de toutes les armes buvaient et reprenaient les refrains en chœur, en frappant le sol de leurs sabres et de leurs souliers à clous. Le compositeur Meu- drot jouait du piano et sur l'estrade, un grand 266 • LES BALS D'ARTISTES turco, André Poulbot, chantait à tue-tête ; ensuite ce fut Poulbot, gigantesque et large- ment ceinturé de rouge par-dessus sa capote, qui entonna la Femme à Barbe et après que Mme Rachel eut lancé gaillardement le refrain fameux : Ohé les p'iiis agneaux ! l'étoile du Casino des Beautés, Léona Poulbot, en courte robe de gommeuse, les cheveux frisés en mou- ton, des chaussettes et les jambes nues, bondit sur l'estrade et commença à chanter, parmi les applaudissements, les acclamations et l'enthou- siasme déchaîné. Soudain une sonnerie retentit. Trilleau sonne l'alerte ; Genty frappe sa caisse à tour de bras. Des ordres brefs, des coups de sifflet, on part en reconnaissance dans les rues de la Butte. On entre au Lapin Agile, et, monté sur une table du cabaret, Sonolet, en capitaine de chasseurs, chante de nouveau, et puis c'est le retour à l'ateher, et les pittoresques et paisibles petites rues voient passer une troupe en armes, sous la pluie, dans la boue qui mouille les capotes et les souhers et ajoute au caractère des costumes. Cependant, au Casino des Beautés, un bal s'était organisé ; on chantait en chœur, on bu- vait, dans un formidable tumulte. Le petit jour gris parut. Il fallait monter à l'assaut du Mouhn de la Galette. Baïonnette au canon, sabre en main, les clairons sonnant, les tambours battant la charge, la troupe se préci- CHEZ POULBOT 267 pite en avaiiL. Le iiicunier Debray eut juste le temps de passer sa blouse bleue pour saluer les vaillants soldats encore gaillards, malgré la ter- rible nuit. On lâcha des pigeons voyageurs qui tournoyèrent dans le ciel avant de s'envoler à tire-d'aile ; on fit monter des montgolfières, une pluie fine tombait, il faisait froid, la fatigue faisait les figures vertes et tirées. C'était bien l'image de la guerre ; et qui aurait pu se douter que l'an suivant ce serait une véri- table feuille de route qu'on recevrait et que les uniformes qu'on allait revêtir ne seraient plus, cette fois, achetés au Temple ! Et comme on aurait mieux regardé, et avec plus de tendresse, tant de ces beaux jeunes gens jouer aux soldats si on avait su leur destin, et que les jeux de cette nuit de fête étaient la parodie sacrilège de l'atroce aventure d'oîi ils devaient ne pas revenir. TROISIÈME PARTIE DANCINGS LA DANSE, PLAISIR DÉFENDU « Après l'argent, la danse est aujourd'hui tout ce que le Parisien aime, chérit ou plutôt ce qu'il idolâtre. Chaque classe a sa société dansante, et du petit au grand, c'est-à-dire du riche au pauvre, tout danse ; c'est une fureur, un goût universel. » Ces lignes écrites par Mercier il y a plus de cent ans dans son Nouveau Paris, ne semblent- elles pas s'appliquer aux mœurs parisiennes d'après-guerre ? Mais c'est le chapitre entier qu'il faudrait lire, il paraît dater d'un an à peine. Cette folie d'à présent ne pouvait surprendre personne. Déjà en 1914 on constatait, un peu partout, un retour à la danse ; le tango com- mençait à faire parler de lui, il mène la der- nière saison d'avant-guerre. On voit s'ouvrir les premiers dancings ; les bals et les fêtes costumés sont innombrables. Les moralistes déclaraient que cela ne présageait rien de bon et les histo- 272 LES DANCINGS riens faisaient de curieux rapprochements. On comparait cette folie de luxe et de débauche avec celles du même genre qui ont toujours précédé les grands cataclysmes, on rappelait la fm du second Empire, on évoquait les mœurs scandaleuses du xviii^ siècle. On aurait pu aussi bien remonter jusqu'à Sodome et Gomorrhe. Quoi qu'il en soit, le 2 août 1914, tangueurs et flirteurs sautèrent sur leurs fusils et coururent aux fron- tières. Le meilleur du pays eut conscience de son devoir. Mais, opposée à la rude et monastique existence du soldat, expiant ses péchés dans d'af- freux tourments, la vie de l'arrière fut indigne. A côté des braves gens qui firent tout leur devoir, il y en eut d'autres qui profitèrent du cataclysme et du renversement des valeurs pour assouvir cyni- quement leurs basses passions. On \at surgir les trafiquants, les mercantis; partout pullulaient les intermédiaires, chacals cherchant à ramasser les miettes du festin des lions, et trouvant ainsi moyen de faire, eux aussi, fortune. L'or coûtait peu à gagner à ces gens-là, ils le gaspillèrent, pressés de goûter aux plaisirs dont leur médiocrité d'avant-guerre les avait tenus éloignés. Les soldats qui revenaient du front acceptèrent de rester les impassibles té- moins de ce spectacle honteux, aussi bien ils avaient vu tant de choses, qu'ils ne s'étonnaient plus de rien. Beaucoup parmi eux voulaient arracher à la vie son maximum de jouissance LA DANSE, PLAISIR DÉFENDU 273 sachant que la mort était là tout près et guettait. Ils se ruèrent aux plaisirs qu'on leur offrait. Les jouisseurs de l'arrière en profitèrent pour déclarer leurs louches turpitudes d'utilité pu- blique. ^Et comme l'ère des restrictions commençait, un peu partout on vit s'ouvrir des établisse- ments clandestins. La danse ayant été interdite dès le premier jour, le tango gagnait en plus de ses autres séductions la saveur du fruit défendu. On trouva pour danser les locaux les plus surprenants. Ne parlons pas de cer- taines maisons dont les volets toujours clos étouffaient le bruit des violons et des pianos. Tout fut bon, des bouges, des hangars, des ate- liers d'artistes ; dans les quartiers les plus excentriques et jusqu'en banlieue les danseurs traqués se réunissaient avec la foi des martyrs. Les tenanciers de ces établissements, poursuivis par la police, devaient faire fortune en quelques semaines, voire quelques jours. Mais rien n'était trop cher. La danse était devenue un plaisir des dieux... L'armistice signé, danser ne fut pas encore toléré ; mais on eut bien du mal à tenir les enragés. En janvier 1919, nous pouvions écrire : « La muse Terpsichore va connaître de beaux jours. Les nombreux pauvres pourront refaire leur fortune en enseignant le tango à ceux qui. 274 LES DANCINGS avant la guerre, s'en tenaient bourgeoisement à la valse. Nouvelle richesse oblige ! « Paris trépigne et veut danser. Voyez dans quel état il est et rien encore n'est commencé, les cafés ferment avant dix heures et les musi- ciens doivent chômer ;pourtant une sorte de rage pousse les gens au plaisir. Les Américains mêlent une certaine férocité à la joie populaire. LA DANSE, PLAISIR DÉFENDU 275 qui devient forcenée. Ce n'est plus l'aimable gaieté d'un Paris que nous avons connu, mais quand on pourra danser, quelles sarabandes ! quels entrechats ! quels rigodons ! L'ombre du grand Chicard en tressaillira d'aise : va-t-on rénover la fameuse descente de la Courtille ? «A force de répéter que notre après-guerre res- semble au Directoire, les gens finiront par le croire. Dans ce cas n'hésitons pas. Au lendemain de la Terreur, dix-huit cents bals jetaient ouverts tous les jours à Paris, mais on n'osera pas — félicitons-nous-en — rouvrir des bals à la Vic- time, où seuls étaient admis ceux qui avaient perdu un très proche parent. « Quand sera- t-il permis de danser de nouveau? A vrai dire, on n'attend pas toujours l'autori- sation officielle. Il suffît de la moindre occasion pour qu'un bal s'organise. Place de l'Opéra, le jour de l'arrivée du président Wilson, des Amé- ricains se sont mis à tourner deux par deux, la foule les imita et, sans musique, on dansa jusqu'à une heure avancée de la nuit. Souvent, le dimanche, dans les quartiers populeux, au son d'un accordéon ou d'un violon, une petite sauterie commence et dans les établissements de Montmartre pensez-vous qu'on puisse tou- jours empêcher les gens de se trémousser au son des jazz-bands ? <( Quant au tango, il a repris tous ses droits. On ne le danse pas encore publiquement, mais 276 LES DANCINGS dans le privé, la mode en est revenue plus fa- rouche que jamais. Vous n'avez pas de piano ? Qu'importe ! Le phonographe est excellent pour tanguer. Le cours de Mme Mitchine est plus fré- quenté qu'autrefois. Les gens de plusieurs mondes y passent, par catégories, pour les convenances, mais tous communient avec le même enthou- siasme dans l'amour immense du tango, que ne détrône pas le fox-trott malgré sa vogue. Un autre pas nouveau se prépare en grand mys- tère. Tiendra-t-il plus du jeu de bridge que de la chorégraphie ? Faudra-t-il être un mathé- maticien pour devenir un danseur ? On ne sait pas. » -AVvZ- LES DANSES NOUVELLES LE TANGO On pouvait croire que l'amour de la danse était fait principalement de l'attrait du fruit défendu et que, lorsqu'il serait permis de danser, les martyrs du tango, les persécutés du fox-trott, n'étant plus obligés d'aller sacrifier à leur dieu dans quelque bouge infâme, deviendraient des gens normaux, pour qui la danse est un aimable passe-temps et rien de plus. Il n'en fut pas ainsi. Le feu qui couvait sous la cendre jaillit en grandes flammes ardentes. La danse devint une passion farouche et jalouse qui remplaça tout, elle fit paraître sans attrait tous les autres plai- sirs, elle exigea même qu'on lui sacrifiât le temps consacré, non seulement au repos, mais encore au travail ; mais encore au repas. Ce fut une belle folie. Il sembla que les Parisiens fussent frappés de démence, pas tous bien entendu ; mais comme il arrive toujours, ce sont les plus r.» 278 LES DANCINGS extravagants qui finissent par donner le ton. On peut dire que Paris pendant deux ans ne pensa plus qu'à danser. Terpsichore pour plaire aux Parisiens s'était mise en frais ; elle apparaissait sous un visage tout neuf, les danses de nos pères, la valse, la polka, qui avaient survécu à plusieurs généra- tions, parurent aussi démodées que la mazurka, la scottish ou le pas des patineurs ; on les re- légua avec les vieilles lunes, les perruques et les réverbères. La lumière venait d'Amérique. Le tango qui déjà avant la guerre affirmait son autorité, devint roi, devint dieu, et son seul coticurrent, encore qu'il fît un peu figure de petit garçon à ses côtés, fut le fox-trott, bientôt accompagné de la maxixe, du paso doble. Le shimmy arriva à point pour couronner l'édifice. Le tango vient des bouges argentins, mais celui que nous connaissons n'est que le petit-fils très civilisé de ce grand-père barbare. C'est, si l'on Veut, un nouveau riche qui a fini par savoir porter l'habit et se tenir dans le monde. Les professeurs de danse eurent tôt fait de trans- former les farouches étreintes des gauchos en gymnastique mondaine. Il fallut d'abord décomposer les pas, ou plutôt en inventer, et nos gens s'en chargèrent volon^ tiers. Dès lors il fallut sortir de Polytechnique ou presque pour ne pas se perdre dans tous ces chiffres. Un calculateur pouvait prétendre logi-^ LES DANSES NOUVELLES 279 quement à l'emploi de danseur. Un ! deux ! trois ! quatre ! il s'agit de ne pas se tromper, changer de pied quand il le faut, tourner, glisser, s'arrêter, recommencer, tout cela pour arriver à exprimer la sauvage passion qui saisit le rude cavalier des prairies quand il a, dans ses bras, quelque fille d'auberge... C'est une belle chose que la danse ! Le plus miraculeux est que ce résultat a été atteint, non pas bien sûr par les apprentis qui comptent leurs pas, qui montrent des faces crispées par la crainte de se tromper, et à force d'écouter les maîtres à danser ne sont plus que des mannequins en habit noir sans force ni couleur. Mais il y a les vrais danseurs, qui ne sont peut-être pas aux yeux des professeurs de bons danseurs, des gens qui ont, comme on dit, le rythme dans la peau, et le tango, grâce à eux, reprend un peu de sa signification. Ce n'est plus la danse des bouges, c'est une danse de salon, mais c'est toujours un homme en face de la femme qu'il désire. Le mécanisme des pas n'est plus apparent. C'est une improvisa- tion à deux sur le rythme de l'orchestre, c'est un grand contentement de soi, c'est l'univers réduit à un couple, c'est un vertige. Autrefois on dansait pour la galerie, à pré- sent on danse pour soi. La danse est devenue un plaisir essentielle- ment égoïste. 280 LES DANCINGS LE FOX-TROTT Le fox-trott faillit un moment détrôner le tango. Mais son succès n'était pas de la même espèce. Le tango, l'amer et savoureux tango, restait l'apanage des véritables amateurs, des danseurs sérieux, des « scientifiques », tandis tSfe- ^7£ que le fox-trott fut vite à la porLée de n'importe qui. De là sa vogue soudaine, absolue, générale. Il n'était plus permis de ne pas savoir danser, apprendre le tango demandait trop de temps, donc vive le fox-trott. En quelques heures on en connaissait le principal, mal, c'est entendu, mais cela suffisait. D'aucuns même, faute de mieux, s'en tinrent à une espèce de polka, camouflé^ LES DANSES NOUVELLES 281 tant bien que mal en pas américain. Le fox-trott est une danse à trois temps, la polka aussi, donc, allons-y gaiUardement. Ce n'était pas joli, joli ; mais bah! dans la cohue ! car il y avait une grande cohue dans les endroits où les gens qui n'étaient pas des danseurs souffraient de ne pas danser. Le fox-trott fut la providence des gens peu convaincus, mais qui tenaient à ne pas trop se singulariser. Il serait injuste cependant de ne parler que de ces indignes amateurs de fox-trott. La danse du renard eut pour adeptes les plus fiers jarrets d'après-guerre. La simplicité de ces pas permet- tant toutes les fantaisies, on usa de cette licence, on en abusa même quelquefois ; mais quel en- train, quelle gaieté il y avait dans ces pas, quelle ardeur, quelle frénésie. Il y a de la marche triom- phale, de la charge à la baïonnette, du combat de boxe dans un fox-trott bien enlevé. LE SHIMMY La dernière venue des danses nouvelles est le shimmy. L'étymologie de ce mot donna lieu à bien des controverses. Shymmy est une contraction de scheme shake qu'on traduisit pour les besoins de la cause par «secouer sache- mise » ; explications ingénieuses, mais assez hasardeuses, d'autant plus que les belles danseuses 262 LES DANCINGS d'à présent ont des robes décolletées de telle sorte qu'elles ne peuvent plus porter de chemise. La revue la Danse, car il existe une luxueuse revue spéciale où tout est consigné qui intéresse la vie des dancings, publie une explication que nous donnons pour ce qu'elle vaut : « Lorsque les nègres de la Louisiane ou de la Géorgie, danseurs nés, se réunissaient pour se livrer à leurs ébats chorégraphiques, ils fermaient un cercle, et au rythme syncopé et étrange d'une musique de rag time, un des assistants se levait et venait faire « cavalier seul », au milieu du car- LES DANSES NOUVELLES 283 cle en disant: Me shake (moi je tremble, je me secoue, je me remue), puis s'échaulîant et dési- reux d'avoir un partner, il désignait une des assistantes et l'appelait : She shake, clic se remue, car les assistants marquaient la mesure avec les épaules ; de là à faire de : She shake et de Me shake un mot Sche me shake, il n'y avait qu'un pas. Puis on changea l'orthographe et l'on écrivit shimmy. » Quoi qu'il en soit, le shimmy fit fureur. Les professeurs de danse, avant de décomposer les pas de cette danse nouvelle, lui lancèrent l'ana- thème. On fit venir d'Amérique trois belles filles pour nous montrer ce qu'était le véritable shimmy. On les vit à Ba-Ta-Clan comme saisies de frissons qui les parcouraient de haut en bas, en proie à une trépidation qui les secouait sur place et animait d'une vie particuUère tous les avantages dont la nature les avait pourvues et que, généreusement, elles laissaient admirer presque sans voile. Leur shimmy par moment finissait par ressembler à la danse du ventre de la rue du Caire. Un si bel exemple devait être suivi. Le dan- seur et la danseuse semblent transportés d'un délire mystique, pythie de Delphes sur un tré- pied posé sur un plateau électrique, danse de Saint-Guy qui met en action toutes les parties du corps ; mais que les professeurs parviennent tout de même à décomposer scientifiquement. LE TANGO POUR TOUS Ce serait une erreur de croire que seules, les classes riches sacrifient aux danses nouvelles. On danse partout le tango et le fox-trott. Com- ment le peuple fut-il initié à la folie du jour? Nous nous le sommes demandé jusqu'au jour où nous avons lu, collée à la vitre d'un marchand de vin, rue Frémicourt, à Grenelle, une petite affiche par laquelle certain maître à danser, lier de son titre de « ex-professeur des Sociétés les Chanteclair et la Tuhpe du XV® arrondisse- ment » invitait les gens à venir, pour un prix très modique, suivre les cours qu'il donnait le dimanche matin. Suivaient, en langage pompeux, les avantages que garçons et filles trouveraient, quelle que soit la classe de la société à laquelle ils appartinssent, à connaître l'art de la danse. Assister à un semblable cours était tentant et nous nous proposions de faire connaissance avec cet ex-professeur des Chanteclair, mais LE TANGO POUR TOUS 285 notre curiosité fut satisfaite d'une autre manière. Une petite aiïiclie jaune, collée sur le mur d'un marché, nous a mis sur la piste d'un singulier cours de danse moderne qui a lieu aussi le dimanche matin. C'est dans un quartier popu- laire et assez lointain ; mais nous ne regrettons pas le voyage. La maison ne paie pas de mine. La concierge, d'un âge canonique, très occupée à faire frire sur un petit fourneau je ne sais quelle denrée, nous crie dans un nuage de fumée qui pique la gorge et fait pleurer : — Le cours de tango ? c'est pas ici, c'est à côté ; entrez par le café ! Ce café est un bar populaire, où, le long du comptoir, recouvert d'un zinc éblouissant, des personnages assez louches sirotent des apéritifs de couleurs tendres, devant l'alignement impo- sant des bouteilles rangées sur les rayons. — Le cours de tango ? C'est au-dessus... Et le garçon, les manches de la chemise re- troussées jusqu'aux coudes, nous indique de sa main mouillée un escalier en colimaçon qui grimpe en spirale et perce le plafond. Déjà, dominant le bruit des conversations, des verres remués et le choc des dés projetés avec force, du cornet sur le zinc, par les joueurs de Zanzibar, arrivent les sons harmonieux d'un [piano martelé vigoureusement. l Comme un diable sortant d'une trappe, arrivé 286 LES DANCINGS aux dernières marches de l'escalier en colima- çon, je jaillis, la tête la première, au milieu du cours de tango. Je ne le regrette pas. J'aperçus tout d'abord le piano, sur lequel un vieux bonhomme désabusé jouait à tour de bras un tango triste. Sans haine ni passion, sans joie fi.WMn.r^i.'-y: ni douleur, indifférent à tout, il rêvait et lais- sait ses doigts courir sur les touches noires et blanches. Il jeta sur moi, surgissant tout d'un coup du plancher, un regard nonchalant ; mais que pouvait lui importer, après tout, la pré- sence de cet intrus ? Il ne me demanda rien et continua son rêve, tandis que ses mains dili- gentes évoquaient le ranch et les prairies. Sur un billard couvert de sa housse et sur les tables s'entassaient en désordre des pardessus, des chapeaux melons, des manteaux de femmes ; LE TANGO POUR TOUS 287 c'était le vestiaire. Le cours de tango se tenait dans la salle voisine, communiquant avec celle- ci par une large baie. Une dame aux cheveux frisés, vêtue d'une tunique blanche sur une jupe noire, s'approcha de moi en faisant des grâces : c'était Mme Fran- çois, professeur de tango économique. Je lui demandai, avant de me décider à la prier de me compter parmi ses élèves, de m' autoriser à assister à son cours. Un, deux, trois, quatre... Un, deux, trois, quatre... Des couples, tracassés par cette mathé- matique, allaient et venaient. Petits jeunes gens aux cheveux cosmétiques, les mains empri- sonnées dans des gants trop étroits ; tendres adolescentes en corsages clairs, « ouvrières en jupons ou filles de concierges » qu'aurait aimées François Coppée, quel crime expiez-vous ? Un, deux, trois, quatre... Un, deux, trois, quatre... Un gros garçon, tout seul, se donne beaucoup de mal, surveillé spécialement par Mme François. — Ce n'est pas cela. Monsieur, ce n'est pas cela ! Recommencez... Le malheureux* Isoupire et recommence... Un,' deux, trois, quatre... Un,^^deux, trois, quatre... Et c'est encore manqué. — Mademoiselle, Mademoiselle, vos pieds, regardez vos pieds ! La jeune personne ainsi interpellée s'arrête, interdite, mais elle ne se trouble pas. 288 LES DANCINGS — Quoi, mes pieds ? Qu'est-ce qu'ils ont, mes pieds ? C'est une petite brune très aguichante et vêtue avec recherche ; elle porte des bas de soie et des souliers vernis. Sa crânerie me séduit, et, profitant d'une minute de répit, comme elle l'^'^^AA€^ s est assise pour souffler un peu, je m'approche : — C'est difficile, n'est-ce pas. Mademoi- selle, d'apprendre le tango ? — Non, pas trop, et puis il le faut bien: on ne peut vraiment plus danser autre chose. Ce qu'elle me dit ensuite me laissa croire que j'avais affaire à une jeune fille du monde. Mais que venait-elle faire dans cette galère ? Peut- être ses parents avaient-ils été ruinés par la guerre ; elle était une nouvelle pauvre. Elle LE TANGO POUR TOUS 289 abusait cependant un peu du mot « monsieur >> dans la conversation, et quand, au risque d'être indiscret, je lui demandai quel était son état, c'est très simplement, avec même un certain orgueil, qu'elle me répondit : — Je fais des ménages ; j'aime mieux cela que d'être en place : on est plus libre. Et, comme à ce moment-là elle avait ôté ses gants, je vis qu'elle disait vrai, car ses mains étaient rouges et ses doigts gonflés par l'eau de vaisselle. Cependant Mme François revenait auprès de moi afin de connaître mes impressions. J'en profitai pour lui faire raconter des histoires. — Des élèves. Monsieur, j'en ai beaucouj), mais tous ne réussissent pas. Vous ne voyez ici que les débutants ; j'ai un cours de perfection- nement auquel, je l'espère, vous me ferez l'hon- neur d'assister. Le tango n'est pas encore appré- cié dans tous les mondes, mais on s'y met. Les gens qui ont de quoi le font apprendre à leurs enfants ; j'ai pour élèves la progéniture de tous les commerçants du quartier. Cette petite blonde est la fille d'une crémière qui a mis un peu d'ai- gent de côté ; elle veut en faire une demoiseljf, et c'est sur moi qu'elle compte pour y arriver. Ce gros garçon-là me donne beaucoup de mal ; mais j'espère pourtant en faire un gentleman, selon le désir de son père, un épicier important. Que voulez-vous ? il faut être de son siècle. 290 LES DANCINGS Pourquoi les quartiers ouvriers n'auraient-ils pas les manières du grand monde ? Je crois agir en philanthrope... Nous n'avons vu, nous, aucun inconvénient à cette philanthropie-là. L.E JAZZ-BAND A danse nouvelle, orchestre nouveau ! Laissons donc les cuivres tonitruant et les pistons narquois jouer en mesure les polkas et les valses sur lesquelles nos pères dansaient. Ne rappelons pas les tziganes en vestes rouges et leurs violons langoureux dont les accents charmeurs donnaient du vague à l'âme, ne ré- veillons pas les échos des valses tristes que chan- tait Mme Paulette Darthy. Autant faire venir un clavecin. Les gens d'à présent veulent avoir les nerfs secoués par des instruments plus bru- taux. Allons chercher les nègres et leur jazz- band. Le jazz-band apparut comme tout à fait re- présentatif de la vie d'après-guerre. Sitôt qu'on entendit les accents discordants des instruments qui le composaient, on comprit que quelque chose de grand venait d'être révélé. Pasteur, Branly, Curie n'étaient plus rien, comparés aux nègres qui jouaient du banjo. 292 LES DANCINGS Un des premiers jazz-bands qu'on entendit à Paris fut, je crois, celui du Casino de Paris. C'était en pleine guerre, on ne dansait pas encore ouvertement ; mais on comprit que là était la vérité. Eh ! ma foi, pourquoi médirions-nous du jazz- band. Nous avions entendu parler des bruiteurs futuristes de M. Marinetti ; nous les attendions avec impatience, ils sont arrivés enfin et noiJs avons été déçus. Ce sont d'honnêtes instruments qui rendront de grands services dans un orchestre ; la musique du cinéma pourra, grâce à eux, atteindre le développement qui lui manque, mais c'est tout. Le jazz-band nous paraît beau- coup plus représentatif de la vie moderne. Le jazz-band, c'est le halètement de la ma- chine, la trépidation de l'automobile ; le train qui grince sur le rail, le tramway qui passe en agitant sa cloche. C'est la catastrophe de chemin de fer, la chaudière qui fait explosion, la sirène hurlante du vaisseau en perdition, et tout cela entraîné dans un tourbillon infernal, frénétique, qui mêle tout, qui précipite tout dans le ronron- nement impitoyable du klakson ; le jazz-band c'est un cataclysme à la blague qui vous fait éclater de rire. Mais soudain, dans le fracas des machines devenues vivantes, s'élève une plainte, un chant nostalgique aigu, crispant, qui s'in- sinue en vous, qui s'attaque aux fibres les plus LE JAZZ-BAND 293 sensibles et les plus secrètes, et tandis que monte le chant aigu, s'évoquent des paysages lointains qu'on ne verra jamais. Invitations aux impos- sibles voyages. On passe de la joie la plus déchirante à la tris- tesse la plus anière par à-coups, sans transition, les nerfs soumis à ce jeu barbare s'exaspèrent, se détraquent, commandent aux muscles des mouvements désordonnés et voilà nos danseurs partis... On ne peut rester immobiles sous cette avalanche de cris, de notes, de sons discordants ; il faut bouger les bras, les jambes se mettent en branle et les couples trépignent. C'est à présent. la plainte nostalgique dont nous parlions tout à l'heure, les guitares havaïennes, les banjos, les clarinettes com- mencent leurs mélopées. La danseuse s'abandonne davantage dans les bras de son danseur, il ne s'agit plus de frénésie ni de gesticulation, le chant nègre vous coupe bras et jambes ; on danse quand même, mais presque inconsciem- ment, les gestes sont plus mous, plus lents, une sorte de voluptueux alanguissement pèse sur les couples. Des jazz-bands, il y en a de bien des sortes, il faut pour satisfaire la chentèle aller comme chez Nicolet de plus en plus fort. Les premiers jazz paraîtraientsans doute à présent bien calmes. On a, tout d'abord, été enthousiasmé par les instruments violents, les sirènes, les klaksons, 20 294 LES DANCINGS les cloches, les sifïlets, et puis les orchestres havaïens, avec leurs guitares et leurs banjos perfectionnés, eurent tous les suffrages, le haut- bois et les clarinettes vinrent ensuite, le trom- bone à couUsses jouit aussi d'une grande faveur. La façon de jouer n'est plus tout à fait la même ; d'abord le jazz était un bloc, la musi- que était brutale et ferme, d'un dessin très sûr, l'air vous entrait dans les oreilles enfoncé à coup de marteau. On vise à présent au contraire, à la dissociation.. Des jazz, les airs sont confus, embrouillés, seul le rythme reste sufiisant pour être suivi par les danseurs. Chaque instrument doit donner l'illusion qu'il joue pour son propre compte sans se soucier de ses voisins. Le chant par moment semble mourir, il va s'éteindre, un trombone le reprend, bientôt suivi d'une clarinette ; un con- cours de vitesse commence et puis le charivari devient général. Pour donner davantage encore l'illusion apparente du manque de cohésion de l'orchestre, les musiciens ne restent pas groupés sous les yeux du chef, ils circulent, ils vont se promener en souillant dans leurs instruments, ils se mêlent aux danseurs, ils dansent avec eux, sans interrompre leur concert. L'union ainsi restera plus étroite entre la danse et la musique. Mais les exécutants liés entre eux par quelque fil invisible se réunissent quand il le faut et terminent le morceau dans un ensemble parfait. LES DANCINGS La danse moderne, déesse nouvelle, avait ses grands prêtres et ses fidèles - — il s'en fallut de peu qu'elle eût ses martyrs — il était nécessaire qu'elle eût ses temples, elle les eut ; on leur donna un nom anglais : dancing. En 1919, plus peut-être qu'à présent, on peut dire que tout allait mal ; en tout cas, le bâti- ment n'allait pas du tout. Jamais la vie n'avait été si chère, la moindre babiole coûtait une fortune ; on aurait fait rire les gens en leur an- nonçant qu'on allait faire venir le maçon, les entrepreneurs les plus fous n'auraient pas osé achever les immeubles de rapport commencés avant la guerre ; le nord de la France n'était qu'une ruine, et on ne trouvait ni l'argent, ni la main-d'œuvre, ni les matériaux nécessaires à remettre debout les maisons dont les habitants couchaient dans les caves ; mais à Paris il n'}^ avait pas de semaine, pas de jour qui ne vît s'ouvrir un nouveau dancing. 296 . LES DANCINGS Il y en eut des grands et des petits : les uns étalaient un luxe insolent, d'autres étaient intimes et précieux comme des boudoirs ; palaces ma- gnifiques et étincelants, petits salons retirés et discrets, mais toujours battant neuf ; pour les parer, on n'avait reculé devant rien. Rien n'était trop beau, rien n'était trop riche, pour être immolé au dieu nouveau. On pouvait, en 1919, classer les dancings en trois catégories : les palaces et les grandes salles aménagées tout exprès, les petits dancings éta- blis sur des plans tout nouveaux, et enfin les établissements dont on changea la destination pour suivre la mode. Ces derniers furent très nombreux. A Montmartre, en particulier, deux cabarets artistiques, le Moulin de la Chanson et les Quat'z'Arts licencièrent les chansonniers pour engager des joueurs de banjo. L'aspect des grands bals publics se modifia, on y mit des jazz-bands, et les petits théâtres de la rue Caumartin, tous plus ou moins en déconfiture, tentèrent ainsi de trouver une fortune nouvelle. Cependant de grands établissements donnaient à danser. L'Apollo profita de son basculo pour organiser tous les vendredis un grand bal de gala. Dancing géant qui fut très suivi, avec deux orchestres très complets, et souvent des attractions: danses de caractère, défilés costumés, etc., de plus on dansait à l'Apollo chaque après-midi de cinq LES DANCINGS 297 à sept. Son voisin, le Tliéâtre de Paris, suivit cet exemple, le thé Harry Pilcer devenu par suite le thé Mistinguette eut chaque après-midi ses fidèles. De grandes salles de danse s'ouvraient un peu partout : à l'Hippodrome, chez Gaumont, on dansait, rue Washington aussi. Au Mac-Mahon, rue des Acacias, dans un ancien garage, chaque fois enfin qu'il se trouvait une salle libre. Et voilà que s'achevèrent deux grands édi- fices élevés tout exprès pour sacrifier à la folie dujour. Rue du Faubourg-Montmartre s'ouvrait Shéhérazade, et rue Rochechouart, le Coliséum. A vrai dire, ces entreprises ne furent pas d'abord heureuses ; ni l'une ni l'autre ne par- vinrent à atteindre la clientèle tout à fait élégante qu'elles cherchaient. Shéhérazade avait combiné des éclairages multicolores, des dîners, des soupers, mais tout était affreusement cher, et présenté de telle sorte que le snobisme ne fut pas excité pour cet établissement nouveau. Dès lors sa perte était certaine. Il dut se modifier pour continuer à vivre. Le Coliséum, dont nous parlons d'autre part, ne fut jamais un dancing très élégant. Mille détails, en apparence insignifiants, suffisaient à en éloigner la bonne société. Le service laissait à désirer, les consommations étaient mal présen- tées : théières vulgaires, soucoupes portant le 298 LES DANCINGS prix de la consommation. Il y venait cependant beaucoup de monde ; des commerçants se sen- taient là bien chez eux, loin des manières trop rafilnées près de femmes entretenues bourgeoi- sement et de manières correctes ; on avait un peu l'impression d'être chez des gens qui tenaient à se donner l'allure de gens du grand monde. Les soirs de gala, l'habit ou le smoking étaient de rigueur, mais on voyait bien que la plupart des gens qui étaient là n'avaient pas coutume de mettre tous les soirs ce vêtement, qui, pour eux, était un vêtement de cérémonie. Le dan- seur Duque présidait aux destinées artistiques de ce dancing ; après son départ pour l'Alcazar d'été, le Coliséum devint le bal public qu'il est aujourd'hui. Mais, à notre avis, ce ne sont pas ces grands établissements qui représentent le mieux le temple du dieu, le dancing-type. On ouvrait dans le même temps de petites bonbonnières où tout était précieux, délicat, subtil : ces dan- cings-là vraiment étaient des temples. On y dansait avec le respect qu'il fallait. Une lumière tamisée et savamment colorée baignait la salle d'une douce clarté ; des tons raffinés et volup- tueux avaient été choisis pour les tapis et pour les étoffes dont étaient tendus les sièges, et pour les tentures qui décoraient les murs. Par- tout étaient ménagés des coins intimes et dis- LES DANCINGS 299 crets pour prendre le thé entre deux danses. Il régnait dans ces petits dancings une atmos- phère trouble et douce ; l'air était chargé de parfums subtils, les plaintes du banjo, les la- mentations de la clarinette devenaient plus éner- vantes encore, et pour les habituées, plus agui- chantes, l'élégance des danseurs cosmétiques. Il était impossible que la folie de la danse qui sévit à Paris sitôt la paix signée n'eût pas de répercussion sur la vie privée. Il n'est pas exa- géré de dire qu'elle causa de véritables ravages. Elle rendit souvent plus difficile et plus pénible la rééducation du soldat à la vie civile. Ima- ginez le retour du pauvre bougre, depuis cinq ans soumis à la dure loi martiale, libéré enfin, qui rentre chez lui, et trouve sa femme tracassée par cette manie. Quelquefois le héros, ayant déposé ses armes, se lança avec frénésie dans cette bacchanale ; c'était un bon moyen d'ou- blier la terrible aventure dont il sortait par miiacle vivant, avec sa tête et ses quatre mem- bres. Le poilu se mit comme les autres au tango et au fox-trott, il entra dans la ronde, mais tous ne furent pas aussi bénévoles. La plupart des démobilisés avaient bien autre chose en tête qu'à apprendre à danser ; les femmes ne le compri- rent pas toujours : ce fut la source de graves m.alentendus. Et puis, c'est là un fait indiscutable, le dan- 300 LES DANCINGS cing était un excitant à la dépense ; les nou- veaux riches, ceux pour qui l'argent ne comptait plus, étaient heureux de trouver cette occasion facile de « paraître » ; mais pour mener ce train de vie, que de billets bleus s'envolaient. Une soirée au dancing coûtait extrêmement cher ; l'entrée coûtait de 10 à 20 francs ; le Champagne qu'il y fallait boire, 80 ou 100 francs la bouteille ; et cela n'était encore que de petits frais comparés à ceux, bien plus considérables, des toilettes. La femme qui danse sous les yeux de toute une salle doit être très bien mise, les chaussures par- faites et les robes renouvelées très souvent. On ne peut pas toujours aller au dancing avec la même toilette. Or, il est constant que le manque d'argent est la première cause des querelles de ménage. A moins d'être un saint, ie mari ne pouvait accepter que tout l'argent de la maison fût gaspillé de la sorte, et quand une femme doit payer sa couturière, et n'ose demander de l'argent à son mari, elle est prête à faire toutes les bêtises. De plus, il est bien certain que le dancing était un paradis où le serpent tentateur se faisait très audacieux. Ce n'est pas impunément qu'une jeune femme à demi nue s'abandonne entre les bras d'un jeune homme adroit et vigoureux. N'exagérons rien et ne crions pas au scandale comme certains censeurs pudibonds, surtout LES DANCINGS 301 gardons-nous bien de dire que la danseuse ne demandait qu'à retrouver son danseur après la danse dans une intimité plus complète, ce serait une grave erreur. Un danseur n'est pas un amant ; mais il est assez compréhensible que les maris n'aient pas toujours vu d'un très bon œil leur femme se pâmer à demi dans les bras d'un autre. Les dancings étaient fréquentés par des gens '^ 1/itiii?^ cki/mç cl^x-' cUiynx^i 'U peu recommandables. C'était le paradis des gigolos, qui trouvaient ainsi à continuer leurs commerces de la guerre, leur nombre s'aug- menta des « filleuls de guerre » que maintes ^'ieilles dames patronnaient. On sait les scan- dales qui en résultèrent souvent. Pour toutes ces raisons le dancing eut contre lui les moralistes. Ne pouvant attaquer l'ennemi à découvert, 302 LES DANCINGS on imagina, profitant de la disette du charbon, de les obliger à fermer leurs portes à dix heures et demie du soir. Pour beaucoup ce fut une con- damnation à mort. D'autres plus ingénieux organisèrent des dîners dansants. C'était une invention diaboli- que, et son succès prouve quelle frénésie avaient les amateurs de danse. On dansait en dînant. Les tables étaient disposées de chaque côté de la piste et les jazz-bands commençaient leur charivari, alors que le maître d'hôtel venait prendre la commande. On dansait en attendant le premier plat, on avalait au galop quelques bouchées, on repartait pour un nouveau fox- trott, le tango commençant vous empêchait de terminer le poisson et c'est la bouche pleine qu'on se mettait au paso doble... Le garçon apportait les plats qu'on mangeait refroidis, les sommeliers débouchaient des bouteilles dont on se souciait peu d'apprécier le contenu. C'était à proprement parler, manger comme des gou- jats, et n'importe (juel gourmet entrant dans un tel lieu serait mort sur-le-champ de ce qu'il y aurait vu... La fermeture des dancings à dix heures et demie n'empêcha guère les gens de danser, ils changeaient leurs heures, voilà tout, ou bien ils dansaient chez eux, nous verrons comment tout à l'heure. Rien ne pouvait d'ailleurs arriver de plus heureux aux farouches défenseurs de la LES DANCINGS 303 vertu publique. Les aurai L-ou laissés faire, ils eusseut commis la faute qu'on fait en pareil cas. Ils parlaient de fermer les dancings, d'en- rayer par la force ces mœurs qu'ils réprou- vaient. Ils ne se doutaient guère des résultats qu'auraient eu leur maladresse. Il aurait suffi de prendre quelque sanction pour qu'aussitôt la danse eut ses victimes, devenues vite des martyres et les pires folies étaient alors à craindre. L'alïaire des convulsionnaires qui occupe une partie du xviii^ siècle ne commença pas autrement et les pratiques scandaleuses de ces déséquilibrés ne devinrent vraiment exces- sives qu'après qu'on en eût envoyé quelques- uns à la Bastille, le cimetière de la rue Saint- Médard une fois fermé. En Amérique ne com- mence-t-on pas déjà à signaler les méfaits du « régime sec ». Il ne manquait à la folie de danses que d'être traquée et pourchassée. Il n'aurait pas fallu grand'chose pour l'exaspérer, et la manie serait devenue une véritable folie. Mais les lois et les décrets ne sont-ils pas faits pour être tournés. L'heure ofTicielle de la ferme- ture des dancings pouvait bien être ce qu'elle voulait, certains établissements s'en souciaient fort peu. On vit revenir comme en pleine guerre le temps des dancings clandestins, le plaisir de danser retrouvait cet attrait du fruit défendu que d'aucuns regrettaient presque lui avoir vu perdre 304 LES DANCINGS Le dancing volant refit une offensive, offrant à danser un soir ici, l'autre nuit là ; pérégrina- tions pittoresques qui réservaient aux initiés maintes surprises... On passa les fortifications, les automobiles étaient guidées dans la nuit par un falot rouge, qui indiquait le bon chemin et les musiciens nègres d'un jazz-band renommé firent dans cet établissement de magnifiques recettes. Ailleurs ce fut un établissement public qui, après la représentation, ouvrait certaine de ses portes pour laisser entrer la société la plus parisienne qui fût, grandes et petites ve- dettes, revuistes, champions de boxe, as de l'aviation, tandis que, autre part, un petit dan- cing tout neuf, qui se présentait sous forme de club, de cercle privé, réunissait, fort avant dans la nuit, non plus les gens de théâtre et de sport, mais des danseurs du plus grand monde. Le faubourg Saint-Germain fusionnait avec le fau- bourg Saint-Honoré. Les commissaires chargés de mener les des- centes de police dans ces établissements furent parfois bien embarrassés. Que vouliez-vous qu'ils fissent, se trouvant en présence de quelque haut personnage, voire même personnage officiel, ou souverain de pays allié ; le commissaire dut quelquefois savoir être bon enfant. A Passy il y eut un dancing où l'on n'était reçu que sur présentation et dont la liberté dans les gestes et les attitudes était grande, mais on LES DANCINGS 305 n'y rencontrait que des gens fort riches — et pour cause — appartenant à la bonne société. Mont- martre vit éclore des salles à danser de toutes sortes, on en vit à Montparnasse et même à Mon- trouge. Dancings plus ou moins libertins, plus en tout cas que ceux ouverts clandestinement derrière les volets toujours clos de certaine maison proche de la Madeleine, mais où la bonne tenue était de rigueur. Mais, aujourd'hui, en 1922, le dancing n'a plus rien de mystérieux. C'est un bal comme les autres soumis aux mêmes lois. Leur nombre a beaucoup diminué, la danse est encore un plaisir, ce n'est plus une passion. Rien n'est plus éphémère que la vogue d'un dancing. En ce mois de juin 1922, voici ceux qui nous paraissent devoir être cités tout d'abord : Le Perroquet, rue de Clichy, qui est un éta- blissement de grand luxe ; le Caiiari, rue du Faubourg-Montmartre, où fréquentent des gens de théâtre et de lettres ; les dancings du bois de Boulogne et en particuUer les Acacias et, aux Champs-Elysées, Langer, dirigé par un homme prodigieux qui va aux Halles, sur- veille son déjeuner, devient homme du monde jusqu'au soir où il joue du violon dans son orchestre. A.w^riKn/^ LE DANCING CHEZ SOI Les fervents de la danse ne pouvaient se con- tenter des endroits publics. Un véritable croyant n'adore-t-il son dieu que lorsqu'il est au temple? La danse devenant la préoccupation constante des gens touchés par cette grâce nouvelle était à vrai dire une sorte de maladie qui faisait des progrès effrayants. Une intoxication si l'on veut. Les adeptes tentaient de faire de nouveaux dis- ciples, ils étaient fiers d'avoir converti des in- crédules à leur foi ; entre eux ils ne parlaient plus d'autre chose, et peut-on parler danse sans que les jambes se mettent de la partie. Il n'exista plus de réunions, si intimes fussent-elles où l'on ne tangua, et lorsque tous les membres d'une famille étaient atteints par cette manie, les gestes les plus ordinaires se faisaient en mesure. On dansait le matin en peignoir, et en pyjama, on dansait en attendant que la bonne servît le repas, on dansait en prenant son café, on dan- LES DANCINGS 307 sait en s'habillant pour aller au dancing, on dansait en en revenant en manière de discussion, de même qu'en sortant du théâtre on parle de la pièce qu'on vient de voir jouer. Mais sur quelle musique, allez-vous peut- être demander ? au son du piano ? quelquefois ; mais c'était vieux jeu, et puis cela immobilisait deux jambes. On trouva mieux. On dansa au son du phonographe. La mode en était venue pendant la guerre, elle continua une fois la paix signée. Un air de jazz-band gagne souvent à être interprété par une machine, le nasillement de l'appa- reil y ajoute un attrait nouveau. Et quel orchestre complaisant que celui-là, toujours prêt, jamais las ; il guide les pas hésitants des apprentis et suggère des raffinements aux blasés, les débutants se perfectionnent, les maîtres s'ingéniaient à trouver des fantaisies nouvelles, et l'appareil impassible emplit le boudoir, la salle à manger ou l'antichambre d'airs havaiens, de tangos argentins ou de marches nègres. Le dancing, trop coûteux, fermait de trop bonne heure. On dansa chez soi. Au lieu de discuter mondanité, sport ou littérature, on remontait le phonographe et en place pour le tango. Soirées sous la lampe que vantaient nos pères, qu'êtes-vous devenues ? Veillées pay- sannes où chacun racontait son histoire, qu'a- 308 LES DANCINGS t-on fait de vous ? Le temps n'est plus aux paroles inutiles, sitôt le pardessus et le chapeau pendus aux patères, vite que les couples s'en- lacent, pas de bavardage, pas de beaux par- leurs, des danseurs, cela suffît. Le peuple le plus spirituel de la terre semblait avoir mis tout son esprit dans ses pieds, le rond de l'hôtel Ram- bouillet était devenu un rond de jambe. Quelles singulières années que celles qui sui- virent la guerre. LES SURPRISES-PARTY La cherté de la vie augmentait toujours et les réceptions intimes se multipliaient. — - Pou- vait-on rester un seul soir sans danser. Il fallut trouver le moyen de réduire les dépenses des gens qui recevaient leurs amis. On adopta une vieille formule, celle du pique-nique. Chacun ap- porta des provisions pour alimenter le buffet. Les ménages envoyaient des sandwichs et des gâteaux, les jeunes gens arrivaient une bouteille de Champagne sous le bras. Mais ce procédé avait tout de même quelque chose d'un peu inélégant, les maîtres de la maison faisaient figure de pauvres gens auxquels il faut venir en aide, le pique-nique ne pouvait guère s'ad- mettre qu'entre amis très intimes qui ne se gênent plus. 21 310 LES DAXCIXGS C'est alors qu'on pensa à la surprise-party pour tout arranger. Vous savez en quoi cela consiste. On choisit une victime, on trame un complot contre elle. Il s'agit d'envahir sa maison, de s'y installer en maître et d'y donner une fête. Qu'importe si les maîtres du logis n'ont pas envie de rire. Qu'importe s'ils sont couchés ou s'ils avaient réservé précieusement cette soirée à la solitude. Ils n'ont plus voix au chapitre. Vous êtes en pyjama, ou en robe de chambre, bien tranquille au coin de votre feu. Peut-être savourez-vous avec délice le charme de cette soirée paisible, peut-être aussi vous ennuyez- vous à mourir et jurez qu'on ne vous y reprendra plus. Quoi qu'il en soit, on sonne à votre porte, vous sursautez, vous allez ouvrir, très surpris, car vous n'attendez personne, et ce sont alors des cris de joie, 'des rugissements. Votre appar- tement est envahi. Personne ne s'occupe de vous ; mais des gens que vous connaissez ou même que vous ne connaissez pas sont déjà dans votre salon, poussent les meubles le long des murs, au besoin roulent les tapis. Des musi- ciens au gage des assaillants prennent position et commencent leur charivari. Votre salon est devenu un dancing. Vous vous réfugiez dans la salle à manger : une table y a été dressée et se couvre de mets les plus succulents; sur le dres- soir sont alignées comme des soldats à la parade LES SURPRISES-PARTY 311 des bouteilles casquées d'argent. Votre chambre à coucher est devenue un vestiaire! Que vous reste-t-il à faire ? C'est bien simple, passez votre smoking et amusez-vous avec vos hôtes im- prévus. Tout le monde vous regarde et rit sous cape de votre surprise. Faites contre mauvaise fortune bon cœur. Vos domestiques eux-mêmes vous observent. Au fond vous n'êtes pas si mécontent que cela. Telle est la véritable surprise-party. On peut la corser. Les gens par exemple arrivent les uns après les autres, et chacun prétend que vous l'avez invité à passer la soirée chez vous. Il règne alors un moment d'inquiétude très comique, jusqu'à ce qu'arrive le gros de la troupe en criant : « Surprise-party, surprise-party ! » En somme le plus clair de l'affaire c'est que vous avez donné une soirée chez vous et qu'il ne vous en a rien coûté. Le procédé était trop ingénieux pour ne pas se généraliser. C'était une beffa très agréable et bientôt les surprises-party ne furent plus du tout des surprises. Pour la forme cependant, en faisant bien encore semblant de s'étonner... mais ce n'était qu'un cérémonial obligatoire. La surprise-party devint tout simplement un pique-nique. Nous avons même reçu un carton rédigé de cette façon : M. et Mme X vous prient d'assister à la surprise- party qui aura lieu chez eux le... 312 LES DANCINGS Quelquefois cependant, pour donner plus de fantaisie à la fête, on ne prévient que le mari ou la femme, ou les enfants. De cette façon, il y a toujours au moins une personne surprise. Je me souviens avoir été invité à une soirée de ce genre donnée par les enfants d'un savant professeur, membre de l'Académie des Sciences, qui, ce soir-là, était allé au théâtre avec sa femme. Quand ils rentrèrent chez eux ils furent véritablement surpris de trouver chez eux tout sens dessus dessous, et leurs filles dansant avec des jeunes gens qu'ils ne connaissaient pas. Mais telles sont les mœurs d'aujourd'hui, ils ne se fâchèrent pas et montrèrent beaucoup de bonne grâce à se faire présenter les hôtes inconnus. On imagina aussi les surprises-party costu- mées et masquées qui donnent un caractère plus piquant à la surprise. C'est ainsi que pour une pendaison de crémaillère on vit arriver toute une noce de village, violoneux en tête, avec les vieux parents, les garçons d'honneur, M. le Maire, et le capitaine des pompiers, les maîtres de la maison n'eurent que le temps d'aller passer n'importe quelle vieille houppelande pour ne pas paraître des intrus dans leur propre maison. Il y eut des surprises-party corsées de bien des façons, il y en eut même en costume de bain et masqué, un des invités eut une idée très ingénieuse, il n'alla pas lui-même au rendez- vous, il envoya à sa place un ami que personne LES SURPRISES-PART Y 313 ne connaissait, et qui sous son masque et son maillot noir s'en alla à la fin de la soirée sans avoir été reconnu — et pour cause — par ])er- sonne. Les gens du monde et surtout ceux de la bourgeoisie ont des déguisements pré- férés. Leur travestissement, si l'on excepte bien entendu les grandes fêtes qui furent don- nées avec un luxe magnifique, se limite à l'apache, remis à la mode par le succès de « Mon homme », le paysan et le déshabillé. Rien n'est plus comique que voir un gandin coifi'é d'une casquette ou une grosse dame avec un tablier de gigolette; par contre, certaines fêtes en pyjama furent très réussies. Elles avaient un laisser-aller qui convenait tout à fait. LES DANSES NOUVELLES ET LES BONNES MŒURS DE LA POLKA AU TANGO La folie de danser, les dancings, les pas nou- veaux les modes nouvelles ne tardèrent pas à soulever l'indignation des moralistes ; le con- traire eût été étonnant. Quand on appartient à une époque, il est assez difficile d'en définir le caractère, on ne peut être à la fois juge et partie ; cependant il est à peu près certain que cette époque d'après-guerre restera, au poi:;t de vue de la liberté des mœurs et du dévergondage général, une époque qu'on mettra en parallèle avec le Directoire — conséquence fatale de tous les grands cataclysmes. Mais il n'y eut pas que les danses nouvelles. En consultant l'histoire du costume en France, il est facile de voir que rarement les femmes furent aussi peu vêtues qu'à présent. Le Direc- DE LA POLKA AU TANGO 315 toire seul dépassa les actuelles audaces vesti- mentaires. Les jupes qui s'étaient écourtées pendant la guerre jusqu'à presque découvrir le genou ne se rallongèrent pas, mais sitôt qu'on créa les robes décolletées, on échancra tant les corsages, qu'il n'en resta pour ainsi dire rien. Le dos était entièrement nu jusqu'à la cein- ture et aussi les épaules et les bras et encore les flancs. Très souvent le corsage consistait simplement en une petite pièce d'étofïe à la façon d'une « bavette » de tablier qui couvrait juste les seins et qu'on fixait par un cordon — ou un collier de perles — attaché derrière la nuque. Le torse, sauf ces quelques centimètres carrés, était absolument nu, car il devenait bien impossible de mettre une chemise ; d'autre part les jupes étaient trop légères et trop souples pour que porter des jupons fût possible. C'est donc à peu près à l'état de nature que les femmes dansaient ces danses nouvelles dont le principal caractère est l'intimité dans laquelle sont les bras et les jambes des danseurs. Ajoutez à cela les parfums capiteux qui se mêlaient à celui des chevelures et de la peau moite, et vous conviendrez que, pour un spec- tateur impartial, il y avait lieu, non pas de crier au scandale, mais de constater que ces as- semblées n'avaient plus rien des petites saute- ries familiales de jadis... D'autant plus que souvent on corsa de mille 316 LES DANCINGS façons la liberté de ces réunions. On dansait dans une pénombre discrète, les lampes se voilaient de rose ou de mauve, des divans, profonds comme des tombeaux, permettaient aux danseurs de se reposer. Ce fut une belle époque pour le flirt, un flirt intégral, poussé très loin au son des guitares havaïennes, et qui, laissant, des heures durant, les danseurs sur le seuil d'un paradis idéal, devenait un plaisir d'une perversité très rafîinée. La danse ainsi se complique d'un jeu sour- nois, et je ne suis pas éloigné de croire que cela ne fut pas étranger à cette folie collective qui emplit les dancings. C'était un attrait secret, jamais avoué, mais certain. Gardons-nous cependant de trop généraliser, gardons-nous surtout de faire le moraliste. Tout ce qu'on peut dire à présent du tango, on l'a dit de la valse et même de la polka, lorsqu'elle arriva, rapportée de Hongrie par les Essler dans un pli de leur manteau soutaché de four- rure. Cela parut une nouveauté étonnante. Clara enseignait aux étudiants, sur la rive gauche, et la reine Pomaré aux lions du bal Ma- bille. Cellarius et Laborde entreprirent de pro- fesser cette chorégraphie nouvelle. La vogue de ces salons fut immédiate, ils devinrent le rendez- vous de toute la société galante de l'époque, c'était en 1844. Les salons Markouski connurent la même gloire, grâce à la mazurka. DE LA POLKA AU TANGO 9l7 Du bal public la polka gagna les salons de la bonne société et y trouva le même succès — mais — c'est à quoi nous voulions en venir — elle souleva l'indignation des braves gens par- tisans du quadrille. On accusa cette malheu- reuse polka de tous les crimes et M. le vicomte B. de Saint-Laurent lança l'anathéme dans une petite brochure parue en 1856, sous le titre : Quelques mots sur les danses modernes. Il n'y allait pas de main morte. Il accusait la polka d'être une « danse aphrodisiaque ». M. le vicomte de Saint-Laurent ne fulminait pas sans preuves, il avait constaté de visu le péril qu'il dénonçait. Écoutez-le : « Quand l'homme est chrétien, et la femme aussi, sa main seule est appuyée à plat sur la taille, reposant du tranchant sur les boulTants de la crinoline. Je considère cette manière de se tenir comme fort immorale ; mais c'est la manière la plus décente et la plus rare, et habi- tuellement la moitié de la taille de la danseuse est entraînée par le bras droit du polkeur. » Et, n'ayant pas peur d'employer les mots qui expriment bien ce qu'ils veulent dire, notre vicomte précise ses griefs et montre quelle turpitude cache en réalité la détestable polka. « Les uns en polkant, s'écrie-t-il éperdu, pré- ludent à la fornication avec leurs maîtresses qu'ils retrouvent en sortant du bal, les autres, par suite de ces attouchements dangereux, 318 LES DANCINGS jouissent de vous en imagination, chrétiennes, mes sœurs, » Ah ! on avait de l'imagination en 1856 ! Et quels gaillards que ceux-là, flambants comme des allumettes sitôt qu'ils posaient <( le tranchant de la main sur les boulîants d'une crinohne >>. Cependant l'indignation de notre moraliste devient lyrique : « Les jeunes vierges chrétiennes (un de nos amis nous fait remarquer qu'une polkeuse n'est pas complètement vierge, il a raison) polkèrent, DE LA POLKA AU TANGO 319 puis valsèrent, puis la polka, la mazurka, la rédo\va, la scollish, etc., les firent passer dans les bras et sur les poitrines palpitantes des jeunes gens enfiévrés, et maintenant la jeune fille la plus pure se livre quelquefois entre deux communions à l'étreinte des premiers venus, officiers de hussards, étudiants, hommes du monde. Les mères applaudissent niaisement, et il y a des bals où l'on ne danse plus que de ces danses modernes que je regarde comme de véri- tables actes de prostitution. Il nous est impos- sible de trouver un autre terme, pour rendre l'acte d'une femme ou fille, quelque vertueuse qu'elle soit, qui se livre aux étreintes de plu- sieurs hommes les uns après les autres et même sans pouvoir les choisir. » M. le vicomte B. de Saint-Laurent est mort et c'est bien dommage. Nous n'aurions pu ré- sister au sadique plaisir de l'accompagner dans un dancing ou dans n'importe quel salon du meilleur monde. Qu'aurait-il dit en voyant la façon dont on s'y tient et qu'elle toilette on y porte. Il s'agit bien de crinoUne ! Notre vicomte n'aurait pu supporter un si terrible coup. Se fût-il avisé, comme il faisait en 1856, de récla- mer comme seule danse de salon le quadiille, son indignation n'aurait pas été moins violente. Il déplorait qu'on abandonnât pour la polka les savantes figures et les révérences, il racontait quelle avait été son amertume en entendant 32Ô LES DANCINGS un petit garçon de douze ans qu'il priait d'être son vis-à-vis pour faire, ajoute-t-il, honneur à ses parents, lui répondre « qu'on ne dansait plus cette vieillerie ». Qu'aurait-il dit, grand Dieu, si on l'eût mené dans quelque bal mont- martrois où il aurait vu ce que les disciples de la Goulue les jupons troussés jusqu'au ventre font de son chaste quadrille. Aurait-il évoqué encore la parole d'un pré- dicateur de son temps : Mesdames, si vous voulez polker, allez plutôt aux bals publics. Là au moins il y a des ser- gents de ville pour veiller à la moralité et chez vous il n'y en a pas. * * * Nous pourrions conclure, évidemment, en disant que, dans cinquante ans, un ironique lecteur commentera en s'en moquant les pro- testations de nos moralistes dénonçant les turpitudes du dancing. Alors, pourrions-nous dire, le shimmy et le tango seront de petites danses bien popotes dont les vieilles gens appré- cieront le charme désuet et démodé. Mais nous avons beau mettre notre esprit à la torture, nous n'arrivons pas à imaginer comment les belles dames de ce temps-là feront pour com- biner des toilettes qui les laisseront plus nues DE LA POLKA AU TANGO 321 qu'elles ne le sont actuellement, et comment elles pourraient danser plus intimement unies à leur cavalier. C'est une surprise qu'elles ré- servent à nos petits-neveux, quand ils auront vingt ans. M/\R<^ARET ANTE POPJZOS LA « RÉSURRECTION DU » BAL DE L'OPÉRA Les bals de l'Opéra après avoir connu une gloire universelle tombèrent en décadence. L'his- torique de ces bals a été fait trop de fois, trop d'écrivains leur ont consacré des articles, des chroniques, voire même des ouvrages tout en- tiers pour que nous réveillassions une fois de plus les fantômes de Musard, des débardeurs et de tous les joyeux drilles qui posèrent pour Ga- varni. Nous nous garderons bien aussi de ra- conter comment sombrèrent ces folles réjouis- RÉSURRECTION DU BAL DE L'OPÉRA 323 sauces, d'autres l'ont fait avant nous, en par- ticulier Louis Morin dans ses Carnavals pari- siens et Georges INIonlorgueil dans son Paris dansant. On y trouve de pittoresques descrip- tions de cette espèce de folie sadique qui pous- sait les habits noirs à griller, à pincer, à mordre la chair nue qui se montrait, et comment les femmes attirées par le désir sournois d'être ainsi violentées étaient souvent bien plus qu'elles ne l'auraient voulu, déshabillées, griffées et mordues. Voyons plutôt comment on essaya de ressusciter le bal de l'Opéra. C'est en 1914, quelques mois avant la guerre (ju'eut lieu la première tentative faite dans ce sens. La publicité fut ingénieusement comprise. Ce fut un succès d'argent, le jour du bal il n'y avait plus une carte à vendre, et chacune coû- tait 20 francs, ce qui en monnaie d'avant-guerre représentait quelque chose. La recette fut de cent mille francs et le buffet rapporta quatre- vingt mille francs. Voici ce que nous écrivions le lendemain de ce bal : « Le bal de l'Opéra, en comparaison de ce qu'en avait fait la légende, est devenu d'une grande correction. Ceux qui étaient venus avec leurs femmes, voire même avec leurs maîtresses, n'en furent pas mécontents. Quant aux autres... les autres hésitèrent longtemps avant de savoir quelle contenance il leur convenait de prendre, le cochon qui sommeillait dans le cœur de pas 324 LES DANCINGS mal de gens ne demandait qu'une occasion pour s'éveiller ; mais cette occasion que beaucoup espéraient ne vint pas. « Le moindre geste hardi eût été un prétexte suffisant, une pimpante Pierrette qui s'avisa, en gavroche, de libérer ses seins du corsage qui les tenait captifs, parce qu'on lui en avait fait compliment fit sensation, et fut, en un instant, entourée d'une foule haletante ; mais la Pier- rette demanda son vestiaire et s'en alla avec ses amis. Il y eut après le souper des farandoles et des quadrilles ; mais le bon ton se maintint jusqu'à la fin. Il y avait des costumes d'une réelle magnificence, l'orchestre de Bosc fit mer- veille, le libertinage et les intrigues galantes furent d'une aimable discrétion. C'était un bal de bonne compagnie. Alexandre Duval inter- viewé à propos des bals d'autrefois dit très jus- tement « les gens d'à présent ne veulent plus « s'amuser et veulent qu'on les amuse. » Un second bal fut donné quelques semaines après, il fut semblable au premier, et puis ce fut la guerre, et puis la paix. Le 15 février 1921, l'Opéra de nouveau donnait à danser ; mais il ne s'agissait plus d'un bal costumé, c'était un gala militaire organisé au profit de diverses œuvres par la Maison des journalistes. On se battit pour avoir des cartes ; on n'en trouvait plus trois jours avant le bal et les loges valaient de petites fortunes. RÉSURRECTION DU BAL DE L'OPÉRA 325 Après ce gala militaire on donna un bal cos- tumé. On avait pensé un moment à rendre le déguisement obligatoire, on eut tort de ne pas persévérer dans cette idée, c'aurait été le seul moyen de donner à la fête un réel caractère. Il y eut donc beaucoup de smokings et d'ha- bits noirs, par bonheur un très important défilé des théâtres et des cinémas constituait le clou de la fête, et après le défilé comédiennes et figu- rantes se répandirent dans la salle, grâce à elles l'ensemble fut très coloré. Les costumes de « petites femmes de revues » sont assez légers, et le maillot assez démodé pour qu'il y eût dans la foule à profusion des jambes et des cuisses nues et des épaules, et des dos, voire même des seins. Quelques belles filles étaient en maillot de bain, ce qui ne les découvrait pas davantage que si elles eussent été en toilette de soirée. L'ensemble fut très brillant. Mais où étaient les folles orgies d'antan ? La veille du grand prix de 1921, un autre bal fut donné à l'Opéra, bal très mondain cette fois, les plus grands noms de France avaient leurs loges. Poiret qui décora la salle avait fait des merveilles. Au-dessus des loges s'élevaient des pergolas fleuries et partout voletaient de grands perroquets multicolores suspendus à des fils. On avait imaginé, pour corser la fête, d'in- viter les rapins des Beaux-Arts ; mais les 22 326 LES DANCINGS Quat'z'Arts ne se déplacent pas ainsi. Les quelques diables nus ou à peu près qui bondis- saient parmi les invités mondains et corrects, loin de donner de la gaieté, causaient une cer- taine gêne. En 1922, quatre bals furent donnés. Le mardi gras, bal Molière avec un somptueux défilé gâté par une déplorable absence de mu- sique, le bal de la Légion d'Honneur, le bal de la Mi-Carême avec les chansonniers, et le 30 mai, le bal Colonial. Aucun de ces bals ne vaut qu'on en parle. Le bal de l'Opéra est un mort qu'on n'a pas besoin de tuer. TABLE DKS MATIEUES BALS PUBLICS Pages. AVANT-PKOPOS IX Huilier 3 Le Moulin de la Galette 19 l/Elyséc-Montinaitie 36 Le Moulin-Rouge 4S Le Bal Tabarin 53 Les anciens Bals de Montmartre 58 Le Bal Wagram 64 Los Bals de l'École Militaire 77 Les Bals Auvergnats 85 Les Bals du Quartier des Halles 93 Les Bals d'après-midi 104 Les anciens Bals de Bellevillc et de Ménilmonlant . 106 Les Bals de Charonne 117 Les Bals de la ^lontagne Sainte-Geneviève . . . . 123 Les anciens Bals de la rue de la Gaieté 133 Les anciens Bals des Champs-Elysées et du Bois de Boulogne. 136 Autres Bals disparus 145 328 TABLE DES MATIERES BALS D'ARTISTES Pages Le Bal des Qual'z'ArIs 15'J Le Bal de L'Infeniat 204 Le BalJulian • 219 Le Bal des Avts Décoratifs 230 Les Bals Incohéreiils 232 Les Bals du Courrier Français 238 Les Bals Guy Arnoux 247 Les Morligny 254 La Guerre do 1870 chez Poulbol 264 DANCINGS ET DANSES DE SALON La Danse, plaisir défendu. 274 Les Danses nouvelles : Tango 277 — — — Fox Trott 280 — — — Shimniy 281 Le Tango pour Tous 284 Le Jazz-Band 291 Les Dancings 296 Le Dancing chez soi 306 Les Surprises-Party 309 Les Danses nouvelles et les bonnes mœurs. . . ■ 314 La Résurrection du Bal de l'Opéra 322 5146. — Tours, Imprimerie E. Arrault et C" B'ND.:- ^ JUN 291970 GV Warnod, André 17^6 Les bals de Paris W3 PLEASE DO NOT REMOVE CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY l