LA DANSE ANCIENNE ET MODERNE OU TRAITE' HISTORIQUE DE LA DANSE. Par M. DE CAHUSAC, de l' Academie Royale des Sciences & Belles-Lettres de Pruffe. TOME PREMIER. A LA HAYE, Chez JEAN NEAULME. M. DCC. LIV. AVANT-PROPOS IL eft rare qu'on ne fe paffionne pas pour les genres d'etude que l'on s'eft choifi. J'ai craint ce danger en ecrivant cet Ouvrage, & pour m'en garantir, je me fuis rappelle mille fois les pretentions ridicules des differens maitres du Bourgeois-Gentilhomme. Je declare donc, avant d'entrer en matiere, que je ne crois point la Danfe la plus excellente chofe qu'on puiffe faire, & que je fuis perfuade qu'il y a dans le Tom. I . * a monde des objets d'une plus grande importance que ne le font meme les beaux arts. Ils nous procurent cependant des avantages fi confans & en fi grand nombre; ils peuvent prevenir tant de maux, ils font la fource inepuifable de tant de plaifirs, qu'il eft difficile de les connoitre, de les approfondir, d'en ecrire, fans laiffer echaper pour eux une forte de confideration qu'ils infpirent & qu'ils meritent. Ce qui ne paroit, du premier coup d'oeil, que frivole ou tout au plus agreable, prend dans L'eexamen un air impofant, L'imagination s'echauffe, a mefure qu'on demele les marches diverfes de l'induftrie humaine. Le chagrin fuccede a ce premier mouvement de chaleur en appercevant les obftacles qui arretent leurs progres. Le coeur en eft affecte, & l'efprit s'en occupe. On voudroit alors, pour l'honneur, pour la felicite de fon fiecle, faire paffer rapidement les decouvertes qu'on croit avoir faites, fes reflexions, fes vues dans l'ame de tous fes contemporains. Un gout vif pour un art eft infeparable du defir de fon accroiffement, de fa perfection, de a ij fa gloire: & le moyen que ce qu'on defire ne fe prefente pas comme un objet important? Voila ce que j'ai eprouve en me livrant a cet Ouvrage, & mon excufe fur la maniere dont je l'ai ecrit. J'ai traite affez ferieufement un fujet qu'on ne regardera peut-etre que comme tresfutile. Je fcais que j'aurois pu l'egayer aifement. Je n'avois qu'a m'attacher un peu moins a l'hiftoire de l'Art & beaucoup plus a celle des Artiftles; mais je n'ai point cherche a rendre cet Ouvrage plaifant. Mes defirs fe bornent a le voir un jour utile. Dans le choix, l'arrangement, la fuite des faits, je ne me fuis decide qu'apres beaucoup de recherches, une longue etude, & une exacte difcuffion. Il me refte cependant a prevenir quelques doutes qu'on pourroit former fur la partie hiftorique de ce Traite, en partant d'apres une autorite que je reconnois fort fuperieure a la mienne. L'Abbe Du Bos, a la fuite de fes reflexions fur la Poefie & la Peinture, a fait un volume entier pour etablir un fyfteme tout-a-fait nouveau fur la Mufique & la Danfe des Grecs & des a iij Romains. Il pretend que leur Chant n'etoit point un Chant , & que leur Danfe n'etoit point une Danfe . On ne peut mettre ni plus d'efprit, ni plus d'erudition dans un Ouvrage que l'Abbe Du Bos en a repandu dans cette partie du fien; mais elle manque par les fondemens. La verite feule peut etre la bafe d'un bon Livre, elle regne avecle fentiment, la bonne metaphifique, & le gout dans fes deux premiers volumes. Il l'a abandonne dans le dernier, pour fe livrer a l'efprit de fyfteme, qui n'eft que de l'efprit. Cet Academicien convient d'abord que jufqu'a lui, on avoit cru tout bonnement que les anciens chantoient & danfoient fur leurs Theatres de la maniere a peu pres que l'on chante & danfe fur le notre; mais comme les chants & les danfes de fon tems ne lui paroiffoient avoir qu'un rapport tres-eloigne avec les prodiges que le Chant & la Danfe ont opere autrefois a Rome & dans Athenes; que d'ailleurs il etoit intimement perfuade, que les hommes ne pouvoient avoir chante ni danfe mieux qu'ils danfoient & chantoient a notre a iv Opera, il en a conclu, 1 . Que les fons qu'il. entendoit, & les pas qu'il voyoit faire etoient la perfection poffible du Chant & de la Danfe. 2 . Qu'il falloit indifpenfablement que ce que les Anciens appelloient Chant & Danfe fut toute autre chofe que ce que nous nommons, comme eux; puifque malgre notre perfection fuppofee , notre effet theatral etoit conftamment fi loin du leur. * Ces deux confequences, qui ne font affurement pas d'un bon Logicien, perfuaderent l'Abbe Du Bos de la neceffite d'un expedient qui peut concilier de fi grandes difficultes, & cet expedient il crut l'avoir trouve dans fon fyfteme & par un mot nouveau qui n'a pas fait fortune. Il appella le Chant des anciens Recitation & leur Danfe Saltation . Or ce fyfteme n'a pour bafe que deux erreurs, & il a d'ailleurs tous les caracteres qui peuvent rendre un fyfteme inadmiffible. Premierement les parties mechaniques de la Mufique, du Chant & de la Danfe des Grecs & des Romains etoient evidemment pour le fonds, pour les principes, & a plufieurs egards, pour la formeles memes que les notres. Secundo . Toute la difference qu'on peut remarquer en elles n'eft & ne peut etre que dans les effets. Tertio . Cette difference dans les effets ne peut provenir que de deux caufes. La fuperiorite de leurs artiftes fur les notres eft la premiere. Notre fenfibilite * moins grande que la leur eft la feconde. Je laiffe ici la Mufique a vj ancienne dont je parlerai a fonds dans un ouvrage particulier, pour ne m'occuper que de la Danfe qui doit etre aujourd'hui mon fujet unique. Or je trouve dans tous les monumens anciens la demonftration de ma premiere propofition. Il n'eft point d'antique reprefentant, par exemple, les Orgies, fur laquelle on ne voye graves des mouvemens de Danfe parfaitement femblables aux mouvemens de la notre. Dans les Tableaux de Philoftrate de ce genre, je trouve le meme caractere. Homere nous retrace dans l'Illiade les exercices de Danfe des heros Grecs. Il nous decrit les Danfes gravees fur le Bouclier d'Achille. Il nous peint la fuperiorite de Merion dans la Danfe . Les Hiftoriens, les Philofophes, les Poetes, les Orateurs, toute l'antiquite defignent cet art ou cet exercice avec les memes expreffions. Je vois partout que la Danfe etoit formee de pas mefures, de geftes, d'attitudes en cadence qui s'executoient au fon des Inftrumens ou de la voix. Secondement, les Danfes des Fetes particulieres des Anciens furent appellees du meme nom generique qu'on donnoit a la Danfe * theatrale. Nous fcavons, a peu pres, comment elles etoient compofees ** , & la maniere dont on les executoit; les notres leur font en tout parfaitement femblables. Il ne feroit certainement pas poffible de leur appliquer le fyfteme de l'Abbe Du Bos. Il ne l'a pas fait pour elles, & il ne forme meme aucune pretention fur ce point. Or il eft evident que fi la Danfe theatrale ancienne n'avoit pas ete formee des pas, des attitudes, des mouvemens de la Danfe fimple, fi elle avoit eu un autre fonds, en un mot fi elle n'avoit pas ete une vraie Danfe, les Grecs & les Romains, les plus exacts de tous les hommes dans la denomination des Arts qui leur furent connus, ne fe feroient pas fervis d'un feul mot generique pour les defigner l'une & l'autre. Ils firent des mots fans nombre pour expliquer les differentes Danfes qu'ils executoient: chacune a fon nom qui la diftingue. Pourquoi n'auroient-ils eu qu'un meme mot pour defigner deux efpeces qui auroient ete tour a fait diffemblables. Troifiemement, la diverfite des effets de la Danfe theatrale ancienne & de la notre, qui a induit l'Abbe Du Bos dans la plus grande erreur, fe concilie fort aifement avec la certitude dans laquelle il auroit du etre, lui qui connoiffoit fi bien l'antiquite, que les Grecs & fur-tout les Romains, ont porte cet Art infiniment plus loin que nous; & c'eft ce qu'on verra fans obfcurite par le detail des faits que j'ai recueillis, pour former la fuite hiftorique de cet Ouvrage. Quatriemement, l'Abbe Du Bos a cru la Danfe de fon tems parvenue au plus haut point de perfection poffible. Celle du notre lui eft cependant tres-fuperieure; & * je prouverai, malgre cela qu'elle n'eft encore en comparaifon de celles des Romains, que dans l'etat ou fe trouveroit un jeune homme rempli de difpofitions heureufes, avant que des maitres habiles les euffent developpes. Si ce que j'avance eft vrai (& l'on en verra les preuves les moins equivoques dans le cours de cet Ouvrage) que deviennent toutes les conjectures de l'Abbe du Du Bos? Quel befoin avonsnous d'un fyfteme pour concilier des difficultes qui n'exiftent point? L'edifice eleve par l'Abbe Du Bos fur le fondement de la perfection pretendue de la Danfe de fon tems, s'ecroule donc evidemment de lui-meme. J'ofe croire par confequent la partie hiftorique de cet Ouvrage hors de toute atteinte: j'en ai pour garant toute l'antiquite. Dans la partie didactique, je n'ai en faveur de mes obfervations & de quelques regles que j'ai hazardees, que les preuves memes dont je me fuis aide pour les etablir. Il eft tres-poffible qu'elles trouvent des contradicteurs; mais je les remercie d'avance, s'ils daignent me fournir des lumieres nouvelles. Je n'ai point de fentiment que je ne fois pret de facrifier a celui qu'on voudra bien me prouver meilleur que le mien. Je cherche la verite, je fouhaite la trouver, j'afpire meme a l'honneur de la faire connoitre; mais je n'ai nulle forte de pretention a la legiflation: ce ne font point des preceptes que je veux donner ici. Ce font fimplement des reflexions que j'ecris, des vues que j'indique, des moyens que je propofe. Si quelque mot decifif m'echape, s'il fe gliffe dans mon ftile quelqu'expreffion tranchante, j'en previens mes Lecteurs; je n'ai envie que d'etre precis. La matiere que j'ai traitee eft neuve en notre langue; quoique nous ayons deja une Hiftoire de la Danfe * , & un Traite des Ballets ** . Le premier de ces Ouvrages n'a point touche a l'objet que j'ai en vue. Le fecond eft un Livre excellent; mais il roule tout entier fur un genre que nous n'avons plus & qui n'a qu'un rapport tres-eloigne avec la Danfe theatrale, telle que je pretens qu'elle doit etre. Les Coregraphies de Thoinot Arbeau * , de Feuillet, & celle dont Beauchamps fe fit declarer auteur par un Arret du Parlement, ne font que des Rudimens de Danfe . Mon objet eft une efpece de poetique de cet Art. Mais pour qu'elle produife les avantages que j'ofe en attendre, il eft neceffaire qu'on veuille bien fe tenir en garde contre cette forte d'afcendant que prennent fur nous les chofes deja faites avec quelque fucces dans les Arts. Les Artiftes qui n'y font que trop attaches craignent encore de deplaire en s'en ecartant. Ils fuivent ainfi, fans autre effort, les vieilles rubriques: le talent comme retenu par une chaine pefante, refte dans la langueur: l'Art eft fans progres, & notre Theatre fans variete. Nous eprouvons tous les jours que la nouveaute dans les productions des Arts que la France cultive, peut feule nous caufer une certaine emotion vive, qui eft le plaifir. Nous regardons cependant, des-l'abord comme des innovations dangereufes tout ce qui s'ecarte de, la route commune. Nous tenons par l'habitude & par l'amour propre a tout ce qui nous a plu; quoique l'experience nous demontre qu'il nous faut des charmes nouveaux pour nous plaire. Cette contradiction a pour principe, fans qu'on s'en doute, un vice du coeur humain. On eft bleffe de toute fuperiorite prefente dans les points meme fur lefquels on croit de bonne foi n'avoir aucune forte de pretention. Voila une des caufes principales de la predilection qu'on conferve pour les ouvrages de poefie, pour les tableaux, pour les fpectacles qu'on connoit deja. Voila le principe de cette defiance conftante qu'on fe plait a manifefter dans toutes les occafions pour les talens contemporains * . Voila encore le motif fecret de l'exces ces d'admiration qu'on s'obftine a prodiguer aux talens qui ne font plus. Qu'il me foit permis de tranfcrire ici ce que l'Abbe Du Bos a recueilli a ce fujet fur la Danfe. La connoiffance des faits, abrege les difcuffions & rend plus aife Petabliffement des principes. "Ily a quatre-vingts ans * " que tous les airs de Ballet" etoient un mouvement" lent, & leur chant, s'il" Tom. I. b * "m'eft permis d'ufer de "cette expreffion, marchoit "pofement meme dans la "plus grande gaite. 'Le petit Moliere avoit "a peine montre, par deux "ou trois airs qu'on pouvoit "faire mieux. Lorfque Lully "parut, & quand il commenca "de compofer pour "les Ballets de ces airs qu'on "appelle des airs de viteffe. "Comme les Danfeurs qui "executoient les Ballets "compofes fur ces airs "etoient obliges a fe mouvoir "avec plus de viteffe "& plus d'action que les "Danfeurs ne l'avoient fait "jufqu'alors, bien des perfonnes dirent qu'on corrompoit" le bon gout de la" Danfe , & qu'on alloit en" faire un Baladinage ." Je ne dirai pas qu'on ne" l'ait quelquefois gatee a" force de vouloir l'enrichir " Les perfonnes qui tiennent" pour l'ancien gout alleguent" les exces ou tombent les" Artifans qui outrent ce" qu'ils font, lorfqu'elles" veulent prouver que le" gout nouveau eft vicieux " mais le public s'eft fi bien" accoutume a la nouvelle" Danfe theatrale, qu'il trouveroit" fade aujourd'hui le" gout de Danfe lequel y regnoit" autrefois. Ceux qui" b ij "ont vu notre Danfe theatrale "arriver par degres a la " perfection ou elle eft parvenue , " &c." Du peu de mots que je viens de rapporter, il refulte 1 . Que les embelliffemens que Lully fit a la Danfe du Theatre, furent d'abord juges un Baladinage; parce qu'ils s'ecartoient de l'ancienne tablature commune. 2 . Quependant que l'Abbe Du Bos vivoit & que Lully n'etoit plus, les opinions etoient tout-a-fait changees & qu'on en etoit venu a n'etre content que de ce qu'avoit fait Lully. 3 . Que tout ce qu'on ofoit tenter alors par-dela etoit reprouve comme des exces outres & de mauvais gout . 4 . Que lorfque l'Abbe Du Bos ecrivoit on etoit tres-perfuade, ainfi que lui, en France, que la Danfe de notre Opera etoit parvenue au point de perfection qu'il lui eft poffible d'atteindre . Ainfi, depuis pres de cent ans, on tient a Paris a peu pres le meme langage fur chacun des pas que la Danfe fait fur notre Theatre pour avancer. Ce qu'on croyoit la Danfe noble , a ete remplace par ce qu'on a appelle un Baladinage . Ce Baladinage b iij eft devenu a fon tour la feule Danfe noble , a laquelle on a fubftitue dans les fuites une Danfe plus animee, que les louangeurs du tems paffe ont jugee un exces outre & de mauvais gout , & c'eft cette derniere qu'au tems de l'Abbe du Bos on regardoit comme la perfection de l'Art . La prevention s'expliquera de meme fans doute, fi une nouvelle Danfe mieux compofee, plus active, moins monotone, s'etablit de nos jours fur les debris de toutes les autres; mais l'extravagance d'un pareil difcours mife une fois en evidence, il n'en fcauroit plus refulter aucun danger ni pour les Artiftes ni pour l'Art; & on ofera danfer fur notre Theatre mieux que du tems de Lully, que du tems de l'Abbe du Bos, que du tems meme de Dupre , fans craindre de fe rendre ridicule. J'ai eu fouvent befoin d'exemples pour eclaircir mes propofitions ou pour les prouver; mais j'ai cru devoir les prendre ailleurs que dans les Ouvrages lyriques des Auteurs vivans. J'ai parle de Quinault comme on auroit du toujours en penfer, & de Lamotte , comme j'en penfe. Un Ecrivain, au refte, qui voudroit faire un Traite philofophique fur la Rethorique, n'auroit garde de s'amufer a des recherches frivoles de Grammaire. Ariftote & Quintilien ont fuppofe les lettres, les mots, la langue, en un mot trouvee & convenue. En ecrivant de la Danfe , je fuppofe de meme les pas & les figures, qui ne font que les lettres & les mots de cet Art. TABLE DES CHAPITRES. PREMIERE PARTIE LIVRE PREMIER. Chap . I. DE l'utilite de la Theorie dans tous les Arts . 1 Ch . II. Des moyens qui conduifent a la connoiffance des Arts . 4 Ch . III. Objet'de cet Ouvrage . 9 Ch . IV. Origine de la Danfe, definition qui en a ete faite par les Philofophes . 13 Ch . V. Premier emploi de la Danfe . 18 Ch . VI. Definition, & Divifion de la Danfe facree . 20 Ch . VII. De la Danfe facree des Juifs . 22 Ch . VIII. De la Danfe facree des Egyptiens . 27 Ch . IX. De la Danfe facree des Grecs & des Romains . 35 Ch . X. De la Danfe facree des Chretiens . 41 Ch . XI. Des Danfes Baladoires des Brandons, &c . 52 Ch . XII. De la Danfe facree des Turcs . 56 LIVRE SECOND. Chap . I. DE la Danfe profane . 59 Ch . II. Des Danfes des Anciens dans les Fetes publiques . 62 Ch . III. Des Danfes des Anciens dans les Fetes Particulieres . 69 Ch . IV. De quelques Danfes des Grecs . 79 Ch . V. De quelques Danfes des Romains . 84 Ch . VI. De la Danfe des Funerailles . 87 Ch . VII. Emploi de l' Archimime dans les funerailles des Romains . 90 Ch . VIII. De la Danfe des Anciens confideree comme exercice . 93 Ch . IX. Oppofition finguliere des Moeurs des Grecs avec les notres . 97 Ch . X. Vues des Philofoohes: objet des Legislateurs relativement a la Danfe . 101 Ch . XI. Des Ufages de quelques Peuples, & de certaines Loix de Lacedemone . 107 Ch . XII. Des Danfes des Lacedemoniens . 111 LIVRE TROISIEME. Chap . I. N Aiffance du Theatre . 121 Ch . II. De la Danfe theatrale des Grecs . 128 Ch . III. De la Danfe theatrale des Romains . 134 Ch . IV. Fragment de Lucien . 144 Ch . V. Mimes, Pantomimes, Danfe Italique . 158 LA DANSE ANCIENNE ET MODERNE , OU TRAITE' HISTORIQUE DE LA DANSE. PREMIERE PARTIE. Livre Premier. CHAPITRE I. De l'utilite de la Theorie dans tous les Arts IL eft des point fixes d'ou tous les Arts font d'abord parti & un but permanent auquel il s'efforcent Tome I . A* fans ceffe d'atteindre. Le Talent eft indifpenfable; pour les pratiquer avec fucces: il fuffit de les avoir approfondis, pour en ecrire avec fruit. Un Artifte entraine par cette efpece d'inftinct, que la Nature feule donne, & que rien ne fupplee, franchit quelquefois, fans s'egarer, une carriere difficile qu'il lui auroit ete impoffible de bien mefurer; tandis qu'un Philofophe, qui, le compas a la main, la decrit avec ordre, en fonde les principes, developpe tous fes detours, manqueroit d'haleine, fans doute, des le premier pas, s'il fe hazardoit d'y courir. L'erreur feroit extrime, fi on concluoit de-la, que la Pratique eft fuffifante, & que la theorie eft inutile. Elle fera toujours la bouffole des Arts: en montrant les points cardinaux de la route, elle l'abbrege & la rend sure. Le talent denue de la connoiffance approfondie de l'Art, nous a donne Rotrou: la theorie feule, n'a pu faire de l' Abbe d' Aubignac , qu'un Poete froid & fterile: les deux enfemble ont produit P. Corneille . * Pour exceller dans un Art, il faut donc, non-feulement les difpofitions diftinctives qu'il exige; mais encore la connoiffance profonde des moyens qui fervent a le developper avec surete. L'homme rare qui reunit la theorie & le talent, s'eleve, avec les ailes de l'Aigle, jufqu'au fublime: l'homme commun qui les confond ou qui les fepare, manque A ij de vues, de force, & d'appui: il rampe toute fa vie, avec la multitude. CHAPITRE II. Des moyens qui conduifent a la connoiffance des Arts IL y a une affinite reelle entre tous les Arts; une efpece de chaine les rapproche tous & les lie. Si quelquefois dans leurs diverfes productions, on ceffe d'appercevoir leurs rapports; fi leur liaifon femble fe perdre dans la multiplicite variee de leurs operations, c'eft que les yeux en font diftraits par les objets actuels qui les occupent; mais le fil echappe fans fe rompre: des regards attentifs qui le cherchent, le demelent toujours. On croit voir alors plufieurs enfans d'un meme pere, heureufement nes, eleves avec foin, & charges d'emplois differens. Chacun d'eux, avec des traits marques qui le diftinguent, en a cependant qui lui font communs avec les autres. C'eft un air de famille qui frappe & qui rappelle malgre foi, le fouvenir du pere & des freres. Il en eft au furplus de tous les Arts, comme de toutes les Societes qui fe font formees entre les hommes. Il faut, pour les bien connoitre, remonter aux caufes premieres. Veut - on fcavoir quelles font les moeurs qui dominent dans une Monarchie floriffante, dans une Republique fagement gouvernee, dans une famille intimement unie? Qu'on demele le caractere A iij du Roi qui regne; l'efprit des Loix qui enchainent cette foule de Citoyens; les maximes favorites de ce chef de famille: la clef eft trouvee. Les Peuples par inftinct, fe modelent toujours fur leurs Maitres: les Republiquains font efclaves volontaires de leurs Loix: les enfans font par habitude, les echos de leurs peres. On a de meme la clef des Arts, lorfqu'on fcait remonter a leurs fources primitives; parce qu'elles font leurs caufes premieres. L'Artifte qui les ignore n'eft qu'une machine groffiere qui fuit aveuglement l'impulfion du reffort qui la fait mouvoir, & tous les hommes en general, qui, dans les Arts dont ils s'occupent ou dont ils s'amufent, ne cherchent, n'attendent, n'appercoivent que leurs effets, n'ont qu'une jouiffance imparfaite, qui les met a tous les inftans dans le danger d'en juger mal, & de leur nuire. Des qu'une fois, au contraire, on a connu les fources primitives des Arts, il femble que leur Temple s'ouvre: le voile qui en couvroit le Sanctuaire fe dechire: on les voit naitre, croitre & s'embellir: on les fuit dans leurs divers ages: on fe plait a debrouiller les differentes revolutions, qui, en certains tems, ont du les arreter dans leur courfe, ou qui, dans des circonftances plus heureufes, ont facilite leurs progres. On a bien-tot alors un tableau combine des effets & des caufes: on jouit de l'experience de tous les tems, & de la fienne. L'Artifte inftruit appercoit la perfection & la faifit: A iv l'Amateur decouvre les marches fecrettes de l'induftrie, les loue avec choix, & les rend plus sures: la multitude jouit cependant, & l'Etat devenant plus floriffant tous les jours par les efforts redoubles des Artiftes, que la Theorie eclaire, voit augmenter a la fois, fa confideration, fes plaifirs & fa gloire. L'Hiftoire raifonnee des Arts, eft donc leur vraie, leur utile, & peut-etre leur unique theorie. Ce n'eft que long - tems apres leurs premiers fucces que les Philofophes en ont ecrit. Il falloit attendre que le tems eut reuni les differentes opinions des hommes fur ce qui leur plaifoit, pour pouvoir enfeigner quels etoient les vrais moyens de leur plaire. CHAPITRE III. Objet de cet Ouvrage LEs Artiftes en general n'ont que des traditions incertaines: ils fe conduifent par des habitudes contractees de longuemain, ou par des caprices du moment. Ils ont donc befoin d'une hiftoire qui fixe leurs incertitudes, d'une lumiere pure qui leur montre les erreurs, le danger, le mauvais gout de leurs habitudes; d'un fond affez riche, pour rendre utiles ces memes caprices que l'ignorance rend prefque toujours nuifibles. Les Amateurs ont toujours des predilections: leurs fuffrages A v manquent de cette impartialite precieufe qui pourroit feule rendre leurs jugemens refpectables. Ils ont des gouts exclufifs pour certains genres; & le bon gout les admet tous; il ne rejette que le mauvais, dans quelque genre qu'il puiffe etre: ils ont enfin des prejuges, & les prejuges font le poifon le plus fubtil de l'efprit. Un Traite fonde fur l'experience de tous les tems, feroit par confequent le moyen le plus sur, de leur ouvrir les yeux fur l'injuftice de leurs preferences, fur le peu de jufteffe de leurs gouts, fur les erreurs de leurs opinions. Il eft des Societes choifies qui connoiffent le prix des talens, des cercles aimables qui en jouiffent, des ames vives & delicates qui les aiment. Ainfi un ouvrage qui raffembleroit les moyens de les multiplier, auroit fans doute, quelques droits fur leurs loifirs. La bonne Compagnie de ce fiecle lit & s'eclaire. Jamais la pedanterie ne fut fi decriee; mais jamais auffi l'inftruction ne fut fi repandue. Cette foule d'hommes oififs qu'on ne fcauroit defigner que par les places d'habitude qu'ils occupent a nos fpectacles, cet effain de femmes a pretentions qui cherchent fans ceffe le plaifir, & que le plaifir fuit toujours; cette jeuneffe legere, qui juge de tout, & qui ne connoit encore rien; ces gens aimables du Monde, qui prononcent toujours fans avoir vu, & qui en effet rencontrent mieux quelquefois que s'ils s'etoient donnes la peine de voir, font tous partie de la multitude, A vj qui prend le ton, fans s'en douter, des Artiftes, des Amateurs, & de la bonne Compagnie. * Ainfi un Traite qui corrigeroit les abus, & qui aideroit les progres de l'Art, leur deviendroit par contre-coup infiniment utile, fans meme qu'il fut befoin qu'ils fe donnaffent la peine de le lire. Il y a une efpece d'hommes pour qui feuls, tous les Traites les plus Philofophiques feront toujours infuffifans. La flatterie les a perfuades de la fuperiorite de leur etre: la mediocrite leur baife fervilement les pieds, & ils la protegent: le grand talent, a qui la fierte eft fi naturelle les neglige, & ils le dedaignent. CHAPITRE IV. Origine de la Danfe, definition qui en a ete faite par les Philofophes. L'Homme a eu des fenfations au premier moment qu'il a refpire, & les fons de la voix, le jeu des traits du vifage, les mouvemens du corps ont ete feuls les expreffions de ce qu'il a fenti. Il y a naturellement dans la voix des fons de plaifir & de douleur, de colere & de tendreffe, d'affliction & de joie. Il y a de meme dans les mouvemens du vifage & du corps, des geftes de tous ces caracteres; les uns ont ete les fources primitives du Chant, & les autres de la Danfe. C'eft-la ce langage univerfel entendu par toutes les Nations & par les animaux meme; parce qu'il eft anterieur a toutes les conventions, & naturel a tous les etres qui refpirent fur la terre. Ces fons inarticules qui etoient une efpece de chant; & (fi on peut s'exprimer ainfi) la Mufique naturelle, en fe developpant peu a peu, peignirent d'une maniere non equivoque, quoique groffiere, toutes les differentes fituations de l'ame, & ils furent precedes & fuivis a l'exterieur de geftes relatifs a toutes ces diverfes fituations. Le corps fut paifible ou s'agita, les yeux s'enflammerent ou s'eteignirent; le vifage fe colora ou palit; les bras s'ouvrirent ou fe fermerent, s'eleverent vers le ciel ou retomberent vers la terre; les pieds formerent des pas lents ou rapides; tout le corps enfin repondit par des pofitions, des attitudes, des fauts, des ebranlemens aux fons dont l'ame peignoit fes mouvemens. Ainfi le Chant, qui eft l'expreffion primitive du fentiment, en a fait developper une feconde qui etoit dans l'homme, & c'eft cette expreffion qu'on a nommee Danfe . On voit par-la que le Chant & la Danfe, que quelques Auteurs & le vulgaire ont cru des expreffions outrees, nous font cependant auffi naturels que le gefte meme & la voix. L'un & l'autre ne font en effet, que les inftrumens de ces deux Arts auxquels ils ont donne lieu, & dont la Nature elle - meme eft le principe. Des qu'il y a eu des hommes, il y a eu fans doute des Chants & des Danfes. Suivez ces tendres enfans, depuis leur entree dans le monde, jufqu'au moment ou leur raifon fe developpe c'eft la Nature primitive qui fe peint dans les fons de leur voix, dans les traits de leur vifage, dans leurs regards, dans tous leurs mouvemens. Obfervez cette paleur fubite, ces contorfions vives, ces cris percans, lorfque leur ame eft affectee d'un fentiment de douleur. Voyez ce fouris aimable, ces regards de feu, ces mouvemens rapides, lorfqu'elle eft emue par un fentiment de joie. Vous ferez alors aifement perfuade, que l'on a chante & danfe depuis la creation du monde jufqu'a nous, & qu'il eft vraifemblable que les hommes chanteront & danferont jufqu'a la deftruction totale de l'efpece humaine. Les differentes affections de l'ame font donc l'origine des geftes, & la Danfe qui en eft compofee, eft par confequent l'Art de les faire avec grace & mefure relativement aux affections qu'ils doivent exprimer. Auffi a-t-elle ete definie par les Philofophes qui l'ont le mieux connue, l' Art des geftes . Quoiqu'ils foient tous naturels a l'homme, on a cependant trouve des moyens, pour donner aux mouvemens du corps les agremens dont ils etoient fufceptibles. La Nature a fourni les pofitions: l'experience a donne les regles. On apprend ainfi a danfer, quoiqu'on ait en foi tous les pas dont fe forme la Danfe, comme on apprend a chanter, quoiqu'on ait dans la voix tous les fons dont fe forme le chant; parce qu'on developpe, par le fecours de l'Art, le don recu de la nature. CHAPITRE V. Premier emploi de la Danfe LE Chant & la Danfe une fois connus, il etoit dans la nature qu'on les fit d'abord fervir a la demonftration d'un fentiment qu'elle a profondement grave dans le coeur de tous les hommes. Ils fortoient a peine des mains du Createur la voute azuree des Cieux, la lumiere, l'eclat, la chaleur du Soleil, les Aftres de la nuit, l'immenfe variete des productions de la terre, tous les Etres vivans & inanimes, etoient pour les yeux des premiers humains, des fignes eclatans de la toutepuiffance de l'Etre Supreme, & des motifs touchans de reconnoiffance pour leurs coeurs. Il eft donc tres-vraifemblable que les hommes chanrerent d'abord les bienfaits de Dieu, & ils danferent, quoique fans doute affez mal, pour exprimer leur refpect & leur gratitude. Auffi la Danfe facree eft - elle la plus ancienne, & la fource dans laquelle on a puife dans les fuites toutes les autres. CHAPITRE VI. Definition, & Divifion de la Danfe sacree LA Danfe facree eft celle que le Peuple Juif pratiquoit dans les fetes folemnelles etablies par la Loi, ou dans les occafions de rejouiffances publiques, pour rendre graces a Dieu, l'honorer, & publier fes louanges. On a encore donne ce nom a toutes les Danfes que les Egyptiens, les Grecs & les Romains inftituerent a l'honneur de leurs faux Dieux, a celles qu'on pratiquoit dans la primitive Eglife, & a toutes les autres, en un mot, qui, dans les differentes Religions du monde, ont fait partie du culte recc. Ce font-la (fi j'ofe m'exprimer ainfi) les premiers jets qu'a produit cet Art; mais femblable a ces fources fecondes, qui, prefqu'en fortant du rocher, a travers lequel elles fe font fraye un paffage, s'etendent, groffiffent & forment de grandes rivieres, on le vit, des fon origine, fe repandre chez toutes les Nations de la terre. Je vais le fuivre, depuis fes commencemens, jufqu'au tems de fa plus grande gloire. Je ferai connoitre fes fucces, & je ne diffimulerai point fes chutes, ni fa decadence. Puiffai-je un jour, le voir au point de perfection, ouil eft quelquefois parvenu, & dont peut - etre il ne s'eloigne encore aujourd'hui, que parce qu'on l'ignore autant qu'on l'aime. CHAPITRE VII. De la Danfe facree des Juifs A Pres le paffage de la Mer-Rouge, Moyfe & fa Soeur raffemblerent deux grands Choeurs de Mufique, l'un compofe d'hommes, & l'autre de femmes. Moyfe fe mit a la tete du premier; Marie precedoit le fecond. Ils avoient tous a la main des tambours, & ils chanterent en danfant, avec les plus vifs tranfports de reconnoiffance, ce beau Cantique que nous lifons dans l'Exode. * Ces inftruments, ces chooeurs de Mufique raffembles & arranges avec tant de promptitude, fuppofent une habitude du Chant & de la Danfe, fort anterieure au moment de l'execution. Les Juifs inftituerent dans les fuites, plufieurs Fetes folemnelles: la Danfe en fit toujours une partie principale. Les Filles de Silo danfoient dans les champs, fuivant l'ancien l'ancien ufage, lorfque les jeunes Garcons de la tribu de Benjamin, a qui on les avoit refufees, les enleverent de force, fur l'avis des Vieillards d'Ifrael. * Lorfque la Nation fainte celebroit quelque evenement heureux ou le bras de Dieu s'etoit manifefte d'une maniere eclatante, les Levites executoient des Danfes folemnelles, qui etoient toujours compofees par le Sacerdoce. C'eft dans une de ces circonftances que le Roi David fe joignit aux Miniftres des autels, & qu'il danfa en prefence du peuple Juif, devant l'Arche, depuis la maifon d'Obededon jufqu'a la ville de Bethleem. Cette marche fe fit avec fept choeurs de Danfeurs, au fon des Harpes & de tous les autres Inftruments de Mufique, en ufage chez les Juifs. * Dans prefque tous les Pfeaumes, mes, on trouve des traces de cette ancienne inftitution * , & les Interpretes de l'Ecriture font fur ce point d'un fentiment unanime. Je penfe , dit un des plus celebres, qu'on doit entendre dans tous les Pfeaumes, par les choeurs, dont ils font mention, une troupe d'hommes danfans au fon de divers inftrumens de Musique. Car, je ne crois pas qu'on puiffe douter de la multitude des Danfes & des Chants en ufage chez le peuple Juif ** . On voit d'ailleurs, dans les Defcriptions qui nous reftent des Tome I . B Temples de Jerufalem, de Garizim, & d'Alexandrie, qu'une partie de ces Edifices etoit formee en efpece de theatre auquel les Juifs avoient donne le nom de Choeur . Cette partie etoit toujours occupee par le Chant & la Danfe, qu'on y executoit avec la plus grande pompe dans toutes les folemnites. Les Egyptiens etoient le Peuple le plus a portee de faifir tout l'exterieur d'un culte dont l'efprit leur etoit echappe. C'eft en paffant par ce premier canal, qu'il s'altera, & qu'il fe repandit bientot, en achevant de fe corrompre, chez tous les autres Peuples de la terre. CHAPITRE VIII. De la Danfe facree des Egyptiens TOut etoit myftere dans la Religion des Egyptiens. Leurs Pretres qui l'avoient formee des notions primitives & de celles que le voifinage des Hebreux leur avoit donnees, envelopperent d'un voile fombre une croyance & des fuperftitions qui n'etoient pas moins obfcures a leurs propres yeux, qu'aux regards memes des Peuples qu'ils feignoient d'inftruire. Le myftere leur donnoit un air refpectable qui s'accordoit avec leur ignorance & qui favorifoit leur ambition. Comme les ceremonies des Juifs etoient, d'ailleurs, plus aifees a B ij * copier, que le fond de leur Religion n'etoit facile a penetrer, les Pretres d'Egypte affortirent aifement a leur plan, les premieres, & ils laifferent autour de la feconde, d'epaiffes tenebres. Ils en faifoient fortir, a leur gre, quelques foibles traits de lumiere qui fervirent a etablir leur puiffance, & a egarer les peuples qu'ils avoient interet de feduire. C'eft dans cet efprit que la Danfe fut un des points fondamentaux de leur culte. Celle qu'ils imaginerent, pour exprimer les divers mouvemens des Aftres, fut la plus ingenieufe; & celles qu'ils inftituerent dans les fuites, pour la fete d'Apis, furent les plus folemnelles. Les Pretres revetus d'habits eclatans, & fur des airs harmonieux d'un caractere noble, executoient la premiere en tournant autour de l'Autel. Ils le confideroient comme le Soleil place dans le milieu du ciel, & ils figuroient par leur Danfe le cercle des fignes celeftes fous lequel l'Aftre de la lumiere fait fon cours journalier & annuel * Ils executoient les autres dans la confecration du boeuf Apis. Il falloit que ce boeuf eut tout le poil du corps noir, fur le dos la figure d'un aigle, celle d'un efcargot fous la langue, les poils de la queue doubles, & une marque blanche fur le cote droit reffemblante au croiffant de la Lune. Une geniffe devoit l'avoir concu d'un coup de tonnerre. Ces marques exterieures etoient evidemment l'ouvrage de la fourberie B iij des Pretres; auffi ne declaroient-ils, qu'ils avoient decouvert le Taureau qu'ils vouloient confacrer, que lorfqu'ils croyoient avoir donne le rems a la credulite & a la fuperftition de fe perfuader que ce miracle etoit opere en faveur de leurs prieres & de leurs facrifices. Le Taureau, tel qu'on vient de le peindre, trouve par les Pretres, nourri pendant quarante jours dans la ville du Nil, & fervi par des femmes nues, etoit enfin conduit a Memphis dans une barque doree. A fon arrivee, les Pretres, les Grands de l'Etat & le Peuple, alloient le recevcctir avec la plus grande pompe & le conduifoient dans le temple au fon de mille inftrumens. C'eft alors que les Pretres figuroient dans leur marche & dans le temple, les exploits, les conquetes & les bienfaits d'Ofiris Leur Danfe en etoient la reprefentation animee: d'abord, c'etoit fa naiffance myflerieufe * , les amufemens de fon enfance, fes amours avec la Deeffe Ifis . Ils le peignoient enfuite entoure d'une troupe de Guerriers, des Satires, & des Mufes, allant conquerir les Indes, pour leur faire connoitre la vertu, & pour y repandre l'abondance & le bonheur. Ils paffoient de cette action a fon triomphe fur fes barbares freres. L'Egypte le couronnoit, le reconnoiffoit pour fon pere, B iv pour fon bienfaiteur, pour fon Roi. On refervoit fon Apotheofe & celle d'lfis pour le Temple; & ce fpectacle auffi impofant que magnifique etoit termine par des Danfes vives & gayes qui faifoient paffer la joie & l'amour dans le coeur d'un peuple innombrable qui en avoit ete le fpectateur. Selon les Livres facres des Egyptiens, le Boeuf Apis ne devoit vivre qu'un tems limite. Lorfqu'il touchoit au terme fatal, les Pretres d'Ofiris le conduifoient fur le bord du Nil, & ils l'y noyoient, apres lui en avoir demande la permiffion, avec les demonftrations du refpect le plus profond. On l'embaumoit enfuite, & on lui faifoit des obfeques magnifiques. Les Pretres executoient toient alors fur le rivage, dans les rues & dans le temple, des Danfes funebres, qui exprimoient le malheur que les Peuples pleuroient, & tout reftoit plonge en Egypte dans la trifteffe & le deuil, jufqu'a l'apparition du nouvel Apis. Dans ce moment, les fetes, les feftins, les danfes recommencoient, comme fi Ofiris eut paru lui-meme. Les rejouiffances publiques duroient ainfi pendant fept jours. C'eft en fe rappellant cette fete, que le Peuple de Dieu imagina dans le defert, la danfe facrilege autour du veau d'or. S. Gregoire dit, que, plus cette danfe fur nombreufe & folemnelle, plus elle parut abominable aux yeux de Dieu, parce qu'elle B v etoit une imitation des Danfes impies des Idolatres . Comme les Pretres d'Ofiris avoient pris originairement des Pretres du vrai Dieu, une partie de leurs ceremonies; le Peuple Juif, a fon tour, entraine par le penchant a l'imitation fi puiffant dans l'homme, fe rappella, dans le defert, le culte du Peuple qu'il venoit de quitter, & il l'imita. Ainfi les hommes qui fe font toujours regardes comme des Etres fort fuperieurs, n'ont cependant ete depuis la creation, que les finges les uns des autres. CHAPITRE IX. De la Danfe facree des Grecs & des Romains Au tems ou les. Grecs etoient plonges dans la plus ftupide ignorance, Orphee qui avoit parcouru l'Egypte, & qui s'y etoit fait initier aux myfteres d'Ifis, fema, a fon retour dans fa Patrie, fes connoiffances & fes erreurs. Jamais terroir ne fut plus fertile. Bientot la Grece furpaffa l'Egypte par la magnificence de fes fetes, & par le nombre de fes fuperftitions. La Danfe fut donc etablie pour honorer les Dieux dont Orphee inftituoit le culte; & comme elle faifoit une partie principale des B vj ceremonies & des facrifices, a mefure qu'on elevoit des autels a quelque Divinite nouvelle, on inftituoit auffi pour l'honorer, des Danfes particulieres; & toutes ces Danfes furent nommees Sacrees. Il en fut ainfi chez les Romains, qui adopterent fucceffivement tous les Dieux des Grecs. Les Brigands qui avoient fuivi Romulus, troupe feroce, raffemblee au hazard, prete a chaque inftant a fe divifer & a fe detruire, ne connoiffoient encore aucun de ces liens facres, qui rendent agreables, utiles, & folides,les focietes des hommes. Numa crut, qu'en jettant parmi eux les fondemens d'une Religion, il parviendroit au but glorieux qu'il fe propofoit. Il ne fe trompa point. Les Romains lui durent leurs premieres Loix, leurs fuperftitions, & peutetre leur gloire. Ce Roi forma d'abord un College de Pretres qu'il inftitua, pour deffervir l'Autel de Mars. Il regla leurs fonctions, leur affigna des revenus, fixa leurs ceremonies, & il imagina, pour les rendre plus auguftes, la Danfe qu'ils executoient dans leurs marches, dans les facrifices, & dans les fetes folemnelles. Elle fut nommee la Danfe des Saliens . * Toures celles qui furent inftituees dans les fuites, a Rome & dans l'Italie, pour honorer les Dieux, deriverent de cette premiere. Chacune des Divinites que Rome adopta, eut comme Mars des Temples, des Pretres, & des Danfes. Les Philofophes * des fiecles les plus recules qui ont cherche la premiere caufe de la Danfe facree, ont cru la trouver dans l'idee qu'ils s'etoient faite de la Divinite. Ils la regardoient comme l'harmonie du Monde, & ils croyoient, qu'elle ne pouvoit etre mieux honoree, que par des Danfes regulieres qui leur fembloient une image du concert & de l'accord de fes perfections. C'eft en partant de ce principe, que les Pretres fe perfuadoient quelquefois de fort bonne foi, que la Divinite qu'ils adoroient en danfant, les agitoit interieurement,par ces tremouffemens violens, qu'ils appelloient Fureur facree . Leurs yeux alors s'enflamoient; les contorfions les plus rapides fuccedoient a la Danfe mefuree qu'ils avoient d'abord executee. Que ne peut pas la force de l'imagination fur les hommes d'un fang vif? Les Pretres alors fe croyoient vraiment infpires: les Peuples recueilloient leurs difcours comme des oracles, & quelques evenemens amenes par le hazard avoient fuffi pour etablir l'extravagante credulite des uns, & la fotte fuperftition des autres. Les Perfes & les Indiens qui adoroient le Soleil, les Gaulois, les Allemans, les Anglois, les Efpagnols qui avoient leurs Dieux particuliers, tous les Peuples enfin du Monde connu, a quelque idole qu'ils ayent facrifie, ont Tome I . * toujours fait de la Danfe l'objet principal de leur culte, & leurs Pretres ont tous ete danfeurs par etat. CHAPITRE X. De la Danfe facree des Chretiens L'Eglife, en reuniffant les Fideles, en leur infpirant un degout legitime des vains plaifirs du monde, en les attachant a l'amour feul des biens eternels, cherchoit a les remplir, en meme tems d'une joie pure dans la celebration des Fetes qu'elle avoit etablies, pour leur rappeller les bienfaits d'un Dieu Sauveur. La Danfe avoit ete de tous les rems un figne d'Adoration, une demonftration exterieure de la dependance des creatures, une expreffion primitive de reconnoiffance. Elle fe prefenta naturellement a l'efprit des premiers Chretiens, comme un moyen d'animer leurs Fetes, d'embellir leurs Ceremonies, de rendre leur Culte plus impofant. Pendant les perfecutions qui troublerent leur paix, il fe forma des Congregations d'hommes & de femmes, qui,a l'exemple des Therapeutes , * fe retirerent dansles deferts. Ils fe raffembloient dans les hameaux, les Dimanches & les Fetes; & ils y danfoient pieufement, en chantant les Prieres, les Pfeaumes, & les Hymnes qui retracoient la folemnite du jour. Lorfqu'apres les orages, le calme qui leur fuccedoit, laiffa la liberte d'elever des Temples, on difpofa ces edifices relativement a cette partie exterieure du culte. Ainfi, dans toutes les premieres Eglifes, on pratiqua un terrain eleve, auquel on donna le nom de Choeur . Il etoit, comme dans les Temples de l'ancienne Loi, fepare de l'Autel, & forme en efpece de theatre. Tels font ceux qu'on voit encore aujourd'hui a Rome, dans les Eglifes de S. Clement & de S. Pancrace. C'eft-la, qu'a l'exemple des Pretres & des Levites, le Sacerdoce de la Loi nouvelle formoit des Danfes facrees a l'honneur du Dieu des Chretiens. Chaque Myftere, chaque Fete avoit fes Hymnes, fon Office & fes Danfes. Les Pretres, les Laiques,tous les Fideles danfoient pour honorer Dieu. Si l'on en croit meme Scaliger, les premiers Eveques ne furent appelles Praefules * dans la langue Latine, que parce qu'ils commencoient & menoient la Danfe dans les Fetes folemnelles. Les Chretiens d'ailleurs les plus zeles s'affembloient la nuit devant la porte des Eglifes, la veille des grands Jours; & la, pleins d'une fainte joie, ils formoient des Danfes, en chantant des Cantiques, qui rappelloient le Myftere qu'on devoit folemnifer le lendemain. Ces faits hiftoriques une fois connus, on ne doit plus etre etonne des eloges que les Saints Peres font de la Danfe, dans mille endroits de leurs Ecrits. S. Gregoire de Naziance pretend que celle que le Roi David executa devant l'Arche, etoit un Myftere, qui nous enfeigne quelle eft la joie & l'agilite avec lefquelles on doit aller a Dieu; & lorfque ce Pere reproche a l'Empereur Julien l'abus qu'il faifoit de cet exercice, il lui dit avec la vehemence d'un Orateur & le zele d'un Chretien: * Si vous vous livrez a la Danfe; fi votre penchant vous entraine dans ces Fetes que vous paroiffez aimer avec fureur; danfez: j'y confens; mais pourquoi renouveller les Danfes licencieufes de la barbare Herodias, qui firent verfer le fang d'un Saint? Que n'imitez-vous plutot ces Danfes refpectables que le Roi David executa avec tant de zele devant l' Arche d' Alliance? Ces exercices de piete & de paix font dignes d'un Empereur, & font la gloire d'un Chretien . C'eft dans cet efprit, que les Interpretes facres nous difent que les Apotres, les Martyrs, les Docteurs, & tous les Chretiens qui ont defendu la Foi contre les ennemis de l'Eglife, font, dans la celebrite de fes folemnites, ces troupes de Soldats vainqueurs, qui, dans le Cantique des Cantiques, danfent apres le combat * Le Pomeranche & le Guide, n'ont peint les Anges danfans que d'apres S. Bafile, qui nous les reprefente toujours occupes a cet exercice dans le ciel, en nous exhortant de les imiter fur la terre. ** Telle etoit en effet la pieufe fimplicite des premiers Chretiens, qu'ils ne voyoient dans la Danfe qu'une imitation fainte des tranfports d'allegreffe des Bienheureux. Les Hymnes, la Tradition, les Cantiques ne leur prefentoient cet exercice que comme une expreffion touchante de la felicite pure a laquelle ils afpiroient. Tantot c'etoient les tendres victimes de la cruaute d'Herode, ces premiers Martyrs de la Loi nouvelle, qui, couronnes de fleurs, & la palme a la main, formoient des Danfes legeres autour de l'autel qu'ils avoient arrofe de leur fang. * Quelquefois on leur retracoit des choeurs de jeunes Vierges qui fe raffembloient autour de l'Epoux. Leurs Danfes vives & modeftes lui peignoient leurs chaftes defirs, & leurs tendres regards lui demandoient le prix de leur amour. * On ne reprefentoit a leur Foi, toute cette foule de Saints qui les avoient precede, dans la cariere ou ils couroient, que comme des choeurs differens ** dont la Danfe triomphante celebroit dans le Ciel, la mifericorde, les bienfaits, & la gloire de Dieu. Cependant la Danfe facree de l'Eglife, fufceptible, comme les meilleures meilleures inftitutions, des abus qui naitront toujours de la foibleffe & de la bifarrerie des hommes, degenera apres les premiers tems de ferveur, en des pratiques dangereufes qui allarmerent la piete des Papes & des Eveques. Cette inftitution eprouva le fort des feftins de charite. * Comme la diffolution & la debauche fe glifferent dans cette Fete etablie, pour reunir par des liens de paix & les Payens & les Juifs qui avoient embraffe le Chriftianifme; la diffipation & la licence corrompirent de meme les Danfes des Chretiens, qui n'avoient ete inftituees que pour les maintenir dans un efprit de recueillement, de joie pure, & de piete. L'Eglife alors s'arma de fes foudres, pour les reprimer; & fucceffivement Tom I. C * elles furent tout-a-fait abolies par differens Conciles, par un grand nombre d'affemblees Sinodales, & par les Ordonnances de nos Rois. Dans quelques pays Catholiques cependant, la Danfe fait encore partie des ceremonies de l'Eglife. En Portugal, en Efpagne, dans le Rouffillon, on execute des Danfes folemnelles en reprefentation de nos Myfteres, & a l'honneur de quelques Saints. Le Cardinal Ximenes retablit dans la Cathedrale de Tolede, l'ancien ufage des Meffes des Muffarabes , pendant lefquelles on danfe dans le choeur & dans la nef. En France meme, au milieu du dernier fiecle, on voyoit encore les Pretres & le Peuple de Limoges danfer en rond dans le choeur de S. Leonard. A la fin de chaque Pfeaume, ils fubftituoient au Gloria Patri ce verfet qu'ils chantoient a vecles plus vifs tranfports de zele & de joie; San Marceau pregas per nous, & nous efpingaren per bous . Le Pere Menetrier * Jefuite, dit avoir vu de fon tems, dans quelques Eglifes, les Chanoines & les Enfans de choeur, qui, le jour de Paques, fe prenoient tout bonnement par la main & danfoient en chantant des Hymnes de rejouiffance. Cette joie fimple & naive, fuppofoit des moeurs douces & fans fard, que nous avons troquees contre un peu d'efprit, & beaucoup de corruption. C ij CHAPITRE XI. Des Danfes Baladoires des Brandons, &c RIen n'eft fi prompt que les progres de la licence. Les Inftitutions les plus fages qu'elle corrompt, degenerent en peu de tems en des pratiques folles & nuifibles. C'eft en vain qu'on s'efforceroit alors de s'oppofer aux progres du mal avec ces foibles temperances que la douceur fuggere. Le grand, l'unique remede eft d'ofer, avec courage & fans balancer, extirper le mal meme jufques dans fes racines. Elles repoufferoient, fans cette precaution, des tiges nouvelles & plus dangereufes encore que celles qu'on auroit arrachees. Telle fut la conduite violente, mais neceffaire, que l'Eglife tint, en appercevant les inconveniens, les defordres, les crimes qui s'etoient gliffes dans la Danfe facree des Chretiens. La joie fainte des folemnites, qui, en paffant de l'ame jufqu'au fens, devint bien-tot moins pure, les deux fexes qu'elles raffembloient, la nuit, fi propice a la feduction, qui etoit le tems marque pour la celebration de prefque toutes les grandes Fetes, plus que tout cela, peut-etrele refroidiffement de la ferveur, qui ne fut plus capable des-lors d'etouffer les autres mouvemens, voila quels furent les principes d'un debordement intolerable, qui degrada des pratiques autrefois C iij dignes de louanges. Alors, les folemnites des Chretiens devinrent des rendez-vous de libertinage, & ne furent que les pretextes d'une infame diffolution. Les Danfes Baladoires qui prirent la place des Danfes facrees n'etoient plus qu'un affemblage monftrueux de piete, de debauche & de fuperftition. Le Pape Zacharie fit un Decret en 744. pour les defendre: dans les fuites, les Eveques, les Rois, les Empereurs, s'unirent tous a lui pour les profcrire; & la Danfe facree, quelqu'innocente qu'elle eut ete dans fon inftitution primitive, fut jugee des-lors affez dangereufe, pour engager la fageffe du Clerge a ne la plus meler aux autres ceremonies de l'Eglife. * La Danfe des brandons & celle de la S. Jean echapperent neanmoins a la profcription; & on renouvella celle du premier jour de Mai, qui n'etoit qu'un refte de celles que l'idolatrie avoir etablies. On executoit la premiere a la lueur de plufieurs flambeaux de paille, le premier Dimanche de Careme, & la feconde autour des feux qu'on allumoit dans les rues la veille de la Fete de Saint Jean. On trouvera dans la fuite, * la defcription de la troifieme. Il n'en refte plus de nos jours que quelques foibles traces. Des plaifirs plus vifs & moins groffiers C iv ont fuccede a ces divertiffemens, & le luxe a plus contribue a les abolir, que les Decrets des Papes, & les Mandemens des Eveques. CHAPITRE XII. De la Danfe facree des Turcs LEs pratiques des Hebreux, les fuperftituions des Payens, les Inftituions pures de la Religion chretienne, font les fources dans lefquelles Mahomet puifa les reveries de la fienne. Auffi, la Danfe facree fit-elle partie de fon Plan. On ne la pratique que dans les Mofquees, & elle n'eft exercee que par le Sacerdoce. Les Turcs en ont plufieurs de * Au chap. I. du Livre 2. cette efpece; mais la plus finguliere eft celle que les Dervis executent, pour celebrer la fete de Menelaus leur Fondateur. La tradition de ces Religieux eft, qu'il tourna en danfant pendant quatorze jours, fans fe donner aucun relache, au fon de la flute de Hanfe fon compagnon. A la fuite de cette pirouette miraculeufe, Menelaus tomba, dit-on, dans une longue extafe, pendant laquelle l'Inftitution de l'Ordre des Dervis lui fut infpiree. Pour honorer ce Chefd' Ordre d'une maniere qui rappelle fon inftitution, les Dervis Turcs ont imagine la Danfe du Moulinet , a laquelle ils s'exercent avec un zele & une application infatigables. Cette Danfe s'execute au fon C v des flutes, en tournant avec la plus grande rapidite. Les mofquees font les theatres de ce fpectacle extraordinaire. Les Dervis y pirouettent avec une force, une adreffe, une agilite qui paroiffent incroyables. il y en a plufieurs qui pouffent cet exercice violent jufqu'a ce qu'ils tombent enfin d'etourdiffement, & de laffitude. En parcourant les Annales du Monde, on eft quelquefois furpris de la multiplicite des folies des hommes. Peut-etre ne devroit-on etre etonne, que de ce qu'au milieu de tant d' extravagances fucceffives, & preque toutes fi contagieufes, il eft poffible encore de trouver quelques fages. Livre second. CHAPITRE I. De la Danfe profane LA Danfe ne fut d'abord qu'une expreffion vive de joie & de reconnoiffance. Elle etoit comme une efpece de langage trouve & convenu parmi les hommes, pour peindre ces deux fentimens. Ils s'en etoient fervis dans leur culte: ils l'employerent dans leurs plaifirs. Alors les Philofophes, peut-etre par fimple curiofite, & les Legiflateurs, fans doute, par des motifs plus utiles, examinerent cet exercice avec la fagacite que donne l'efprit & les vues qu'infpirela prevoyance. Il devint ainfi la matiere des Obfervations des uns, & l'object de plufieurs Loix etablies par les autres. Dans les fuites, lorfque le genie s'echauffant par degres, parvint enfin jufqu'a la combinaifon des fpectacles reguliers, la Danfe fut une des principales parties qui entrerent dans cette grande compofition. Elle fut donc dans les premiers tems une expreffion fimple de joie dans les Fetes publiques ou particulieres & fucceffivement les differentes images qu'elle peignit dans les occafions, quoique plus compofees, leur furent cependant toujours relatives. Elle etoit telle lorfque les Philofophes l'analiferent, pour ainfi dire, & que les Legiflateurs en profitant de leurs obfervations, l'employerent dans l'education, comme un moyen facile de donner du reffort aux forces du corps, d'entretenir fon agilite, & de developper fes graces. Ces deux objets firent naitre l'idee de lui en faire remplir un troifieme. On la porta au theatre & des-lors plus combinee, ayant toujours une action a peindre fufceptible de tous les embelliffemens, elle fut vraiment un Art, qui marcha vers la perfection d'un pas egal avec la Comedie & la Tragedie. CHAPITRE II. Des Danfes des Anciens dans les Fetes publiques TOutes les actions publiques des Anciens avoient quelqu' Analogie avec leurs fuperftitions. Leurs premieres Fetes n'eurent pour object que leurs Dieux, & les Danfes qu'ils formerent pour les honorer, eurent toutes par confequent quelque rapport aux fonctions qu'ils leur avoient attribue, aux maux qu'ils en craignoient, ou aux faveurs qu'ils efperoient en recevoir. Toutes ces Danfes tiennentpar leur origine a la Danfe facree; mais apres la fimplicite des premiers tems; lorfque l'Empire tiranique des paffions eut detriuit le regne paifible de l'innocence, dans la depravation generale des moeurs, toutes ces Danfes ne tinrent plus par leur execution, qu'au plaifir. A mefure d'ailleurs que la Danfe devint un Art, & qu'on la Danfe devint un Art, & qu'on la cultiva comme un exercice, le charme qui en refultoit pour les Executans & pour les Specatateurs, redoubla la paffion qu'on avoir deja pour ce genre d'amufement. Le nombre des Danfes fe mulriplia, * le gout leur affignaleurs divers caracteres, la Mufique fi expreffive chez les Grecs, fuivit les idees primitives dans les airs qu'elle compofa, & chacune des Fetes qu'on celebroit, devint un fpectacle anime, dont tous les Citoyens etoient Acteurs & Spectateurs tour a tour. Ce ne furent plus les feuls Pretres du Conquerant de l'Inde qui celebrerent les Orgies. On voyoit au commencement de l'Automne la jeuneffe Grecque couronnee de Pampres & de Lierre, former des pas mefures au fon des fifres & des tambours; elle ne refpiroit dans fes Chants, dans fes mouvemens, dans fes attitudes que la liberte, le plaifir & la joie: fes danfes etoient l'image vive de la gayete, des transfports de Bacchus. Au retour du Printems, dans toute l'Attique, a Sparte, dans l'Arcadie, les jeunes garcons & les jeunes filles une couronne de chene & de rofes fur la tete, le fein pare de fleurs nouvelles, & vetus a la legere * couroient dans les bois en formant des Danfes paftorales. C'etoit l'innocence des premiers tems qu'ils peignoient dans leurs pas. Ils jouiffoient des plaifirs de l'age d'or, qu'ils faifoient renaitre. Dans le tems de la Moiffon, de nouveaux amufemens celebroient les douceurs de l'abondance; & lorfque les rigueurs de l'Hiver ramenoient les Peuples dans leurs foyers, pour y jouir des bienfaits des autres Saifons, les Danfes des Feftins leur fourniffoient de nouveaux fujets de joie. On faifoit remonter en Grece l'origine de ces Danfes au retour de Bachus de fa conquete des Indes. Quelques Auteurs l'attribuent a Terpficore, & quelques autres a Comus. * A Rome & dans toute l'Italie, le premier jour du mois de Mai, la jeuneffe fortoit par troupes au lever de l'Aurore. Au fon des inftrumens champetres, elle alloit en danfant cueillir des rameaux verds, qu'elle rapportoit dans la Ville de la meme maniere. Toutes les portes des maifons en etoient bien-tot ornees. Les Peres, les Meres, les Parens, les Amis, attendoient toutes ces troupes differentes dans les rues, ou on avoit foin de tenir des tables proprement fervies pour leur retour. Pendant ce jour les travaux etoient fufpendus. Apres le feftin, les concerts de Mufique & les Danfes recommencoient, on ne fongeoit qu'au plaifir. Le Peuple, les Magiftrats, la Nobleffe confondus & reunis par la joie generale, fembloient ne compofer qu'une meme Famille. Ils etoient tous pares de rameaux naiffans. Se montrer fans cette marque diftinctive de la Fete, auroit paru une forte d'infamie: les Senateurs mettoient une efpece d'honneur a en avoir les premiers. Cette Fete commencee des l'Aurore & continuee tout le jour, fut par la fucceffion des tems pouffee bien avant dans la nuit. Les Danfes, qui n'etoient d'abord qu'une expreffion ingenue de la joie que caufoit le retour du Printems, degenererent bien-tot en des images plus libres, & de ce premier pas vers la corruption, elles fe precipiterent avec repidite dans la plus effrenee licence. Rome, toute l'Italie furent plongees dans la plus honteufe diffolution. Tibere lui-meme en rougit, & il fit rendre un Decret pour abolir cette Fete, mais les racines de la corruption etoient deja trop profondes. Apres les premiers momens de la promulgation de la Loi, la Fete & les Danfes du premier jour de Mai furent renouvellees, & elles fe repandirent dans prefque toute l'Europe. Ces grands arbres au haut defquels on attache de Ecuffons entoures de guirlandes de fleurs, & que dans plufieurs villes de France on plante le premier jour de Mai, au-devant des maifons des Gens en Place, font un refte de cette ancienne Fete. Ce n'eft pas la feule occafion ou l'orgueil a ufurpe les droits du plaifir. CHAPITRE III. Des Danfes des Anciens dans les Fetes des Particuliers. NOus n'aurions qu'une idee bien imparfaite des Moeurs des Anciens, fi nous en jugions par les notres. La Societe qui nous fournit a chaque inftant de nouveaux objects de diffipation, ne leur offroit que ces liens utiles & folides qui uniffent entre eux tous les Citoyens. Les noeuds qui nous raffemblent font plus delies & moins embaraffans. Le plaifir, la convenance les forment, les brifent & les renouvellent fans ceffe. Peut-etre le Francois a-t-il feul bien connu les avantages, les douceurs, les delices de la Societe. Un fimple particulier a Paris, qui fcait unir le gout a l'opulence, eft le maitre de raffembler chez lui plus de commodites, d'agremens & de plaifirs que n'en ont imagine la delicateffe d'Athenes, ou le luxe de Rome, & fur ce point les Peuples contemporains les plus polis de l'Europe font encore a notre egard, ce qu' ont ete les Grecs & les Romains. Parmi ces derniers, une efpece de tiranie avoit pris naiffance dans le fein de la liberte. On n'avoit confulte que les Chefs de famille lors de l'etabliffement des Loix. Elles leur furent toutes favorables, & le Defpotifme paternel alla jufqu'au droit de vie & de mort. Dans les premiers tems de la Republique Romaine, un Pere dans fes foyers etoit roujours auffi abfolu, & fouvent auffi barbare, qu'un Sultan peut l'etre aujourd'hui au milieu de cette foule d'efclaves qui l'environnent. Le peu de frequentation entre les Citoyens, etoit une fuite neceffaire de leur puiffance domeftique. Souverains dans leurs maifons, ils n'en pouvoient fortir fans fe voir coudoyes par des egaux, & ils fe renfermoient machinalement chez eux par la meme raifon, qui fait que les Rois entr'eux ne fe vifitent gueres. Leur vie ordinaire devoit etre par confequent tres-uniforme. La crainte & le refpect des enfans pour leurs Peres, les bontes & les complaifances des Peres pour leurs enfans, les fervices & l'amitie entre les proches, fans beaucoup de familiarite, voila quelle etoit la bafe de leur tranquillite refpective, & toutes les douceurs de leur Socieete. Ils etoient heureux avec cette fimplicite de Moeurs. Au moins n'avoient-ils pas l'idee d'une autre genre de bonheur, & c'eft celui qu'il connoit qui eft le feul neceffaire a l'homme. Cependant outre le Fetes publiques, qui mettoient quelque variete dans cette maniere monotone de vivre, les evenemens particuliers de chaque famille, lui fourniffoient encore de tems en tems des occafions de plaifir. Elles devoient paroitre d'autant plus piquantes qu'elles etoient affez rares. Ainfi l'anniverfaire de la naiffance d'un Pere, le mariage d'un fils, l'arrivee d'un etranger, fortoient quelquefois les Anciens de de la lethargie ordinaire dans laquelle ils etoient plonges. On preparoit alors des Feftins, on executoit des Concerts, on imaginoit des Danfes. L'amitie, la tendreffe, l'hofpitalite concouroient enfemble pour ranimer la joie & pour entretenir le plaifir. Chaque Famille dans les premiers tems fournit elle-meme les Acteurs de ces Fetes particulieres. Le luxe enfuite fit imaginer de jouir de ces amufemens avec moins d'embarras & plus d'agremens. Il s'etablit dans Athenes & a Rome des Gens exerces qui jouoient de divers inftrumens, d'autres qui chantoient & qui danfoient pendant & apres les feftins. Dans le tems que la bonne chere & le vin excitoient & flattoient le gout des Convives, Tom. I . D * la Mufique & la Danfe occupoient agreablement leurs autres fens. Ces faillies vives, ces traits legers, ce badinage elegant, qui font l'ame aujourd'hui de nos Fetes de tous les jours, furent conftamment inconnus aux peuples jadis les plus polis & les mieux inftruits de la terre. Les amufemens etrangers, qu'ils appellerent a leur fecours contre l'ennui de leurs feftins, n'excluoient point cependant les Danfes de Famille. Ces Affemblees, ou l'on danfoit pour le feul plaifir de danfer, furent toujours en ufage parmi eux. Socrate lui-meme tenoit a honneur d'y executer les Danfes qu'il avoit apprifes de la belle Afpafie, & Caton le plus fevere des Romains a l'age de plus de foixante ans, crut devoir fe faire recorder fes Danfes, afin de paroitre moins gauche dans un Bal de Rome. CHAPITRE IV. De quelques Danfes des Grecs DAns les mariages des Atheniens, une troupe legere vetue d'etoffes fines & de couleurs riantes, la tete couronnee de Mirthes, & le fein pare de fleurs, paroiffoit au milieu du feftin fur des fimphonies tendres. Peu a peu les mouvemens devenoient plus rapides: des pas preffes, des figures animees, peignoient aux yeux des Convives la joie aimable d'une noce. Cette Danfe qu'on avoit nommee la Danfe de l'Hymen , eft une de celles qui, au rapport d'Homere, etoient D ij gravees avec tant d'Art fur lo bouclier d'Achille. Elle etoit comme le denouement d'une action plus compliquee qu'on retracoit tous les ans dans les Fetes Hymenees , qu'un trait heroique d'amour avoit fait inftituer. Un jeune homme d'Athenes d'une extreme beaute; mais d'une origine fort obfcure, devint eperdument amoureux d'une jeune fille dont la naiffance etoit infiniment au-deffus de la fienne. Cette inegalite le forca a cacher fa paffion, fans lui infpirer la refolution de la vaincre. Il fe tut; mais il fuivit par-tout l'objet de fa tendreffe, fans chercher d'autre plaifir que celui de le voir, & fans efperer meme la douceur d'en etre appercu. Un jour que les jeunes filles d'Athenes les plus illuftres devoient celebrer fur les bords de la Mer la fete de Ceres, de laquelle les Loix avoient exclu tous les hommes, le jeune Hymen, (car c'eft ainfi qu'il fe nommoit) inftruit que fa Maitreffe devoit en etre, fe traveftit a la hate, & courut fe joindre a la troupe devote qui fortoit de la Ville. Il etoit dans cet age aimable ou un garcon fort beau, a l'aide d'un habit emprunte peut aifement paffer pour une belle fille. Quoiqu'inconnu, fon air modefte, fes traits animes, & peutetre l'air tendre que lui donnoit l'amour, le firent recevoir fans examen & fans obftacle. La Fete . Un faint zele dicte les Chants, & anime la Danfe. Toute la troupe eft deja remplie d'une joie pure D iij Tout-a-coup des Corfaires paroiflent, fondent fur cette jeuneffe effrayee, l'enchainent, l'entrainent fur leur vaiffeau, forcent de voiles & arrivent rapidement fur un bord qui leur etoit connu & ou ils fe croyoient en surete. La ils debarquent leur proye, fe livrent fans menagement a tous les exces de la bonne chere, & s'endorment enfin noyes de vin & accables de laffitude. Alors le jeune Hymen propofe a fes Compagnes d'egorger leurs Raviffeurs. Elles fremiffent: ils les raffure. Il parle, il preffe, il perfuade. Il faifit une epee: fes jeunes compagnes s'arment a fon exemple: il donne le . Chaque bras eft leve & en meme tems. Tous les Corfaires font immoles & les Atheniens font libres. Mais comment & par ou fortir de ce lieu inconnu? Hymen, fans fe decouvrir, offre de partir pour Athenes, fe flatte d'en demeler la route, & promet de hater fon retour. On repond a fes offres par mille cris de reconnoiffance & de joie. Lui, cependant court au vaiffeau, l'examine, en retire les provifions, en detache les cordages & les voiles. On l'aide dans ce travail & il en trace un nouveau. Il raproche a force les branches de quelques arbres qu'il voit dans les terres, il y attache les voiles du vaiffeau, & forme ainfipour fes compagnes un azile eloigne du rivage & a l'abri des flots de la mer. Il part enfuite apres avoir pourvu aux befoins & a la surete de ce qu'il aime. L'Amour a qui il devoit le courage D iv qu'il venoit de faire eclater, lui donna les nouvelles forces qui lui etoient neceffaires pour faire fon voyage, & les lumieres dont il avoit befoin pour ne pas s'egarer. Il marche fans s'arreter & il arrive. La ville d'Athenes etoit plongee dans la confternation la plus profonde. Les Temples, les Rues, les Places publiques, les Maifons des Particuliers ne retentiffoient que de gemiffemens. Chaque Citoyen pleuroit une fille, une foeur, une amante. On entend alors une jeune fille qui s'ecrie: Atheniens, accourez tous: venez, ecoutez-moi. Je viens vous rendre ces Filles cheries que vous pleurez. Etles vivent. Vous les reverrez. J'en attefte les Dieux qui vous les ont confervees. J'en jure par l'Amour qui m'a infpire affez de courage pour les fauver . A ces mots le Peuple accourt. Les gemiffemens font fufpendus: un mouvement confus d'efperance de joie, fuccede a la trifteffe. On entoure en tumulte le jeune Hymen. Il demande du filence. Toutes les bouches fe ferment, & tous les yeux fe fixent fur lui. Il raconte alors fon avanture avec cette vivacite, cette nobleffe, cette confiance que donne la paffion dont il eft anime, & le fentiment d'une belle action. Il voit tour a tour dans les regards de cette foule de peuple qui l'ecoute, la furprife, l'admiration & la joie. Il profite de ce moment. Il fe decouvre, fe nomme, & demande pour recompenfe la jeune Atheniene qu'il aime. Un applaudiffement univerfel D v. lui repond du confentement de fes Concitoyens. Il part: on le fuit: on ramene fes Compagnes: un Mariage folemnel le rend le plus heureux de tous les maris, & l'aimable Athenienne qui l'epoufe, eft dans les fuites la plus fortunee de toutes les Atheniennes. Cet evenement extraordinaire, & des noeuds fi bien affortis, refterent profondement graves dans le fouvenir des Atheniens. Ils firent du jeune Hymen un Dieu, qu'ils invoquerent dans leurs Mariages. Les Poetes, qui etoient les feuls Genealogiftes de ces tems recules, lui eurent bientot trouve une origine illuftre; & les Magiftrats pour exciter la vertu par des exemples, inftituerent les Fetes hymenees, dans lefquelles on retracoit tous les ans l'hiftoire toire qu'on vient de rapporter. Les Danfes particulieres de l'Hymen, qu'on executoit dans les mariages, etoient a peu pres les memes que celles qui terminoient cette Fete folemnelle. On ne doit point les confondre avec celles qu'on imagina dans les fuites pour peindre la volupte. Les Grecs la connoiffoient, etoient dignes de la fentir & ils la porterent auffi loin qu'aucun Peuple delicat de la terre; mais ils ne furent pas long-tems fans la confondre avec la licence dans les Danfes qu'ils nommerent lafcives. Leur nom defigne affez quel etoit leur emploi, les figures vives dont elles etoient compofees, leurs airs expreffifs fur lefquels on les executoit. Je tire le rideau fur ces objets indecens. L'honnete eft infeparable de l'utile. D vj CHAPITRE V. De quelques Danfes des Romains LEs Bachanales, qu'originairement les Pretres & les Pretreffes de Bacchus, executoient a l'exclufion du Peuple, furent dans les fuites imitees par tous les Grecs fans diftinction; mais l'yvreffe, les convulfions, la fureur qui etoit de l'effence primitive de ces Danfes, furent dans l'imitation metamorphofees en des expreffions de gayete, de plaifir & de volupte. Ainfi les Grecs en formant les Danfes lafcives qui etoient les copies de Bachanales, ne rerinrent de celles-ci que la liberte & la joie. Ils fubftituerent aux premieres figures, des figures nouvelles plus piquantes. Les Danfes de Bacchus devinrent les Danfes de l'Amour, & fucceffivement les Danfes de l'Amour furent le tableau de la plus effrenee licence. Les Romains moins delicats, & peut-etre plus ardents pour le plaifir, commencerent d'abord par ou les Grecs avoient fini. Les Danfes nuptiales, qui, fous cette denomination nouvelle, etoient les memes, que celles dont on vient de parler, furent la peinture la plus licencieufe, & firent les delices de Rome. Elles etoient executees dans tous les mariages confiderables par des Danfeurs a gages; mais les Citoyens qui n'etoient pas affez riches pour s'en procurer dans ces occafions, y fuppleoient par eux -memes, & joignoient a la licence du fujet toute la groffierete de l'execution. Les Grecs furent des modeles honnetes, en comparaifon de la diffolution monftrueufe de leurs copies. Tibere, ainfi qu'on l'a dit plus haut, bannit de Rome * fur ce pretexte, toutes les troupes de Danfeurs & jufqu'aux Maitres de Danfes. Mais la jeuneffe Romaine prit la place des Baladins qu'on venoit de chaffer. Le Peuple fuivit l'exemple que lui donnoit la Nobleffe: bien-tot il n'y eut plus de diftinction fur ce point entre les plus grands noms & la plus vile canaille de Rome. On vit pendant le Regne de Domitien, jufqu'a des Peres Confcripts, qui s'avilirent en public par cet indigne exercice. Ils furent exclus du Senat, & ils eurent la baffeffe de fe confoler de cette fletriffure, parce qu'elle leur acqueroit le droit de continuer impunement de la meriter. CHAPITRE VI. De la Danfe des Funerailles COmme la Nature a donne a l'homme des geftes relatifs a toutes fes differentes fenfations,il n'eft point de fituation de l'ame que la Danfe ne puiffe peindre. Auffi les Anciens qui fuivoient dans les Arts les idees primitives, ne fe contenterent pas de la faire fervir dans les occafions d'allegreffe, ils l'employerent encore dans les circonftances folemnelles, de trifteffe & de deuil. Dans les funerailles des Rois d'Athenes * une troupe d'Elite vetue de longues robbes blanches commencoit la marche. Deux rangs de jeunes garcons precedoient le cercueil qui etoit entoure par deux rangs de jeunes Vierges, ils portoient tous des couronnes & des branches de Cypres, & formoient des Danfes graves & majeftueufes fur des fimphonies lugubres. Elles etoient jouees par plufieurs Muficiens qui etoient diftribues entre les deux premieres troupes. Les Pretres des differentes Divinites adorees dans l'Attique, revetus des marques diftinctives de leur caractere venoient enfuite. Ils marchoient lentement & en mefure en chantant des vers a la louange du Roi mort. Cette Pompe etoit fuivie d'un grand nombre de vieilles femmes couvertes de longs manteaux noirs. Elles pleuroient & faifoient les contorfions les plus outrees, en pouffant des fanglots & des cris. On les nommoit les Pleureufes , & on regloit leur falaire fur les extravagances plus ou moins grandes qu'on leur avoit vu faire. Les funerailles des particuliers, formees fur ce modele, etoient a proportion de la dignite des morts & de la vanite des furvivans. L'orgueil eft a peu pres le meme dans tous les hommes: les nuances qu'on croit y appercevoir font peut-etre moins en eux-memes, que dans les moyens divers de le developper, que la fortune leur prodigue ou leur refufe. CHAPITRE VII. Emploi de l'Archimime dans les funerailles des Romains. ON adopta fucceffivement a Rome toutes les ceremonies des funerailles des Atheniens; mais on y ajouta un ufage digne de la fageffe des Anciens Egyptiens. Un homme inftruit en l'Art de contrefaire l'air, la demarche, les manieres des autres hommes, etoit choifi pour preceder le cercueil. Il prenoit les habits du defunt & fe couvroit le vifage d'un mafque qui retracoit tous fes traits. Sur les fimphonies lugubres qu'on executoit pendant la marche, il peignoit par fa Danfe les actions les plus marquees du perfonnage qu'il reprefentoit. C'etoit une Oraifon funebre muette, qui retracoit aux yeux du Public, toute la vie du Citoyen qui n'etoit plus. L'Archimime , (c'eft ainfi qu'on nommoit cet Orateur funebre,) etoit fans partialite. Il ne faifoit grace, ni en faveur des grandes places du mort, ni par la crainte du pouvoir de fes fucceffeurs. Un Citoyen que fon courage, fa generofite,l'elevation de fon ame avoit rendu l'objet du refpect & de l'amour de la Patrie, fembloit reparoitre aux yeux de fes Concitoyens. Ils jouiffoient du fouvenir de fes vertus; il vivoit; il agiffoit encore. Sa gloire fe gravoit dans le fouvenir. La jeuneffe Romaine, frappee de l'exemple, admiroit fon modele. Les Vieillards vertueux goutoient deja le fruit de leurs travaux, dans l'efpoir de reparoitre a leur tour, fous ces traits honorables, quand ils auroient ceffe de vivre. Les hommes, indignes de ce nom, & nes pour le malheur de l'efpece humaine, pouvoient etre retenus, par la crainte d'etre un jour expofes fans menagement a la haine publique, a la vengeance de leurs contemporains, au mepris de la pofterite. Ces perfonnages futiles, dont plufieurs vices, l'ebauche de quelques vertus, l'orgueil extreme, & beaucoup de ridicules compofent le caractere, connoiffoient d'avance le fort qui les attendoit un jour, par la rifee publique, a laquelle ils voyoient expofes leurs femblables. La fatyre ou l'eloge des morts devenoit ainfi, une lecon utile pour les vivans. La Danfe des Archimimes etoit alors dans la morale, ce que l'Anatomie eft devenue dans la Phifique. CHAPITRE VIII. De la Danfe des Anciens consideree comme exercice. ON reprefentoit les Dieux occupes, apres la defaite des Titans, a des Danfes nobles qui peignoient leur combat, & leur triomphe. C'eft alors que Minerve, felon la Mithologie des Grecs, imagina la Memphitique . On la danfoit avec l'epee, le javelot, & le bouclier. On y retracoit par les mouvemens, les pofitions & les figures, toutes les evolutions militaires. Il falloit la plus grande adreffe, & beaucoup de force pour rendre d'une maniere agreable & precife, les expreffions vives, fortes, & legeres, dont elle etoit compofee. Tous les hommes ont un penchant naturel a l'imitation, de-le le progres rapide des ufages, le fucces etonnant des modes, l'etatabliffement ferme des prejuges; mais comme ce penchant tient d'une maniere intime a la vanite, & qu'elle n'eft jamais frappee que de ce qui lui en impofe, c'eft toujours vers des objets plus eleves que foi qu'il nous pouffe & nous entraine, Les Rois n'imitent point les grands Seigneurs qui les entourent & qui les copient. Le Peuple fe modele fans ceffe fur la Bourgeoifie, qui ne fe croit point Peuple, & qui auroit honte de lui reffembler. Il en fut ainfi dans les tems recules. Ces fougueux Avanturiers a qui on donna le nom de Heros , & dont l'orgueil ne voyoit qu'en pitie tous les autres hommes, fixerent leurs regards fur les Dieux, & ils les imiterent. La Danfe armee fut des - lors leur exercice journalier. Couverts d'une armure brillante, animes par une fimphonie guerriere, le javelot d'une main, le bouclier de l'autre, ils formoient ainfi des jeux qui flattoient leur vanite, & qu'ils croyoient dignes de leur courage. Tels furent les amufemens de Caftor & Pollux * & de cette jeuneffe impetueufe qui couroit avec eux a la conquete de la toifon d'or. Telles furent encore, pendant les ennuis d'un long fiege, les occupations de cette foule de Guerriers que la querelle de Menelas avoit raffembles devant Troye. Dans les tems heroiques, d'ailleurs, la guerre etoit le feul chemin ouvert a la gloire. Les hommes qui fe croyoient nes pour elle, devoient par confequent ne s'occuper que des exercices qui pouvoient rendre leur corps plus fouple, & plus vigoureux. La raifon negligee, reffembloit a ces fruits groffiers qui naiffent dans dans nos champs fans culture. La force, l'adreffe, le courage, furent les vertus des premiers Heros. Les qualites de l'ame, l'amour de l'ordre, le defir du bonheur des hommes ont ete depuis, les vertus plus precieufes des Sages. CHAPITRE IX. Opposition finquliere des Moeurs des Grecs avec les notres. LOrfque Agamemnon partit pour le fiege de Troye, il laiffa aupres de Clitemneftre qu'il aimoit, & dont il etoit aime, un Danfeur celebre, * qu'il etablit Tome I . E l'Ecuyer de la jeune Reine. Il devoit etre en cette qualite, le guide de fon efprit, l'Inftituteur de fes moeurs, le Directeur en chef de toute fa conduite. La grande reputation que fes talens lui avoient acquife,& l'eftime finguliere que les Grecs avoient pour fon Art, lui avoient procure une diftinction auffi honorable. Si l'on en croit quelques Hiftoriens, il en etoit digne. Il avoit l'attention d'exercer la Reine par des Danfes nobles qu'il compofoit expres pour elle. Il l'amufoit, en developpant fes graces, en les lui faifant appercevoir, en lui donnant du gout pour un exercice qui devoit flatter fon amour propre, puifqu'il la rendoit plus capable de plaire. Il joignoit a ce premier trait d'adreffe, la facilite extreme de compofer fur le champ des Danfes nouvelles qu'il executoit luimeme: chacune d'elles etoit une image vive & ingenieufe des traits eftimables, des actions heroiques, des vertus eclatantes, des femmes illuftres, dont on confervoit en Grece la memoire. Ces tableaux animes excitoient dans l'ame de Clitemneftre l'amour de la gloire, eloignoient d'elle l'efprit d'intrigue, & la diftraifoient des ennuis de l'abfence, que le feu de la jeuneffe rend prefque toujours dangereux. E ij Egifte cependant, Prince ambitieux, occupe fans ceffe de tous les tendres foins qu'infpire le defir de paroitre aimable, ofoit foupirer pour la Reine; mais toujours diffipee par un exercice, & par des reprefentations qui rempliffoient fes momens & qui fuffifoient a fon oifivete, elle n'appercevoit les regards, les foins, ni les foupirs d'Egifte. Ce Prince eclaire enfin par l'amour, penetra quel etoit l'obftacle qui s'oppofoit a fon bonheur. Le falut de la ville de Troye dependoit d'une ftatue de Minerve: la fageffe de la Reine d'Argos ne tenoit qu'a fon Danfeur. Egifte le tua, & il triompha bien - tot des precautions du mari & de la vertu de la femme. Quel changement dans les moeurs? Si la Danfe autrefois fut pendant quelque tems la fauvegarde de la fageffe des femmes, ne devroit - on pas dire aujourd'hui? Maris qui partez, emmenez avec vous le Danfeur . CHAPITRE X. Vues des Philofophes: objet des Legiflateurs relativement a la Danfe. LEs hommes communs ne confiderent dans les plaifirs que le plaifir meme. Ils fentent, & toutes les puiffances de leur ame reduites prefqu'a l'inftinct, ne font occupees qu'a fentir. La Nature femble avoir charge de penfer pour eux certains etres privilegies qu'elle produit quelquefois pour fa propre gloire, & pour le E iij bonheur du refte de l'humanite. Ces hommes fuperieurs a l'efpece ordinaire, examinent, comparent, approfondiffent. L'examen qu'ils ajoutent a la jouiffance, leur rend le plaifir plus piquant & la reflexion leur fuggere les moyens de le multiplier & de le rendre utile. C'eft ainfi que les Sages des premiers tems, appercurent dans la Danfe un exercice avantageux pour le corps, un delaffement honnete pour l'efprit, & un prefervatif efficace contre les maladies de l'ame. Lorfque le corps fe meut, l'efprit fe repofe. Les figures,les pas, les mouvemens de la Danfe amufent egalement & le Danfeur qui les execute, & le Spectateur qui fuit des yeux le tableau vivant dont il eft frappe. Cette diftraction eft une efpece de relache, qui menage a l'ame de nouvelles forces pour agir Mais lorfque l'ame agit, furtout au printems de l'age, que de paffions contraires l'embaraffent, que d'ennemis domeftiques l'affiegent! combien de Tirans qui cherchent a l'affervir? La jeuneffe emportee par un fang anime, des fens neufs, des efprits de feu, a befoin d'un exercice violent, qui regle par la jufteffe de l'harmonie, accoutume fes faillies a une forte de mefure. C'eft le poifon le plus fubtil que la Nature fouftle au dedans: une commotion vive en arrete le progres, detourne fa malignite & la pouffe au dehors, comme le venin de la Tarentule . La crainte fletrit le coeeur, la melancolie obfcurcit l'efprit, & E iv l'ame eft emportee loin d'elle meme par la colere & par la joie. Un exercice qui rend le corps plus fouple, plus vigoureux, plus leger, porte dans le coeur une confiance fiere qui le ranime, & dans l'efprit une vivacite aimable qui l'eclaire;des agitations mefurees dont la machine eft fouvent occupee, font pour elle, comme une huile falutaire qui en adoucit les refforts. L'habitude fe rend ainfi maitreffe d'une maniere infenfible de l'impetuofite de la colere, & des tranfports rapides de la joie. "L'homme, dit un ancien "Philofophe, a un fens capable "d'ordre & de defordre, qui lui "eft particulier, & que les autres "animaux n'ont pas. Don "precieux, faveur finguliere des "Dieux! c'eft par ce fens qu'ils "nous meuvent avec une delicateffe "de plaifir qui nous ajufte "a leurs deffeins, & qui nous "attire doucement, en fecondant "l'impulfion qu'ils nous ont "donnee." Voila le fyfteme de l'attraction adapte au moral, longtems avant que Newton ne l'eut applique au Phyfique. Ce fens, fi l'on en croit Platon, produit l'harmonie de tous les mouvemens de l'ame & du corps que la Danfe fert a entretenir. Lorfque, (dit il poetiquement) "la raifon repete a la "memoire les concerts que cette "harmonie a formes, toutes les "puiffances de l'ame fe reveillent; "& il fe forme une Danfe "jufte & mefuree entre tous ces "divers mouvemens. On diroit que ce Philofophe ne nous confidere que comme E v des efpeces de clavecins bien accordes, fur lefquels des mains exercees touchent les airs differens, qu'un caprice heureux leur fuggere. Le grand Art des Legiflateurs eft de fcavoir profiter des decouvertes des Sages. Ce fut celui de Licurgue; & viola le principe fecret de quelques-unes de fes Loix, que faute d'attention on trouve quelquefois bizarres, & qui firent cependant, du Peuple le plus pauvre du monde, le Peuple le plus redoutable & le plus heureux. CHAPITRE XI. Des Ufages de quelques Peuples, & de certaines Loix de Lacedemone. LIcurgue ordonna par une Loi que les jeunes Spartiates fuffent exerces des l'age de fept ans aux Danfes qu'il compofa fur le ton Phrygien. Elles s'executoient avec l'epee, le javelot, & le bouclier. La Memphitique fut le modele de toutes ces Danfes guerrieres, qui n'etoient au fond qu'un cours regle des differentes evolutions militaires connues. C'eft ainfi que la jeuneffe de Sparte apprenoit, en fe jouant, l'art terrible de la guerre. Quelle intrepidite ne devoit-on pas attendre E vj de cette foule de guerriers, qui, des leurs plus jeunes ans,s'etoient familiarifes avec les armes? Ils couroient en effet a l'ennemi en danfant. Les moeurs des Ethiopiens, que Licurgue avoit connues dans le cours de fes voyages, lui donnerent l'idee du plan d'education qu'il traca pour la jeuneffe de Sparte. Ces Peuples que les Grecs appelloient Barbares , alloient au combat en danfant au fon des timballes & des trompettes. Avant de lancer leurs fleches qu'ils portoient rangees autour de leurs tetes en forme de rayons, ils fautoient & danfoient fierement, pour s'exciter a combattre & pour etonner l'ennemi. Licurgue d'ailleurs, comme 'abeille qui compofe fon miel du uc de diverfes fleurs, prit encore des Arcadiens, qui paffoient pour des Peuples tres-fages, parce qu'ils fcavoient etre heureux, une partie des ufages qu'il etablit a Lacedemone; & dans toute l'Arcadie, la jeuneffe s'occupoit conftamment de la Danfe, jufqu'a trente ans. Des l'enfance, ces Peuples s'inftruifoient de la Mufique, pour pouvoir chanter dignement les louanges des Dieux & les actions vertueufes des Heros. On les exercoit en meme tems a la Danfe fur les modes de Philoxene & de Timothee, & tous les ans pendant la fete des Orgies, ils executoient fur des theeatres publics, des Ballets compofes avec autant d'Art que de magnificence. Les entrees de ces Ballets etoient proportionnees a l'age, aux talens, aux forces, aux progres de chacun des Acteurs. Ils etoient juges fans partialite par le Peuple, qui etoit lui-meme expert dans cet exercice, & ceux qui remportoient le prix etoient combles d'eloges & de gloire. Le Reftaurateur de Lacedemone appercut aifement l'utilite d'un pareil ufage. Son but etoit de fe rendre maitre des paffions de tous ces hommes nouveaux qu'il vouloit former. En occupant a la Danfe un grand Peuple qu'il fouhaitoit de rendre heureux, en appliquant cet exercice aux vues differentes qu'il avoit pour la gloire de Sparte, il en conduifit tous les habitans au but qu'il s'etoit propofe par des routes auffi agreables que sures; parce qu'il fcut oppofer en Philofophe, les continuelles emotions de l'Art, aux mouvemens perpetuels de la Nature. Dans le Plan extraordinaire de reforme qu'il eut le genie d'imaginer & le courage d'executer, une egalite parfaite, des exercices continus, un amour conftant pour la Patrie, reunirent fous les memes Loix, attacherent aux memes plaifirs, occuperent aux memes plaifirs, occuperent aux memes travaux, un Peuple de Sages qui ne compofoient qu'une meme famille, jamais oifive & roujours heureufe. Sparte fut le Paraguay des Anciens. CHAPITRE XII. Des Danfes des Lacedemoniens UN Etranger que le hazard eut conduit a Lacedemone, fans avoir ete prevenu d'avance de la feverite de moeurs qui y regnoit, auroit cru, des l'abord, fe trouver au milieu d'un Peuple frivole uniquement occupe du plaifir. Sur des Choeurs de Mufique entretenus des fonds publics,on voyoit un jour les hommes deja faits * former des Danfes legeres. Ils etoient nuds, & celui qui conduifoit la Danfe, etoit couronne de palmes. De jeunes enfans les fuivoient: ils imitoient leurs pas, repetoient leurs mouvemens, fe modeloient fur leurs attitudes. Ces deux troupes fe reuniffoient dans les Places publiques, pour chanter en choeur des Hymnes en l'honneur d'Apollon. Tout le Peuple repondoit a leurs Chants, & applaudiffoit a leurs Danfes. Un autre jour les Vieillards * raffembles au fon des Inftrumens champetres reprefentoient par des figures expreffives, des pas graves, des mouvemens de caractere,la fimplicite, la fageffe, le bonheur du fiecle de Saturne. Cette image touchante fe gravoit dans les coeurs: elle etoit une nouvelle lecon de vertu pour des Peuples qui ne vivoient que pour elle. ** Quelquefois toute la jeuneffe reunie paroiffoit dans les rues fans autre ornement que les belles proportions dont elle etoit redevable a la Nature. Un jeune homme lefte, vigoureux & d'une contenance fiere etoit a la tete de tous les autres. Il les animoit du gefte & de la voix: alors la fymphonie fe faifoit entendre & la Danfe commencoit. C'etoit une efpece de branle * que ces jeunes Spartiates executoient vivement avec des pas legers, des mouvemens rapides & des figures variees qui exigcoient la plus grande prefteffe & beaucoup de vigueur. Toutes les jeunes filles de Sparte, parees de leur propre beaute & fans autre voile que leur pudeur, venoient immediatement apres eux avec des pas lents, & une contenance modefte. Les premiers fe retournoient aux tems marques: ils penetroient dans la troupe des jeunes Danfeufes; & ils s'uniffoient tous par de mutuels entrelaffemens de bras, en confervant toujours, les uns, la vivacite, les autres la lenteur de leur premier mouvement. * C'eft de cette maniere ingenieufe & noble qu'ils reprefentoient l'union qui doit regner entre la force & la temperance. Si l'on entroit dans les Temples, on n'y entendoit que des Chants, on n'y voyoit que des Danfes: ce culte journalier devenoit encore plus eclatant dans les Fetes folemnelles. Celles de Diane, avant la reforme de Licurgue, * avoient ete la fource des plus grands malheurs. Helene, la plus belle & la plus dangereufe de toutes les femmes de la terre, fut enlevee d'abord par Thefee, & enfuite par Paris, quil'avoient vue l'un & l'autre etaler fes charmes dans les Danfes de deux de ces Fetes. Les foins de Licurgue changerent cette Inftitution. Elle devint la Solemnite des Lacedemoniens la plus augufte & la plus pure. Toutes les jeunes filles fe raffembloient autour des Autels de Diane poury executer la Danfe de l'innocence. Leurs pas, leurs regards, leurs mouvemens etoient fi modeftes, fi remplis d'agremens & de decence, qu'elles ne faifoient jamais naitre l'amour, fans infpirer un nouveau gout pour la vertu. Toutes les Danfes des Lacedemoniens, dit Plutarque, avoient, je ne fcais quel aiguillon qui enflammoit le courage, & qui excitoit dans l'ame des Spectateurs un propos delibere, & une ardente volonte de faire quelque belle chofe. * Telle eft dans un Etat la force de l'education etablie fur de bons principes, lorfqu'elle eft generale, & que des exemples contagieux n'en derangent point les eftets. * Parcourez la foret la plus belle, voyez que de troncs difformes, que de tiges foibles, languiffantes, inutiles, & reconoiffez l'infuffifance de la Nature. Entrez dans ces jardins plantes, & cultives par des mains habiles. Ces arbres vous paroiffent tous d'une egale beaute. Chacun de leurs rameaux s'eleve vers le ciel: il n'en eft point qui rampe fur la terre. Admirez le pouvoir, les fruits, les miracles d'une bonne culture. LIVRE Livre Troisie'me. CHAPITRE I. Naiffance du Theatre SOIT que le hazard ou le gout, ait guide les Anciens dans l'arrangement de leurs plaifirs, & dans l'ordonnance de leurs Fetes, on a pu remarquer, que leurs Danfes eurent toutes un caractere tresdiftinct les unes des autres. Les fimphonies, les habits, la compofition entiere repondoient toujours a la Fete qu'on celebroit, a l'evenement, a la circonftance qui en etoit l'occafion. La Danfe etoit deja un Art regulier parmi eux, dans le tems meme que toutes Tome I . F * les belles inventions des hommes etoient encore confondues dans le cahos de la barbarie. On peut juger, par cette feule reflexion, du point eminent auquel les Grecs porterent, dans les fuites, cet Art qu'ils connurent fitot & qu'ils cultiverent fi vite, eux qui du barbouillage & des tretaux informes de Thefpis formerent avec tant de rapidite ce theatre fublime, qui a fervi depuis de modele aux Corneilles, aux Molieres aux Quinaults. * Des que la flamme du Genie eut fait briller a leur efprit l'idee d'un theatre, toutes les idees fubfequentes s'offrirent en foule a leur imagination, & ils les developperent avec cette facilite precieufe qui eft toujours la marque du grand talent. Comme la reprefentation, & par confequent l'imitation fut leur objet principal, il etoit naturel, que ces hommes extraordinaires, que la tradition avoit aggrandis dans leur memoire, fe prefentaffent les premiers a leur efprit, comme les fujets les plus propres e faire le fond des tableaux animes, qu'ils fe propofoient de peindre. Le fujet trouve, la maniere de la traiter en devenoit une fuite neceffaire. Le jeu des paffions, les formes variees qu'elles prennent, fuivant les caracteres qu'elles fubjuguent ou qui les maitrifent, les evenemens terribles qu'elles amenent furent pour les Inventerus, comme autant d' etudes qui les guiderent dans le premier F ij deffein, & les figures une fois decidees, elles vinrent fe placer d'elles-memes dans la compofition generale. Telle fut, fans doute, l'operation fimple, mais fublime, qui donna la naiffance a la Tragedie. Les Moeurs ordinaires des contemporains, que la penetration, la gayete, & la vivacite Grecque, faififfoient toujours du cote du ridicule; l'efprit epigrammatique fi naturel aux Atheniens, la liberte de leur gouvernement, l'influence que chacun des Citoyens avoit dans les affaires publiques, le moien facile dans des reprefentations imitatives, de peindre, avec-les couleurs les plus defavorables, des Rivaux qu'on avoit toujours un interet eloigne ou prochain de degrader; tous ces objets faifis vivement par des Efprits fufceptibles de la plus g de chaleur, produifirent en peu de tems la Comedie. Il ne fut queftion que d'imaginer une action ordinaire prife dans les moeurs, pour lier enfemble le jeu des perfonnages qu'on avoit a faire mouvoir; & l'on fcait avec quelle promptitude la malignite humaine imagine. Ces deux grands tableaux de genre different, offerts dans leur jour aux regards des Atheniens, leur en rappellerent un troifieme qui devoit neceffairement augmenter le charme du Spectacle. La Danfe qu'on employoit partout, ne manquoit qu'au theatre; & elle y fut bien-tot portee avec le caractere d'imitation qu'elle avoit toujours eu, auquel on ajouta celui, de reprefentation qui etoit propre au local, F iij ou on venoit de l'introduire. On ne s'en fervit d'abord, que pour fufpendre l'acttion principale, en la continuant. Elle reprefentoit une action etrangere a la Piece, fur des Chants qui lui etoient relatifs. Tels furent les Choeurs qu'on fit fervir d'intermedes. Les vers qu'ils chantoient avoient un rapport prochain avec la Tragedie, & les figures qu'ils formoient par leur Danfe, retracoient la marche & le cours des Aftres, l'ordre & l'harmonie de leurs mouvemens. La premiere faillie des Grecs, fur ce point, fut, on l'avoue, une bevue; mais quelle faute glorieufe! le Genie feul etoit capable d'un pareil ecart. Obfervons cependant, que la Danfe du theatre, des fa naiffance, fut la peinture d'une action. Les graces du corps, la foupleffe des bras, l'agilite des pieds, ne furent des-lors, pour le Danfeur, que ce que font pour le Peintre les differentes couleurs qu'il employe; c'eft-a-dire, la matiere premiere du tableau. La Danfe a conferve le caractere de fon etabliffement chez les Grecs & chez les Romains. Elle a degenere dans les fiecles fuivans, & apres avoir ete aneantie, ainfi que tous les Arts, elle n'a reparu a fa renaiffance que foible & languiffante. Devenue en France une partie effentielle d'un nouveau fpecctacle, que les Romains auroient juge digne de leur magnificence; & qui auroit flatte le gout delicat des Grecs, il eft inconcevable que fes progres ayent ete fi lents. C'eft un enfant de quatre-vingts ans qui begaye encore. F iv CHAPITRE II. De la Danfe theatrale des Grecs LA Pithye declara par un Oracle, qu'un bon Danfeur devoit fe faire entendre par le feul fecours des geftes, comme un excellent Acteur par le moyen de la parole & un grand Chanteur par les differentes inflections de la voix. On etoit heureux dans ce tems d'avoir de pareils fecours, pour eclairer la multitude. Elle recevoit fans contradiction, une clarte dont le merveilleux la frappoit. On pouvoit fixer par-la les objets que devoient embraffer les Arts, le gout des Spectateurs, & le but des Artiftes. Un mot qui fortoit de la bouche de la Sybille, etoit plus puiffant que ne peuvent l'etre aujourd'hui, la raifon, la difcuffion, l'experience, & les meilleurs traites. Il n'eft gueres de Particulier qui ne s'erige en juge des Arts, & qui ne fe croye tres-digne de l'etre. Un Clerc, pour quinze fols, fans craindre le hola, Peut aller au parterre influter Attila; Et fi le Roi des Huns, ne lui charme l'oreille, Traiter de Vifigoths tous les vers de Corneille. Chacun eft fon propre oracle, & regarde, comme une entreprife fur fes droits, les foins charitables que quelques Citoyens plus eclaires & mieux inftruits, prennent quelquefois de l'eclairer & de l'inftruire. On n'eft jamais que dans un enthoufiafme F v. extravagant, ou dans une froideur glacante fur les Arts agreables, & fur les gens qui les exercent. Le moyen de faire entendre a un homme infenfible, qu'il doit etre emu, ou a un homme qui eft dans un acces de frenefie, qu'il devroit etre tranquille. La Pithye ne parle plus de nos jours; ou fi elle ofe parler, c'eft la voix qui crie dans le defert. Tout le monde eft fourd, ou parce qu'il n'entend pas; ou ce qui eft pis encore, parce ce qu'il ne veut pas entendre. Les Grecs qui avoient la vue deliee & l'oreille fine, entendirent l'Oracle, & en confequence, ils regarderent toujours la Danfe, comme une imitation par les geftes, des actions & des paffions des hommes. Portee au Theatre, elle y recut plufieurs accroiffemens glorieux a l'Art, fans perdre aucun de fes premiers avantages. On l'y affujettit a des. Loix feveres; mais femblable (s'il m'eft permis de m'exprimer ainfi) a ces Etats qui deviennent plus floriffans en ceffant d'etre libres, elle s'embellit de la gene qu'on lui impofa. Il fallut qu'une expofition claire & precife offrit l'idee de l'action qu'elle devoit peindre; qu'un noeud ingenieux en fufpendit la marche, fans l'arreter; qu'elle arrivat ainfi graduellement a un developpement agreable, par un denouement bien amene, quoiqu'imprevu. Elle fut des-lors un fpectacle brillant & regulier, compofe de routes les parties difficiles, dont la liaifon forme au theatre ce F vj bel Enfemble, qui eft un des chef - d'oeuvres de l'efprit humain. Bien-tot a la place de cette Danfe allegorique, que les Atheniens avoient porte d'abord fur leur theatre, & qui reprefentoit le mouvement des Aftres, on fubftitua une action Nationale. Elle etoit l'image des detours du Labyrinthe de Crete, des evolutions que Thefee avoit imagine pour en fortir, de fon combat avec le Minotaure, & de fon triomphe. Ce Heros avoit compofe cette Danfe lui - meme, apres fa victoire; & il l'avoit executee avec la jeuneffe de Delos. * Les Atheniens devoient revoir avec plaifir, dans les Intermedes de leurs Tragedies, le tableau d'un evenement dont leurs Peres avoient partage la gloire. De nouveaux fujets fans nombre * fuccederent a ces premiers. Les Grecs eurent toujours l'imagination feconde & l'execution facile. Ce Prothee, dont la Fable raconte tant de merveilles n'etoit qu'un de leurs Danfeurs, qui par la rapidite de fes pas, & la force de fon expreffion, fembloit, a chaque inftant, changer de forme. Ils eurent encore, entre plufieurs femmes extraordinaires qui firent honneur a l'Art, cette celebre Empufe , dont l'agilite etoit fi grande, qu'elle paroiffoit & difparoiffoit comme un phantome. C'eft l'amour des talens qui les fait naitre: on les voit toujours en foule ou on les aime. CHAPITRE III. De la Danfe theatrale des Romains AU moment que les Romains montrerent du gout pour les Arts, on les vit accourir en foule a Rome. Ils s'y reproduifirent, s'y formerent, & s'y etablirent; mais l'Art de la Danfe fut peut-etre celui qui y fut porte a un plus haut degre. Pilade ne en Cilicie, & Batyle d'Alexandrie, les deux hommes en ce genre les plus furprenans, vinrent y developper leurs talens fous l'Empire d'Augufte. Le premier imagina les Ballets tendres, graves, & pathetiques. Toutes les compofitions du fecond furent vives, gayes, & legeres. Ils fe reunirent d'abord, batirent un theatre a leurs frais, & reprefenterent concurremment des Tragedies & des Comedies, fans autre fecours que celui de la fimphonie & de la Danfe. Ce fpectacle nouveau fut recu des Romains avec la plus grande faveur. Pilade & Batyle jouirent pendant quelque tems en commun, de leur fortune & de leur gloire; mais la jaloufie altera leur amitie, & rompit leur union. Ils fe feparerent, & l'Art y gagna. Il y eut alors deux theatres rivaux qu'une emulation utile foutint, inftruifit, anima, & qui partagerent long-tems les applaudiffemens de la Capitale du Monde. Ces deux Maitres firent des Eleves. Les efforts, le zele, le talent furent fecondes par les recompenfes: l'Art s'accrut, & les Romains en jouirent. * Pendant le regne de Neron, un Cinique ** qui fe pretendoit Philofophe, affifta pour la premiere fois a un de ces fpectacles. Frappe de la verite de la reprefentation, il laiffa echapper, malgre lui, des marques d'etonnement fort extraordinaires;mais, foit que l'orgueil lui fit trouver une efpece de honte dans l'admiration qu'il avoit montree, foit que naturellement jaloux & inquiet, il fe trouvat bleffe d'avoir ete contraint de trouver bien une chofe qu'il n'avoit pas faite, il rejetta fur la Mufique l'impreffion forte qu'il avoit eprouvee. Il s'en expliqua fans menagement. Ses difcours firent du bruit, frapperent la multitude, & furent fur le point de nuire a l'Art. Dans les grandes Villes, la fingularite naturelle ou factice, eft bientot celebre. Il y a tant de gens bornes & oififs, que tout ce qui fort un peu de l'ordre connu, y excite neceffairement une forte de fermentation ridicule. C'eft le Rhinoceros qu'on va voir en foule a la Foire. Il arriva pour lors a Rome, ce qui arriveroit a Paris dans un cas femblable. La multitude difcuta les Acteurs, le fpectacle, le genre. On parla Mufique fans la fcavoir, & on difputa fur la Danfe fans la connoitre. On compara, on plaifanta, on rit; & l'Art qu'on ignoroit, laiffe a l'ecart, etoit peut-etre perdu, fi les Acteurs n'avoient imagine un moyen extraordinaire, pour detruire les Sophifmes du Cinique , & pour eclairer la multitude. Ils publierent qu'ils donneroient un fpectacle tout-a-fait nouveau, & ils trouverent le moyen d'engager adroitement leur Adverfaire a le venir voir. Le concours fut extreme, & le Cinique fut place, fans qu'il y parut de l'affectation, en vue de toute l'affemblee. L'Orqueftre commence. Un Acteur ouvre la Scene. Au moment qu'il paroit, la fimphonie fe tait, & la reprefentation continue. Sans autre fecours que les pas, les pofitions du corps, les mouvemens des bras, on voit reprefenter fucceffivement les amours de Mars & de Venus, le Soleil qui les decouvre au mari jaloux de la Deeffe, les pieges que celui-ci tend a fa femme volage, & a fon redoutable Amant, le prompt effet de ces filets perfides, qui en comblant la vengeance de Vulcain, ne font que confirmer fa honte; la confufion de Venus, la rage de Mars, la joie maligne des Dieux, qui accourent en foule a ce fpectacle. L'affemblee entiere enchantee applaudit. Le Cynique, lui-meme dans un tranfport de plaifir qui lui echappe, s'ecrie: Non, ce n'eft point une reprefensation; c'eft la chofe meme . A peu pres dans le meme tems, un Danfeur reprefentoit les Travaux d'Hercule . Il retraea d'une maniere fi vraie toutes les differentes fituations de ce Heros, qu'un Roi de Pont, qui voyoit pour la premiere fois un pareil fpectacle, fuivit fans peine le fil de l'action, en fut charme, & demanda a l'Empereur avec tranfport & comme une grace, le Danfeur extraordinaire qui l'avoit ravi. Ne foyez point etonne , dit-il a Neron, de ma priere. J'ai pour voisins des Barbares dont personne n'entend la langue, & qui n'ont jamais pu apprendre la mienne. Les geftes de cet homme leur feront entendre mes volontes . Tymele , du tems de Domitien, fut a Rome, ce que la fameufe Empufe avoit ete dans la Grece. Il n'y avoit point d'action theatrale qu'elle ne rendit avec la force, la vivacite, & l'energie dont elle etoit fufceptible. Elle fut fur-tout fuperieure dans les tableaux de galanterie. Jamais on ne la peignit avec tant de feu, avec des couleurs en meme tems fi douces & fi vives. Elle plongeoit quelquefois les Spectateurs dans une efpece de raviffement qui alloit jufqu'a l'extafe. Les femmes, dans ces momens, hors d'elles-memes, perdoient la tete & crioient de plaifir. * Telle auroit paru Mademoifelle Salle , fi elle fut venue dans un fiecle, ou la Danfe theatrale eut ete mieux connue. Ce feroit, au refte, une grande erreur de croire qu'une adreffe habituelle, qu'un exercice journalier des bras, des jambes & des pieds, fuffent les feuls talens de ces Danfeurs extraordinaires. Leur execution exigeoit, fans doute, toutes ces difpofitions du corps, dans le degre le plus eminent; mais leurs compofitions fuppofoient des combinaifons infinies qui n'appartenoient qu'a l'efprit. Il faut avoir beaucoup etudie les hommes, pour ofer entreprendre de les peindre. Ce n'eft qu'apres un examen tres-profond des paffions, qu'on peut fe flatter de les bien exprimer. Elles ont entr'elles des rapports, qu'une grande jufteffe peut feule faifir, des nuances qui les diftinguent, qu'une vue delicate appercoit & qui echappent aifement a toutes les autres. Dans un Heros d'ailleuts, dans fes actions, dans le cours de fa vie, il y a des traits, des evenemens, des ecarts qui font propres au theatre, & qu'il faut fcavoir feparer de ceux qui peutetre plus eclatans dans l'Hiftoire, refroidiroient cependant la compofition theatrale. Dans l'etat ou eft la Danfe de nos jours, les Danfeurs & les Compofiteurs de Balets meme, ne connoiffent, n'ambitionnent, ne cultivent que la partie mechanique de l'Art. Elle femble fuffire, en effet, aux defirs des Spectateurs auxquels ils ont interet de plaire. A Rome, ils avoient befoin d'un affemblage de talens beaucoup plus rare. Ils devoient etre Poetes & fort bons Poetes. Tous les trefors de la memoire, de l'efprit & de l'Art, fuffifoient a peine a la multitude des compofitions nouvelles qu'exigeoit d'eux le gout eclaire des Romains. On croiroit que j'exagere, fi je ne me fervois fur ce point de l'autorite d'un Auteur qui ne fcauroit etre fufpecte. Je vais traduire ici une partie de ce qu'il a ecrit fur ce genre de compofition fi fort eftime de fon tems, & fi peu connu du notre. CHAPITRE IV. Fragment de Lucien UN Compofiteur de Ballets doit reunir plufieurs connoiffances glorieufes a l'Art; mais qui le rendent tres-difficile. La Poefie doit orner fes compofitions; la la Mufique les animer; la Geometrie les regler; la Philofophie en etre le guide. La Rhetorique lui enfeigne a connoitre, a reprimer, a emouvoir les paffions; la peinture a deffiner fes attitudes; la Sculpture a former fes figures. Il faur qu'il egale Apelle, & qu'il ne foit point inferieur a Phidias. Il a befoin de fe faire de bonne heure une excellente memoire. Tous les tems doivent toujours etre prefens a fon efprit; mais il doit fur-tout etudier les differentes operations de l'ame, pour pouvoir les peindre par les mouvemens du corps. Il ne feauroit avoir une conception trop facile. Un efprit vif, l'oreille fine, le jugement droit, l'imagination feconde, un gout sur qui lui faffe preffentir par tout, ce qui lui eft convenable, font Tome I . * G des qualites rares dont il ne peut fe paffer & avec lefquelles l'Hiftoire ancienne, ou plutot la Fable, lui fournira une matiere fuffifante pour les plus magnifiques compofitions. " Il faut donc qu'il s'inftruife "de tout ce qui s'eft fait de confiderable "depuis le developpement "du cahos & la naiffance "du Monde jufqu'a nos jours. * Notre Hiftoire embraffe en effet toute cette etendue de fiecles; mais il doit connoitre principalement les Fables les plus celebres, comme celles de Saturne, la bataille des Titans, la naiffance de Venus, celle de Jupiter, la fuppofition de fa mere, la revolte des Geans, ** le vol de Promethee, & fon fupplice, la formation de l'homme. Qu'il paffe de la au mouvement de l'ifle de Delos, aux couches miraculeufes de Latone, a la defaite du ferpent Pithon, au vol des Aigles, par le moyen defquels on a decouvertle milieu de la terre, au deluge de Deucalion, a l'Arche ou furent conferves les reftes malheureux du genre humain. Qu'il fuive enfuite les nouveaux habitans qui ont repeuple le monde. Il trouvera les voyages d'lacchus avec fa mere Ceres, la fourberie de Junon, I'embrafement de Semele, les deux naiffances de Bacchus. Tout ce qu'on raconte de Minerve, de Vulcain, d' Ericton, le proces de Neptune fur la poffeffion de l'Attique & le premier G ij jugement de l' Areopage, l'hofpitalite de Celee, les heureufes inventions de Triptoleme, l'enlevement de Proferpine, font autant de Sujets qu'il peut expofer fur le theatre, & qui doivent entrer d'une maniere eloignee ou prochaine dans fes compofirions. Qu'il fe rappelle la maniere dont Icare planta la vigne, les malheurs d'Erigone, l'enlevement d'Orithie, celui de Medee & fes fureurs: fa retraite en Perfe; l'hiftoire des filles d'Erectee, & tout ce qu'elles ont fait & fouffert en Thrace. Apres ces beaux Sujets, il en trouvera encore de nouveaux dans les Annales moins anciennes d'Athenes. Tels font les amours d'Athamas & de Laodice, de Demophon & de Philis, de Thefee & d'Helene, l'entreprife de Caftor & Pollux contre la ville d'Athenes, la mort tragique d'Hypolite, le retour des Heraclides. Cette foule de noms illuftres n'eft rien encore, en comparaifon du merveilleux que peuvent fournir les Hiftoires de Megare, de Nyfus, de Scylla, l'ingratitude de Minos pour fa malheureufe Amante, les calamites des Thebains & des , les combats de Cadmus; ce Dragon miraculeux, dont les dents femees dans le champ de Mars, produifirent une armee de combattans; la metamorphofe de ce Heros, les murs de Thebes qui s'eleverent au fonde la Lyre d'Amphion, les malheurs de ce Chantre celebre, l'orgueil de fa femme, fa punition, fon deuil, fon filence. G iij. Mais quels Tableaux frappans pour le Theatre ne trouvera-t-il pas dans les avantures d'Acteon, de Penthee & d'oedipe; dans les Travaux d'Hercule, dans fes infortunes, dans fa mort! Glauque, Creon, Bellerophon, la Chime re, Sthenobee, le combat du Soleil & de Neptune, les fureurs d'Athamas, le Belier des enfans de Nephele, l'accueil que recurent Ino & Melicerte dans les des Mers appartiennent a l'Hiftoire de Corinthe. Celle de Mycenes peut fournir une moiffon nouvelle plus abondante. C'eft la qu'on voit les noces de Pelops, le Jugement d'Inachus, le defefpoir d'lo, la mort d'Argus, la cruaute d'Atree, les pleurs de Thiefte, l'enlevement d'Europe, la conquete de la Toifon d'Or, la fin barbare d'Agamemmon, le fupplice de Clytemneftre. En remontant plus haut on eft frappe de l'entreprife des fept Princes contre Thebes, de la maniere dont y font recus les gendres fugitifs d'Adrafte, de la mort cruelle d'Antigone & de Menecee. Ce n'eft pas affez de ces connoiffances. Un Compofiteur de Ballets perdroit des Sujets trop heureux, s'il ignoroit ce qui s'eft paffe a Nemee, les difgraces d'Hypfipile, le ferpent qui devora le jeune Archemore, la prifon & les amours de Danae, la naiffance de Perfee, fon combat contre la Gorgonne, fon mariage avec Andromede, l'orgueil de Caffiope, les regrets de Cephee & l'apotheofe de ces quatre Perfonnages, qui peut former un G iv denouement auffi magnifique que theatral. Il doit s'inftruire a fond du caractere des deux freres Danaus & Egyptus, pour pouvoir reprefenter d'une maniere frapante le mariage frauduleux de leurs Enfans, & de l'effroyable Tragedie qui en fut la fuite. En revenant fur fes pas, il fe trouvera dans l'enceinte de Lacedemone, & c'eft la que le fond le plus riche l'attend. Les amours d'Hyacinte, dont Zephire eft le rival; le coup tragique qui lui ravit le jour, la douleur d'Apollon, cette fleur teinte de pourpre qui nait de fon fang. Le retour a la vie de Tyndare, la colere de Jupiter contre Efculape, le voyage de Paris a la Cour de Menelas apres fon Jugement fur la beaute des trois Deeffes, fa paffion pour Helene, l'enlevement de cette Reine, l'embrafement de la plus floriffante ville de l'Afie dont il eft la caufe. Voila ce que lui prefente cette feule partie de la Grece. Car l'Hiftoire de Troye paroit liee a celle de Sparte, & tous les Heros qui s'y font trouves, peuvent fournir chacun un fujet particulier, ainfi que les evenemens qui fuivirent cette guerre fanglante, comme la foibleffe de Didon & les erreurs du pieux Enee. La Fable d'Orefte eft auffi naturellement liee a cette grande Hiftoire, fes dangers chez les Scithes, la rencontre inopinee qu'il y fair d'Iphigenie, le fang qu'il avoit repandu, l'expiation qu'il alloit en faire, fes infortunes; fes fureurs. Tour cela appartient G v au Theatre; ainfi que la retraite d'Achille dans l'Ifle de Scyros, tout le refte de fa vie, les rufes d'Uliffe, fa folie fuppofee, fon triomphe fur Ajax, fes voyages, fes amours; Circe, Calypfo, Telegone, Eole, les Vents, & tout ce qui arriva a ce Prince jufqu'a fon retour aupres de la vertueufe Penelope, font des faits dont la Scene peut etre enrichie. Qu'un Compofiteur jette enfuite les yeux fur l'Elide, fur l'Arcadie, fur la Crete, fur l'Etolie. Il y verra Enomaus, Myrtille, les premiers Athletes des jeux Olympiques, la fuite de Daphne, la vie fauvage de Califto, l'humeur farouche des Centaures, la naiffance de Pan, l'union eternelle d'Alphee & Arethufe. Europe, Pafiphae, les deux Taureaux, le Labyrinthe, Ariane, Phedre, Androgee, Dedale, Icare, Glaucus, la Prophetie de Polyde, Tale ce gardien d'aide l'ifle de Minos. Althee, Meleagre, Atalante, Dale, le combat & la defaite d'Achelous, l'origine des Sirenes & des Ifles Efquinades, la fureur d'Alcmeon, la rufe fatale de Neffus, la funefte jaloufie de Dejanire, l'embrafement d'Hercule fur le Mont Aeta. Qu'il fe promene enfuite dans la Thrace & dans la Theftalie, qu'il contemple les miracles de la voix d'Orphee, fa mort, fa tete qui rend encore des fons, & qui femble revivre fur fa Lyre. Hemus, Rhodope, les tourmens qu'on fit fouffrir a Lycurgue. Pelias, Jafon, Alcefte, la flote des Argonautes, le maffacre G v de Lemnos, AEte, Protefilas & Lapdamis, le fonge de Medee, fa barbarie, fes infortunes. Qu'il repaffe de-laa en Afie, il fera frappe en voyant le Tiran de Samos, & les folles erreurs de fa fille,&c. Il verra en Italie les bords feconds de l'Eridan, l'ambition des fils de Climene, fes foeurs changees en ces arbres precieux d'ou l'ambre decoule. L'Affrique lui ouvrira la fameufe demeure des Hefperides; qu'il y fuive les traces d'Alcide, qu'il cueille avec lui les Pommes d'or. En fortant de ce jardin, il decouvrira le vieux Atlas fur qui les Dieux fe repofent du poids immenfe du Monde. L'Efpagne conferve encore les reftes du Geant a cent bras, & le fouvenir de l'enlevement des boeufs d'Erythie. En Phenicie, on ne parle que du Myrthe & de la mort d'Adonis. Pour exceller en ce genre, il faut joindre a ces Notions,les differentes Metamorphofes en fleurs, en arbres, &c. Les changemens de fexe qui font arrives, comme a Cenee, & a Thirefie; l'Hiftoire moderne, ce qu'Antipater & Seleucus entreprirent pour plaire a Stratonice, les myfteres des Egyptiens, les vies d'Epaphus & d'Ofiris, les fupplices des Enfers; enfin tout ce qu'ont imagine Homere, Hefiode & les autres Poetes. Lucien n'exigeoit point trop des Compofiteurs de Ballets de fon tems; puifque ce genre, comme on l'a vu, embraffoit a Rome toutes les grandes parties de la Tragedie & de la Comedie. Auffi les Romains jouiffoientils d'un avantage qui devoit rendre neceffairement leurs Theatres en general fort fuperieurs aux notres. Leurs Compofiteurs etoient a la fois Poetes, Muficiens & Acteurs. De nos jours le Poete n'eft gueres Muficien, le Muficien n'eft jamais Poete, & les Acteurs trop fouvent ne font ni l'un ni l'autre. CHAPITRE V. Mimes, Pantomimes, Danfe Italique. LEs actions du caractere le plus bas ou du genre le plus libre furent a Rome l'objet de la Danfe theatrale jufqu'au regne d'Augufte. C'etoient des Bouffons venus de la Tofcane qui exercoient cet Art. On les placoit entre les Actes des Tragedies ou de Comedies, pour divertir la multitude, qui ne prenoit qu'un plaifir mediocre aux Reprefentations regulieres. On donna a ces Danfeurs le nom de Mimes . On les faifoit venir dans les feftins pour divertir les Convives. Ils mettoient de la legerete, & beaucoup d'expreffion dans leur Danfe; mais c'etoit toujours les memes tableaux. Ils n'avoient qu'un fond affez fterile, qu'ils repetoient fans ceffe, & qu'ils ne varioient que par quelques figures licencieufes, qui les precipitoient toujours dans la groffierete. C'eft dans cet etat miferable que Pilade & Batyle trouverent la Danfe a Rome lorfqu'ils y parurent. Ce dernier etoit efclave de. Mecene, il etoit ne, comme je l'ai deja dit a Alexandrie, & il avoit vu Pylade en Cilicie. Il l'engagea a venir a Rome, apres en avoir parle a Mecene, qui aimoit les Arts. Ces deux hommes, l'un d'un genie male & vigoureux, l'autre d'un efprit vif & liant, formerent le plan d'un Spectacle nouveau, qui frappa l'ami d'Augufte. Il affranchit Batyle, il echauffa l'Empereur, & promit de proteger Pylade. On eleve un Theatre. Rome accourt. Elle voit d'abord une Tragedie complette: toutes les paffions peintes avec les coups de pinceau les plus vigoureux, l'expofition, le noeud, la cataftrophe exprimes de la maniere la moins embrouillee & la plus forte, tout cela fans autre fecours que celui de la Danfe, executee fur des fimphonies expreffives, & fort fuperieures a celles qu'on avoit entendu jufqu'alors. On etoit encore dans le filence que caufe une vive admiration, lorfqu'un fecond fpectacle fucceda au premier. C'eft une action ingenieufe, qui fans la voix, fans avoir befoin du difcours a tous les caracteres, les traits plaifans, les peintures badines d'une bonne Comedie. Qu'on juge du charme d'un Spectale de cette efpece. Surtout lorfqu'on fcaura que les talens de Pylade & de Batyle pour l'execution, repondoient a la hardieffe & a la beaute du Genre qu'ils ofoient porter fur la Scene. Pylade, fut-tout, qui l'avoit imagine, etoit l'homme le plus fingulier qui eut encore paru fur le theatre. Son imagination feconde lui fuggeroit chaque jour quelque nouveau moyen de perfectionner l'Art & d'embellir le Spectacle. Avant lui, quelques Flutes compofoient l'Orqueftre des Romains. Il le renforca de tous les Inftrumens connus. Il joignit des Choeurs de Danfe a fes Reprefentations; il eut foin que leurs pas, leurs figures fuffent toujours d'accord avec l'action principale. Il les habilla avec magnificence, & ne laiffa rien a defirer, pour faire naitre, entretenir, & l'illufion. Les actions qu'on reprefentoit fur les Theatres de Rome etoient ou tragiques, ou comiques, ou fatiriques. Efope & Rofcius avoient fait par leur declamation les delices des Romains. La Poefie Dramatique etoit de leur tems en poffeffion des grands Spectacles. La Danfe theatrale s'en empara a fon tour. Pylade & Bathyle firent oublier Rofcius & Efope. Leurs compofitions * formees des trois caracteres en ufage, ne laifferent rien a defirer aux Spectateurs. Il ne fut plus queftion,que de pas, de mouvemens, d'attitudes, de figures, de pofitions. Il en refultoit une expreffion fi naturelle, des images fi reffemblantes, un pathetique fi touchant, ou une plaifanterie fi agreable, ou une plaifanterie fi agreable, qu'on croyoit entendre les actions qu'on voyoit. Les geftes feuls fuppleoient a la douceur de la voix, a l'energie du Difcours, au charme de la Poefie. * Ce genre tout-a-fait nouveau (quoique compofe d'un fonds connu) forme par le genie, & adopte avec paffion par les Romains, fut nomme Danfe Italique ; & dans les tranfports du plaifir qu'il caufoit, on donna aux Acteurs le titre de Pantomimes , qui n'etoit qu'une expreffion vive, & point exageree de la verite de leur action. Les Danfeurs que Pylade & Bathyle formerent, conferverent precieufement, apres eux, cette domination. Ils devoient en etre jaloux: elle honoroit l'Art, & pouvoit etre pour eux une lecon continuelle de l'objet qu'ils avoient a remplir. Ils devoient peindre fans ceffe aux yeux des Spectateurs. Leurs mouvemens, leurs pieds, leurs mains, leurs bras, n'etoient que les diverfes parties du tableau, aucune de ces parties ne devoit refter oifive, toutes devoient concourir a former cet affemblage heureux d'ou refultent l'harmonie & l'enfemble. Un Danfeur apprenoit de fon nom feul, qu'il ne pouvoit etre bon a Rome, qu'autant qu'il etoit tout Comedien . * Auffi cet Art y fut-il porte a un point de perfection, qui paroitroit incroyable, fi on ne fcavoit les efforts dont les Artiftes font capables, lorfque les recompenfes les encouragent, que les diftinctions les animent, & que l'efpoir de la gloire les enflamme. Un Danfeur nomme Memphir , qui etoit Philofophe Pytagoricien, exprimoit par fa Danfe, au rapport d'Athenee * , toute l'excellence de la Philofophie de Pythagore, avec plus d'elegance, de force, & d'energie, que n'auroit pu le faire le Profeffeur de Philofophie le plus eloquent. Pylade dans toutes fes Tragedies, arrachoit des larmes aux Spectateurs les moins fenfibles. Les pleurs, les fanglots interrompirent plufieurs fois la Reprefentation de Glauque dont le Pantomime Plancus jouoit le role principal, & Bathyle, en peignant les amours de Leda, avoit toujours caufe a plufieurs Dames Romaines, tres.refpectables d'ailleurs, des diftractions qui paffoient les bornes de la fenfibilite. * Nous nous fommes contentes a moins jufqu'a ce jour; & nous croyons de bonne foi connoitre, aimer, poffeder la Danfe. Combien de fois n'ai-je pas oui dire a des gens meme de gout & d'efprit, que les Francois etoient les meilleurs Danfeurs de l'Europe, qu'ils avoient porte l'Art de nos jours, auffi loin qu'il pouvoit aller, &c. C'eft ainfi que nos bons ayeux, il y a trois cens ans, fatisfaits d'une abondance groffiere, s'imaginoient avoir fait dans leurs feftins, une chere tres - delicate. Ils en avoient le fonds; mais l'Art de l'employer leur fut inconnu. Sur nos Theatres nous avons de meme des pieds excellens, des jambes brillantes, des bras admirables. Quel dommage, que l'Art de la Danfe nous manque? TABLE DES MATIERES DU I. TOME. Le chiffre Romain defigne l'Avant-propos . Le chiffre Arabe defigne le corps de l'ouvrage A AChille, (Bouclier d') xiij. Agamemnon , 97. Anges , pourquoi peints danfans, 46. Arbeau (Toinot Arbeau) xxj. Archimime , 90. Ses fonctions, 91. & fuiv . Apis , (le Boeuf) ce qu'il falloit pu'il fut, 29. Etoit la reprefentation d'Ofiris, 31. Ne devoit vivre qu'un tems, 32. Arcadiens , leurs ufages, 109. Leurs loix ont fervi a Lycurgue, 110. . * H Afpafie montre a danfer a Socrate, 74. Amaieurs utiles aux Arts, 8. leurs defauts, 18. Arts , avantages qu'ils procurent, ij & iij. ont une affinite entre eux, 4. reffemblent aux enfans d'un meme pere, 5. ce qu'il faut pour les connoitre, 7. Artiftes artaches aux chofes deja faites, xxij. ce qu'ils font fans principes, 6. ce que peuvent leurs efforts, 8. leurs traditions, 9. Aubignac , l'abbed') 3. Augufte , 135. B. BAcchanales, 84. Baladinage , xxvij, xxviij, xxix & xxx; Ballets , xx. - Sujets de, 144. & fuiv. - Compofiteur de. Ce qu'il devoit fcavoir a Rome, 157. Ballets anciens a Rome traitoient les memes fonds que la Tragedie, 156, 157, 158. Batyle danfeur de Rome, 134, 135, 136, 159, 160, 164, 164, 167. Bazile , (faint) ce qu'il dit des Anges, 46. Beauchamp , Maitre des Ballers de Lulli, xxj. Bonne compagnie, ce que c'eft, 12. Bonnet, fon hiftoire de la Danfe, xx. & aux Notes. Bouffons , 158. Bourgeois Gentilhomme. C. CAmbert, Sur-Intendant de la Mufique de la Reine, xj. aux Notes . Caftor & Pollux , (leur danfe) 95. Caton danfe, 74. Chant , vj, vij, viij. Choeur des temples des Juifs., 25. - des premieres Eglifes, 43. Choeurs des Anciens, 126. - de Danfe, 162. Clef des Arts, 6. Clytemneftre , 97. a quoi tenoit fa tu, 100. Comedie , 124, 125. Coregraphies , xxj. Corneille , (Pierre) 3 & 122. D. DAnfe, j, vj, vij, viij, ix, x, xij, xiij, xiv, xv. - Hiftoire de la, xx. & fuiv . Danfe Theatrale, xxvij & xxviij. - fa perfection pretendue, xxviij. - Erreurs fur la. xxix. Danfe noble, xxx. Danfe , ce que c'eft, 17. - facree des Juifs, 20. - facree des Grecs & des Romains, 35. & fuiv . & 55. Danfe prophane, 59. fa divifion, 60. Danfe de Anciens dans les Fetes publiques, 62. Danfe Theatrale, 125, 126, 127. Danfe de la Grue, 132. aux Notes . - de l'Innocence, 118. - de l'Hymen, 75 & 76 . - armee, 75. Danfe (vues des Philofoplies & des Legiflateurs) 100. Danfe italique, 158, 159. Danfes des Arcadiens, 109. - des Saifons, 64. - du mois de Mai, 66. - des fetes des Particuliers, 69. - des Lacedemoniens, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119. Danfes des Romains, 84. - des Funerailles, 87. - des Anciens, 121. Danfes lafcives, 83. - Nuptiales, 85. Danfeur , ce qu'il devoit etre a Rome, 165. Didactique , partie didactique de cet ouvrage, xxiij & xix. Diderot , (M.) xj. & aux Notes . Demetrius Philofophe Cynique, 136, 137,138, 139. Dervis Turcs, leur Danfe, 57. Deuil pour Apis, 32. Dubos l'Abbe) v. fon fyfteme fur la Danfe, vj. la Refutation, vij, viij. ix, x. &c . Faits rapportes par l'Abbe Dubos, xxv, xxvj, xxvij, xxviij, xxix, xxx & xxxj. E. EDucation, fa force, 118, 119. & aux Notes . Quelle etoit celle des Lacedemoniens, 110, 111, 112. &c . Egyptiens , (Pretres 27, 28, 29. &c .) Egifte , fon amour pour Clytemneftre, 100. comment triomphe, 101. Empufe celebre danfeufe Grecque, 134, 140. Efope celebre Comedien, 162, 163, Eveques , pourquoi nommes Praefules, 43. Execution Thetrale, fuperiorite de celle des Romains, 158. F. FAble, precis de la Fable, 144, 145, 146, 147, 148, 136, &c. Faits , leur connoiffance abrege les difcuffions, xxv. Femmes a pretentions, xxv. quelles Femmes ont pretendu faire feules des hommes, 117. aux Notes . Feftins des Anciens, 73. Danfes des Feftins, 69. Fetes , Danfes des Fetes, xiv. Fenillet Sa Coregraphie, xxj. Fierte naturelle aux grands talens, 14. Funerailies des Rois d'Athenes, 88. - des Romains, 90. Fureur facree, 36. G. GEftes, (l'Art des) 17. il y en a de tous les caracteres, 14. Gorgo femme de Leonidas, 117. aux Notes . Gynopedice Danfe des Lacedemoniens, 113. Grue (Danfe de la) 132. & aux Notes . Guide (le) a peint les Anges danfans & pourquoi,46. H. HAnfe compagnon de Menelaus, 57. Helene , (la belle) 117. Hiftorique (la partie) de cet ouvrage, xviij. Hommes oififs, 11. pour lefquels les traites font inutiles, 12. font les Singes les uns des autres, 34. quelles Femmes pretendoient faire feule des hommes, 117. aux Notes . Homere , xij, xiij. Hormus danfe des Lacedemoniens, 114. Hymen . Son Hiftoire, 76, 77. &c . Hymen (Danfe de l'Hymen) 76. Hymenees (Fetes) 76. I. ILiade d'Homere, xij & xiij. Imitation naturelle a l'homme, 34 & 123. Intermedes , 126, 138. Inventeurs , 122, 123. Julien (l'Empereur) 43. L. LAmothe, xxxj. Legiflateurs , a quel objet on fait fervir la Danfe, 101. Leonidas . Difcours de Gorgo fa femme, 117. aux Notes . Licence des Danfeurs & de la Danfe, 52. Licurgue . L'efprit de fes loix, 106. But de fa reforme, 107 & 108. Utilite de fes voyages, 104,110. comme employe la Danfe, 111, 114, 116, 117 & 119. aux Notes . Lucien (Fragment de) 144, 145, 146, 147, 148, &c . Lully , xj aux Notes . xxvj, xxviij & xxxj. M. MEcene protege la Danfe italique, 160. fe declare pour Batyle & Pilade, 159. fon inclination eft pour Batyle, 161. Mediocrite , baffe & fervile, 12. Memphis Danfeur Philofophe, 166. Memphitique (Danfe inventee par Minerve, 93. eft l'origine d'un grand aux Notes . n'eft autre que la Danfe armee, 107. Menelaus fondateur des Dervis Turcs, 57. Danfe inftituee en fon honneur, 58. Sa pirouette miraculeufe, 57. Menetrier le Pere Jefuite. Son traite des Ballets, xx & aux Notes . Faits finguliers qu'il rapporte, 51. eft d'un avis contraire a Dalechamp fur un paffage d'Athenee, 101. Merion , xiij. Meffes des Mozarabes retablies par le Cardinal Ximenes, 50. Mimes , ce qu'ils etoient, 158. a quoi etoient employes, 159. Moeurs des Anciens, & quelles etoient leurs loix & la forme de leur fociete, 69, 70, 71. leur oppofition avec celles des Francois modernes, 97. Moliere , 122. Moulinet Danfe des Dervis Turcs, 57. comment inftituee, 57. Mozarabes . Voyez Meffes . Muets (Lettre de M. Diderot fur les) xj aux Notes . Mufique , caufe de fes differens effets, xj. queftion a refoudre fur la maniere dont elle affecte les auditeurs, Id. aux Notes . Les parties purement mechaniques de la Mufique moderne, les memes que celles de la Mufique des Anciens, x. N. NEron, 136 & 140. Numa pour adoucir les moeurs des premiers Romains, inftitue une Religion & des Danfes, 36. O. ORaifons Funebres des Romains utiles aux vivans, 90 & 91. Orgies , xij. Orphee , 35. P. PAntomimes, 156, 164 & 165 & aux Notes . Paraguai . Voyez Sparte . Paffions ; qualites qu'il faut pour les tien peindre, 123. Philofophes ,leurs vues fur la Danfe, 101. Philoftrate , xij. Plaifir , ce que c'eft, xxiij. Plancus Pantomime, 167. Pleureufes en Grece, comment etoient payees, 89. Poetique (de la Danfe) xxj. Pomeranche (le) comme a peint les Anges, 46. Pretres des Grecs & des Romains; &c. etoient danfeurs par etat, 40. Pretres du Deftin dans l'Opera de Thetis,40. Protee , ce qu'il etoit, 133. Pylade , ce qu'il etoit, 134. Etablit un Theatre de Danfe, 135. Inventeur des Ballets tragiques,136. fe fepare de Batyle, 159. fon caractere, fon genie, fa fierte, 160, 161, 162, 163, 164, 166. Pytagore , idee qu'il avoit de la Divinite, 38. Pythye , oracle de la Pythye fur la Danfe, 128. Q. QUinault, idee qu'on doit en avoir, xxvj, 122. R. REprefentation, toute action du Theeatre doit avoir le caractere de, 123. Rofcius Comedien, 162, 163. Rotrou , 3. Rubriques (vieilles) leur danger pour les Artiftes, xxij. S. SAges, ce qu'ils font, 97. Salle Mlle Danfeufe, 141. Saliens (Danfe des) 37. Scaliger . Son opinion fur le titre Prafules accorde aux Evequres Senfibilire des Anciens pour la Mufique & la notre, xj. Singes . Voyez Hommes . Singularite , fes effets, 137. Syfteme (efprit de) ce que c'eft, vj. - de l'Abbe Dubos fur la Danfe ancienne, vij. Refutation, viij. &c . Societes choifies, combien influent dans le progres des Arts. 10. Socrate danfe, 74. Sourds (lettre fur les) xj. & aux Notes . Sparte , fes loix, fa reforme, fes Danfes, 106, 187, 108, 109, 110, 111. T. TAbleau de Philoftrate, xij. Talent , rien ne le fupplee, 2. infuffifant fans la theorie, 3. Temples des Juifs, 26. Theatre , fa naiffance, 121. Theatres de Rome, leur fuperiorite fur les notres, 158. Theorie . Son utilite dans les Arts, 1. eft leur Bouffole, 2. l'Hiftoire des Arts eft leur bonne Theorie, 8. Thefee , Danfe qu'il inventre, 132. Thefpis , origine des Theatres, 122. Traitee d'un art, combien utile, 9. & fuiv . Tragedie . Son origine, 123 & 124. Troye . Son falut, de quoi dependoit, 100. Tymele Danfeufe, 140. V. VOix a des fons de ous les caracteres, 13. X. XImenes (le Cardinal) retablit les Meffes des Mozarabes, 50. Z. ZAcharie (le Pape) abolit les danfes Baladoires, 54. Fin de la Table des Matieres . ERRATA DU TOME PREMIER. Avant-propos . Pag . 6. lign . 17. ill'a abandonne. lifez , abandonnee. P. 50. lig . 17. Muffarabes. lif . Mozarabes. Livre II. Pag . 81. lign . 5. d'efperance de joie. lif . d'efperance & de joie. P. 83. lig . 19. leurs airs. lif . les airs. P. 84. lig . 15. copies de lif . copie des. P. 124. lig . 11. du cote du ridicule, effacez du. P. 159. lig . 3. des Tragedies ou de Comedies. lif . des. P . 164. aux Notes . clamorum. lifez , clamofum. LA DANSE ANCIENNE ET MODERNE OU TRAITE' HISTORIQUE DE LA DANSE. Par M. DE CAHUSAC, de l'Academie Royale des Sciences & Belles-Lettres de Pruffe. TOME SECOND. A LA HAYE, Chez JEAN NEAULME. M. D C C. LIV. TRAITE HISTORIQUE DE LA DANSE. Livre Quatrie'me CHAPITRE I. Epoque du plus haut point de gloire de l'Art. LEs Rois ont toujours fous leur main un moyen affure de diftraire les regards de la multitude des operations du Gouvernement; Tome II . A mais il n'eft point de Souverain, quiaitfcu employer ce moyen d'une maniere plus efficace qu'Augufte, ni dans des circonftances auffi delicates. En prenant les renes de l'Empire, il fentit les avantages que pouvoit lui procurer le gout des Romains pour les Spectacles publics, & il fonda fur leur magie, la tranquillite de fon Regne. * Les Theatres, deja etablis, etoient beaucoup pour fes vues. Il fentit cependant que des nouveautes heureufes produiroient un effet encore plus grand. Les Spectacles anciens font pour le Public comme une vieille habitude: il les voit, il les fuit, parce qu'il eft accoutume de les voir & de les fuivre. Leur privation feroit une peine; leur jouiffance n'eft qu'un mediocre plaifir. Un genre inconnu a les attraits d'une Maitreffe nouvelle. On fe paffionne pour des reprefentations, dont on n'avoit point l'idee. Le gout fe ranime, le charme de l'impreffion excite & foutient l'enthoufiafme. On ne voit, on ne veut voir que ce feul Theatre. On alloit aux autres. On court A ij a celui-ci. Les plus grands objects font oublies. Il ne s'agit plus, dans les cercles, dans les familles, dans les lieux publics, que du Spectacle en vogue. Augufte preffentit ces effets. Il commenca par mettre la Danfe a la mode. Il l'aimoit, ou, ce qui revient au meme pour le Public, lorfqu'on regne, il feignit de l'aimer. De ce moment, il parut honorable de s'en occuper; puifque l'Empereur s'en occupoit lui-meme. Efope & Rofcius, qu'on venoit de perdre, avoient laiffe un vuide immenfe dans le Theatre deja connu. Il etoit difficile de le remplir. L'Empereur imagina qu'un genre, qui feroit oublier l'ancien, fuppleeroit encore mieux au defaut de ces grands Acteurs, qu'un remplacement douteux & peutetre impoffible. Il ne fe trompa point dans fes conjectures. Il protegea Pylade & Batyle * , & Rome bientot occupee de ce feul objet, ne tourna plus fes regards vers le gouvernement qu'Augufte lui avoit ravi. A mefure que Pylade & Batyle fe difputoient les fuffrages des Romains, ceux-ci entraines par le charme du Spectacle, le voyant avec affiduite & n'en fortant jamais fans tranfport, ne purent fe rendre compte mutuellement de leur impreffion, fans entrer dans des difcuffions qui bleffoient l'amour-propre. L'enthoufiafme eft A iij une fievre de l'efprit. Il eft bouillant, emporte, excluifif. Les Spectateurs qui etoient enchantes de Pylade, ecoutoient avec impatience les eloges extremes qu'on donnoit a Batyle; & les partifans de celui-ci etoient outres des fucces de Pylade. Deux partis fe formerent ainfi rapidement, & les cabales du Theatre, comme l'avoit prevu l'Empereur, etoufferent toutes les autres. Rome fe vit divifee en Pyladiens & en Batyliens , ennemis declares; toujours prets a fe nuire, & plus emue peut - etre que s'il s'etoit agi alors de l'Empire, elle fut plus d'une fois fur le point d'en venir aux mains, pour regler les rangs des deux Pantomimes . Augufte, en fuivant fon plan de politique, avoit honore la Danfe, & les Danfeurs par l'etabliffement d'une loi,qui avoit ete recue avec un applaudiffement univerfel. Elle accordoit aux Pantomimes le privilege dont jouiffoient les Citoyens, de ne pouvoir etre condamnes au fouet, qui etoit la peine des Efclaves. Il les avoit de plus fouftraits a la jurifdiction des Magiftrats & des Preteurs, pour les foumettre immediatement a la fienne. Tout cela avoit jette du luftre fur l'etat des Pantomimes, & fembloit annoblir aux yeux de la multitude les querelles que leurs Reprefentations excitoient dans les deux partis. Tant qu'ils refterent dans une forte d'equilibre, Augufte les laiffa fe debattre, fe ridiculifer, fe dechirer mutuellement; mais une circonftance qui intereffoit le bon ordre, ou A iv peut-etre fon amitie pour Mecene * , l'engagea de fe declarer pour un tems en faveur du parti de Batyle. Pylade avoit ete fiffle par une cabale violente. Un grand Seigneur de Rome en etoit le chef, & ne s'en cachoit pas. Le Pantomime outre le joua fans menagement, dansla Reprefentation fuivante. Ses partifans applaudirent a cette infolence. Le Seigneur joue jettoit feu & flammes, & le parti de Batyle ne parloit de rien moins que de bruler le Theatre de Pylade, & de le maffacrer lui-meme. Augufte appaifa ce-mouvement, quietoit fur le point de devenir une veritable fedition, en banniffant pour un tems Pylade qu'il vouloit fauver, & qu'il efperoit faire fervir encore a fes vues. C'eft a cette occafion, qu'apres avoir recu de la bouche meme de l'Empereur l'ordre de quitter Rome, Pylade ofa lui dire: Tu es un ingrat. Que ne les laiffe-tu s'amufer de nos querelles? La difgrace de Pylade calma d'abord les Batyliens , & en impofa au parti contraire. Les gens cependant qui fe croyoient les plus fages des deux cotes, reflechirent fur cet evenement, & ils fe communiquerent leurs obfervations. Ils trouvoient une injuftice, qui alloit jufqu'a la tyrannie, dans l'exil d'un homme public, qui etoit devenu neceffaire aux plaifirs de Rome. Il ne lui reftoit plus de liberte que dans fes Spectacles, & Augufte avoit la barbarie de la lui ravir. A v Ce difcours paffa de bouche err bouche, & fit une impreffion etonnante. Les Pyladiens & les Batyliens fufpendirent leur haine mutuelle, pour en reunir tous les traits contre un tyran, qui, difoient - ils, cherchoit a les accabler chaque jour de nouveaux fers. Quelques loix utiles que l'Empereur fit publier alors, trouverent le peuple dans cette difpofition. Juftes ou injuftes, on ne les examina point; on ne vit que la main de laquelle elles etoient parties. On s'affembla, on s'aigrit, on couroit aux armes. Augufte fit revenir Pylade , & le tumulte ceffa. On ne parla plus de loix, d'injuftice, de tyrannie. Ce ne furent que tranfports de joie. Le Peuple, les Senateurs, la Nobleff ne pouvoient fe laffer de benir main bienfaifante, qui leur rendoit le plus celebre & le meilleur Danfeur de la terre. Que de reffources heureufes n'a-t-on pas dans la frivolite des hommes, pour leur faire adorer meme le joug qu'on leur impofe! c'eft moins fa pefanteur qui les bleffe, que la maniere mal-adroite dont ont la leur fait fentir. Augufte n'eut la main fure, vers la fin de fon regne, que parce que l'habitude de regner & la connoiffance des hommes, la lui avoient rendu legere. CHAPITRE II. Details sur Pylade & Batyle ON trouve dans le caractere particulier de chacun de ces deux hommes celebres la caufe premiere de la diverfite de leurs compofitions, & celle de leur fort, fi different l'un de l'autre, pendant tout le cours de leur vie. J'entre dans cet examen, parce qu'il peut etre utile a l'Art & fervir de lecon aux Artiftes. Pylade etoit impetueux, brufque & fier. Toujours occupe d'idees nobles, la tete remplie des actions les plus belles de l'antiquite, fon penchant devoit neceffairement tourner fon genie vers les plus grands tableaux, dont fon imagination etoit fans ceffe frappee. Comme il ne fortoit d'une compofition, que pour fe plonger dans un nouvel enthoufiafme; lorfque fes yeux s'ouvroient fur les objets dont il etoit entoure, ils lui fembloient fi petits, qu'il les appercevoit a peine. Auffi parloit-il a fes Camarades comme a des fujets, au Public affemble comme a une armee dont il auroit ete le General, a l'Empereur lui-meme, comme s'il n'eut ete qu'un homme. Il eut des admirateurs, des partifans, des enthoufiaftes, & ne pouvoit avoir des amis. Son genie, le feu de fes compofitions, la verite de fon execution caufoient de l'etonnement, afferviffoient les Spectateurs, les entrainoient jufqu'au refpect; mais il etoit fans intrigue, par confequent fans cabales. Il ne voyoit qu'en grand ; le moyen qu'il fe pliat a tous les petits foins qu'exige la Cour. Tout ce qui fentoit la baffeffe, lui paroiffoit infupportable; comment fe feroit-il menage des protecteurs? Batyle avoit l'efprit badin, gai, leger, plein de feu, & de jolies faillies. Telles devoient etre fes compofitions. Ce n'etoit dans tout ce qu'il executoit qu'images vives & riantes, que tableaux peints par la main legere des Graces, deffines par l'Amour, animes par la volupte. Les traces qui en reftoient dans fon imagination, rendoient fon humeur egale, fa converfation gaie, fon commerce facile. Souple, complaifant, adroit, il faifoit dans le meme tems une reverence profonde, difoit un bon mot, & rioit d'une plaifanterie qu'on lui adreffoit; quoiqu'il fcut tres-bien qu'elle etoit mauvaife. Il avoit commence par etre Efclave, & avoit fait dans cet etat fon apprentiffage de complaifance. Il merita la faveur de fon Maitre, parce qu'il avoit des talens, de la politeffe, de l'efprit. Mecene ne fe feroit pas laiffe feduire par de moindres avantages; mais pour s'acquerir la bienveillance de la foule des grands Seigneurs, Batyle avoit fenti qu'il lui falloit d'autres reffources. Il les trouva dans fa foupleffe, dans une liberte effrenee de moeurs, dans une facilite extreme a fe preter fans difficulte aux parties de plaifir les plus libertines, dans les foins qu'on pouvoit exiger de lui, fans craindre de l'offenfer, pour negocier, lier, ou rompre les tendres commerces de Rome. Avec ces fecours, il ne pouvoit pas manquer de fe faire un nombre infini de partifans, une foule d'amis & autant de protecteurs qu'il y avoit pour-lors de grands Seigneurs, mal eleves & fans moeurs, a la Cour d'Augufte. Dans les intervalles que laiffoient a Pylade & a Batyle les jours de relache & les fucces continus de leurs compofitions, le premier s'occupoit a faire des recherches profondes fur fon art, a les ecrire, a les rendre utiles * . Le fecond foupoit vraifemblablement dans les petites maifons des environs de Rome, ne fongeoit qu'au plaifir, & avoit l'adreffe de le faire fervir a fa fortune. L'un ne cherchoit qu'a etonner, qu'a forcer l'eftime, qu'a fubjuguer l'admiration. Il meprifa les intrigues, fe roidit contre les cabales & en fut fouvent la victime. L'autre ne vouloit qu'amufer. Son but unique etoit de plaire. Peu delicat fur le choix des moyens, ils lui etoient tous bons pourvu qu'ils fuffent furs. Il ecarta loin de lui les tempetes, il en fouleva de terribles contre Pylade, lui fut toujours inferieur, & marcha conftamment fon egal. Il mourut, & Pylade pendant quelque tems, refta feul maitre fans contradiction du champ de la gloire; mais fa fierte, ou fon humeur, mirent bientot de nouveaux obftacles a fa tranquillite. Un jour qu'il reprefentoit Hercule furieux , il s'appercut que fa Danfe, qui caracterifoit l'action qu'il avoit a peindre, faifoit murmurer les Spectateurs. Fous , leur cria-t-il en s'approchant des bords du Theatre, ne voyez vous pas que je reprefente un fou? Precedemment en jouant le meme role chez l'Empereur, pour mieux rendre les fureurs d'Hercule, il avoit jette fes fleches fur l'Affemblee, & l'Empereur avoit applaudi a cette extravagance, ou par un rafinement de politique, ou par un exces de bonte. On juge bien que Pylade ne fut pas plus circonfpect en prefence du Peuple. Ses fleches lancees au milieu des Spectateurs, en blefferent quelquesuns, en effrayerent plufieurs, & les revolterent tous. Tant qu'on verra des hommes fuperieurs dans leur Art, qui fixeront fur eux l'attention des autres; on verra auffi l'orgueil & l'envie s'epuifer en efforts pour detourner les regards de la multitude & pour la forcer, s'il leur eft poffible, a brifer l'idole qu'elle s'eft choifie. Entre mille reffources que la malignite leur fuggere, il en eft une que la foibleffe, la legerete, l'inconftance du Public rendent prefque toujours infaillible. Ils ont fur ce point l'experience de tous les fiecles. Ainfi lors qu'une continuite de grands fucces eleve un homme a talens au-deffus de tous fes Contemporains: quand les traits lances fur fes compofitions, les ridicules donnes a fa perfonne, a fes partifans, a fes entours ne balancent plus fon merite; on cherche alors quelque homme nouveau pour l'oppofer a l'ancien. On le defigne comme un objet d'efperance. Il faut l'encourager, le fecourir, le porter. C'eft pour foi-meme, dit-on,qu'on travaille. La multitude ecoute, repete, applaudit; elle s'echauffe par degres jufqu'a trouver bon ce que peu de jours auparavant elle ne jugeoit que mauvais, ou tout au plus mediocre. On repand alors des bruits qu'elle faifit avec avidite: la brufquerie, l'humeur, la fierte du fujet que l'on veut detruire, la douceur, la modeftie,la politeffe du Candidat qu'on cherche a etablir paffent de bouche en bouche. Apres tous ces preparatifs, le moment arrive, l'impulfion eft donnee. Le Public la fuit, & toujours extreme dans fa faveur comme dans fa haine, il s'aveugle, s'enyvre & s'egare. Rien n'eft moins ordinaire dans ces circonftances, que de voir la multitude s'arreter dans des bornes raifonnables. Je n'en connois qu'un exemple dans l'Hiftoire des Arts. Je vais le rapporter. Ruiffet-il en pareille occafion, etre toujours fuivi! CHAPITRE III. Dispute entre Pylade & Hylas PYlade avoit cultive les difpofitions qu'il avoit appercues dans un de fes eleves qu'on nommoit Hylas. Ce jeune homme joignoit a une belle figure beaucoup d'ambition, qu'on prit pour du zele, un defir extreme de fe diftinguer qu'on confondit avec le feu du grand talent, une grande foupleffe dans l'efprit, qu'on nomma douceur de caractere. C'eft fur cet homme que les ennemis de Pylade jetterent les yeux, d'abord pour balancer fes fucces & bientot apres pour l'aneantir lui-meme, Hylas ne fcavoit cependant, & il ne pouvoit faire que ce que Pylade lui avoit enfeigne. Si celui-ci n'avoit point paru, l'autre n'eut jamais ete qu'un Danfeur au-def-fous du mediocre. Incapable par lui-meme de fe frayer des routes nouvelles, il ne connut jamais que celles que fon Maitre lui avoit ouvertes. Hylas avoit quelque talent: Pylade etoit un genie. N'importe. On prona le premier, tandis qu'on deffervoit fous main le fecond: les applaudiffemens, qui vrais ou factices, font, a la longue, la regle conftante des jugemens de la multitude, augmentoient chaque jour en faveur d'Hylas & diminuoient pour Pylade. Deja on fe partageoit: l'un arrivoit, l'autre etoit fur le point de partir, & c'eft un avantage qui fait prefque toujours la premiere fortune des gens a talens. Pylade fupportoit en homme ferme cette difgrace. Hylas en jouit en jeune etourdi. Sans menagement, fans pudeur, cabalant a decouvert contre fon bienfaiteur, lui raviffant chaque jour quelque portion de gloire, il voulut enfin confommer l'ouvrage de fa reputation par un coup hardi, qui aneantit fans retour un vieux Athelete, dont il fe croyoit le rival, & qui ne le regardoit que comme un foible ecolier, plus digne de pitie que de colere. L'orgueilleux ofa defier fon Maitre. Le defi fut accepte, le fujet choifi, & le jour pris. Rome entiere en mouvement, follicitee, pouffee par la faction d'Hylas court en foule au Theatre. Il s'agiffoit de reprefenter Agamemnon. Pour exprimer la grandeur de ce Roi, le jeune Pantomime entre fur la Scene avec un cothurne qui le rehauffe, s'eleve encore avec force fur la pointe des pieds, & parvient en effet, par cet artifice, a paroitre beaucoup plus grand que la foule d'Acteurs dont il etoit entoure. La Jeuneffe Romaine tranfportee de ce coup de genie, crie au miracle. Les Dames les plus belles battent des mains. On admire, on fe paffionne, on s'ecrie. Hylas eft divin . C'eft le mot qui court. Pylade paroit alors avec une contenance noble & fiere. Sa danfe grave, fes bras croifes, fes paslents, fes mouvemens quelquefois animes, fouvent fufpendus, fes regards tantot fixes fur la terre, tantot tournes vers le ciel, peignoient peignoient un homme occupe des plus grandes chofes, qu'il voyoit, qu'il pefoit, qu'il comparoit en Roi. Les Spectateurs frappes de la jufteffe, de la dignite, de l'energie d'une peinture fi expreffive, entraines hors d'eux-memes par un mouvement unanime, pouffent un cri d'admiration, apres lequel il ne fut plus poffible de revenir a l'idole qu'on vouloit etablir. Jeune homme , dit alors froidement Pylade en s'adreffant a Hylas, nous avions a reprefenter un Roi, qui commandoit a vingt Rois. Tu l'as fait long: je l'ai fait grand . L'Empereur avoit femble ne prendre aucun interet a cette difpute, & il s o en etoit cependant occupe. Il avoit paru voir indifferement le procede d'Hylas, dont Tom. II . B * il avoit prevu la defaite; mais il l'attendoit a la premiere occafion, pour le punir d'une maniere qui put etre utile a l'Art, & prevenir deformais la fatuite des Artiftes. L'infolence du jeune Pantomime ne fit pas attendre Augufte long-tems. Outre de depit, il cabala encore:fa trame qu'on epioit, fut decouverte, & l'Empereur fans abroger la Loi qu'il avoit publiee en faveur de la Danfe, & s'en ecartant pour cette fois feulement, fans qu'elle put tirer a confequence; ordonna qu'Hylas fut fouette dans tous les lieux publics de Rome. Bel exemple de juftice qui fuppofoit dans l'Empereur une fermete d'autant plus louable, que les Romains paroiffoient a'ors bien plus attaches a leurs Hylas, qu'a leur ancienne liberte. CHAPITRE IV. Troubles excites a Rome par les Pantomimes. AUgufte fe fervit toujours utilement des Spectacles qu'il avoit etablis. Il avoit prevu les troubles qu'ils exciteroient, les difputes qu'ils feroient naitre, les mouvemens tumultueux qu'ils pourroient fufciter. Sa prevoyance preparoit ainfi une nourriture continuelle & peu dangereufe a l'inquietude naturelle des Romains. Il tenoit dans fa main les mouvemens fecrets de la machine, qu'il avoit expofee a leurs regards. Toujours maitre des caufes, il etoit sur auffi de prevenir ou d'arreter a fon gre les effets. Bij Comme il ne devoit fon adreffe qu'a la prudence, il eut le coup d'oeil prefque toujours jufte. Il forma un bon plan general, & le fuivit. Il etoit politique. Tibere qui lui fucceda, crut trouver fa surete dans un exces de rafinement qui devoit la lui faire perdre. Sans projet fixe, parce qu'il n'en voyoit point fans inconveniens, il en formoit chaque jour de nouveaux, & n'en fuivoit conftamment aucun. Comme il avoit plus de rufe que de prudence, il alla prefque toujours plus loin que le but. Il n'etoit que fin. Cet Empereur, qui avoit le malheur de ne pas'aimer les Arts, n'appercut point l'objet qu'avoit eu fon Predeceffeur dans l'etabliffement des theatres de Danfe. Il ne vit de ce fpectacle, que le frivole, l'utile lui echappa. Augufte en avoit fagement retenu la fur-intendance. Tibere la dedaigna imprudemment, fans cependant la rendre aux Preteurs. * Il arriva, de la, que la licence des Pantomimes, que rien ne contenoit, devint extreme, & que les troubles qu'ils exciterent devoient paroitre fort dangereux. La multitude s'etoit paffionnee pour eux jufqu'a la fureur; leurs jaloufies furent pouffees jufqu'a Biij la violence; leur audace jufqu'a la licence la plus effrenee. Il n'y avoit gueres de jour que quelque perfonne diftinguee ne fut l'objet de leur malignite. Un Pantomime avoit l'effronterie de jouer publiquement un Senateur, & le Peuple applaudiffoir a cette infolence. L'Empereur craignit que cette hardieffe ne montat bien-tot jufqu'a fa Perfonne. A la fin du fpectacle, les Acteurs ou irrites ou enorgueillis de la diverfite de leurs fucces fe battoient, s'egorgeoient derriere le theatre. Les Spectateurs echauffes de la reprefentation prenoient parti, en venoient aux mains, & un object d'amufement, devenoit une occafion continuelle de tumulte * . Les Gardes qu'on envoyoit pour calmer le defordre prenoient fouvent parti dans la querelle. Les Centurions, les Soldats, les Tribuns, le Preteur lui-meme, etoient tues ou bleffes, dans ces combats de tous les jours. Tibere trembla que de pareils mouvemens ne degeneraffent a la fin en des factions funeftes au trone. Ces deux motifs qu'il mafqua du pretexte des moeurs, l'engagerent a bannir tous les Pantomimes. Leurs Theatres furent fermes; mais les ordres de l'Empereur furent mal executes, malgre les rigueurs qu'on en avoit a craindre. Les maifons des Particuliers devinrent les afyles des Acteurs; on fe raffembla dans toutes les familles, pour jouir des reprefentations fecretes qu'on ne pouvoit plus voir fur des Theatres publics. La familiarite entre les Spectateurs & les Danfeurs devint chaque jour plus grande.Ils fe melerent fur ces petits Theatres de fociete & tout fut bientot Pantomime bon ou mauvais. C'eft dans cet etat que Caligula trouva Rome, lorfqu'il prit les renes de l'Empire. J'ai dit que Tibere n'avoit appercu que le cote frivole des Spectacles. Son Succeffeur n'en connut que la partie la plus groffiere. Il r'ouvrit les Theatres publics des Pantomimes que Tibere avoit fermes. Sous un pareil maitre, on peut juger quelle dut etre la baffeffe des Courtifans, l'aviliffement du Senat, le gout de la multitude. Le Theatre, pendant fon regne, ne fut plus qu'une ecole odieufe de libertinage; les Pantomimes, qu'une troupe infame proftituee fans ceffe a la debauche des Romains; l'art, qu'un vil inftrument dont fe fervoit la fortune, pour combler de biens des perfonages ridicules dont rien ne reprimoit l'infolence. * Des feditions nouvelles excitees a leur occafion avoient force Neron de les eloigner. Ce monftre, plus effemine encore que l'infame Caligula, les rappella bientot, pour s'affocier a leurs debauches. Bv Ils jouirent des-lors, jufqu'au regne de Domitien, d'une affez grande tranquillite, & de la plus haute faveur; mais l'audace de Paris, qui ofa fouiller le lit de l'Empereur, enhardit ce Prince a les chaffer tous de Rome. Cette peine qu'ils meritoient par leurs defordres n'eut rien de fletriffant, parcequ'elle partoit de la main d'un homme injufte. Domitien traitoit les Pantomimes, comme il avoit traite les Philofophes. Il ne fentoit ni le prix de la fageffe, ni les avantages du plaifir. L'humeur & non l'amour de l'ordre avoit dicte fes deux Decrets. Il profcrivoit la Danfe, parce qu'il avoit recu une injure perfonnelle d'un Danfeur; & il pourfuivoit les Philofophes, parce qu'il avoit ete toujours fatigue des preceptes de la Philofophie. Il repudia fa femme, & fit maffacrer Paris * . Ce Pantomime formoit un jeune eleve qui avoit une partie de fes talens, & par malheur pour lui quelques-uns de fes traits. Cette reffemblance lui fut fatale. L'Empereur le fit inhumainement affaffiner, & n'allegua que cette malheureufe reffemblance, pour juftifier une action barbare que rien ne pouviot excufer. Les Pantomimes furent rappelles, au moment que Domitien ferma les yeux. Ils fe foutinrent, & s'affermirent jufqu'au regne de Trajan; mais cet Empereur crut faire une action utile, en otant B vj aux Romains un Spectacle que l'indecence avoit rendu meprifable. Pline loue cet Empereur, d'avoir execute, du confentement du Peuple, un projet que Tibere, Neron & Domitien, avoient eu bien de la peine a lui faire fupporter: oferoit-on le de dire? plus l'amour que les Romains * avoient pour Trajan rendoit facile l'execution d'une loi, dont on avoit toujours murmure jufqu'a lui; plus ce Prince etoit blamable de prendre, dans les circomftances ou il fe trouvoit, le parti de tous, le moins digne d'un homme qui regne. Les Theatres de Danfe n'etoient devenus nuifibles, que, parce que la licence les avoit corrompus. Il falloit que Trajan fe fervit du pouvoir qu'il s'etoit acquis fur l'efprit & le coeur de fes fujets, pour purger ce Spectacle de toutes les indecences qui le deshonoroient, pour y ramener le bon ordre, pour rendre les Pantomimes plus circonfpects dans leurs plaifanteries, plus retenus dans leurs tableaux; &, s'il etoit poffible, plus habiles dans leur art. La mediocrite ne fcait que detruire. Le genie corrige, reforme, & fcait tirer ainfi le plus grand des avantages de l'exces meme du defordre. Pline, dans cette occafion, a loue fon Heros en Courtifan. Il auroit du le blaen Philofophe. CHAPITRE V. Honneurs & Privileges accordes a la Danfe. AUgufte rendit les Pantomimes egaux aux Citoyens, en leur accordant le privilege de ne pouvoir etre punis comme les Efclaves. En les mettant fous fa Jurifdiction immediate, en interdifant aux Preteurs celle qu'ils avoient naturellement fur eux, ainfi que fur le refte du Peuple, il les mit au-deffus des Citoyens ordinaires, & fe conferva d'ailleurs parla des moyens faciles de porter l'art a la plus grande perfection & de le faire fervir a fes vues. Les peines & les recompenfes font les refforts les plus surs des actions des hommes. L'Artifte qu'on punit ou qu'on recompenfe a propos, va toujours dans fon art plus loin que tous les autres. C'eft en fuivant fon plan, qu'Augufte qui avoit exile Pylade, pour reprimer fon audace, lui defera des honneurs extrordinaires, pour couronner fes fucces. Il lui accorda le titre de Decurion * , qui etoit celui qu'on donnoit aux Senateurs, lorfqu'ils partoient pour les Provinces. Dans les fuites, quelques Empereurs allerent encore plus loin, & nous voyons, dans des Monumens anciens, que des Pantomimes furent eleves a la dignite de Pretres d'Apollon, toujours briguee par les noms les plus illuftres * . Mais tous ces titres n'auroient ete qu'une vaine fumee fans la confideration publique, qui eft le premier des honneurs & le feul reel peut-etre,parce qu'il n'a prefque jamais pour principe que le talent fuperieur ou les vertus eminentes. J'aime a voir Augufte & MarcAurele, qui font de tous les Empereurs Romains les deux a qui il feroit le plus glorieux de reffembler, honorer l'art dans la perfonne des grands Artiftes; mais j'eprouve un fentiment plus vif encore, lorfqu'en parcourant les Annales de Rome, je vois le Peuple, les Senateurs, la Nobleffe courir avec empreffement au-devant de Pylade, l'entourer, le fuivre dans les rues, & reconnoitre par cet empreffement honorable, la fuperiorite que le genie & les talens doivent avoir dans l'opinion des hommes, fur la naiffance, la fortune, & les dignites. Ces honneurs que l'ufage avoit perpetues en faveur des fucceffeurs de Pylade, aigrirent & devoient irriter Tibere. * Je ne fuis point furpris que cet Empereur les ait reprouves par une loi expreffe. L'Hiftoire qui nous peint tous les grands Rois occupes fans ceffe a cultiver, a honorer les arts, nous montre auffi tous les Princes mediocres * tremblant toujours qu'on ne faffe trop en faveur des meilleurs Artiftes. Cette difference eft l'ouvrage conftant de la nature. Elle infpire aux uns une defiance continuelle pour tout ce qui paffe leur niveau, & aux autres une douce fympathie pour tout ce qui s'eleve au-deffus de l'efpece commune. Sous l'Empire des premiers, le defaut d'emulation, le mauvais gout, la prudence meme concourent a la chute des Arts. C'eft Tarquin qui coupe les tetes de pavot plus elevees que les autres. Sous l'Empire des feconds, l'ame s'eleve, l'efprit s'ouvre, le genie fe developpe. C'eft la chaleur du foleil qui fait eclore les germes de la Terre. Il y a trentre ans, queles fciences, les talens, les beaux arts etoient totalement inconnus dans le Nord de l'Allemagne. La Pruffe, foumife a un Gouvernement Militaire, n'avoit encore eu que des Souverains guerriers. Sous de pareils Maitres, elle fut quelquefois redoutable, & jamais floriffante. Le Ciel lui a donne un heros Philofophe. Elle s'eft eclairee, polie, illuftree, fans ceffer d'etre guerriere. Le Roi de Pruffe entraini par ce penchant, fi naturel aux hommes extraordinaires, pour les beaux arts, les a appelles dans fa Capitale, & ils y fleuriffent. Il a fur pied cent cinquante mille hommes, pour defendre fes droits, & toutes les Langues fcavantes de l'Europe, pour publier fa gloire. CHAPITRE VI. Caufes de la Decadence de l'Art LA Danfe honoree par Augufte fit les plus grands progres, pendant le regne de cet Empereur. Profcrite par Tibere, elle devint un plaifir defendu, qui n'eut befoin que d'un art mediocre pour plaire. Les Patriciens donnerent un afyle dans leurs Palais, les fimples Citoyens dans leurs Maifons, aux Danfeurs qu'ils craignoient de perdre. Devenus les Commenfaux des Romains, meles dans les familles, montrant l'art & l'exercant conjointement avecleurs eleves, tout fut des-lors confondu; on n'appercut plus de diftance entre l'Artifte, qui auroit du feul profeffer l'art, & le Citoyen qui n'auroit du que l'encourager & en jouir. Il y a une grande difference pour les effets, entre les honneurs que l'on fait bien d'accorder a l'art du Theatre, & la familiarite qu'on fait tres-mal de prodiguer aux gens qui l'exercent. Plus on honore les fucces, plus les applaudiffemens, les diftinctions elevent l'art, & plus il s'achemine vers la perfection. Son aiguillon le plus vif eft l'efpoir de la gloire. La familiarite au contraire, fans trop honorer l'art, diffipe, enerve, perd l'Artifte. Que peut-on efperer d'un homme a talens que fes premiers fucces ont mis a la mode, qui vit dans le fein des familles les plus confiderables comme l'Enfant de la maifon, qui n'a plus rien a faire pour captiver les fuffrages, qui poffede par de-la ce qu'il pouvoit pretendre? Il eft devenu le Juge de fes Juges. Pylade n'etoit familier avec perfonne: il ne tutoyoit point de Senateur: aucun des Chevaliers Romains n'etoit fon camarade. Il fut le premier Danfeur de la Terre. Ses fucceffeurs furent familiers avec les plus grands Seigneurs de Rome: ils etoient compagnie chez les Dames de la Cour de Tibere, de Caligula, de Neron: les Bourgeoifes fe bourffilloient, pour faire leur partie. Ils ne furent prefque tous que des Danfeurs mediocres. Cela n'empecha pas qu'ils ne tournaffent plus de tetes encore que leurs premiers Maitres n'en avoient fubjuguees. On admiroit, on honoroit les uns. On courut, on idolatrales autres. A mefure que l'art baiffe, le gout s'altere. Les Romains de la Cour d'Augufte, fans rien perdre de leur dignite, avoient accorde des marques de confideration a leurs Pantomimes, qui avoient du les exciter aux efforts les plus grands pour continuer de les meriter. Les Courtifans de Caligula, de Neron, &c. au contraire, en defcendant de leur rang jufqu'a s'affocier aux Danfeurs de leur tems, s'avilirent eux-memes, fans donner de l'emulation aux Artiftes. On ne cherche gueres a plaire qu'a plus grand que foi; & il n'y avoit prefque point alors de Seigneur qui fut plus confiderable qu'un Pantomime. Le luxe, la debauche, le libertinage avoient confondu tous les rangs. Neron diftinguoit un Hiftrion qui l'avoit flatte, & laiffoit dans la foule un Patricien qui l'avoit bien fervi. Le beau fexe d'ailleurs, pour comble de malheur, s'etoit empare de l'autorite fupreme dans les Spectacles publics. Ce n'etoit plus par confequent que le caprice qui y donnoit des loix, la fantaifie qui y apprecioit les talens, la cabale qui y decidoit les fucces. Les Pantomimes etoient entretenus publiquement par les Dames mes les plus qualifiees de Rome * . Le talent du Theatre ne fut pas celui qu'elles rechercherent avec plus de vivacite. Il n'etoit qu'en fous - ordre. Elles paroiffoient toujours contentes de celui-ci, lorfqu'elles avoient a fe louer des autres. On ne connoiffoit plus ni bienfeances, ni honnetete, ni retenue. La paffion des femmes Romaines etoit fi folle, qu'elles couroient, les jours ou il n'y avoit point de Spectacle, dans les loges des Acteurs; elles tachoient de s'y dedommager de la reprefentation qui manquoit a leur lubricite, en baifant mille fois les habits & les mafques des Pantomimes. Tome II . C ** Comment, au milieu de cette monftrueufe diffolution, dans cette diffipation continuelle, au fein de l'infamie & de la proftitution, l'art auroit-il pu eviter fa chute? Il n'y a point de genre, qui pour etre porte a la perfection dont il eft fufceptible, & pour s'y maintenir, n'exige toute l'attention, toute l'application, tous les efforts dont l'homme eft capable. Remarquons ici cependant, I . que les Arts ne tombent prefque jamais qu'apres qu'ils font montes au plus haut point de gloire; 2 . que la Danfe femblable aux autres Arts qui devinrent fi floriffants fous l'Empire d'Augufte, ne dut fes progres rapides qu'aux honneurs qu'elle recut des fujets & du Souverain. Ces deux obfervations doivent nous tenir en garde contre les vains fophifmes de ces efprits chagrins, qui declament fans ceffe contre les preevenances, les diftinctions, les faveurs dont nous honorons, avec raifon, le peu que nous avons de gens a talens du premier ordre. Tant que nous fcaurons nous fixer dans un jufte milieu, ne craignons point d'en trop faire; & qu'on jette les yeux fur l'hiftoire des Arts, on verra que nous ne fommes encore a cet egard qu'au point louable ou en font reites les fiecles polis; mais craignons de nous plonger dans l'exces, & dans la depravation des fiecles corrompus. Quelle erreur funefte par exemple, fi on en venoit jamais en France, jufqu'a regarder les moeurs comme fans confequence dans les gens a talens? La perte de l'art feroit des-lors infaillible. C ij Sa profcription fous Tibere lui fut encore moins fatale, que la debauche qui avoit avili les Pantomimes fous Caligula & Neron. Qu'on ne s'y trompe point: la regle eft invariable. Les careffes, les bienfaits, les honneurs feront toujours nuifibles a tous les Arts, s'ils ne font en proportion de la conduite, des progres & des moeurs des Artiftes. CHAPITRE VII. Influence conftante du bon ou du mauyais Gouvernement sur les Arts SOus l'Empire de Conftance, on chaffa de Rome tous les Philofophes fur le pretexte d'une difette prochaine, & on y conferva * trois mille Danfeurs, dont le plus grand nombre etoit mauvais, & dont aucun n'avoit une fuperiorite eminente fur les autres. Il eft aife de conclure d'un trait auffi caracteriftique de ce fiecle, que les connoiffances,l'efprit & le gout y etoient totalement affoiblis, que la fcience du gouvernement n'y etoit plus connue, que la Danfe elle-meme fi repandue & fi cherie y etoit devenue un fpectacle d'habitude & fans choix, & la Philofophie un vain amas de fophifmes inexplicables & fans vertu. Dans un fiecle ou on auroit penfe, la prevoyance du Gouvernement auroit fcu prevenir la difette, rendre les lecons des Philofophes C iij profitables, & faire fervir les Reprefentations meme du Theatre a la correction & a l'amufement des Citoyens; mais la corruption des moeurs, l'aviliffement des arts, & l'affoibliffement de l'efprit font trois fleaux de l'humanite qui ne vont jamais les uns fans les autres. Tout courut ainfi vers un deperiffement fenfible, depuis le regne d'Augufte. La chute des beaux arts ne fut quelquefois fufpendue, que pour devenir enfuite plus rapide. Antonin, & quelques autres Empereurs lutterent en vain contre l'impulfion que la mauvaife adminiftration de leurs Predeceffeurs avoient donnee a la machine generale. Les grands coups etoient portes. Elle s'ecrouloit & ne pouvoit plus fe retablir, que par une revolution qu'un miracle feul pouvoit amener. Le miracle n'arriva pas, & les arts furent aneantis avec l'Empire. On a vu ailleurs que Domitien repudia fa Femme, fit affaffiner Paris qui l'avoit deshonoree, & chaffa de Rome tous les Pantomimes, qu'il puniffoit ainfi de la faute d'un feul. Fauftine fit a Marc-Antonin, qu'elle avoit place fur le trone, une pareille injure. Il la fcut le dernier; mais il la fcut, la fouffrit avec fermete, ne fit tuer perfonne, tourna fes vues du cote de l'art, reforma, autant qu'il etoit en fon pouvoir, les abus qui avoient infecte le Theatre, reftraignit a certains jours de la femaine, les reprefentations dont la continuite etoir prejudiciable au commerce, prefcrivit des bornes a la licence, & C iv decerna des prix aux talens. Cet Empereur qui connoiffoit le prix des beaux Arts, les auroit fans doute fauves de leur chute prochaine, fi de fon tems le mal n'avoir pas ete deja fans remede. On peut juger de la prudence avec laquelle il dirigeoit les renes de l'Empire, par la fageffe qu'il fcut oppofer aux dereglemens de fa Femme. Ses Amis, (car Marc-Antonin quoique fur le trone, merita d'en avoir,) lui confeilloient un jour de fuivre l'exemple de Domitien dont il eprouvoit le fort, & de repudier l'inconftante Fauftine. Mais si je la repudie , leur dit l'Empereur, ne dois-je pas lui rendre la dot ? * Ce flegme parut alors le dernier effort de la fageffe humaine. Il cauferoit moins d'admiration de nos jours. Si nous fommes moins bons Danfeurs, nous fommes meilleurs Philofophes. CHAPITRE VIII. Preuve de la perfection reelle de la Danfe ancienne. ON determine prefque toujours les poffibilites fur fes connoiffances ou fur fes forces. Rien n'eft plus ordinaire que de voir les gens a talens declarer hautement qu'une pratique qu'on veut etablir pour l'avantage de l'art, eft impoffible, par la feule raifon que le travail & l'effort ne leur ont pas encore procure la facilite de la fuivre. La foule d'hommes bornes qui frequentent nos Spectacles C v ne fcauroient croire que ce qu'ils ont vu; le par-dela de ce qu'ils font dans l'habitude d'admirer leur paroit toujours une chimere. On reproche l'incredulite fur les faits aux gens inftruits, parce qu'ils n'admettent jamais que la verite prouvee: il me femble qu'elle eft bien plutot l'humiliant appanage des ignorans, puifqu'ils rejettent toujours, fans difcuffion, tout ce qui paffe leur portee. Si quelqu'un de ceux de cette premiere claffe me fait l'honneur de fuivre le fil de cet Ouvrage, il faifira fans peine dans la fuite des faits, les marques de verite qui m'ont frappe moi-meme. Ce n'eft pas auffi, pour les perfonnes qui fcavent la demeler, que j'ecris ce Chapitre. Je ne l'adreffe pas non plus, a ces hommes mediocres, qu'il eft fi difficile de perfuader & plus mal-aife encore d'inftruire. Contens d'une Danfe ou tendre, ou noble, ou legere, qui les feduit, & qui eft en poffeffion de leur fuffire, ils prononceront fans appel, que tout ce qu'on raconte de celles des Grecs & des Romains n'eft qu'une exageration extravagante; & ils continueront a penfer, que nous avons tour ce qu'on peut avoir, parce que leurs perceptions ne fcauroient aller plus loin que l'object, quel qu'il foit, qui les frappe. J'ai en vue ici, je l'avoue, ces talens naiffans,qui en entrant dans la carriere, donnent deja des efperances fi bien fondees. La nature a tout fait pour eux; mais il faut qu'ils fcachent qu'ils ont C vj encore tout a faire pour l'art. Qu'ils apprennent donc, qu'au Theatre d'Athenes, la Danfe des Eumenides eut un caractere fi expreffif, qu'elle porta l'effroi dans l'ame de tous les Spectateurs. L'Areopage fremit d'horreur & d'epouvante. Des hommes vieillis dans le metier des armes tremblerent: la multitude s'enfuit: des femmes enceintes accoucherent. On croyoit voir; on voyoit en effect ces barbares Divinites chargees de la vengeance du Ciel, pourfuivre & punir les crimes de la Terre. Ce trait Hiftorique nous eft rapporte par les memes Auteurs qui nous apprennent que Sophocle fut un genie, que rien ne refift oit a l'eloquence de Demofthene, que Themiftocle etoit un heros, que Socrate fut le plus fage de tous les hommes; & c'etoit au tems de ces Grecs fameux, fur ces ames privilegiees, a la vue de ces temoins irreprochables, que la Danfe produifoit de fi grands effets. A Rome, dans les beaux jours de l'art, tous les fentimens qu'exprimoient les Danfeurs, avoient un caractere fi vrai, une fi grande force, tant d'energie, qu'on vit plus d'une fois la multitude entrainee par l'illufion fuivre machinalement les differens mouvemens du Tableau dont elle etoit frappee, pouffer des cris, repandre des pleurs, partager les fureurs d'Ajax, * ou les tendres douleurs d'Hecube. * Et fur quels hommes ces vives impreffions etoient-elles produites? ils etoient-elles contemporains de Mecene, de Luculle, d'Augufte, de Virgile, d'Horace. Auffi leur critique etoit-elle auffi fevere que leur approbation etoit honorable. Rien ne leur echappoit, & leur premier mouvement etoit toujours une faillie de gout. Un jour un Pantomime d'une trop petite taille entra fur la fcene, pour reprefenter Hector: Voila le Fils , s'ecria la multitude, ou eft donc le Pere ? Un Danfeur qui reprefentoit Capanee etoit d'une taille gigantefque. Pret a efcalader les murs de Thebes, le Parrerre lui cria: Saute deffus; laiffe l'echelle . Si un Danfeur n'avoit pas cet air lefte, cette legerete qui eft la premiere grace de l'art, au premier entrechat qui'il hafardoit, on s'ecrioit avec un ris amer: Etayez le Theatre . S'il en paroiffoit un autte qui manquat de cet aimable embonpoint fi neceffaire a la jufteffe des proportions, il s'elevoit auffi - tot un murmure general, & tous les Spectateurs lui addreffoient des complimens ironiques fur fa convalefcence. Un Pantomime qui, a la fin du role d'OEdipe, etoit cenfe s'etre creve les yeux, manqua de mettre dans fes mouvemens le caractere de la fituation. Tu vois encore , lui crierent les plaifans du Parterre; & l'Acteur fiffle n'ofa plus reparoitre. * Et comment en effet, fous les yeux d'Horace, auroit - on ofe trouver bon ce qui auroit ete fans art & de mauvais gout? comment Augufte auroit-il pu adopter un genre qui auroit manque de vraifemblance & de genie? comment Mecene qui etoit l'ami de Virgile, fe feroit-il contente d'un Spectacle qui n'auroit pas ete une imitation energique de la belle nature. * Les preuves de la perfection de la Danfe a Athenes & fous le regne d'Augufte font donc a l'abri de toute contradiction, & par malheur, il faur en tirer la confequence evidente, que l'art que nous avons cru jufqu'ici parmi nous a un fi haut degre, n'eft encore que dans fon enfance; mais c'eit beaucoup pour une nation auffi eclairee que la notre, fi elle voit une fois l'erreur qui l'avoit feduite. Peut - etre n'eft - il point dans le monde un Public, qui fe laiffe tromper plus aifement par la charlatannerie que celui que l'amour du plaifir entraine a nos Spectacles; mais auffi n'en eft-il point qui faififfe avec plus de promptitude la verite, des qu'elle fe montre a fes yeux. Ce defaut & cette bonne qualite ont pour premier principe, un fonds inepuifable de bonne foi, de confiance & de vivacite, qui eft le caractere diftinctif du Francois. Il aime la Danfe. Il a cru jufqu'ici l'avoir portee a la perfection poffible; parce que, d'un cote il n'a point vu le mieux, & que de l'autre il eft naturel de croire que ce qui plait actuellement eft le point fupreme de l'art, dont le but unique eft de plaire. LA DANSE ANCIENNE ET MODERNE , OU TRAITE' HISTORIQUE DE LA DANSE. SECONDE PARTIE. Livre Premier CHAPITRE I. Renaiffance des Arts LA Grece fi long-tems floriffante vit paffer fa fplendeur chez les Romains, avec les Arts qu'ils lui ravirent. Rome feule des-lors devint l'objet des regards de la Terre. La plupart des fucceffeurs d'Augufte Tome II. * meriterent a peine le nom d'hommes. Rome, l'Italie degenererent & dechurent. Ladepravation des moeurs, l'orgueil, l'ambition, la guerre plongerent tous les Etats dans la confufion. Les tenebres de l'ignorance prevalurent fur la foible lumiere des Arts. Elle s'eteignit. `Ils difparurent, & l'Europe entiere ne fut plus que le trifte fejour d'une foule de Peuples quelquefois guerriers & toujours barbares. Je franchis cette Lacune immenfe, qui pour l'honneur des hommes devroitetre effacee des Annales du monde, & qui n'eft aux yeux de la Raifon qu'une honteufe & longue letargie de l'efprit humain. Il en fut reville par une famille de fimples Citoyens dignes du trone. L'horifon s'eclaircit, une nouvelle Aurore parut, un jour pur la fuivit, l'Europe fut eclairee. On pourroit peut-etre dire des Arts & de la gloire ce que les Poetes racontent d'Alphee & d'Arethufe. Ce Fleuve amoureux fuit fans ceffe la Nymphe charmante dont rien ne fcauroit le feparer. Il fuit, fe precipite, fe perd avec elle dans les entrailles de la Terre. La Grece eft pour jamais privee de fes eaux fecondes, il s'eft fraye une Route nouvelle versles riches campagnes de la Sicile, qu'Arethufe vient d'embellir. Tels font les Arts. Ils s'evanouiffent aux yeux des Nations que la gloire abandonne. Ils ne paroiffent, ils ne revivent, que dans les climats plus heureux qu'elle rend floriffans. La voix de Medicis les rappella en Italie, & ils y accoururent. Des-lors la Sculpture, la Peinture, la Poefie, la Mufique fleurirent. Les plaifirs de l'efprit fuccederent a une galanterie Gothique. Les hommes furent inftruits, ils devinrent polis, fociables, humains. On eleva des Theatres. Les chef-d' oeuvres des Grecs & des Romains qui avoient deja fervi de guide aux Peintres, aux Poetes, aux Sculpteurs, furent les modeles des Architectes dans la conftruction des Salles de Spectacle. Alors le talent & le genie fe reunirent avec la magnificence, pour faire eclatter dans un meme enfemble l'illufion de la Peinture, le charme de la Poefie, les graces de la Danfe. Suivons l'hiftoire de cette derniere depuis cette epoque jufqu'a nos jours, examinons fes differentes porgreffions, les formes qu'elle a fucceffivement recues ce qu'elle eft aujourd'hui, ce qu'elle pourroit, & devroit etre. CHAPITRE II. Origine des Ballets. IL n'y eut point de Theatres en Italie avant la fin du quinzieme fiecle. Le Cardinal Camerlingue Riari , neveu du Pape Sixte IV. avoit tente d'infpirer a ce Souverain Pontife du gout pour ces beaux etabliffemens, mais Sixte recut avec affez de froideur quelques Spectacles ingenieux que Riari lui avoit donnes fur un Theatre mobile dans le Chateau Saint - Ange. Ce Pape avoit fait dans fa jeuneffe des volumes fur le futur Contingent, il canonifoit faint Bonnaventure, perfecutoit les Venitiens, faifoit la querre aux Medicis, & fongeoir bien moins a la gloire de fon regne, qu'a l'etabliffement de fa famille. Vers l'annee 1480. un nomme Sulpitius, qui nous a laiffe de bonnes notes fur Vitruve, fit des efforts pour ranimer le zele du Cardinal-Neveu, qui ne lui reuffirent pas. Ce Prelat s'etoit d'abord refroidi en voyant l'infenfibilite de fon Oncle. Un grand Spectacle qu'il venoit de donner au Peuple de Rome, ou il n'avoit epargne ni foins, ni depenfe, & qui avoit encore manque l'effet qu'il s'en etoit promis, avoit acheve de le decourager. Ce grand ouvrage cependant que le zele d'un Cardinal toutpuiffant ne put ebaucher dans Rome, etoit fur le point de s'accomplir dans une des moins confiderables villes d'Italie, & par les foins d'un fimple particulier. Bergonce de Botta, Gentilhomme de Lombardie, fignala fon gout par une fete eclatante qu'il prepara dans Tortonne, pour Galeas Duc de Milan, & pour Ifabelle d'Arragon fa nouvelle epoufe. Dans un magnifique Sallon entoure d'une Galerie ou etoient diftribues plufieurs joueurs de divers inftrumens, on avoit dreffe une Table tout-a-fait vuide. Au moment que le Duc & la Ducheffe parurent, on vit Jafon & les Argonautes s'avancer fierement fur une Symphonie guerriere. Ils portoient la fameufe Toifon d'or, dont ils couvrirent la Table, apres avoir danfe une Entree noble qui exprimoit leur admiration a la vue Tome II . D* d'une Princeffe fi belle, & d'un Prince fi digne de la poffeder. Cette Troupe ceda la place a Mercure. Il chanta un recit, dans lequel il racontoit l'adreffe dont il venoit de fe fervir pour ravir a Apollon, qui gardoit les Troupeaux d'Admette, un Veau gras, dont il faifoit hommage aux nouveaux Maries. Pendant qu'il le mit fur la Table, trois Quadrilles qui le fuivoient executerent une Entree. Diane & fes Nymphes fuccederent a Mercure. La Deeffe faifoit fuivre une efpece de Brancard dore, fur lequel on voyoit un Cerf. C'etoit, difoit - elle, Acteon qui etoit trop heureux d'avoir ceffe de vivre, puifqu'il alloit etre offert a une Nymphe auffi aimable & auffi fage qu'lfabelle. Dans ce moment une Symphonie melodieufe attira l'attention des Convives. Elle annoncoit le Chantre de la Thrace. On le vit jouant de fa Lyre & chantant les louanges de la jeune Ducheffe. "Je pleurois, dit-il, fur le "Mont Appenin la mort de la "tendre Euridice. J'ai appris l'union "de deux Amans dignes de "vivre l'un pour l'autre, & j'ai "fenti pour la premiere fois, depuis "mon malheur, quelque "mouvement de joie. Mes chants "ont change avec les fentimens "de mon coeur. Une foule d'Oifeaux "a vole pour m'entendre. "Je les offre a la plus belle Princeffe "de la Terre; puifque la "charmante Euridice n'eft plus." Des fons eclatans interrompirent cette melodie. Athalante & Thefee conduifant avec eux une D ij troupe lefte & brillante, reprefenterent par des Danfes vives une Chaffe a grand bruit. Elle fut terminee par la mort du Sanglier de Calydon, qu'ils offrirent au jeune Duc, en executant des Ballets de Triomphe. Un fpectacle magnifique fucceda a cette Entree Pythorefque. On vit d'un cote, Iris fur un char traine par des Paons, & fuivie de plufieurs Nymphes vetues d'une gaze legere, qui portoient des plats couverts de ces fuperbes oifeaux. Lajeune Hebe parut de l'autre, portant le Nectar qu'elle verfe aux Dieux. Elle etoit accompagnee des bergers d'Arcadie charges de toutes les efpeces de laitages, de Vertumne & de Pomone qui fervirent toutes les fortes de fruits. Dans le meme tems l'ombre du delicat Apicius fortit de terre. Il venoit preter a ce fuperbe Feftin les fineffes qu'il avoit inventees, & qui lui avoient acquis la reputation du plus voluptueux des Romains. Ce Spectacle difparut, & il fe forma un grand Ballet compofe des Dieux de la Mer & de tous les Fleuves de Lombardie. Ils portoient les Poiffons les plus exquis & ils les fervirent en executant des Danfes de differens caracteres. Ce repas extraordinaire fut fuivi d'un Spectacle encore plus fingulier. Orphee en fit l'ouverture. Il conduifoit l'Himen & une troupe d'Amours: les Graces qui les fuivoient entouroient la Foi conjugale, qu'ils prefenterent a la Princeffe & qui s'offrit a Elle pour la fervir. D iij Dans ce moment Semiramis, Helene, Medee & Cleopatre interrompirent le recit de la Foi conjugale, en chantant les egaremens de leurs paffions. Celle-ci indignee qu'on osat fouiller par des recits auffi coupables, l'union pure des nouveaux Epoux, ordonna a ces Reines criminelles de difparoitre. A fa voix les Amours dont elle etoit accompagnee, fondirent par une Danfe vive & rapide fur elles, les pourfuivirent avec leurs flambeaux allumes, & mirent le feu aux voiles de gaze dont elles etoient coeffees. Lucrece, Penelope, Thomiris, Judith, Porcie & Sulplicie les remplacerent, en prefentant a la jeune Princeffe les Palmes de la Pudeur, qu'elles avoient meritees pendant leur vie. Leur Danfe noble & modefte fut adroitement coupee par Bacchus, Silene & les Egipans, qui venoient celebrer une Noce fi illuftre; & la Fete fut ainfi terminee d'une maniere auffi gaye qu'ingenieufe. C'eft cette reprefentation Dramatique, peu reguliere, mais remplie cependant de galanterie, d'imagination & de variete, qui a donne dans la fuite l'idee des Caroufels, des Opera, & des grands Ballets a machines. Le premier de ces Spectacles eft etranger a mon fujet, & je ne parlerai du fecond qu'autant qu'il fe trouvera lie avec la Danfe qui fait le fond du troifieme. D iv CHAPITRE III. Des differentes especes de Ballets ON peut juger du fucces eclatant qu'eut la Fete magnifique de Bergonce Botta, & du bruit qu'elle fit en Italie. Il en parut une Defcription qui courut toute l'Europe, & qui en fit l'admiration. Ottavio Rinnuccini & Giacomo Corffi en furent frappes. Leur imagination s'echauffa: ils fe communiquerent leurs idees. Le premier etoit Poete, le fecond etoit Muficien. Ils appellerent a leur fecours Giacomo Cleri & Giulio Caccini , tous deux excellens Maitres de Mufique, & ils concerterent enfemble une efpece d'Opera des amours d'Apollon & de Daphne qui fut reprefente dans la maifon de Corffi, en prefence du Grand-Duc & de la Grande-Ducheffe de Tofcane, des Cardinaux Monte & Montalto & de toute la Nobleffe de Florence. Le charme de ce premier effai, l'eloge qu'en firent tous les Spectateurs, l'eclat qu'il fit en Italie engagerent bientot Rinnuccini a compofer l'Euridice. Ce nouvel ouvrage eut un fucces encore plus grand que le premier. Claude de Monteverte fit alors l' Ariane fur le modele des deux autres. Appelle enfuite a Venife, pour y etre Maitre de Mufique de l'Eglife de Saint - Marc, il y fit connoitre ces belles compofitions. Giovenelli Teofilo , & tous les autres grands Maitres les imiterent. L'amour de la Mufique fe repandit ainfi avec une rapidite furprenante, Dv & l'Opera fut recu en Italie avec cette paffion vive qu'infpirent aux hommes fenfibles toutes les nouveautes de gout. Ce Spectacle etoit fans Danfe, & on voulut conferver les graces Theatrales de cet exercice. Ainfi on imagina un fecond genre qui les unit aux douceurs de la Mufique, aux charmes de la Poefie, & au merveilleux des machines. C'eft alors que parurent ces grands Ballets, qu'on employa dans les Cours les plus galantes, pour celebrer les Mariages des Rois, les Naiffances des Princes & tous les evenemens heureux qui intereffoient la gloire ou le repos des Nations. Ils formerent feuls un Spectacle d'une depenfe vraiment royale, & qui fut porte fouvent dans les deux derniers fiecles au plus haut point de magnificence & de grandeur. Par les notions qu'on avoit confervees de la Danfe des Anciens, & par les idees que fit naitre la belle fete de Bergonce Botta, ce genre de Spectacle parut fufceptible de la plus heureufe variete. Il pouvoit etre la reprefentation des chofes naturelles ou merveilleufes, puifque la Danfe en devoit etre le fond, & qu'elle peut aifement peindre les unes & les autres. Il n'exiftoit rien, par confequent, dans la nature, & l'imagination brillante des Poetes ne pouvoit rien inventer qui ne fut de fon reffort. Ainfi, apres avoir decide le genre, on le divifa en Ballets Hiftoriques, Fabuleux & Poetiques. Les premiers furent la reprefentation des fujets connus dans l'Hiftoire, comme le fiege de D vj Troye, les batailles d'Alexandre, la conjuration de Cinna. Les fujets de la Fable, tels que le jugement de Paris, les Noces de Pelee, la naiffance de Venus furent la matiere des feconds. Les Poetiques, qui devoient neceffairement paroitre les plus ingenieux, tenoient pour la plupart du fonds des deux autres. On exprima par les uns, des chofes purement natureiles, comme la nuit, les faifons, les ages. Il y en eut qui renfermoient un fens Moral fous une Allegorie delicate. Tels etoient les Ballets des Proverbes, des plaifirs troubles, de la curiofite. On en fit de pur caprice. De ce nombre etoit le Ballet des Poftures & celui de Biceftre. Quelques autres ne furent que les expreffions naives de certains evenemens communs, ou de chofes ordinaires qu'on crut fufceptibles de plaifanterie & de gayete; comme les. Ballets des oris de Paris, des paffe - tems du Carnaval. La divifion ordinaire de toutes ces compofitions etoit en cinq Actes. Chaque Acte etoit compofe de trois, fix,neuf & quelquefois de douze Entrees . On appelloit Entree une ou plufieurs Quadrilles de Danfeurs, qui par leurs pas, leurs geftes, leurs attitudes, reprefentoient la partie de l'action generale dont ils etoient charges. On entendoit par Quadrille , non-feulement quatre, mais fix, huit,& jufqu'a douze Danfeurs vetus uniformement, ou meme de caracteres differens, qui formoient des troupes particulieres, lefquelles fe fuccedoient, & faifoient ainfi fucceder le cours de l'action. Il n'eft point de genre de Danfe, de forre d'Inftrument, de caractere de Symphonie qu'on n'ait eu l'adreffe de faire entrer dans cette grande compofition. Les Anciens, qu'un gout exerce guidoit toujours dans leurs Spectacles, avoient eu une attention finguliere a employer des Symphonies & des Inftrumens differens, a mefure qu'ils introduifoient dans leurs Danfes des caracteres nouveaux: ils s'appliquoient avec un foin extreme, a bien peindre les moeurs, les ages, les paffions qu'ils mettoient en Scene. Sans cette precaution, cette partie auroit ete toujours defectueufe. A leur exemple, dans les Ballets executes dans les Cours d'Europe, on enrichit l'orcheftre de tous les divers Inftrumens. Leur variete, leur harmonie, leur fon particulier paroiffoit ainfi changer la Scene, & donner a chacun des Danfeurs la phyfionomie du Perfonage qu'il devoit reprefenter. Pour faire naitre, entretenir, accroitre l'illufion Theatrale, on eut recours a l'art des machines. Le Ballet etoit fonde fur le merveilleux. Les chofes les plus extraordinaires, les prodiges eclatans, les defcentes des Dieux, le cours des Fleuves, le mouvement des flots de la Mer, toutes les merveilles de la Fable fourniffoient les fujets de ces Spectacles. Pour les rendre vraifemblables & pour donner un charme nouveau a leur reprefentation, l'art devoit venir au fecours de la nature; & on trouva, dans les forces mouvantes, dans la Peinture, dans la Menuiferie, dans la Sculpture, &c, tous les moyens d'etonner, d'exciter la curiofite, & de feduire. On prit ordinairement la nuit pour l'execution de ces Spectacles. Il femble que, fur ce point, plus heureux que les Anciens, les derniers fiecles & le notre ayent trouve le tems qui etoit le plus propre aux actions du Theatre. Le jour des lumieres eft un premier pas vers l'imitation, qui commence e faire naitre l'illufion Theatrale; & quelles reffources ne peut-il pas fournir a l'art, pour donner de la force, de l'expreffion, de la verite, a la decoration, & au furplus de l'enfemble? * Telles etoient les belles parties de ces Spectacles fuperbes confacres a la Danfe. Elles furent plus ou moins foignees, felon le plus ou le moins de gout des Compofiteurs de ces grands ouvrages, ou des Souverains pour lefquels ils furent prepares. CHAPITRE IV. Des Ballets Poetiques L'Opera en Italie s'empara des fujets de l'Hiftoire & de la Fable, & l'on vit peu de grands Ballets purement Hiftoriques ou Fabuleux. Les Poetiques qui fourniffoient une carriere plus vafte a l'imagination des Compofiteurs furent beaucoup plus en ufage. On en compofa de trois fortes, d' Allegoriques, de Moraux, & de Bouffons. La Reine Catherine de Medicis porta ce genre a la Cour de France, & ne l'y fit fervir qu'a une efpece de manege domeftique. Accoutumee a jouir de la docilite des Francois, elle ne prevoyoit point les difcordes civiles, & fon genie n'etoit pas affez vafte pour preffentir comme Augufte, l'utilite des Spectacles publics. Ses vues refterent refferrees dans le cercle etroit de la Cour. Toute fa vie fe paffa a divifer, a brouiller, & par confequent a enhardir les Courtifans, qu'il lui etoit aife d'affervir, a dedaigner le fuffrage de fes peuples, qu'elle auroit pu s'attacher, a diftraire, a abrutir, a craindre fes enfans, qu'il ne falloit que bien inftruire. Le moment des beaux Arts n'etoit point encore arrive pour nous. La Mufique meme, celui de tous qui a le don de feduire le plus vite, ne put caufer alors qu'une impreffion momentanee & legere, qui fut aifement effacee par le premier objet de diftraction. Jean-Antoine Baif ne a Venife pendant le cours de l'Ambaffade de Lazare Baif fon pere, & de retour en France apres fa mort, y fit pour la Mufique les memes tentatives que le Cardinal Riari avoit fait a Rome pour les Spectacles en general. Baif etoit fans protecteurs, fans fortune, & vraifemblablement fans manege. On fcait quelle fut la conftance qu'il oppofa dans fa jeuneffe a la plus humiliante pauvrete. La difette des chofes les plus neceffaires a la vie, ne put le diftraire de fes etudes. Le fils d'un Ambaffadeur, que Francois I. avoit ete deterrer comme un homme rare, qui pendant les loifirs de fon emploi avoit compofe des livres eftimes, qui a fa mort n'avoit rien laiffe qu'une bonne renommee. Le Fils, dis-je, d'un pareil Miniftre, n'avoit a Paris, que la moitie d'un mauvais lit de deux pieds, que Ronfard & lui fe partageoient fucceffivement. L'un fe couchoit quand l'autre fe levoit. Ils bravoient ainfi dans le fein des Mufes les rigueurs du fort, & l'injuftice de la fortune. Baif avoit recu a Venife fous les yeux de fon pere, les commencemens d'une bonne education, il y avoit appris la Mufique, qu'il avoit depuis cultivee. Il aimoit les arts en Philofophe, il auroit voulu les repandre dans fa Patrie. Au milieu meme de l'adverfite, il ofa en former le projet. Le gout lui tint lieu de credit & de pouvoir. Il etablit chez lui une efpece d'Academie de Mufique, ou on executa des compofitions imitees de celles que Baif avoit entendues a Venife. Ces fortes de Concerts firent quelque fenfation dans le Public. Les gens de la bonne compagnie, qui font toujours de droit connoiffeurs, voulurent en juger par eux-memes, & leur jugement fut favorable. La Cour ou ils fe repandirent eut un mouvement de curiofite, dont on profita; elle fe laiffa entrainer a ces Concerts & confentit a les entendre. Henri III. meme alla chez Baif; mais les Courtifans, le Roi, les mignons ne prirent pas plus d'interet a cette nouveaute qu'on en prend pour l'ordinaire aux curiofites de la Foire. Baif eut du plaifir, fans en donner. Il ne jouit point de la douceur, dont il etoit digne, de faire paffer dans l'ame de fes contemporains un gout utile. Il auroit fallu au Cardinal Riari un Leon X; & a Baif un Louis XIV. Pour qu'un bel etabliffement foit goute, s'acheve, fe perfectionne, outre l'efprit, les talens & les vues dans le Citoyen qui le projette, on a befoin encore d'un coup d'oeil jufte, d'un vif amour pour le grand, d'un penchant invincible pour la gloire dans le Souverain a qui on le propofe. On peut fe paffer de toutes ces qualites, qui concourent rarement enfemble, pour mettre en credit un etabliffement mediocre. On n'a qu'a fubftituer a leur place beaucoup de patience, un fonds inepuifable d'intrigue, une ame bien baffe, un front d'airain. Les reffources du manege dans les Etats meme les mieux polices, font bien fuperieures pour le fucces, aux efforts redoubles de la reflexion & du genie. CHAPITRE V. Des Ballets Allegoriques NOus avons vu que les Ballets Poetiques etoient ou Allegoriques, ou Moraux, ou Bouffons. Ce n'eft que par des Exemples que je crois pouvoir faire connoitre ces trois differentes branches de ce grand genre. Au Mariage de Madame Chretienne de France avec le Duc de Savoye, on donna un Spectacle de la premiere efpece. Le Gris-de-Lin en fut le fujet, parce qu'il etoit la couleur favorite de la Princeffe, a qui on vouloit plaire. Au lever de la toile, l'Amour parut & dechira fon bandeau. Libre alors de la contrainte a laquelle fes yeux avoient ete affujettis; il appella la lumiere & l'engagea par les plus tendres chants a fe repandre fur les Aftres, le Ciel, l'Air, la Terre & l'Eau, afin qu'en leur donnant mille beautes differentes, par la variete des couleurs, il lui fut aife de choifir la plus agreable. Junon entend les voeux de l'Amour, & les remplit. Iris vole par fes ordres dans les Airs: elle y etale les couleurs les plus vives: l'Amour frappe de ce brillant fpectacle, apres en avoir joui, fe decide pour le Gris-de-Lin , comme la couleur la plus douce & la plus parfaite. Il veut qu'a l'avenir, il foit le Simbole de l' Amour fans fin . Il ordonne que toutes les campagnes en parent les fleurs, qu'elle brille dans les pierres les plus precieufes, que les oifeaux les plus rares en raniment leurs plumages, qu'elle ferve d'ornement aux habits les plus galans des morrels. Toutes ces chofes foutenues par les charmes de la Mufique, & par les graces de la Danfe, embellies par les plus eclatantes decorations & par un nombre infinide machines furprenantes, formerent les parties & l'enfemble de ce Ballet allegorique. Tom. II . E * CHAPITRE VI. Des Ballets Moraux L'Anniverfaire de la Naiffance du Cardinal de Savoye, fut l'occafion d'un Fete brillante qui occupa en 1634. la Cour de Turin. On y reprefenta un grand Ballet, dont le fujet etoit La Verita nemica della apparenza, follevata dal tempo ; ce qui veut dire, La Verite ennemie des apparences foutenue par le tems . Apres une ouverture d'un beau caractere, on entendit un grand choeur de Chant & de Danfe, qui etoit compofe des Faux-bruits & des Soupcons qui precedent l'Apparence & le Menfonge. Le fond du Theatre s'ouvrit. Sur un grand Nuage porte par les Vents, on vit l' Apparence vetue de couleurs changeantes: fon corps de juppe etoit parfeme de glaces de Miroir, elle avoit des Ailes avec une grande queue de Paon, & paroiffoit comme accroupie fur une efpece de Nid, d'ou fortirent en foule les Menfonges pernicieux, les Fraudes, les Menfonges agreables, les Flatteries, les Intrigues, les Menfonges Bouffons, les Plaifanteries, les jolis petits Contes. Ces Perfonnages formerent les premieres Entrees, apres lefquelles le Temps parut. Il chaffa l'Apparence, & fit ouvrir le Nuage fur lequel elle s'etoit montree. On appercut alors une Horloge immenfe a fable, de laquelle fortirent comme en triomphe les Heures & la Verite. Apres quelques E ij recits analogues au fujet, elles formerent les dernieres Entrees qui terminerent ce beau fpectacle. Tels etoient les Ballets Moraux; ils devoient leur nom a la moralite Philofophique, qu'ils reprefentoient fous une delicate allegorie. Il eft aife d'appercevoir la vafte carriere que ces reprefentations fourniffoient a la Danfe, puifqu'elle en etoit l'ame & le fond. Ces Spectacles au furplus reuniffoient toutes les parties, qui peuvent faire eclater le gout & la magnificence d'un Souverain. Ils exigeoient des recherches fines pour le choix des habits, des idees vives pour l'affortiment des perfonages, de l'habilete pour donner aux Danfes l'expreffion convenable, du genie pour l'invention generale, du talent pour la compofition des fimphonies; du gout, de l'ordre, de la varietee dans les decorations, de l'imagination, de l'adreffe dans les machines, & une depenfe immenfe, pour mettre en mouvement une compofition fi compliquee. Plufieurs des perfonages d'ailleurs etoient remplis ordinairement par les Souverains eux-memes, les Dames & les Seigneurs les plus aimables de leur Cour. Les Rois ajoutoient fouvent a tout ce qu'on vient de rapporter, des prefens pour toutes les perfonnes diftinguees qui y reprefentoient des roles avec eux; & ces prefens * etoient offerts d'une E iij maniere d'autant plus galante, qu'ils paroiffoient faire partie de l'action theatrale. En France, en Angleterre, en Italie, on a reprefente, dans des tems differens, un fort grand nombre de ces Ballets Allegoriques & Moraux; mais la Cour de Savoye femble l'avoir emporte fur toutes les autres, par le choix, la galanterie, & l'arrangement qu'elle a fait eclater dans les fiens. Elle avoit au commencement du dernier fiecle, le Comte Philippe d'Aglie, le genie peutetre le plus fecond qui ait encore exifte en inventions theeatrales & galantes. Le grand art des Souverains eft de fcavoir choifir; la honte ou la gloire d'un regne dependent prefque toujours d'un homme oublie, ou d'un homme mis a fa place. CHAPITRE VII. Des Ballets Bouffons LE premier & peut-etre le meilleur ouvrage de ce genre fut reprefente a Venife fur un Theatre public * , fous le titre de la Verita raminga ; ce qui veut dire, La verite vagabonde, qui n'a ni feu ni lieu . Le Tems en fit l'ouverture par une Entree fans recit. Elle fut fi bien caracterifee qu'on comprit E iv aifement par fes pas, fes mouvemens, & fes attitudes, le fujet qu'on avoit projette de reprefenter. Un Medecin & un Apoticaire qui formerent la premiere Scene, s'y rejouiffoient de ce que les maux du monde faifoient tout leur bien, & de ce que la terre couvroit toujours leurs fautes. Pendant ce Dialogue mele de Danfe & de Chant, une Femme maltraitee par des Avocats, des Procureurs & des Plaideurs, paroit couverte de haillons, maigre, haraffee, eftropiee. Elle s'adreffe au Medecin & a l'Apoticaire pour leur demander quelque fecours. Ils l'interrogent. Elle a la maladreffe de dire qu'elle eft la Verite , & ils la fuient. Un Cavalier qui furvient, touche des cris de cette Infortunee, s'offre d'abord a elle pour la defendre. Elle a l'imprudence de fe decouvrir, & il l'abandonne. Elle appercoit alors un vieux Capitan qu'elle efpere d'emouvoir. Celui-ci en lui peignant fes pretendus exploits, lui promet de la fecourir. Elle qui connoit la forfanterie du Capitan, ne peut s'empecher d'en rire, & il la fuit, en l'accablant d'injures. Cette premiere partie du Ballet finit par une Entree vive de Villageois qui virent la Verite fans la craindre, fans la fuir, & fans s'intereffer a elle. * Un Negociant fit le premier recit de la feconde partie. Il fe rejouiffoit fans fcrupule, de ce que, pour devenir riche, il ne falloit que faire banqueroute deux ou trois fois. Cette Scene E v fut fuivie d'une Entree dans laquelle un Marchand & un Traitant cherchoient a fe defaire en faveur l'un de l'autre d'une bonne confcience , quileur pefoit, qu'ils regardoient tous deux comme un meuble fort incommode & par malheur comme une marchandife d'un tres-mauvais debit. La Verite fe prefente a ces deux hommes, qui ne la connurent point. Elle voulut traiter avec eux. A fon air de pauvrete, ils la mepriferent. Alors plufieurs quadrilles de Femmes jeunes & belles parurent. La Verite s'approcha d'elles de la maniere la plus capable de les intereffer. Elles crurent elles-memes etre touchees du tableau intereffant qui frappoit leurs yeux. Les Simphonies fur lefquelles cette Entree etoit Danfee exprimoient des fentimens de tendreffe & de pitie, que les attitudes, les pas, les figures rendoient avec onction. La Verite faifit ce moment: elle fe nomme. Tout-a-coup la Simphonie & la Danfe changent de caractere: peu-a-peu les Quadrilles fe diffipent: la Verite refte encore trifte, rebutee, abandonnee. Dans cet inftant, la Mufe du Theatre arrive. Elle voit & reconnoit la Verite ; Tout le monde, lui dit-elle, vous fuit, vous hait, vous delaiffe. Je vais vous accueillir; mais foyez docile, & laiffez-vous conduire. A fa voix, accourent alors les differens perfonnages que cette Mufe introduit fur la Scene. Ils entourent par fes ordres la Verite , la deguifent d'une maniere agreable, lui font non-feulement E vj changer d'habits, mais encore de gefte, de maintien, de langage. Ce n'eft plus une figure trifte, facheufe, degoutante: c'eft un perfonnage vif, gai, amufant, dont la parure & les difcours font deformais l'ouvrage aimable des graces. Des Bouffons qui furviennent, rendent hommage a la Verite, la choififfent pour leur Souveraine & terminent ce Spectacle par une Entree generale qui exprime la joie la plus folle. Les Ballets de ce genre ont donne l'idee de ces Intermedes qu'on joint en Italie aux grands Opera, & de ces Opera Bouffons qu'on Y reprefente feparement fur des Theatres publics. On ne compofe gueres depuis long-tems ces ouvrages, que fur des fujets bas, communs, & dans le gout de nos farces anciennes; mais le fortilege d'une Mufique vive & faillante les rend extremement piquans. On oublie, malgre foi pendant la Reprefentation, le mauvais fonds fur lequel ils font batis, pour fe livrer fans referve aux details agreables, au Chant d'expreffion, aux traits multiplies de naturel & de genie, dont les Muficiens excellens ont l'art de les embellir. CHAPITRE VIII. Des Moralites LES vieilles Tragedies de nos bons Ayeux furent appellees de ce nom; mais les reprefentations dont il s'agit ici etoient des actions tres-differentes. Une imitation des moeurs, des paffions, des actions fut la feule caufe de cette denomination qu'on donna a certains Ballets * plutot qu'a d'autres. Il s'en faut bien qu'ils fuffent des compofitions regulieres. Leur fingularite feule me determine a les faire connoitre. On en reprefenta un de cette efpece, pour celebrer le Mariage du Prince Palatin du Rhin avec la Princeffe d'Angleterre. En voici la Defcription, telle qu'on la trouve dans un Auteur contemporain. " Un Orphee jouant de fa Lyre "entra fur le Theatre, fuivi d'un "Chien, d'un Mouton, d'un Chameau, "d'un Ours & de plufieurs "Animaux fauvages, lefquels "avoient delaiffe leur nature farouche "& cruelle, en l'oyant "chanter, & jouer de fa Lyre. "Apres vint Mercure qui pria "Orphee de continuer les doux "airs de fa Mufique, l'affurant "que non - feulement les betes "farouches, mais les Etoiles du "Ciel, danferoient au fon de fa "voix. "Orphee, pour contenter Mercure,"recommenca fes chanfons. "Auffi - tot on vit que les "Etoiles du Ciel commencerent "a fe remuer, fauter, danfer; "ce que Mercure regardant, & "voyant Jupiter dans une nue, "il le fupplia de vouloir tranfformer "aucunes de ces Etoiles en "des Chevaliers, qui euffent ete "renommes en amours pour leur "conftante fidelite envers les Dames. "A l'inftant, on vit plufieurs "Chevaliers dans le Ciel tous "vetus d'une couleur de flammes, "tenant des lances noires, lefquels "ravis auffi de la Mufique "d'Orphee, lui en rendirent une "infinite de louanges. "Mercure alors fupplia Jupiter "de transformer auffi les autres "Etoiles en autant de Dames "qui avoient aime ces Chevaliers. "Incontinent, ces Etoiles changees "en autant de Dames furent "vues vetues de la meme couleur "que leurs Chevaliers. "Mercure voyant que Jupiter "avoit oui fes prieres, le fupplia "de permettre que toutes ces "ames celeftes de Chevaliers avec "leurs Dames defcendiffent en "terre, pour danfer a ces noces "Royales. "Jupiter lui accorda encore "cette requete, & les Chevaliers "& leurs Dames defcendant des "nues fur le Theatre au fon de "plufieurs Inftrumens danferent "divers Ballets; ce qui fut la fin "de cette belle Moralite. Quel monftre qu'une pareille compofition! Comment ne pas regretter les depenfes exceffives qu'elle a du couter? Ce n'eft pas cependant par le defaut d'imagination qu'elle peche. Il en falloit, pour la combiner, & il y a de I'efprit & de la galanterie dans la maniere dont le denouement eft tourne vers l'objet principal de la Fete; mais quelle barbarie dans le deffein! quelle bifarrerie dans les tableaux! quelle puerilite dans les moyens! quel defaut d'agremens, de graces, de convenance dans tout l'ouvrage! Sans le gout, meme avec du talent, il ne faut rien entreprendre dans les Arts. On fait prefque tout avec cette partie delicate de l'efprit, & on ne fait rien fans elle. C'eft un fentiment vif, prompt & sur, qui met tout a fa place & qui ne peut rien fupporter dans le lieu ou il ne doit point etre. Il menage les contraites, evite les contradictions, ecarte les idees baffes, dedaigne les petits details,rejetteles moyens frivoles ou gigantefques, n'adopte que les vues fines, les plans nobles, les idees juftes. Le Souverain qui fcait bien choifir, pour imaginer, arranger & conduire une Fete d'eclat, diminue quelquefois de moitie fa depenfe, & double toujours fa gloire. Livre Second CHAPITRE I. Des Ballets Ambulatoires CE n'eft pas feulement au Theatre, que la Danfe a forme le fond d'un grand Spectacle. Des Fetes confacrees par la piete, autorifees par l'ufage, & rendues auguftes par le motif qui les fait celebrer l'ont fait employer encore de la maniere la plus folemnelle dans des occafions particulieres. Les Portugais imaginerent autrefois, & ont depuis mis fouvent en pratique des Ballets Ambulatoires , dont l'appareil, la pompe, la nagnificence ne le cedent en rien aux Spectacles que nous venons de decrire. La premiere idee leur en eft venue des Tyrrheniens; & l'antiquite a donne a ce genre le nom de pompe Tyrrhenique * . La mer, le rivage, les rues, les places publiques, font les Theatres fur lefquels on fait voir fucceffivement ces reprefentations. Je crois qu'on ne fera pas fache d'en trouver ici une defcription exacte, & je vais, pour cette raifon, en rapporter deux des plus celebres. On donna l'un de ces Baltets Ambulatoires a l'occafron de la Canonifation du Cardinal Charles Borromee, qui fous le Pontificat de Pie IV. avoit ete Protecteur du Portugal * . A trois mille du Port de Lifbonne, fur le pont d'un gros vaiffeau orne de voiles de differentes couleurs, de banderolles, de cordages de foye, on avoit eleve un fuperbe baldaquin d'etoffe d'or, fous lequel on avoit place l'image du Cardinal Protecteur. On fuppofoit, qu'il venoit, pour la feconde fois, prendre la protection du Royaume. Ainfi tous les vaiffeaux du port magnifiquement appareilles vinrent jufqu'a cet endroit a fa rencontre, lui rendirent les honneurs de la mer, & toute cette Flotte vogua enfuite en bon ordre jufqu'a la Rade de Lisbonne, ou elle entra au bruit de toute l'artillerie de la Ville. Les Chaffes de faint Vincent, & de faint Antoine de Padoue * furent portees en pompe jufqu'au Port. On feignoit que ces deux principaux Patrons du Portugal alloient en recevoir le Protecteur. Les Chaffes de ces deux Saints portees par les Grands de l'Etat, etoient fuivies de tous les corps Ecclefiaftiques, qui au moment du debarquement recurent l'image de Charles, avec les tranfports de la plus vive joie, & au bruit du Canon de la Ville & des Vaiffeaux. L'Image fut placee tout de fuite fur un riche brancard & entouree, en des pofitions fubalternes, de toutes les Images des autres Saints particulierement honores en Portugal: elles etoient toutes portees fur des brancards dores, ornes de feftons, de banderolles, & de beaucoup de pierreries. La Marche alors commenca: elle fut compofee des differens corps Religieux, des Ecclefiaftiques, de toute la Nobleffe & d'une foule inombrable de Peuple. Quatre Chars d'une grandeur extraordinaire etoient diftribues entre tous ces differens Etats. Le premier reprefentoit le Palais de la Renommee; le fecond, la ville de Milan; le troifieme, le Portugal; le quatrieme, l'Eglife. Autour de chacune de ces machines roulantes, des troupes de Danfeurs executoient au fon des plus eclatantes Symphonies, les actions celebres du Saint, & ceux qui etoient autour du Char de la Renommee fembloient par leurs attitudes aller les apprendre a tous les Peuples du monde. Cette pompe paffa du Port dans la Ville, fous plufieurs Arcs de triomphe. Les rues etoient parees de Tapifferies les plus riches; la terre etoit jonchee de Fleurs. Sur des Theatres eleves en plufieurs quartiers de la Ville, on voyoit executer des Danfes vives fur des Symphonies qui exprimoient l'allegreffe publique: dans tous les detours des rues, une foule d'Inftrumens de toutes les efpeces etoient repandus fur des echaffauts. fauts. On etala dans cette Fete, des richeffes immenfes. L'Image feule du nouveau Saint fut enrichie de plus d'un million de pierreries. La Beatification d'Ignace de Loyola donna lieu au fecond Ballet de ce genre, qu'on fe propofe de rapporter. "Le 31. * Janvier (1610.) "apres l'Office folemnel du matin "& du foir, fur les quatre "heures apres midi, deux cens "Arquebufiers fe rendirent a la "porte de Notre-Dame de Lorrette, "ou ils trouverent une machine "de bois d'une grandeur "enorme qui reprefentoit le cheval "de Troy. "Ce Cheval commenca deslors Tome II F * "a fe mouvoir par de fecrets "refforts, tandis qu'autour de ce "Cheval fe reprefentoient en Ballets les principaux evenemens "de la guerre de Troye. "Ces reprefentations durerent "deux bonnes heures, apres quoi "on arriva a la place Saint-Roch "ou eft la Maifon Profeffe des "Jefuites. "Une partie de cette Place reprefentoit "la ville de Troye avec "fes tours & fes murailles. Aux "approches du Cheval, une partie "des murailles tomba. Les "foldats Grecs fortirent de cette "machine, & les Troyens de "leur Ville, armes & couverts "de feux d'artifice avec lefquels "ils firent un combat merveilleux. "Le Cheval jettoit des feux "contre la Ville; la Ville contre "le Cheval; & l'un de plus beaux "fpectacles fut la decharge de de dix-huit Arbres tous charges "de femblables feux. "Le lendemain, d'abord apres "le dine, parurent fur Mer au "quartier de Pampuglia, quatre "Brigantins richement pares, "peints & dores, avec quantite "de banderolles & de grands "choeurs de Mufique. Quatre "Ambaffadeurs, au nom des quatre "Parties du Monde, ayant "appris la Beatification d'Ignace "de Loyola, pour reconnoitre "les bienfaits que toutes les Parties "du Monde avoient recus "de lui, venoient lui faire "mage, "& lui offrir des prefens, "avec les refpects des Royaumes "& des Provinces de chacune de "ces Parties. "Toutes les Galeres & les F ij "Vaiffeaux du Port faluerent ces "Brigantins. Etant arrives a la "place de la Marine, les mbaffadeurs "defcendirent, & monterent "en meme-tems fur des "Chars fuperbement ornes, &, "accompagnes de trois cens Cavaliers, "s'avancerent vers le "College, precedes de plufieurs "Trompettes. "Apres quoi des Peuples de "diverfes Nations, vetus a la maniere de leurs Pais, faifoient un "Ballet tres-agreable, compofant "quatre Troupes ou Quadrilles, "pour les quatre Parties du Monde. "Les Royaumes & les Provinces, "reprefentes par autant de "Genies marchoient, avec ces "Nations; & les Peuples differens, "devant les Chars des "Ambaffadeurs de l'Europe, de "l'Afie, de l'Afrique, & de l' Amerique, "dont chacun etoit efcorte "de foixante - dix Cavaliers. "La Troupe de l'Amerique "etoit la premiere, & entre "fes Danfes elle en avoit une "plaifante de jeunes Enfans deguifes "en Singes, en Guenons, "& en Perroquets. Devant le "Char etoient douze Nains montes "fur des Haquenees: le Char "etoit tire par un Dragon. "La diverfite & la richeffe des "habits ne faifoient pas le moindre "ornement du Ballet & de "cette Fete, quelques-uns ayant "pour plus de deux cens mille "ecus de pierreries. F iij CHAPITRE II. Des Fetes de la Cour de France, depuis 1560. jusqu'en l'annee 1610. I Es Tournois, & les Carroufels, ces Fetes guerrieres & magnifiques avoient caufe a la Cour de France en l'annee 1559. un evenement trop tragique, pour qu'on put fonger a les y faire fervir fouvent dans les rejouiffances folemnelles. Ainfi les Bals, les Mafcarades, & fur-tout les Ballets qui n'entrainoient apres eux aucun danger, & que la Reine Catherine de Medicis avoit connus a Florence, furent pendant plus de cinquante ans, la reffource de la galanterie & de la magnificence Francoife * . L'aine des enfans de Henri II. ne regna que dix-fept mois. Il en couta peu de foins a fa mere, pour le diftraire du Gouvernement que fon imbecillite le mettoit hors d'etat de lui difputer; mais le caractere de Charles IX. Prince fougueux qui joignoit a quelque efprit un penchant naturel pour les beaux Arts, tint dans un mouvement continuel l'adreffe, les reffources, la politique de la Reine. Elle imagina Fetes fur Fetes, pour lui faire perdre de vue fans ceffe le feul objet dont elle auroit du toujours l'occuper. Henri III. devoit tout a fa Mere & il n'etoit point naturellement ingrat. Il avoit la pente la plus forte au libertinage, un gout exceffif pour le plaifir, l'efprit leger, le coeur gate, l'ame foible. Catherine profita de cette vertu & de ces vices pour arriver a fes fins. Elle mit en jeu, les Feftins, les Bals, les Mafcarades, les Ballets, les Femmes les plus belles, les Courtifans les plus libertins. Elle endormit ainfi ce Prince malheureux fur un trone entoure de precipices. Sa vie ne fut qu'un long fommeil embelli quelquefois par des images riantes, & trouble plus fouvent par des fonges funeftes. Pour remplir l'objet que je me propofe ici, je crois devoir choifir, parmi le grand nombre de Fetes qui furent imaginees durant ce regne, celles qu'on donna en 1581. pour le Mariage du Duc de Joyeufe & de Marguerite de Lorraine belle-foeur du Roi. En retracant l'idee de la galanterie de ce tems, elles font voir que la Danfe fut un art connu des Francois, avant tous les autres, comme il l'avoit ete autrefois des Grecs & des Romains. Je ne fais au refte, que copier d'un Hiftorien * contemporain les details que je vais ecrire. "Le Lundi dix-huit Septembre "1581. le Duc de Joyeufe & "Marguerite de Lorraine Fille "de Nicolas de Vaudemont foeur "de la Reine, furent fiances en "la Chambre de la Reine, & le "Dimanche fuivant, furent maries "a trois heures apres midi en "la Paroiffe de Saint-Germain de "l'Auxerrois. "Le Roi mena la Mariee au "Mouftier fuivie de la Reine, "Princeffes & Dames tant richement "vetues, qu'il n'eft memoire "en France d'avoir vu chofe fi "fomptueufe. Les habillemens du "Roi & du Marie etoient femblables, "tant couverts de broderies, "de perles, pierreries, "qu'il n'etoit poffible de les eftimer; "car tel accoutrement y "avoit qui coutoit dix mille ecus "de facon; & toutes fois, aux "dix-fept Feftins qui de rang & "de jour a autre, par ordonnance "du Roi, furent faits depuis "les Noces, par les Princes & "Seigneurs parens de la Mariee "& autres des plus grands de la "Cour, tous les Seigneurs & "Dames changerent d'accoutremens, "dont la plupart etoient "de toile & drap d'or & d'argent "enrichis de broderies & de "pierreries en grand nombre & "de grand prix. "La depenfe y fut fi grande, "y compris les Tournois, Mafcarades, "Prefens, Devifes, Mufique, "Livrees, que le bruit "etoit que le Roi n'en feroir pas "quitte pour douze cens mille"ecus * "Le Mardi 18. Octobre, le "Cardinal de Bourbon fit fon F vj "Feftin de Noces en l'Hotel de "fon Abbaye Saint-Germain des "Pres, & fit faire a grands frais, "fur la riviere de Seine, un grand "& fuperbe appareil d'un grand "Bac accomode en forme de Char "triomphant, dans lequel le Roi, "Princes, Princeffes & les Maries "devoient paffer du Louvre "aux Pre-aux-Clercs, en pompe "moult folemnelles, car ce beau "Char triomphant, devoit etre "tire par-deffus l'eau, par d'autres "batteaux deguifes en Chevaux "Marins, Tritons, Dauphins, "Baleines & autres monftres "Marins en nombre de vingtquatre, "en aucuns defquels "etoient portes a couvert au ventre "defdits monftres, Trompettes, "Clairons, Cornets, Violons, "Hautbois, & plufieurs "Muficiens d'excellence, meme "quelques de feux Artificiels, "qui pendant le trajet "devoient donner maints paffetems, "tant au Roi qu'a 50000. "perfonnes qui etoient fur le rivage; "mais le myftere ne fut "pas bien joue, & ne put-on faire "marcher les Animaux ainfi "qu'on l'avoit projette, de facon "que le Roi ayant attendu depuis "quatre heures du foir jufqu'a "fept aux Thuilleries, le mouvement "& acheminement de ces "animaux, fans en appercevoir "aucun effet; depite, dit, qu'il "voyoit bien que c'etoient des betes "qui commandoient a d'autres betes; "& etant monte en Coche "s'en alla avec les Reines & toute "la fuite, au Feftin qui fut le plus "magnifique de tous; nommement "en ce que ledit Cardinal "fit reprefenter un Jardin artificiel "garni de fleurs & de fruits, "comme fi c'eut ete en Mai, ou "en Juillet & Aout. "Le Dimanche 15. Octobre, "Feftin de la Reine dans le Louvre, "& apres le Feftin le Ballet "de Circe & de fes Nymphes. Le triomphe de Jupiter & de Minerve etoit le fujet de ce Ballet, qui fut donne fous le titre de Ballet comique de la Reine. Il fut reprefente dans la grande falle de Bourbon, par la Reine, les Princeffes, les Princes, & les plus grands Seigneurs de la Cour. Il commenca a dix heures du foir, & ne finit qu'a trois heures apres minuit. Balthafar de Beaujoyeux * fut l'inventeur du fujet, & en difpofa toute l'ordonnance. Il en communiqua le plan a la Reine qui l'approuva; mais le peu de tems qui reftoit ne lui permettant point de fe charger des Recits, de la Mufique & des Decorations; la Reine, a fa priere, commanda a la Chenaye Aumonier du Roi de faire les Vers; Beaulieu Muficien de la Reine eut ordre de compofer la Mufique; & Jacques Patin Peintre du Roi fut charge des Decorations. "Le Lundi 16. en la belle & "grande Lice dreffee & batie au "Jardin du Louvre, fe fit un "combat de quatorze blancs contre "quatorze jaunes a huit heures "du foir aux flambeaux. "Le Mardi I7. autre combat, "a la Pique, a l'eftoc, au troncon "de la Lance, a pied & a "cheval; & le Jeudi 19. fut fait "le Ballet des Chevaux, auquel "les Chevaux d'Efpagne, Courfiers "& autres en combattant "s'avancoient, fe retournoient "contournoient au fon & a la cadence "des Trompettes & "Clairons, y ayant ete dreffes cinq mois "auparavant. "Tout cela fut beau & plaifant "; mais la grande excellence "qui fe vit les jours de Mardi & "Jeudi, fut la Mufique de voix "& d'inftrumens la plus harmonieufe "& la plus deliee qu'on "ait jamais ouie ( on la devoit au "gout & aux foins de Baif ) furent "auffi les feux artificiels qui brillerent "avec effroyable epouvantement "& contentement de toutes "perfonnes fans qu'aucun en "fut offenfe. La partie eclatante de cette Fete qui a ete faifie par l'Hiftorien que j'ai copie, n'eft pas celle qui meritoit le plus d'eloges. Il y en eut une qui lui fut tres-fuperieure & qui ne l'a pas frappe. La Reine & les Princeffes qui reprefentoient dans le Ballet les Nayades & les Nereides, terminerent ce fpectacle par des prefens ingenieux qu'elles offrirent aux Princes & Seigneurs, qui fous la figure de Tritons avoient danfe avec elles. C'etoient des Medailles d'or gravees avec affez de fineffe pour le tems. Peut-etre ne fera-t-on pas fache d'en trouver ici quelques-unes. Celle que la Reine offrit au Roi reprefentoit un Dauphin qui nageoit fur les flots: ces mots etoient graves fur le revers: Delphinum ut Delphinem rependat . Ce qui veut dire: Je vous donne un Dauphin, & i'en attends un autre. Madame de Neversen donnaune au Duc de Guife, fur laquelle etoit grave un Cheyal - Marin, avec ces mots: Adversus femper in hoftem . Pret a fondre fur l'ennemi. Il y avoit fur celle que M. de Genevois recut de Madame de Guife un Arion avec ces paroles: Populi super at prudentia fluctus . Le peuple en vain s'emeut; la prudence l'appaife. Madame d'Aumale en donna une a M. de Chauffin, fur laquelle etoit gravee une Baleine, avec cette belle maxime: Cui sat nil ultra . Avoir affez, c'eft avoir tout. Un Phyfites, qui eft une efpece d Orque ou de Baleine, etoit reprefente fur la Medaille que Madame de Joyeufe offrit au Marquis de Pons, ces mots lui fervoient de devife: Sic famam jungere fame . Si vous voulez pour vous fixer la renommee, Occupez toujours fes cent voix. Le Duc d'Aumale recut un Triton tenant un Trident & voguant fur les flots irrites. Ces trois mots etoient graves fur le revers: Commovet & fedat . Il les trouble & les calme. Une branche de Corail fortant de l'eau etoit gravee fur la Medaille que Madame de l'Archant prefenta au Duc de Joyeufe. Elle avoit ces mots pour devife: Eadem natura remansit . Il change en vain; il eft le meme. Ainfi la Cour de France troublee par la mauvaife politique de la Reine, divifee par l'intrigue, dechiree par le fanatifme, ne ceffoit point cependant d'etre enjouee, polie & galante. Trait fingulier & de caractre, qui feroit fans doute une forte de merite, fi le gout des plaifirs, fous un Roi effemine * , n'y avoit ete pouffe jufqu'a la licence la plus effrenee ** ; ce qui eft toujours une tache pour le Souverain, une fletriffure pour les Courtifans, & une contagion funefte pour le Peuple. CHAPITRE III. Suite du Precedent HEnri IV. avoit ete eleve dans un Pais ou l'on danfe en naiffant. Il ne fut queftion , dit le Duc de Sulli dans fes Memoires * , pendant tout le tems du sejour de ce Prince en Bearn, que de rejouiffances & de galanteries. Le gout de Madame foeur du Roi pour ces divertiffemens lui etoit une reffource inepuifable. J'appris aupres de cette Princeffe , continue Sulli, le metier de Courtifan dans lequel i'etois fort neuf. Elle eut la bonte de me mettre de toutes fes parties; & je me fouviens, qu'elle voulut bien m' apprendre elle-meme le pas d'un Ballet qui fut execute avec beaucoup de magnificence . Auffi la Danfe fut-elle un des amufemens favoris de Henri IV. Il fembloit trouver dans les charmes de cet exercice, lorfqu'il fut parvenu au trone, le dedommagement d'une partie des travaux qu'il lui avoit coute a conquerir. Sulli, le grave Sulli * , etoit l'ordonnateur des Spectacles qui amufoient ce bon Prince; mais il les lui offtoit en Miniftre Philofophe, & Henri IV. les recevoit en grand Roi. On lui annonca un jour, pen dant une de ces Fetes, la prife d'Amiens par l'armee Efpagnole. Ce coup eft du Ciel , dit-it, c'eft affez fait le Roi de France: il eft tems de faire le Roi de Navarre; & fe retournant du cote de la belle Gabrielle, qui, comme lui, portoit les habits de la Fete, & qui fondoit en larmes, il lui dit: Ma Maitreffe, il faut quitter nos armes, & monter a cheval, pour faire une autre guerre . Le jour meme en effet, il raffembla quelques Troupes, marcha a Amiens avec elles, & le premier. Les grands Rois donnent toujours leur ton aux Cours meme des autres Rois. On danfa dans tous les Etats de l'Europe, parce que cet exercice etoit a la mode a la Cour de Henri IV. Je trouve dans les Memoires du tems, qu'on y executa plus de quatre-vingts grands Ballets, depuis 1689. jufqu'en 1610. beaucoup de Bals magnifiques, & un tres - grand nombre de Mafcarades fort fingulieres. Ce bon Roi * avoit une forte de de paffion pour ce genre d'amufement. Peut-etre eft-ce durant fon Regne, que les Francois ont le plus danfe, & qu'ils fe font le mieux battus. CHAPITRE IV. Des Bals UN Tableau de Philoftrate * , nous reprefente Comus dans un Salon eclaire avec autant de gout que de magnificence. Un chapeau de rofes orne fa tete; fes traits font animes de vives couleurs, la joie eft dans fes yeux, le fourire eft fur fes levres. Tome II . G * Ennivre de plaifirs, chancelant fur fes pieds, il paroit fe foutenir a peine de la main droite fur un epieu. Il porte a la gauche un flambeau allume qu'il laiffe pencher nonchalamment, afin qu'il brule plus vite . * Le parquet du Salon eft jonche de fleurs: quelques Perfonnages du Tableau font peints dans des attitudes de danfe: quelques autres font encore ranges autour d'une Table proprement fervie; mais le plus grand nombre eft place avec ordre fous une Tribune dans laquelle on decouvre une foule de Joueurs d'Inftrumens, qu'on croit entendre. C'eft un Bal en forme, auquel Comus prefide. Le gout moderne ne produit rien de plus elegant. Comus, en effet, eft regarde comme l'Inventeur de toutes les Danfes, dont les Grecs & les Romains embellirent leurs Feftins. Elles furent d'abord, comme les Intermedes de ces repas que la joie & l'amitie ordonnoient dans les familles. Bientot le plaifir, la bonne chere & le vin donnerent une plus grande etendue a cet amufement. On quitta la table, pour fe livrer entierement a la Danfe. Les familles s'unirent, pour multiplier les Acteurs & le plaifir; mais l'Affemblee en devenant plus nombreufe, prit un air de Fete, dont les egards, la bienfeance & l'orgueil s'etablirent bientot les arbitres fupremes. Des-lors, les jeux rians de Bacchus, la gayete des Feftins, la liberte qu'infpirent le vin & la bonne chere; ce defordre aimable G ij qui prefidoit aux Danfes inventees par Comus difparurent, pour faire place au ferieux, au bon ordre, a la dignite des Bals de ceremonie. Nous trouvons leur ufage etabli dans l'Antiquite la plus reculee; & il n'eft point etonnant, qu'il fe foit conferve jufqu'a nous. La Danfe fimple, celle qui ne demande que quelques pas, les graces que donnent la bonne education & un fentiment mediocre de la mefure, fait le fond de cette forte de Spectacle; & dans les occafions folemnelles, il eft d'une reffource aifee, qui fupplee au defaut d'imagination. Un Bal eft fitot ordonne, fi facilement arrange: il faut fi peu de combinaifons dans l'E fprit, pour le rendre magnifique: il nait tant d'hommes communs, & on en voit fi peu qui foient capables d'inventer des chofes nouvelles, qu'il etoit dans la nature, que les Bals de ceremonie une fois trouves fuffent les Fetes de tous les tems. Ils fe multiplierent en Grece, a Rome & dans l'Italie. On y danfoit froidement des Danfes graves. On n'y paroiffoit qu'avec la parure la plus recherchee: la richeffe, le luxe y etaloient avec dignite une magnificence monotone. On n'y trouvoit alors, comme de nos jours, que beaucoup de pompe fans art, un grand fafte fans invention, l'air de diffipation fans gayete. C'eft dans ces occafions, que les Perfonnages les plus refpectables fe faifoient honneur d'avoir cultive la Danfe dans leur jeuneffe. Socrate eft loue des Philofophes qui ont vecu apres lui, de G iij ce qu'il danfoit, comme un autre, dans les Bals de ceremonie d'Athenes. Platon, le divin Platon merital leurblame, pour avoir refufe de danfer a un Bal que donnoit un Roi de Syracufe; & le fevere Caton, qui avoit neglige de s'inftruire, dans les premiers ans de fa vie, d'un art qui etoit devenu chez les Romains un objet ferieux, crut devoir fe livrer a cinquante-neuf ans, comme le bon M. Jourdain, aux ridicules inftructions d'un maitre a danfer de Rome * . Le prejuge de dignite & de bienfeance etabli en faveur de ces Affemblees, fe conferva dans toute l'Antiquite. Il paffa enfuite, dans toutes les conquetes des Romains, & apres la deftruction de l'Empire, les Etats qui fe formerent de fes debris, retinrent tous cette inftitution ancienne. On donna des Bals de ceremonie jufqu'au tems ou le genie trouva des moyens plus ingenieux, de fignaler la magnificence & le gout des Souverains; mais ces belles inventions n'aneantirent point un ufage fi connu; les Bals fubfifterent & furent meme confacres aux occafions de la plus haute ceremonie. Lorfque Louis XII. voulut montrer toute la dignite de fon rang, a la ville de Milan, il ordonna un Bal folemnel ou toute la Nobleffe fut invitee. Le Roi en fit l'ouverture; les Cardinaux de Saint-Severin & de Narbonne y danferent; les Dames les plus aimables y firent eclater leur gout, leur richeffe, leurs graces. G iv Phillippe II. alla a Trente en 1562. pendant la tenue du Concile. Le Cardinal Hercule de Mantoue qui y prefidoit en affembla les Peres, pour determiner la maniere dont le fils de l'Empereur Charles-Quint y feroit recu. Un Bal de ceremonie fut delibere a la pluralite des voix. Le jour fut pris; les Dames les plus qualifiees furent invitees, & apres un grand Feftin, le Cardinal de Mantoue ouvrit le Bal, ou le Roi Philippe & tous les Peres du Concile, dit le Cardinal Palavicin, dont j'emprunte ce trait Hiftorique, danferent avec autant de modeftie que de dignite. La decence, l'honnetete, la convenance de ces fortes de Fetes etoient au refte, dans ce tems, fi folemnellement etablies dans l'opinon des hommes, que l'amer Fra-Paolo dans fes declamations cruelles contre ce Concile, ne crut pas meme ce trait fufceptible de critique. La Reine Catherine de Medicis qui avoit des deffeins & qui n'eut jamais de fcrupules, egaya ces Fetes, & leur donna meme une tournure d'efprit qui y rappella le plaifir. Pendant fa Regence, elle mena le Roi a Bayonne, ou fa Fille Reine d'Efpagne, vint la joindre avec le Duc d'Albe que la Regente vouloit entretenir. C'eft-la, qu'elle deploya tous les petits refforts de fa politique vis-a-vis d'un Miniftre qui en connoiffoit de plus grands, & les reffources de la galanterie vis-a-vis d'une foule de Courtifans divifes, qu'elle avoit interet de diftraire de l'objet principal qui l'avoir amenee. G v Les Ducs de Savoye & de Lorraine, plufieurs autres Princes etrangers etoient accourus a la Cour de France, qui etoit auffi magnifique que nombreufe. La Reine qui vouloit donner une haute idee de fon adminiftration donna de Bal deux fois le jour, Feftins fur Feftins, Fete fur Fete. Voici celle ou je trouve le plus de variete, de gout & d'invention * . Dans une petite Ifle fituee dans la riviere de Bayonne & qui etoit couverre d'un bois de Haute-Futaye, la Reine fit faire douze grands Berceaux qui aboutiffoient a un Salon de forme ronde qu'on avoit pratique dans le milieu. Une quantite immenfe de Luftres de fleurs furent fufpendus aux Arbres, & on placa une Table de douze couverts dans chacun des Berceaux. La Table du Roi, des Reines, des Princes & des Princeffes du Sang etoit dreffee dans le milieu du Salon, en forte que rien ne leur cachoit la vue des douze Berceaux, ou etoient les Tables deftinees au refte de la Cour. Plufieurs Symphoniftes diftribues derriere les Berceaux & caches par les Arbres fe firent entendre, des que le Roi parur. Les Filles - d'honneur des deux Reines, vetues elegamment partie en Nymphes, partie en Nayades, fervirent la Table du Roi. Des Satyres qui fortoient du bois, leur apportoient tout ce qui etoit neceffaire pour le fervice. On avoit a peine joui quel ques momens de cet agreable coupd'oeil, G vj qu'on vit fucceffivement paroitre pendant la duree de ce Feftin, differentes troupes de Danfeurs & de Danfeufes reprefentant les habitans des Provinces voifines, qui danferent, les uns apres les autres, les Danfes qui leur etoient propres, avec les inftrumens & les habits de leur pays. Le Feftin fini,les Tables difparurent: des Amphitheatres de verdure, & un Parquet de gazon furent mis en place, comme par magie: le Bal de ceremonie commenca; & la Cour s'y diftingua par la noble gravite des Danfes ferieufes, qui etoient alors le fond unique de ces pompeufes Affemblees. Ces fortes d'embelliffemens aux Bals de ceremonie, leur ont donne quelquefois un ton de galanterie & d'efprit, qui a pu leur oter l'uniformite languiffante qui leur eft propre. Ceux de Louis XIV. furent magnifiques. Ils fe reffentoient de cet air de grandeur qu'il imprimoit a tout ce qu'il ordonnoit; mais il ne fut pas en fon pouvoir de les fauver de la monotonie. Il femble que la dignite foit incompatible avec cette douee liberte, qui feule fait naitre, entretient & fcait varier le plaifir. En lifant la Defcription, que je vais copier ici * , du Bal que donna Louis XIV. pour le Mariage de M. le Duc de Bourgogne, on peut croire avoir vu la Defcription de tous les autres. "On partagea, (dit l'Hiftorien"que je ne fais que "tranfcrire) en trois parties egales, la "Gallerie de Verfailles, par deux "Baluftrades dorees de quatre "pieds de hauteur. La partie du "milieu faifoit le centre du Bal. "On y avoit place une Eftrade de "deux marches, couverte des "plus beaux tapis des Gobelins, "fur laquelle on rangea dans le "fond des Fauteuils de velours "cramoifi, garnis de grandes "crepines d'or. C'eft-la que "furent places le Roi, le Roi & la "Reine d'Angleterre, Madame "la Ducheffe de Bourgogne, les "Princes & les Princeffes du "Sang. "Les trois autres cotes etoient "bordes au premier rang, de "Fauteuils fort riches pour les "Ambaffadeurs, les Princes & les "Princeffes etrangeres, les Ducs, "les Ducheffes & les grands "Officiers de la Couronne. "Dautres rangs de Chaifes derriere "ces Fauteuils etoient remplis "par des perfonnes de confideration "de la Cour & de la Ville. "A droite & a gauche du "centre du Bal etoient des "Amphitheatres occupes par la foule "des Spectateurs; mais pour "eviter la confufion, on n'entroit "que par un Moulinet, l'un apres "l'autre. "Il y avoit encore un petit "Amphitheatre fepare, ou etoient "places les vingt-quatre Violons "du Roi avec fix Hautbois & fix "Flutes douces. "Toute la Gallerie etoit "illuminee par de grands Luftres de "criftal & quantite de "Girandoles garnies de groffes. Bougies "Le Roi avoit fait prier par "Billets tout ce qu'il y a de "perfonnes les plus difting uees de l'un "& de l'autre fexe de la Cour & "de la Ville, avec ordre de ne "paroitre au Bal qu'en habits des "plus propres & des plus riches; "de forte que les moindres "habits d'hommes coutoient "jufqu'a trois a quatre cens "piftoles. Les uns etoient de velours "brode d'or & d'argent, & "doubles d'un brocard qui coutoit "jufqu'a cinquante ecus l'aune: "d'autres etoient vetus de drap "d'or ou d'argent. Les Dames "n'etoient pas moins parees: "l'eclat de leur pierreries faifoit "aux lumieres un effet admirable. "Comme j'etois appuye "(continue l' Auteur que je copie) fur "une Baluftrade vis-a-vis "l'Eftrade ou etoit place le Roi. Je "comptai que cette magnifique "Affemblee pouvoir etre "compofee de fept a huit cens "perfonnes, dont les differentes "parures formoient un Spectacle digne "d'admiration. "M. & Madame de Bourgogne "ouvrirent le Bal par une "Courante, enfuite Madame de "Bourgogne prit le Roi d'Angleterre, "lui la Reine d'Angleterre, elle "le Roi, qui prit Madame de "Bourgogne; elle prit "Monfeigneur, il prit Madame qui prit "M. le Duc de Berri. Ainfi "fucceffivement tous les Princes & "les Princeffes du Sang danferent "chacun felon fon rang. "M. le Duc de Chartres "aujourd'hui Regent y danfa un "Menuet & une Sarabande de fi "bonne grace * avec Madame la "Princeffe de Conti, qu'ils "s'attirerent "l'admiration de toute "la Cour "Comme les Princes & les "Princeffes du Sang etoient en "grand nombre, cette premiere "ceremonie fut affez longue, pour "que le Bal fit une paufe, "pendant laquelle des Suiffes precedes "des premiers Officiers de la "bouche apporterent fix Tables "ambulatoires fuperbement "fervies en ambigus, avec des "Buffets charges de toutes fortes de "rafraichiffemens, qui furent, "places dans le milieu du Bal, "ou chacun eut la liberte d'aller "manger & boire a difcretion "pendant une demi-heure. "Outre ces Tables "ambulantes, il y avoit une grande "Chambre a cote de la Gallerie qui etoit "garnie fur des gradins d'une "infinite de Baffins remplis de tout "ce qu'on peut s'imaginer, pour "compofer une fuperbe collation "dreffee d'une proprete "enchantee. Monfieur, & plufieurs "Dames & Seigneurs de la Cour "vinrent voir ces appareils & s'y "raffraichir pendant la paufe du "Bal. Je les fuivis auffi. Ils "prirent feulement quelques "Grenades, Cirrons, Oranges & "quelques confitures feches;mais "fitot qu'ils furent fortis tout fut "abandonne a la difcretion du "Public, & tout cet appareil fut "pille en moins d'un "demi-quartd'heure, pour ne pas dire dans "un moment. "Il y avoit dans une autre "Chambre deux grands Buffets "garnis, l'un de toutes fortes de "Vins, & l'autre de toutes fortes "de Liqueurs & d'Eau "raffraichiffantes. Les Buffets etoient "fepares par des Baluftrades, & "en dedans une infinite "d'Officiers du Gobelet avoient le foin "de donner, a qui en vouloit, "tout ce qu'on leur demandoit "pour raffraichiffemens, pendant "tout le tems du Bal qui dura "toute la nuit. Le Roi en fortit "a onze heures avec le Roi "d'Arigleterre, la Reine & les "Princes du Sang pour aller fouper. "Pendant toutle tems qu'il y fut "on ne danfa que des Danfes " graves & ferieufes , ou la bonne "grace & la nobleffe de la Danfe "parurent dans tout fon luftre. A cette gravite fil' on ajoute les embarras du ceremonial, la froide repetition des memes Danfes, les regles rigides etablies pour le maintien de l'ordre de ces fortes d'Affemblees, le filence, la contrainte, l'inaction de tout ce qui ne danfe pas; on trouvera que le Bal de ceremonie, eft de tous les moyens de fe rejouir, celui qui eft le plus propre a ennuyer. Il eft cependant arrive fouvent que la bifarrerie des circonftances l'a rendu le plaifir a la mode, au point qu'un Menuet danfe avec grace etoit feul capable de faire une grande reputation. Dom Juan d'Autriche Vice - Roi des Paysbas, partit expres en pofte de Bruxelles & vint a Paris incognito , pour voir danfer a un bal de ceremonie Marguerite de Valois, qui paffoit pour la meilleure danfeufe de l'Europe. CHAPITRE V. Des Bals Mafques ON s'ennuyoit a Rome dans les Bals de ceremonie, & on s'amufoit dans la celebration des Fetes Saturnales fous mille deguifemens differens. Le gout pour le plaifir fit bientot un feul de ces deux genres. On garda les Bals ferieux pour les occafions de grande reprefentation, & on donna des Bals mafques dans les circonftances ou l'on voulut rire. Les avantures que le Mafque fervoit, ou faifoit naitre, les caracteres divers de Danfe qu'il donnoit occafion d'imaginer, l'amufement des preparatifs, le charme de l'execution, les equivoques badines aufquelles l'incognito donnoit lieu, firent & devoient faire le fucces de cet amufement, qui tient autant a l'efprit qu'a la joie. Il a ete extremement a la mode pendant pres de deux cens ans, on a fur-tout donne des Bals mafques magnifiques durant le regne de Louis XIV. mais les Bals publics, dont je parlerai bientot, firent tomber tous les autres pendant la Regence, & la mode des premiers n'eft pas encore revenue. Les Grecs n'ont point eu ce genre, il femble entierement appartenir aux Romains. Mais ces derniers l'ont connu fort tard, & il paroit furprenant que les Mafques en ufage aux Theatres des uns & des autres n'en ayent pas plutot donne l'idee. La Danfe fimple eft le fond du Bal mafque, auffi bien que des Bals de parade. On l'y employe fans action; mais on lui a donne prefque toujours un caratere. Parmi les moyens d'amufement fans nombre que ce genre procure, il a des inconveniens & il a caufe des malheurs. Neron mafque indecemment couroit les rues de Rome pendant les nuits, tournoit en ridicule la gravite des Senateurs, & deshonoroit fans fcrupule les plus honnetes femmes de Rome. Dans un Bal Mafque que la Ducheffe de Berry donna aux Gobelins le 29. Janvier 1393. Ie Roi Charles VI. qui y etoit venu mafque en Sauvage, faillit a etre bru le vif par l'imprudente curiofite du Duc d'Orleans. Le Comte de Jouy & le Batard de Foix y perirent, le jeune Nantouillet ne fe fe fauva qu'en fe plongeant dans une cuve pleine d'eau, qu'un heureux hafard lui fit rencontrer. Mais les regles qu'on a etablies pour maintenir l'ordre, la paix & la surete dans ces fortes de plaifirs, en a banni prefque tous les dangers, & un peu de prudence dans le choix des Mafcarades peut aifement en prevenir tous les malheurs. CHAPITRE VI. Des Mascarades TRois efpeces de divertiffemens affez differens les uns des autres, ont ete connus fous le nom de Mafcarade. Le premier & le plus ancien etoit forme de quatre, huit, Tome II. H * douze & jufqu'a feize perfonnes, qui apres etre convenues d'un ou de plufieurs deguifemens, s'arrangeoient deux a deux ou quatre a quatre, & entroient ainfi mafques dans le Bal. Telle fut la Mafcarade en Sauvage du Roi Charles VI. & celle des Sorciers du Roi Henri IV. Les Mafques n'etoient affujettis a aucune loi, & il leur etoit permis de faire jouer les airs qu'ils vouloient danfer, pour repondre au caractere du deguifement qu'ils avoient choifi. La feconde efpece etoit une compofition reguliere. On prenoit un fujet ou de la Fable ou de l'Hiftoire. On formoit deux ou trois Quadrilles qui s'arrangeoient fur les caracteres ou fujet choifis, & qui danfoient fous ce deguifement les airs qui etoient relatifs a leur perfonnage. On joignoit a cette Danfe quelques Recits qui en donnoient les explications neceffaires. Jodelle, Pafferat, Baif, Ronfard, Benferade, fignalerent leurs talens en France dans ce genre, qui n'eft qu'un abrege des grands Ballets, & qui me paroit avoir pris naiffance a notre Cour. Il y en a une troifieme, qu'on imagina en 1675. qui tenoit auffi du grand Ballet, & qui, en allongeant la Mafcarade deja connue, ne fit autre chofe que d'en changer l'objet principal en fubftituant mal-adroitement le Chant a la Danfe. Cette efpece de compofition Theatrale retint tous les vices des autres, & n'etoit fufceptible d'aucun de leurs agremens. Tel eft le Carnaval mauvais Opera forme des Entrees de la Mafcarade du meme nom, compofee H ij par Benferade en 1668. que Lully augmenta de Recits en 1675. & qui reuffit a fon Theatre,parceque tout ce qu'il donnoit alors au Public etoit recu avec enthoufiafme. C'eft fur-tout a la Cour que la Mafcarade a ete fort en ufage. Ce n'etoit qu'un petit genre; mais il exigeoit de l'efprit, de la galanterie & du gout. Il n'en eft point avec ces parties qui ne foit digne d'eloges, & qui ne merite de trouver place dans l'Hiftoire des Arts. Les Mafcarades que les Rois Charles IX. Henri III. Henri IV. & Louis XIII. ont danfees font fans nombre. On en fit une chez le Cardinal Mazarin le 2. Janvier 1655. dont etoit Louis XIV. C'eft la premiere que le Roi ait danfee. Le Carnaval de Benferade, qu'on executa le 18. Janvier 1668. fut la derniere, ou ce Monarque Pere des Arts prit le Mafque. Il n'avoit pas encore trente ans. CHAPITRE VII. Des Bals publics LE nombre multiplie des Bals mafques pendant le regne de Louis XIV. avoit mis au conmencement de ce fiecle cet amufement a la mode. Les Princes faifoient gloire de fuivre l'exemple qu'avoit donne le Souverain. On vit au Palais - Royal & a Sceaux des Bals mafques ou regnerent le gout, l'invention, la liberte, l'opulence. L'Electeur de Baviere, le Prince Emanuel de H iij Portugal vinrent alors en France, & ils prirent le ton qu'ils trouverent etabli. L'un donna les plus belles Fetes a Surenne, l'autre a l'Hotel de Bretonvilliers. Une profufion extraordinaire de raffraichiffemens, les Illuminations les plus brillantes, & la liberte la moins contrainte firent l'ornement des Bals mafques qu'ils donnerent. Le Public en jouit;mais les Particuliers effrayes de la fomptuofite que tous ces Princes avoient repandue dans ces Fetes fuperbes, n'oferent plus fe procurer dans leurs maifons de femblables amufemens. Ils voyoient une trop grande diftance entre ce que Paris venoit d'admirer, & ce que leur fortune ou la bienfeance leur permettoit de faire. C'eft dans ces circonftances que M. le Regentfit un etabliffement, qui fembloit favorable au progres de la Danfe, & qui lui fut cependant tres - funefte. Par une Ordonnance du 31. Decembre 1715. les Bals publics furent permis trois fois la Semaine dans la falle de l'Opera. Les Directeurs firent faire une Machine * , avec laquelle on elevoit le Parterre & l'Orcheftre au niveau du Theatre. La Salle fut ornee de Luftres, d'un Cabinet de glaces dans le fond, de deux Orcheftres aux deux bouts & d'un Buffer de raffraichiffemens dans le milieu. La nouveaute de ce fpectacle, la commodite de jouir de tous les plaifirs du Bal fans foins, fans preparatifs, fans depenfe, donnerent a cet etabliffement un tel fucces, que dans un exces d'indulgence, que j'ai vu durer encore, on pouffa l'enthoufiafme jufqu'a trouver la falle belle, commode, & digne en tout du gout, de l'invention & de la magnificence Francoife. Bientot apres les Comediens obtinrent en faveur de leur Theatre une pareille permiffion. Leur peu de fucces les rebuta; leurs Bals cefferent, & l'Opera depuis a joui feul de ce privilege. Mais la Danfe qui fut l'objet, ou le pretexte de ces Bals publics, bien loin d'y gagner pour le progres de l'Art, y a au contraire tout perdu. Je ne parle ici que de la Danfe fimple, telle que les gens du monde l'apprennent & l'exercent. Les Bals etoient une efpece de Theatre pour eux ou il leur etoit glorieux de faire briller leur adreffe. Ceux de l'Opera ont fait tomber tous ceux des Particuliers, & on fcait qu'il n'eft plus du bon air d'y danfer. Les deux cotes de la falle font occupes par quelques Mafques obfcurs, qui fuivent les airs que l'Orcheftre joue. Tour le refte, fe heurte, fe mele, fe pouffe. Ce font les Saturnales de Rome qu'on renouvelle, ou le Carnaval de Venife qu'on copie. Que de reffources cependant ne feroit-il pas aife de trouver dans un etabliffement de cette efpece, & pour le progres de la Danfe & pour l'amufement du Public! Avec un peu de foin, une imagination mediocre, & quelque gout, on rendroit ce Spectacle le fonds & la reffource la plus sure de l'Opera, une ecole delicieufe de Danfe pour notre jeune Nobleffe, & un objet d'admiration conftante pour cette foule d'Etrangers, qui cherchent en vain dans l'etat ou ils le voyent, le charme qui nous le fait trouver fi agreable. On peut mettre au nombre des Bals publics ceux que la Ville de Paris a donnes dans les occafions eclatantes, pour fignaler fon zele & fon amour pour nos Rois ou pour celebrer les evenemens glorieux a la France. Dans ces circonftances les Illuminations, les Feftins, les Feux d'artifice, & les Bals ont ere prefque toujours la tablature qu'on a fuivie. On ne s'en eft ecarte que lorfque l'Hotel de Ville a ete gouverne par quelqu'un de ces hommes rares dont fes faftes s'honorent. Lorfque les Suiffes furent fur le point de venir en France, pendant le regne de Henri IV. pour renouveller leur Alliance, le Prevot des Marchands & les Echevins, qui dans cette occafion font dans l'ufage de les recevoir a l'Hotel de Ville & de les y regaler, trouverent fous leur main l'ancienne Rubrique, & en confequence ils deliberent un Feftin, & un Bal. Mais ils etoient fans fonds & its demanderent a Henri IV. pour fournir a cette depenfe la permiffion de mettre un Impot fur les Robinets des Fontaines. Cherchez quelque autre moyen , leur repondit ce bon Prince, qui ne soit point a charge a mon Peuple, pour bien regaler mes Allies. Allez Meffieurs , continua-t-il, il n'appartient qu'a Dieu de changer l'eau en vin . Feu M. Turgot auroit fait l'equivalent d'un pareil miracle,fans furcharger le Peuple, & fans importuner le Roi. Ce Magiferat que la pofterite, pour l'honneur de notre fiecle, mettra de niveau avec les hommes les plus celebres du fiecle de Louis XIV. * , fcut bien changer une cour irreguliere, en une falle de Bal la plus magnifique qu'on eut vue encore en Europe, & un edifice gothique, en un Palais des Fees. Tout profpere, tout s'embellit, tout devient admirable fous la main vivifiante d'un homme de genie. Fin du fecond Tome . TABLE DES MATIERES DU II. TOME. A A Ctions des hommes, leurs refforts, 39. Agamemnon , fujet de la difpute de Pylade & d'Hylas, 23. Maniere dont il eft reprefente par l'un & par l'autre, 24. Aglie (Philippe Comte d') 102. Amours d'Apollon & de Daphne, prem. Opera Italien, 80. Anciens , n'ont point connu le tems le plus convenable aux reprefentations du Theatre, 88. Antonin (Marc) 55. Ariane , Opera Italien, 81. Artiftes recompenfes ou punis a propos, . I Arts quand eft-ce qu'ils tombent, 50. Aubigne (d) 135. aux Notes . Augufte , fa politique, 1. protege les fpectacles de Danfe, 2. fon plan de gouvernement, aux Notes . protege Pylade & Batyle, 5. fe declare pour Batyle, 8. fin de fon regne, 11. fouffre l'infolence de Pylade, 18. comment fe fert des Spectacles, 27. Autriche (D. Juan d') 165. B. BAls, 145 & 173. leur origine, 146, leurs fucces, &c. 147, 148, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 161, 161, 162, 163, 164, 165. Bals Mafques , 166. - De l'Opera, 175. - De la Comedie Francoife, 176. - De la ville de Paris, 178. Baif (Jean-Antoine) 91, 137 & 171. Ballets , leur origine, 71. leurs efpeces, 80 83. leur divifion theatrale, 85. quand employes, 126 & 127, aux Notes . Ballet poetique, 89. - Allegorique, 95. - Bouffon, 103. - Ambulatoire, 115. - Moral, 95. - Des Proverbes, 84. - Des Plaifirs troubles, Id . - De la Curiofite, Id . - Des Poftures, Id . - De Biceftre, Id . - De la Nuit, Id . - Des Saifons, Id . - Des Ages, Id . - Des Cris de Paris, 85. - Des Pafferems du Carnaval, Id . - Du Gris de lin, 96. - De Circe, 134. - De Chevaux, 136. Batyle, 5 & fuiv . - Son caractere, 14. - Ses reffources pour plaire aux Grands, 15. - Cabale contre Pylade, 17. Batyliens & Pylxdiens , partis oppofes, 6. Baviere (l'Electeur de) 173. Bayonne (voyage de la Cour de France a) 133. Beaujoyeux (Balthazar de Beaujoyeux) 134 & 135. aux Notes . Beaulieu , 135. Benferade , 170, 171 & 172. Bergonce de Botta, fete qu'il donna a Galeas Duc de Milan, 73. Borromee (S Charles) Fete pour fa canonifation, 117. Bouffons Italiens, 108. Bourbon (le Cardinal de) 131. Briffac (le Marechal de) 135. aux Notes . Bal , fon origine, 146. comment s'etabliffent, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 164, 165, & 173. Bals mafques, 166. - De l'Opera, 175. - De la Comedie Francoife, 176. - De la ville de Paris, 178. C. CAbale du Theatre a Rome, 6. Caccini (Giulio) 80. Caligula rouvre les Theatres de Danfe a Rome, 32. Cardinal Monti & Montalto, 81. Carnaval (le) Opera 171. - Mafcarade, 172. & 173. - De Venife, 177. Carroufels , 126 & 127. aux Notes . Caton apprend a danfer, 150. Catherine de Medicis, 126, 127, 134, 135 & 140. Charles VI. mafcarade de ce Roi, 168. Charles IX. fon gour pour les Arts & fon caractere, 127 & 172. Cheval de Troye, 121. Confideration publique, ce que c'eft, 40. Comus , 145. inventeur des Danfes & des feftins, 146 & 147. Concile de Trente, 152, Corffi (Giacomo) 80. Courante (la) 161. D. D Anfe , 129. protegee par Augufte, 2. loix faites en fa faveur, 7. devient un plaifir defendu fous Tibere, 44. n'entre point dans le plan de l'Opera Italien, 82. Danfe , fimple, eft le fonds de tous les Danfe grave, 149 & 156. Danfe , etabliffement qui lui eft funefte, 175. le meme qui pourroit lui etre infiniment avantageux, 177. Danfeurs , deviennent Commenfaux des Romains, 48. Details fur Pylade & Batyle, II. D'Eftrees (Gabrielle), 143. 144. & 145. aux Notes. Decadance de l'Art & fes caufes, 44 & fuiv . Dignite incompatible avec la liberte, 157. Domitien chaffe les Danfeurs & les Philosophes de Rome, 134. fait maffacrer Paris & fon Eleve, 35. Duc d'Albe, 153. E. E Manuel , Prince de Portugal, 174. Entree . Voyez Ballet. Enthoufiafme , ce que c'eft, 6. Envie , moyens qu'elle employe contre les grands talens, 19 & fuiv . Efope & Rofcius , remplaces par Pylade & Batyle, 4. Euridice (L.) fecond Opera Italien, 81. F. F Amiliarite funefte aux gens a talens, 43 & 46. Fauftine , (l'Imperatrice) 55. Fetes de la Cour de Turin, 95 & 98. - Du Comte Palatin, du Rhin, 109. - De la Cour de France, 126. pour le mariage du Duc de Joyeufe, 129. pour le mariage de Galeas Duc de Milan, 73. Feres a Surefne, 174. - A l'hotel de Bretonvilliers, Id . - De la ville de Paris, 177, 178, 179 & 180. Foix (le Batard de) fa mort, 168. Fontaines (impot propofe fur les Robinets des) 179. Fra-Paolo, 153. Frivolite , reffource qu'elle procure aux Rois, II. G. G Aleas , Duc de Milan, fete a l'occafion de fon mariage, 73. Gardes des Spectacles, 30. Genie . Voyez Turgot . - Ce qu'il peut, 37. - Ce qu'il fait, 180. Gout , ce que c'eft, 114. Grands Seigneurs de Rome, 16. Gouvernement , fon influence fur les Arts, 52. H. H Enri II. Roi de France, fes enfans, 127. Henri III, 93, III, 128. & fuiv . 140. aux Notes , & 172. Henri IV. 141, 142, 143, 144, 145, 170, 172, 178 & 179. Hylas . Sa difpute avec Pylade, 21. maniere dont il reprefente Agamemnon, 24. difcours que lui adreffe Pylade, 25. eft fouette par ordre d'Augufte, 26. Honneurs accordes a la Danfe, 38. la familiarite des Grands perd l'Art, 46. I. I Gnace de Loyola (Saint) Ballers a l'occafion de fa Bearification, 121 & fuiv . Illufion , Theatrale, 87. Imitation , 88. Intermedes Italiens, 108. Jodelle , 171. Joui (le Comte de) fa mort, 168. Jour des lumieres, avantages qu'on pourroit en tirer au theatre, 88. L. L Achenaye (de) 135. Leon X. (le Pape) 94. Louis XII Roi de France, 151. Louis XIII. 172. Louis XIV. 157. grand Bal donne pour la Naiffance du Duc de Bourgogne, 158 & fuiv Bals mafques donnes fous fon regne, 164. autres particularites, 172, 173 & 180. Lully , 172. M. M Achines du Theatre, 82 & 87. Magie des Spectacles, 2. Mantoue (le Cardinal Hercule de) 152. Marguerite de Valois, fa reputation dans la Danfe, 165. Mafcarade , ce que c'eft, 169. ce genre appartient a la France, 171 & 172. Mafcarade des Sorciers & des Sauvages 170. Mafques des Pantomimes, 49 & 170. Mazarin (le Cardinal de) 172. Mecene . Voyez Batyle. Medailles pour le mariage du Duc du Joyeufe, 157. Medicis (Catherine de) 90 & 155. Bal qu'elle donne a Bayonne, 154. Mediocrite , ce qu'elle peut, 37. Merveilleux , 87. Monte Verte (Claude de) 81. Moralite (Ballets) 109. Moeurs , neceffaires dans les Artiftes, 51. Multitude , fans le fcavoir, fert l'envie, 19 & 20. N. N Antouillet , 168. Narbonne (le Cardinal de) danfe a Milan, 151. Neron exile les Pantomimes, 33. les rappelle, Id . fa conduite a l'egard des Spectacles, 168. Nuit , feul tems favorable aux Spectacles, 88. O. O Pera , fon origine, 73. comment recu en Italie, 81 & 82. Opera -Bouffon, 103, 104, 105, 106, 107, 108. Orgueil (l') s'unit avec l'envie contre les grands talens, 78. Orphee , 110, 111. 112. P. P Allavicin (le Cardinal) 152. Pantomimes , 6. troubles qu'ils occafionnent, 25. plus honores que les citoyens, 7. leur licence, 29, leurmalignite Id . exiles par Domitien, 34. rappelles apres fa mort, 35. Paris feduit la femme de Domitien, 34. eft maffacre, 35. Pafferat , 171. Patin (Jacques) Peintre, 135. Peuple revolte de l'exil de Pylade, 10. Philippe II. Roi d'Efpagne vient au Concile de Trente, 252. maniere dont il y eft recu, 153. Platon blame par les Philofophes, pour avoir refufe de danfer a un Bal, 150. Pline a loue Trajan mal a propos fur un point, 37. Politique . Quelle etoit celle d'Augufte, 5. Pompe Tyrrenique , ce que c'etoit, 116. & aux Notes . Portugal (les Ballets ambulatoires du) 115. Preuves de la perfection de la Danfe des Grecs & des Romains, 57, &c . Privileges accordes a la Danfe, 38 & fuiv . Pruffe , ce qu'elle etoit, 43. ce qu'elle eft, 44. Pylade , 5. eft fiffle, fe venge. Son difcours a Augufte, 6, 7, 8, 9. fuites de fon exil, 10. fon caractere. fait un livre fur la Danfe, 16. eft la victime des cabales, 17. jette fes fleches fur l'affemblee & fur l'Empereur, 18. fa difpute avec Hylas, 21. honneurs qui lui font accordes, 39. marques de confideration qu'il recoit 41. premier Danfeur de la terre, 46. Q. Q Uadrille , ce que c'eft, 85. R. R Egent (M. le) 161 & 174. Riari (le Cardinal) fon gout pour les Spectacles, 71, 91 & 94. Rinuccini (Ottavio) 80. Rois , reffources que leur procure la frivolite des hommes, 11. Romains , leur paffion pour les Spectacles publics, 2. Ronfard , fa pauvrete, 92 & 171. S. S Aillies , des fpectateurs Grecs & Romains, 65 & fuiv . Saint Severin (le Cardinal de) danfe dans un Bal, 151. Sapate , ce que c'eft, 101. & aux Notes . Savoye (Cour de) fa galanterie, 102. Saturnales , 177. Seigneurs de Rome, ce qu'ils eroient, 48. Sixte IV. (le Pape) 71. Spectacles , fecours qu'ils procurent aux Rois, 1. - de Danfes etablis & proteges par Augufte, ij. Spectacles anciens, moins attrayans que les nouveaux, 3. Socrate danfe, 149. Sully (le Duc de) 141, 142, 143, & aux Notes. Suiffes , difcours de Henry IV. au Prevot des Marchands a leur occafion, 179. Sulpicius , 32. T. T Eofilo (Giovanelli) 81. Theatres de Danfe fermes par Tybere, & rouverts par Caligula, 31. ne font qu'une ecole de diffolution, 33. Tirreniens . Voyez Pompe Tirenique . Tybere n'aimoit point les Arts, 28. dedaigne la fur-intendance des Spectacles, & ne la rend point aux Preteurs, 29. eft aigri des honneurs qu'on rend aux Pantomimes, 41. fait une loi pour les reftraindre, 42. Tournois , Spectacles dangereux, 126, 127 & aux Notes . Trajan fait fermer les Theatres des Pantomimes, 36. pouvoit mieux faire, 37. Turgot (feu M.) Prevot des Marchands de Paris, Con genie pour les grandes Fetes, 179. ce qu'il fit au Mariage de Madame Infante, 180. critique qu'on fit fur lui. Id. aux Notes . V. V Erite (la) cnnemie des apparences - Ballet moral, 98. - Vagabonde , Baller bouffon, 103. Vols litteraires, leur anciennete en France, 135 aux Notes . Vie du Baron de Fenefte, 135. aux Notes . Fin de la Table des Matieres du; Tome fecond . ERRATA DU TOME SECOND. Page 6. lig . 20. des deux, lifez des deux. Page 109. lig . 5. d'emouvoir, effacez le d' LA DANSE ANCIENNE ET MODERNE OU TRAITE'HISTORIQUE DE LA DANSE. Par M. DE CAHUSAC, de l'Academie Royale des Sciences & Belles-Lettres de Pruffe. TOME TROISIEME. A LA HAYE, Chez JEAN NEAULME. M. DCC. LIV. TRAITE HISTORIQUE DE LA DANSE. Livre Troisieme CHAPITRE I. Des Fetes dont la Danfe a ete le fond a la Cour de France, depuis l'annee 1610. jusqu'en l'annee 1643. ON pourroit comparer l'efpece particuliere d'hommes qui peuplent la Cour des Rois, aux differentes Tome III . A * parties qui compofent ces beaux cabinets de glaces, qu'a invente le luxe moderne. Ces grands trumeaux fi femblables les uns aux autres, que l'Art a divifes & qui les reunit, font roujours prets a recevoir & a rendre l'empreinte de la figure qui les frappe. Ils en deviennent la copie, la peignent, la repetent, la multiplient. Ils ne font rien par eux-memes. Ils n'exiftent que par elle & pour elle. Henri IV. joignoit a un bon efprit une galanterie cavaliere, & une gaiete franche. Tels parurent les Courtifans qui l'entouroient. La mauvaife fante de Louis XIII. le rendoit fombre. Sa Cour fut trifte. On fit en vain des efforts pour la fortir de l'exces de langueur dans laquelle elle etoit plongee. Le mal etoit incurable; parce que le principe fubfiftoit toujours. Il arriva alors ce qui arrive communement quand on cherche a fe defaire d'un defaut habituel, fans en attaquer la caufe. On le deguife pour un tems; ou, fi l'on s'en debarraffe, ce n'eft qu'en lui fubftituant un defaut contraire. Auffi ne ceffa-t-on d'etre trifte a la Cour de Louis XIII. que pour y defcendre jufqu'a une forte de joie baffe, pire cent fois que la trifteffe. Prefque tous les grands Ballets de ce tems qui etoient les feuls amufemens du Roi & des Courtifans, ne furent que de froides allufions, des compofitions triviales, des fonds miferables. La plaifanterie la moins noble, & du plus mauvais gout s'empara pour lors fans contradiction du Palais de nos Rois. On croyoit A ij s'y etre bien rejoui, lorfqu'on y avoit execute le Ballet de Maitre Galimathias, pour le grand Bal de la Douairiere de Billebahault a de son Fanfan de Sotteville . * On applaudiffoit au Duc de Nemours qui imaginoit de pareils fujets; & les Courtifans toujours perfuades que le lieu qu'ils habitent eftle feul lieu de la Terre ou le bon gout refide, regardoient en pitie toutes les Nations, qui ne partageoient point avec eux des divertiffemens auffi delicats. La Reine avoit propofe au Cardinal de Savoie, qui etoit pour lors charge en France des negociations de fa Cour, de donner au Roi une Fete de ce genre. La nouvelle s'en repandit, & les Courtifans en rirent. Ils trouvoient du dernier ridicule qu'on s'adreffat a de plats Montagnards, pour divertir une Cour auffi polie que l'etoit la Cour de France . On dit au Cardinal de Savoie les propos courans. Il etoit magnifique, & il avoit aupres de lui le Comte Philippe d'Aglie, dont j'ai deja parle. Il accepta avec refpect la propofition de la Reine, & il donna a Monceaux un grand Ballet, fous le titre de gli habitatori di monti * , ou les Montagnards . Le Theatre reprefentoit cinq grandes montagnes. On figuroit par cette decoration les monts venteux, les montagnes refonanres ou habitent les Echos, les monts ardens, les monts lumineux, & les montagnes ombrageufes. A iij Le milieu du Theatre reprefentoit le champ de la Gloire, dont tous les Habitans de ces cinq montagnes pretendoient s'emparer. La Renommee ridicule, celle qui fait les nouvelles de la canaille, vetue en vieille montee fur un ane & portant une trompette de bois * , fit I'ouverture du Ballet par un recit qui en expofa le fujet. Alors une des montagnes s'ouvrit, & un tourbillon de vents en fortit avec impetuofite. Les Quadrilles qui formoient cette entree etoient vetues de couleur de chair; tous ceux qui les compofoient portoient des moulins a vent fur la tere, & a la main des fouftlets, qui, agites, rendoient le fiflement des vents. La Nymphe Echo qui fit le recit de la feconde Entree amena les Habitans des montagnes refonantes. Ils portoient un tambour a la main, une cloche pour ornement de tete, & leurs habits etoient couvers de grelots de differens tons, qui formoient enfemble une harmonie gaie & bruyante. Elle s'ajuftoit a la mefure des airs de l'Orcheftre, en fuivant les mouvement cadances de la Danfe. Les Habitans des montagnes lumineufes firent la troifieme Entree. Ils etoient vetus de lanternes de diverfes couleurs & conduits par le menfonge. Ce perfonnage etoit caracterfe par une jambe de bois qui le faifoit clocher en marchant, par un habit compofe de A iv plufieurs mafques, & par une lanterne fourde * qu'il portoit a la main. La quatrieme Entree etoit compofee du Sommeil qui conduifoit les Habitans des montagnes ombrageufes. Les Songes agreables, les funeftes, & les plaifans le fuivoient, & ils danferent des pas ingenieux de ces divers caracteres. Dans ce moment, le fon des trompettes & des timballes fe fit entendre, & une femme modeftement paree defcendit des Alpes. Elle reprefentoit la veritable Renommee. Neuf Cavaliers richement vetus a la Francoife marchoient fur fes pas. Ils chafferent du Theatre les Quadrilles precedentes qui s'en etoient emparees, & la Renommee leur laiffa libre, apres fon recit, le champ de la Gloire. Des vers Italiens qu'elle fit pleuvoir en s'envolant, fur l'Affemblee, apprenoient que c'etoit a la fortune & a la valeur du Roi de France que la gloire veritable etoit due, & que fes ennemis n'en avoient que l'apparence. Le grand Ballet qui fut danfe par la Troupe lefte qui avoit fuivi la Renommee, exprimoit cette verite par un pas de joie noble & vive qui termina ce grand fpectacle. C'eft par cette galanterie ingenieufe que le Cardinal de Savoie fe vengea de la fauffe opinion que les Courtifans de Louis XIII. avoient pris d'une Nation fpirituelle & polie, qui excelloit A v depuis long-tems dans un genre, que les Francois avoient gate. Le Cardinal de Richelieu portoit dans tout ce qu'il faifoit l'amour du grand. Il le cherchoit dans les Arts, & il l'y auroit trouve peut - etre, s'il n'avoit pas ete entoure de talens mediocres, qu'il crut fuperieurs, parce qu'ils lui difoient fans ceffe qu'ill'etoit luimeme. La baffe plaifanterie, les danfes ridicules, les pas d'un comique groffier qui occupoient les Courtifans dans les Fetes d'eclat, devoient neceffairement lui deplaire; mais c'etoit moins par gout pour le bon, que par antipathie pour le bas. Il lui auroit ete impoffible de prendre le ton a la mode; mais il ne lui etoit pas aife d'en donner un meilleur. Il n'aimoit point Corneille, & il eftimoit Defmarets: c'eft-a-dire, qu'avec les parties precieufes d'un genie fuperieur pour le Gouvernement qu'il poffedoit a un degre eminent, il lui auroit fallu enco. re, pour pouvoir rendre les Arts floriffans, cette fineffe de difcernement, ce fentiment delicat du vrai, qui peuvent feuls apprecier avec une jufteffe prompte & sure les talens des Artiftes. L'efprit de ce grand homme fe refufoit au bas, & dans le meme tems il fe perdoit dans le Phebus. Le gout l'auroit arrete dans le milieu de ces deux extremites egalement vicieufes. On demele quel etoit fon penchant naturel pour le grand, & fon peu de jufteffe dans les chofes de pur agrement par le Ballet qu'il donna au Roi dans le Palais Cardinal le 7 Fevrier 1641: il eut pour titre la Profperite des Armes de la France . A vj On en publia le fujet avec cet avertiffement ampoule. "Apres "avoir recu tant de victoires du "Ciel, ce n'eft pas affez de "l'avoir remercie dans les "Temples; il faut encore que le "reffentiment de nos coeurs eclate "par des rejouiffances publiques. "C'eft ainfi que l'on celebre les "grandes Fetes. Une partie du "jour s'emploie a louer Dieu, & "l'autre aux paffe-tems "honnetes. Cet hyver doit etre une "longue Fete apres de longs "travaux. "Non - feulement le Roi & "fon grand Miniftre qui ont tant "veille & travaill a pour l'agrandiffement "de l'Etat, & tous ces "vaillans Guerriers qui ont fi "valeureufement execute fes nobles "deffeins doivent prendre du "repos & des divertiffemens; mais "encore tout le Peuple doit fe "rejouir, qui, apres fes "inquietudes dans l'attente des grands "fucces, reffent un plaifir auffi "grand des avantages de fon "Prince, que ceux meme qui "ont le plus contribue pour fon "fervice & pour fa gloire". L'Harmonie fit le recit du premier Acte, & l'Enfer s'ouvrit. L'Orguil, l'Artifice, le Meurtre, le Defir de regner, la Tyrannie & le Defordre formerent la premiere Entree, & Pluton fuivi de quatre Demons fit la feconde. La troifieme fut compofee de Proferpine & des trois Parques. On vit paroitre alors les Furies armees de leurs ferpens, dans le meme tems qu'un Aigle defcendoit des Nues, & que deux enormes Lions fortoient d'une horrible caverne. Les Furies approchent, touchent l'Aigle & les Lions, leur infpirent les fureurs dont elles font animees; l'Enfer fe referme & la Terre reparoit. Mars & Bellone, la Renommee & la Victoire danferent la cinquieme & la fixieme Entree. L'Hercule Francois qui parut dans ce moment au milieu de ces quatre perfonnages danfa la feptieme. Il fit difparoitre l'Aigle en le touchant d'une fleche, & il abbattit les Lions de deux coups de maffue. Le Ballet devint alors general, & ce pas termina le premier Acte. Le Theatre au fecond repre fentoit les Alpes couvertes de neiges, & l'Italie fur une de ces montagnes fit le recit. Apres qu'elle fe fut retiree, les Alpes s'ouvrirent. On vit dans l'eloignement la ville de Cazal, les retranchemens des Efpagnols, & le camp des Francois. Quatre Fleuves d'Italie qui appelloient ces derniers danferent la premiere Entree. Quatre Francois qui couroient a leur fecours firent la feconde. Quatre Efpagnols, apres avoir danfe la troifieme, fe retirent dans leurs retranchemens, ou les Francois les attaquent & les forcent. La Fortune les fuit, portant les Armes de la France, & fait la quatrieme Entree. Auffi-tot, & fans autre a propos, le Theatre change & reprefente Arras. On voit les Flamands avec des pots de bierre, qui viennent recevoir les Francois, & ceux-ci entrent dans la Ville, malgre les efforts des Efpagnols. Alors Pallas, Deeffe de la Prudence, paroit avec fa fuite ordinaire. Elle vient retirer quelques Francois du parti d'Efpagne, & fon Entree finit le fecond Acte. Le Theatre reprefente la mer environnee de rochers, & le recit de trois Sirenes commence le troifieme Acte. Il eft compofe de plufieurs Entrees de Nereides & de Tritons, apres lefquelles l'Amerique paroit fuivie de fes Peuples.Elle prefente fes trefors a l'Efpagne portee fur de riches Gallions qui couvrent la mer. Dans ce moment les Gallions Francois fe montrent. Ils voguent a pleines voiles contre ceux d'Efpagne, les attaquent, les combattent & les brulent. Le General Francois viccorieux debarque avec fes Troupes & les Maures qu'il a fait efclaves; & le troifieme Acte finit par cette Entree de Triomphe. Le Ciel s'ouvre au commencement de l'Acte quatrieme. Venus, l'Amour & les Graces qui en defcendent font le recit. Mercure, Apollon, Bachus & Momus accompagnes de leur cortege ordinaire danfent les premieres Entrees. L'Aigle, alors, & les Lions du premier Acte reparoiffent.Hercule fort du fond du Theatre pour les combattre; mais Jupiter defcend des Cieux. Il touche l'Aigle & les Lions, pour leur oter la fureur que les Eumenides leur a voit infpiree; il remet la maffue fur l'epaule d'Hercule, comme pour le prier de fe contenter de fes exploits, & il danfe enfuite la derniere Entree avec toutes les Divinites du Ciel qui l'accompagnoient. La Terre ornee de fleurs & de verdure formoit la decoration du cinquieme Acte. La Concorde fur une machine elegante & riche, entouree de fleurs & de fruits parut dans les airs, & fit le recit. L'Abondance, les Jeux, les Plaifirs, la Bonne-chere compofoient la premiere Entree. Les Rejouiffances populaires firent la feconde par des Danfes ridicules & des fauts perilleux. Cardelin, baladin fameux, y danfa fur la corde que des nuages cachoient aux yeux des Spectateurs. Son Entree fut fuivie de celles qu'executerent les a dreffes differentes du corps perfonnifiees, qui firent leurs exercices fur des rhinocerots. Plufieurs Admirateurs des conquetes du Roi danferent la derniere Entree avec la Gloire qui s'envola, & fe per dit dans les airs. C'eft par ce vol que fut termine ce bizarre Spectacle. "Quand je confidere (dit un "Auteur * qui avoit approfondi "cette matiere) que le fujet de "ce Ballet eft la prosperite des "Armes de la France , je cherche ce "fujet dans les Entrees des "Tritons, des Nereides, des Mufes, "d'Apollon, de Mercure, de "Jupiter, de Cardelin, des "Rhinocerots, &c." Cette compofition raffemble en effet tout le defordre d'une imagination auffi grande que dereglee, des idees nobles noyees dans un fatras d'objets pueriles & fans rapport, un defir exceffif d'attirer l'admiration, des recherches deplacees, de l'erudition fans graces, de la Poefie inutile, beaucoup de magnificence perdue, & pas la moindre etincelle de gout. On fit fervir a ce fpectacle les debris des decorations, des habits, des machines qu'on avoit employe l'annee precedente a la reprefentation de la Tragedie de Mirame * ; ouvrage fi peu fait pour reuffir, que tout le pouvoir du premier Miniftre ne fut pas affez fort pour l'empecher de tomber; mais qui, a le confiderer philofophiquement, fut cependant le premier fondement de notre Theatre. Les foins du Miniftere, fes depenfes, la conftruction d'une Salle nouvelle dans Paris firent comprendre a la Cour & a la Ville que les Spectacles publics, vus jufqu'alors avec affez d'indifference, meritoient fans doute quelque confideration; puifqu'ils occupoient la prevoyance, les foins, les follicitudes d'un Miniftre, que, malgre toute leur haine, ils etoient forces d'admirer. C'eft faire beaucoup en France pour un Art, que de lui donner aux yeux de la multitude un air d'importance, & telle eft la fuperiorite des hommes vraiment grands, que leurs defauts meme ont prefque toujours des cotes utiles. CHAPITRE II. Des Fetes du meme genre dans les autres Cours de l'Europe L'ITALIE etoit deja floriffante: les Cours de Savoie & de Florence avoient montre dans mille occafions leur magnificence & leur galanterie: Naples & Venife jouiffoient des Theatres publics de Mufique & de Danfe: l'Efpagne etoit en poffeffion de la Comedie: la Tragedie, que Pierre Corneille n'avoit trouvee en France qu'a fon berceau, s'elevoit rapidement dans fes mains jufqu'au fublime; notre Cour cependant, au milieu de fes triomphes & fous le miniftere d'un homme vraiment grand, dont une oeconomie bourgeoife ne borna jamais les depenfes, demeuroit plongee dans la barbarie du mauvais gout. Avec le quart des frais immenfes qu'on y employa pendant le Regne de Louis XIII. pour une multitude prefque innombrable de Spectacles dont elle ne fut pas plus egayee, & qui ne jetterent aucune forte de luftre fur la Nation, on auroit pu la rendre l'admiration de l'Europe. Il ne falloit que s'y fervir des hommes, que le genie & l'art mettoient en etat d'imaginer & de conduire ces Fetes continuelles, qu'on avoit veritablement envie de rendre eclatantes. La France fera toujours un terroir fertile en talens, lorfqu'on fcaura, je ne dis pas les cultiver; il fuffit de ne pas les y etouffer des leur naifface. L'honneur, qu'on me paffe le terme, y eft l'idole de la nation; & c'eft l'honneur qui fut toujours l'efprit vivifiant des talens en tout genre. Entre plufieurs perfonnages mediocres qui entouroient le Cardinal de Richelieu, il s'etoit pris de quelque amitie pour Durand, homme maintenant tout-a-fait inconnu, & que je n'arrache aujourd'hui a fon obfcurite, que pour faire connoitre combien les preferences ou les dedains des gens en place, qui donnent toujours le ton de leur tems, influent peu cependant fur l'avenir des Artiftes. Ce Durand, Courtifan fans talens d'un tres-grand Miniftre fans gouut, avoit imagine & conduit le le plus grand nombre des Fetes de la Cour de Louis XIII. Les Francois qui avoient du genie trouverent les acces difficiles & la place prife: ils fe repandirent dans les Pais Etrangers, & ils y firent eclater l'imagination, la galanterie & le gout qu'on ne leur avoit pas permis de deployer dans le fein de leur Patrie. La gloire qu'ils y acquirent rejaillit cependant fur elle; & il eft flateur encore pour nous aujourd'hui, que les Fetes les plus magnifiques & les plus galantes qu'on ait jamais donnees a la Cour d' Angleterre, ayent ete l'ouvrage des Francois. Le mariage de Frederic cinquieme Comte Palatin du Rhin avec la Princeffe d'Angleterre en fut l'occafion, & l'objet. Elles commencerent le premier jour Tome III . B* par des feux d'Artifice en action fur la Tamife. Idee noble, ingenieufe & nouvelle, qu'on a trop negligee, apres l'avoir trouvee, & qu'on auroit du employer toujours a la place de ces deffeins fans imagination & fans art, qui ne produifent que quelques etincelles, de la fumee, & du bruit. Ces Feux furent fuivis d'un Feftin fuperbe, dont tous les Dieux de la Fable apporterent les fervices, en danfant des Ballets formes de leurs divers caracteres * . Un Bal eclaire avec beaucoup de gout, dans des Salles preparees avec grande magnificence termina cette premiere nuit. La feconde commenca par une Mafcarade aux flambeaux, compofee de plufieurs troupes de Mafques a cheval. Elles precedoient deux grands chariots eclaires par un nombre immenfe de lumieres, cachees avec art aux yeux du Peuple, & qui portoient toutes fur plufieurs groupes de perfonnages, qui y etoient places en differentes pofitions. Dans des coins derobes a la vue par des toiles peintes en nuages, on avoit range une foule de Joueurs d'inftrumens. On jouiffoit ainfi de l'effet, fans en appercevoir la caufe, & l'harmonie alors a les charmes de l'enchantement. Les perfonnages qu'on voyoit fur ces chariots etoient ceux qui alloient reprefenter un Ballet devant le Roi, & dont on formoit par cet arrangement un premier fpectacle pour le Peuple, dont la foule ne fcauroit, a la verite, etre admife dans le Palais; mais qui B ij dans ces occafions doit toujours etre compte pour beaucoup plus qu'on ne penfe. Toute cette pompe, apres avoit traverfe la ville de Londres, arriva en bon ordre, & le Ballet commenca. Le fujet etoit; Le Temple de l'Honneur, dont la Juftice etoit etablie solemnellement la Pretreffe . Le fuperbe Conquerant de l'Inde, le Dieu des richeffes, l'Ambition, le Caprice chercherent en vain a s'introduire dans ce Temple. L'Honneur n'y laiffa penetrer que l'Amour & la Beaute, pour chanter l'Hymne nuptial des deux nouveaux Epoux. Rien n'eft plus ingenieux que cette compofition, qui refpiroit par-tout la fimplicite & la galanterie. Deux jours apres, trois cens Gentilshommes reprefentant toutes les Nations du monde & divifes par troupes, parurent fur la Tamife dans des batteaux ornes avec autant de richeffe que d'art. Ils etoient precedes & fuivis d'un nombre infini d'inftrumens, qui jouoient fans ceffe des fanfares, en fe repondant les uns les autres. Apres s'etre montres ainfi a une multitude innombrable, ils arriverent au Palais du Roi, ou ils danferent un grand Ballet allegorique. La Religion reuniffant la grande Bretagne au refte de la Terre . * etoit le fujet de ce Spectacle. Le Theatre reprefentoit le globe du monde. La verite, fous le nom d' Alithie , etoit tranquillement couchee a un des cotes du B iij Theatre. Apres l'ouverture, les Mufes expoferent le fujet. Atlas parut avec elles. Il dit, qu'ayant appris d'Archimede que fi on trouvoit un point ferme, il feroit aife d'enlever toute la maffe du monde, il etoit venu en Angleterre, qui etoit ce point fi difficile a trouver, & qu'il fe dechargeoit deformais du poids qui l'avoit accable, fur Alithie compagne infeparable du plus fage & du plus eclaire des Rois. Apres ce recit, le Vieillard, accompagne des trois Mufes Uranie, Terpsicore & Clio , s'approcha du globe, & il s'ouvrit. L'Europe vetue en Reine en fortit la premiere fuivie de fes filles, la France, l'Efpagne, l'Italie, l'Allemagne, & la Grece. L'Ocean & la Mediterranee l'accompagnoient, & ils avoient a leur fuite la Loire, le Guadalquivir, le Rhin, le Tibre & l'Achelous. Chacune des filles de l'Europe avoit trois Pages caracterifes par les habits de leurs Provinces. La France menoit avec elle un Bafque, un Bas-Breton, un Arragonois & un Catalan; l'Allemagne, un Hongrois, un Bohemien & un Danois; l'Italie, un Napolitain, un Venitien & un Bergamafque; la Grece, un Turc, un Albanois & un Bulgare. Cette fuite nombreufe danfa un avant-Ballet; & des Princes de toutes les Nations qui fortirent du globe avec un cortege brillant, vinrent danfer fucceffivement des Entrees de plufieurs caracteres, avec les perfonnages qui etoient deja fur la Scene. Atlas fit enfuite fortir dans le B iv meme ordre les autres parties de la Terre, ce qui forma une divifion fimple & naturelle du Ballet, dont chacun des Actes fut termine par les hommages que toutes ces Nations rendirent a la jeune Princeffe d'Angleterre, & par des prefens magnifiques qu'elles lui firent. Qu'on compare cette Fete remplie d'efprit & de variete avec l'affemblage groffier des parties ifolees & fans choix du Ballet des profperites des Armes de la France , & on aura une idee jufte des effets divers que peut produire dans les beaux Arts, le difcernement ou le mauvais gout des gens en place. CHAPITRE III. Fetes de Louis XIV. relatives a la Danfe, depuis l'annee 1643. jufqu'en l'annee 1672. LA Minorite de Louis XIV. fut en France l'aurore du gout & des beaux Arts. Soit que l'efprit fe fut developpe par la continuite des Spectacles publics, qui font toujours l'Ecole la plus inftructive de la multitude, foit qu'a force de donner des Fetes a la Cour, l'imagination s'y fut peu-a-peu echauffee, foit enfin que le Cardinal Mazarin, malgre les tracafferies qu'il eut a foutenir & a detruire, y eut porte ce fentiment vif des chofes aimables qui eft fi naturel a fa Nation; il eft certain B v que les fpectacles, les amufemens, les plaifirs pendant fon Miniftere, n'eurent plus ni la groffierete, ni l'enflure qui furent le caractere de toutes les Fetes d'eclat du Regne precedent. Le Cardinal Mazarin avoit de la gaiete dans l'efprit, du gout pour le plaifir, & dans l'imagination moins de fafte, que de galanterie. On trouve les traces de ces trois qualites diftinctives dans tous les Bals & les grands Ballets qui furent faits fous fes yeux. Benferade fut charge de l'invention, de la conduite, & de l'execution de prefque tous ces amufemens. Celui de Caffandre execute au Palais Cardinal le 26. Fevrier 1651. qui etoit de fa compofition, fut le premier dans lequel on vit danfer Louis XIV. Il avoit treize ans. Il continua de s'occuper de cet exercice jufqu'en 1669 * . Il l'abandonna alors pour toujours, frappe de ces beaux vers du Britannicus de Racine: Pour toute ambition, pour vertu finguliere, Il excelle a conduire un char dans la carriere, A difputer des prix indignes de fes mains, A fe donner lui-meme en fpectacle aux Romains, A venir prodiguer fa voix fur un Theatre, &c. Je ne m'etendrai point fur les Fetes trop connues de ce Regne eclatant. On fcait, dans les Royaumes voifins comme en France, qu'il eft l'epoque de la grandeur de cet Etat, de la gloire des Arts & de la fplendeur de l'Europe. B vj Je me borne a rapporter une circonftance qui eft de mon fujet, & qui peut fervir a la confolation, a l'encouragement, & a l'inftruction des gens de Lettres & des Artiftes. J'ai dit que Benferade etoit charge de la compofition des grands Ballets de la Cour. Il avoit de la fertilite, la mechanique du vers facile, des graces, de la fineffe, un tour galant dans l'efprit. Peut-etre manquoit - il d'elevation; mais il avoit de la jufteffe, & s'il avoit eu plus de tems a lui pour les compofitions frequentes qu'on lui demandoit, il y auroit mis fans doute plus de correction. Ce Poete deving bientot celebre dans ce genre; mais le P de P***, homme fort aimable, & fait en tout pour la bonne compagnie, qui en ce tems-la etoit toujours excellente, balanca fa reputation, & fans le vouloir peut-etre, fut fur le point de la lui ravir. Le P de P***. avoit reellement de l'efprit, des connoiffances, & du gout, autant qu'il en faut pour fentir les beautes d'une compofition theatrale, pour eclairer un Auteur, pour decider meme de fon degre de talent; mais bien moins que n'en exige l'invention, la charpente, l'affemblage, en un mot, d'un grand ouvrage. Il s'etoit trouve a portee de voir Benferade, d'examiner fes plans, & quelquefois de faire de petits vers pour les gens de qualite qui devoient en remplir les perfonnages. Il n'en fallut pas davantage pour lui donner a la Cour une confideration, qu'il meritoit fans doute d'ailleurs, & qui autoit du etre indifferente a Benferade, fi elle ne s'etoit pas etablie fur les debris de la fienne. L'Auteur eft difcute publiquement & a la rigueur. L'homme du monde qui travaille, dit-on, pour fon plaifir, eft toujours juge a huis clos & par des Juges de faveur. On attend tout du premier; on n'exige prefque rien du fecond. Les ouvrages de l'un font comme une ftatue toute nue expofee au fortir des mains de l'Artifte aux regards critiques de la multitude, des connoiffeurs & de fes rivaux. Les gentilleffes de l'autre reffemblent a ces femmes plus adroites que belles qui ne fe laiffent voir que furtivement, & dans des reduits peu eclaires. Tels etoient les avantages des jolis vers du P de P***. fur les travaux de longue haleine de Benferade. Quelques Quatrains affez ingenieux avoient plus fait pour le Poete de fociete, que vingt Ballets reprefentes avec fucces n'avoient pu faire pour le Poete en titre d'office. Ce n'etoit pas tout. A mefure que l'idee qu'on fe formoit du P de P***. croiffoit dans les efprits trop prevenus pour lui, on fe degoutoit de Benferade dans les ouvrages duquel on croyoit voir toujours les memes chofes. On afpiroit au plaifir d'etre dedommage par un homme neuf, des rapsodies d'un Auteur ufe . Ce difcours paffoit de bouche en bouche. Il devint bientot une rumeur, un cri general: le P de P***. en fut flatte, & s'y laiffa prendre. Il compofa le Ballet des Amours deguises : on fit les plus riches preparatifs pour fon execution: le Roi voulut y danfer: les Dames les plus qualifiees, les Seigneurs les plus diftingues y briguerent des Entrees. On regardoit le fucces comme infaillible, le P. de P***. comme la reffource unique, & Benferade comme un homme mediocre, fans gout, fans imagination & prefque fans talent. C'eft dans ces difpofitions de toute la Cour, que l'ouvrage fut reprefente le 13 Fevrier 1664; & il tomba de la maniere la plus complette. Benferade triompha; & la chute de fon Rival lui autoit rendu toute fa gloire, s'il n'avoit avili fon triomphe * par un premier mouvement impardonnable. Il fit de mechans vers contre le P de P***. qui a fon tour commenca de meriter fa chute, en repondant a l'injure de Benferade par une autre. Les Poetes, les gens de Lettres, les Artiftes ne feront-ils jamais perfuades, par les exemples eclatans qui frappent leurs yeux, par l'experience de tous les fiecles, par la voix interieure qui crie fans ceffe dans le fond de leur coeur, que l'envie, la malignite, les fureurs de la jaloufie degradent, aviliffent, deshonorent? La carriere des Arts eft celle de la gloire. Il eft impoffible qu'on puiffe y courir fans obftacles, fans embarras, fans rivaux. Il eft des momens de degout, des occafions d'impatience, des preferences piquantes, des coups inattendus, des revers douloureux, des injuftices outrageantes. L'ame s'affecte, l'efprit s'aigrit, la bile s'allume, le trait echappe, & il nous perd. Du flegme, une etude profonde, beaucoup de patience, un grand fond de fermete, la certitude que les hommes ne font pas toujours injuftes, le fecours du tems, & fur-tout des efforts redoubles pour mieux faire; voila les moyens legitimes qu'on doit fe menager pour les circonftances malheureufes, les feules armes avec lefquelles il faut combattre fes ennemis, les grandes reffources qu'il eft glorieux d'employer en faveur de la bonne caufe. Les flots de la multitude emportent bien loin de vous un rival qui vous eft inferieur. Dans ces momens d'ivreffe & de delire, que peuvent vos murmures, vos cris, vos mouvemens? Oppofez une tete froide a l'orage, & laiffez couler le torrent: fi la fource dont il part n'eft ni pure, ni feconde, vous le verrez baiffer, fe deffecher, difparoitre, & ne laiffer apres lui qu'une vafe infectee. Une cabale puiffante fufcite contre vous une foule de Juges injuftes. Vous connoiffez l'auteur de votre difgrace. La colere vous le peint avec des traits qui rendus au grand jour peuvent le couvrir d'un ridicule eternel. Cette cruelle idee vous rit & rien ne vous arrete. Votre plume fe trempe dans le fiel. Vous efperez tracer fa honte, & immortalifer votre vengeance. Quelle erreur! le blanc, contre lequel vous tirez a bout-portant eft appuye fur une colonne de marbre. La balle le perce fans doute; mais la colonne la repouffe contre vous: vous tombez l'un & l'autre frappes du meme coup, & vous reftez a terre, pour y etre foules aux pieds de la multitude, dont vous auriez tot ou tard fixe l'admiration, & qui vous meprife. Hommes Privilegies par la nature, aimez-vous mutuellement; eftimez-vous, encouragez - vous: donnez le ton au Public qui ne demande pas mieux que de le prendre. Son penchant le porte a vous careffer, a vous cherir, a vous eftimer. S'il fe refroidit quelquefois, s'il vous humilie, s'il vous dedaigne, c'eft prefque toujours votre faute, & rarement la fienne. Regardez-vous comme les enfans d'une meme famille, & concourez de tous vos efforts a fa fplendeur. Soyez rivaux fans jaloufie; difputez le prix fans aigreur; courez au meme but avec amitie. Si vous voulez vivre heureux, fi vous afpirez a l'eftime publique, fi l'honneur de votre nom vous intereffe, employez le prefent a meriter les fuffrages de l'avenir. Aimez la gloire, & ne haiffez que l'envie; mais ne la craignez pas. Les mouches cantharides ne s'attachent qu'au meilleur bled, & aux rofes les plus fraiches Je n'ai rien fait encore qui soit digne d'eftime, disoit Themiftocle dans fa jeuneffe; tout le monde m'accueille, & personne ne me porte envie * . CHAPITRE IV. Vices du grand Ballet LE grand Ballet eft un fpectacle de Danfe. Les vers qui expofent le fujet, les machines qui l'embelliffent, les decorations qui etabliffent le lieu ou il s'execute,n'en font que des parties acceffoires. La Danfe eft l'objet principal. Or la Danfe theatrale, ainfi que la Poefie dramatique, doit toujours peindre, retracer, etre elle-meme une action. Tout ce qui fe paffe au Theatre, eft fujet a cette loi immuable. Tout ce qui s'en ecarte, eft froid, monotone, languiffant. Il n'eft donc pas poffible de faire du grand Ballet un Spectacle fufceptible de l' interet theatral; parce que cet interet ne peut fe trouver que dans la reprefentation d'une action fuivie. Chaque oeuvre dramatique a le fien. Le Spectateur eft attache, ou par le coeur, ou par l'efprit a la fuite fucceffive de l'evenement qui fe paffe fous fes yeux. C'eft cet attachement que l'art du Theatre infpire; c'eft cette attention fuivie & involontaire qu'il fait naitre, qu'on ainomme interet , & il a autant de caracteres plus ou moins vifs, qu'il y a de genres d'actions propres au Theatre. Dans le grand Ballet, il y a beaucoup de mouvement, & point d'action. La Danfe peut bien y peindre par les habits, par des pas, par des attitudes des caracteres nationaux, quelques perfonnages de la Fable, ou de l'Hiftoire; mais fa peinture reffemble alors a la peinture ordinaire qui ne peut rendre qu'un feul moment, & le Theatre par fa nature eft fait pour reprefenter une fuite de momens, de l'enfemble defquels il refulte un tableau vivant & fucceffif qui reffemble a la vie humaine. Il etoit aife de combiner les differentes Entrees du grand Ballet de maniere qu'elles concouruffent toutes a l'objet principal qu'on s'y propofoit, & d'y procurer aux Danfeurs des occafions d'y developper les graces de la Danfe fimple; mais la Danfe compofee, celle qui exprime les paffions & par confequent la feule digne du Theatre, ne pouvoit y entrer qu'en paffant. Les Furies, dans une Entree particuliere, par exemple, pouvoient fans doute par par des pas rapides, par des faults precipites, par des tourbillons violens, peindre la rage qui les agite; mais ce n'etoit qu'un trait general, un coup de pinceau epifodique. Il en refultoit qu'on avoit vu les Furies, & rien de plus. Dans une action, au contraire, ou la Vengeance & les Eumenides voudroient infpirer les tranfports qu'elles reffentent a un perfonnage principal, tout l'art de la Danfe employe a peindre par gradation & d'une maniere fucceffive, l'intention de ces barbares Divinites, les combats de l'Acteur, les efforts des Furies, les coups redoubles de pinceau, toutes les circonftances animees, en un mot, d'une pareille action demeureroient gravees dans l'efprit du Spectateur, echaufferoient Tome III . C * fon ame par degres, & lui feroient gouter tout le plaifir que produit au Theatre le charme de l'imitation. Le grand Ballet qui coutoit des frais immenfes, ne procuroit donc a la Danfe rien de plus que les Bals mafques. Il falloit qu'on fcut, pour y reuffir, deployer fes bras avec grace, conferver l'equilibre dans fes pofitions, former fes pas avec legerete, developper les refforts du corps en mefure; & toutes ces chofes, fuffifantes pour le grand Ballet, & pour la Danfe fimple, ne font que l'alphaber de la Danfe theatrale. CHAPITRE V. Etabliffement de l'Opera Francois L'OPERA Francois eft une compofition dramatique, qui pour la forme reffemble en partie aux Spectacles des Anciens, & qui pour le fond a un caractere particulier, qui la rend une production de l'efprit & du gout tout-a-fait nouvelle. Quinault en eft l'inventeur; car Perrin, Auteur des premiers Ouvrages Francois en Mufique reprefentes a Paris, n'effleura pas meme le genre, que Quinault imagina peu de tems apres. Les Italiens eurent pour guides dans l'etabliffement de leur Opera la Fete de Bergonce de Botta, C ij & les belles compofitions des anciens Poetes tragiques. La forme qu'ils ont adoptee tient beaucoup de la Tragedie Grecque, en a prefque tous les defauts, & n'en a que rarement les beautes. Quinault a bati un edifice a part. Les Grecs & les Latins l'ont aide dans les idees primitives de fon deffein; mais l'arrangement, la combinaifon, l'enfemble font a lui feul. Ils forment une compofition fort fuperieure a celle des Italiens & des Latins, & qui n'eft point inferieure a celle meme des Grecs. Ces propofitions font nouvelles. Pour les etablir, il faut de grandes preuves. Je crois pouvoir les fournir a ceux qui voudront les lire fans prevention. Remontons aux fources, & fuppofons pour un moment que nous n'avons jamais oui parler des Spectacles de France, d'Italie, de Rome & d'Athenes. Depouillons toute predilection pour l'une ou pour l'autre Mufique, queftion tout-a-fait etrangere a celle dont il s'agit. Laiffons a part la veneration, que nous puifons dans la pouffiere des Colleges, pour les ouvrages de l'antiquite. Oublions la chaleur avec laquelle les Italiens parlent de leur Opera, & le ton de dedain dont les critiques du dernier fiecle ont ecrit en France, des Ouvrages Lyriques de Quinault. Examinons, en un mot, philofophiquement ce que les Anciens ont fait, ce que les Italiens executent, & ce que le plan qu'a trace Quinault nous fait voir qu'il a voulu faire. Je penfe qu'il refultera de cet examen une demonftration en C iij faveur des propofitions que j'ai avancees. Mon fujet m'entraine indifpenfablement dans cette difcuffion. La Danfe fe trouve fi intimement unie au plan general de Quinault, elle eft une portion fi effentielle de l'Opera Francois, que je ne puis me flatter de la faire bien connoitre, qu'autant que'la compofition dont elle fait partie fera bien connue. Les Grecs ont imagine une reprefentation vivante des differentes paffions des hommes: ce trait de genie eft fublime. Ils ont expofe fur un Theatre des Heros dont la vie merveilleufe etoit connue: il les ont peints en action, dans des fituations qui naiffoient de leur caractere, ou de leur hiftoire, & toutes propres a faire eclater les grands mouvemens de l'ame. Par cet artifice la Poefie & la Mufique * unies pour former une expreffion complette ont fait paffer mille fois dans les coeurs des Grecs la pitie, l'admiration, la terreur. Une pareille invention eft un des plus admirables efforts de l'efprit humain. Le Chant ajoutoit & devoit ajouter de la force, un charme nouveau, un pathetique plus touchant a un ftile fimple & noble, a un plan fans embarras, a des fituations prefque toujours heureufement amenees, jamais forcees, & toutes affez theatrales, pour que l'oeil, a l'afpect des tableaux qui en refultoient, fut un moyen auffi sur que l'oreille, de C iv faire paffer l'emotion dans l'ame des Spectateurs. Les Grecs vivoient fous un gouvernement populaire. Leurs moeurs, leurs ufages, leur education avoient du neceffairement faire naitre d'abord a leurs Poetes l'idee de ces actions qui intereffent des peuples entiers. L'etabliffement des choeurs dans leurs Tragedies, fut une fuite indifpenfable du plan trouve. Ils les employerent quelquefois contre la vraifemblance, jamais avec affez d'art & toujours comme une efpece d'ornement poftiche; & c'eft-la un des grands dafauts de leur execution. Ils les faifoient chanter & danfer; mais il n'y avoit aucun rapport entre leur chant & leur danfe. Ce vice fut d'autant plus inexcufable, que leur danfe etoit par elle-meme fort energique, & qu'elle auroit pu ajouter par confequent une force nouvelle a l'action principale, fi elle y avoit ete mieux liee. Telle fut la Tragedie des Grecs. Voila le premier modele: voici la maniere dont les Italiens l'ont fuivi. Dans les premiers tems, ils ont pris les fujets des Grecs, ont change la divifion, & l'ont faite en trois Actes. Ils ont retenu leurs choeurs, & ne s'en font point fervis. En confervant la Mufique, ils ont profcrit la Danfe. Il eft affez vraifemblable que leur recitatif, relativement a leur declamation ordinaire, a l'accent de leur Langue & a leur maniere de la rendre dans les occafions eclatantes, eft a-peu-pres tel qu'etoit la Melopee des Grecs; mais moins ferres dans C v leur Dialogue, furchargeant l'action principale d'evenemens inutiles & romanefques, forcant prefque toutes les fituations, changeant de lieu a chaque Scene, accumulant epifodes fur epifodes pour eloigner un denouement toujours le meme, ils ont farde le genre, fans l'embellir; ils l'ont enerve, fans lui donner meme un air de galanterie. Rien auffi ne reffemble moins a une Tragedie de Sophocle ou d'Euripide qu'un ancien Opera Italien: Arlequin n'eft pas plus different d'un perfonnage raifonnable. Les Opera modernes, dont les details font fi ornes de fleurs, font peut - etre encore plus diffemblables des Tragedies Grecques. L'Abbe Metaftaze, ce Poete honore a Vienne, dont les Ouvrages dramatiques ont ete mis en Mufique tant de fois par les meilleurs Compofiteurs d'Italie, qui font prefeque les feuls qu'on ait encore connus dans les Cours les plus ingenieufes del'Europe, & qui ne doivent peut-etre leur grande reputation * qu'a la France, ou on ne les reprefente jamais, ce Poete, dis-je, a abandonne la Fable, & n'a puife fes fonds que dans l'Hiftoire. Ce font donc les perfonnages les plus graves, les plus ferieux, & fi on l'ofe dire, les moins chantans de l'antiquite, les Titus, les Alexandre, les Didon, les Cyrus, &c. qui executent C vj fur les Theatres d'Italie nonfeulement ce chant fimple des Grecs; mais encore ces morceaux forts de compofition, que les Italiens appellent Aria * , prefque toujours agreables, quelquefois meme raviffans & fublimes. Le charme d'un pareil chant fait oublier apparemment ce defaut enorme de bienfeance. Il eft cependant d'autant plus inexcufable, que l' Aria n'eft prefque jamais qu'un morceau ifole & coufu fans art, a la fin de chaque Scene, qu'on peut l'oter fans que l'action en fouffre; & que, fi on le fupprimoit, elle y gagneroit prefque toujours ** . En retenant les choeurs des Grecs, les Italiens les ont laiffes avec encore moins de mouvement que ne leur en avoient donne leurs modeles. Its n'ont aucun interet a l'action; ils ne fervent par confequent, qu'a la refroidir ou a l'embarraffer. On leur donne pour l'ordinaire un morceau fyllabique a la fin de l'Opera; on leur fait faire des marches, on les place dans le fonds de quel-ques-uns des tableaux, pour parer le Theatre. Voila tout leur emploi. Telle eft la conftitution de l'Opera d'Italie * , dont l'enfemble denue de vraifemblance, irregulier, long * , embrouille, fans rapport, n'eft qu'un melange du Theatre des Grecs, de la Tragedie Francoife, & des rapfodies des tems gothiques; comme il eft cependant le feul grand Spectacle d'une Nation vive, delicate & fenfible, il n'eft pas etonnant qu'il en faffe les delices, & qu'il y foit fuivi avec le plus extreme empreffement. Une partie de la Mufique en eft faillante, les Chanteurs du plus rare talent l'executent, & ce Spectacle n'a qu'un tems ** . Dans les plus grandes Villes d'Italie, on ne voit l'Opera tout au plus que pendant trois mois de l'annee, & on y fonge a la Mufique tous les jours de la Mufique tous les jours de la vie. Nous avions un Theatre tragique repris fous oeuvre par Corneille, & fonde pour jamais fur le fublime de fes compofitions, lorfque l'Opera Francois fut imagine. L'Hiftoire etoit le champ fertile que ce grand Poete avoit prefere; & c'eft - la qu'il alloit choifir fes fujets. La Mufique, la Danfe, les Choeurs etoient bannis de ce Theatre; la reprefentation male d'une action unique expofee, conduite, denouee dans le court efpace de vingt-quatre heures & dans un meme lieu, eft la tache difficile que Corneille s'etoit impofee. Il devoit tirer l'illufion, l'emotion, l'interet de fa propre force. Rien d'etranger ne pouvoit l'aider a frapper, e feduire, a captiver le spectateur. Oferoit-on le dire? une des bonnes Tragedies de cet homme extraordinaire fuppofe plus d'eten due de genie que tout le Theatre des Grecs enfemble. Quinault connoiffoit la marche de l'Opera Italien, la fimplicite noble, energique, touchante de la Tragedie ancienne, la verite, la vigueur, le fublime de la moderne. D'un coup d'oeil il vit, il embraffa, il decompofa ces trois genres, pour en former un nouveau qui, fans leur reffembler, put en reunir toutes les beautes. C'eft fous ce premier afpect que s'offrit a fon efprit un Spectacle Francois de Chant & de Danfe. D'abord le merveilleux fut la pierre fondamentale de l'edifice, & la Fable, ou l'imagination lui fournirent les feuls materiaux qu'il crut devoir employer pour le batir. Il en ecarta l'Hiftoire qui avoit deja fon Theeatre, & qui comporte une verite, trop connue, des perfonnages trop graves, des actions trop reffemblantes a la vie commune, pour que, dans nos moeurs recues, le Chant, la Mufique & la Danfe ne forment pas une difparate ridicule avec elles. De-le qu'il batiffoit fur le merveilleux, il ouvroit fur fon Theatre a tous les Arts la carriere la plus etendue. Les Dieux, les premiers Heros dont la Fable nous donne des idees fi poetiques & fi elevees, l'Olimpe, les Enfers, l'Empire des Mers, les Metamorphofes miraculeufes, l'Amour, la Vengeance, la Haine, toutes les paffions perfonnifiees, les Elemens mouvement, la Nature entiere animee fourniffoient deslors au genie du Poete & du Muficien mille tableaux varies, & la matiere inepuifable du plus brillant Spectacle. Le langage mufical fi analogue a la Langue Grecque, & de nos jours fi eloigne de la vraifemblance, devenoit alors non-feulement fupportable; mais encore tour-a-fait conforme aux opinions recues. La danfe la plus compofee, les miracles de la peinture, les prodiges de la mechanique, l'harmonie, la perfpective, l'optique, tout ce qui, en un mot, pouvoit concourir a rendre fenfibles aux yeux & l'oreille les preftiges des Arts, & les charmes de la nature entroit raifonnablement dans un pareil plan, & en devenoit un acceffoire neceffaire. Les choeurs dont les Grecs n'avoient fait qu'un trop foible ufage, & dont les Italiens, ainfi que je l'ai deja dit, n'ont pas fcu fe fervir, places par Quinault dans les lieux ou ils devoient etre, lui procuroient des occafions frequentes de grand fpectacle * , des mouvemens generaux ** , des concerts raviffans *** , des coups de Theatre frappans **** , & quelquefois le pathetique le plus fublime ***** . En liant a l'action principale la Danfe qu'il connoiffoit bien mieux qu'elle n'a ete encore connue, il fe menageoit un nouveau genre d'action theatrale, qui pouvoit donner un feu plus vif a l'enfemble de fa compofition, des Fates auffi aimables que galantes, & des tableaux varies a l'infini, des ufages, des moeurs, des Fetes des Anciens. Ce grand deffein fut balance fans doute dans l'efprit de Quinault par quelques difficultes. Le moyen qu'il ne previt pas qu'il fe trouveroit tot ou tard des hommes rigides qui refuferoient de fe preter aux fuppofitions de la Fable, des Philofophes feveres dont la raifon feroit rebutee des preftiges de la Magie, des efprits forts pour qui la plus belle machine ne feroit qu'un jeu d'enfans. Mais Homere & Virgile, Sophocle & Euripide parurent a Quinault des autorites fuffifantes en faveur du genre qu'il projettoit de mettre fur la Scene. Il efpera que le fyfteme ancien qui fut la bafe de leurs ouvrages, & qui fera toujours l'ame de la belle Poefie, feroit fouffert encore par des Spectateurs inftruits, & fur un Theatre qu'il vouloit confacrer a la plus delicieufe illufion. Il vit dans Ariofte & le Taffe les effets agreables, les grands mouvemens, les changemens imprevus, que pouvoient produire la Magie; & les grands Ballets qui etoient depuis fi long - tems le fpectacle a la mode, lui fourniffoient trop de preuves journalieres du charme des belles machines, pour qu'il negligeat les avantages que la Mechanique pouvoit procurer a fon etabliffement. Les beaux traits d'Hiftoire ne font pas les feuls qui doivent exercer le genie des grands Peintres. La Fable ne leur en fournitelle pas qui ne font ni moins nobles ni moins touchans? Ecouteroit-on la critique d'un homme de mauvais gout qui declameroit contre une compofition de cette efpece, parce que nous fcavons tous que la Fable n'eft qu'une des folies de l'efprit des premiers tems? Le Theatre n'eft qu'un tableau vivant des paffions. Quinault en voyoit un * digne de l'admiration de tous les fiecles, ou elles pouvoient etre peintes avec le pinceau le plus vigoureux, & qui s'etoit empare avec raifon de l'hiftoire. Il falloit ne point empieter fur un etabliffement auffi impofant, & donner cependant a celui qu'il fe propofoit, le caractere d'imitation que doit avoir route compofition dramatique. Le merveilleux qui refulte du fyfteme poetique rempliffoit fon objet, parce qu'il reunit avec la vraifemblance fuffifante au Theatre, la Poefie, la Peinture, la Mufique, la Danfe, la Mechanique, & que de tous ces Arts combines il pouvoit refulter un enfemble raviffant, qui arrachat l'homme a lui-meme, pour le tranfporter pendant le cours d'une reprefentation animee, dans des regions enchantees. Ce beau deffein, n'eft point une vaine conjecture imaginee apres coup, pour feduire le Lecteur. Qu'on fuive pas a pas la marche de Thefee, d'Atys, d'Armide, &c. on verra l'intention de Quinault, telle qu'on vient de l'expliquer, marquee par - tout avec les traits diftinctifs de l'efprit, du fentiment, & du genie. Ici on s'arretera fans doute pour chercher la caufe fecrette du peu d'effet qui refulte cependant de nosjours d'un plan fi magnifique. Le vice eft-il dans le plan lui-meme? Seroit-il dansl'execution primitive? N'eft-il que dans l'execution actuelle? Il eft certain que le deffein de Quinault eft un effort de genie, qu'on peut mettre a cote de tout ce qui a ete imagine de plus ingenieux pendant le cours fucceffif des progres des beaux Arts, mais il n'eft pas moins certain que le plaifir plaifir, l'emotion, l'amufement qui en refultent font tres - inferieurs aux charmes qu'on devroit & qu'on peut en attendre. CHAPITRE VI. Defauts de l'execution du Plan primitif de l'Opera Francois * . C'Eft un Spectacle de Chant & de Danfe que Quinault a voulu faire; c'eft-a-dire, que fur le Tome III . D * LA DANSE ANCIENNE ET MODERNE OU TRAITE' HISTORIQUE DE LA DANSE. Par M. de Cahusac , de l'Academie Royale des Sciences & Belles-Lettres de Pruffe . TOME TROISIEME. A LA HAYE , Chez JEAN NEAULME. M. DCC. LIV. TRAITE HISTORIQUE DE LA DANSE. Livre Troisieme CHAPITRE I. Des Fetes dont la Danfe a ete le fond a la Cour de France, depuis l' annee 1610. jufqu'en l'annee 1643. ON pourroit comparer l'efpece particuliere d'hommes qui peuplent la Cour des Rois, aux differentes Tome III . A * parties qui compofent ces beaux cabinets de glaces, qu'a invente le luxe moderne. Ces grands trumeaux fi femblables les uns aux autres, que l'Art a divifes & qui les reunit, font toujours prets a recevoir & a rendre l'empreint de la figure qui les frappe. Ils en deviennent la copie, la peignent, la repetent, la multiplient. Ils ne font rien par eux-memes. Ils n'exiftent que par elle & pour elle. Henri IV. joignoit a un bon efprit une galanterie cavaliere, & une gaiete franche. Tels parurent les Courtifans qui l'entouroient.La mauvaife fante de Louis XIII. le rendoit fombre. Sa Cour fut trifte. On fit en vain des efforts pour la fortir de l'exces de langueur dans laquelle elle etoit plongee. Le mal etoit incurable; parce que le principe fubfiftoit toujours. Il arriva alors ce qui arrive communement quand on cherche a fe defaire d'un defaut habituel, fans en attaquer la caufe. On le deguife pour un tems; ou, fi l'on s'en debarraffe, ce n'eft qu'en lui fubftituant un defaut contraire. Auffi ne ceffa-t-on d'etre trifte a la Cour de Louis XIII. que pour y defcendre jufqu'a une forte de joie baffe, pire cent fois que la trifteffe. Prefque tous les grands Ballets de ce tems qui etoient les feuls amufemens du Roi & des Courtifans, ne furent que de froides allufions, des compofitions triviales, des fonds miferables. La plaifanterie la moins noble, & du plus mauvais gout s'empara pour lors fans contradiction du Palais de nos Rois. On croyoit A ij s'y etre bien rejoui, lorfqu'on y avoit execute le Ballet de Maitre Galimathias, pour le grand Bal de la Douairiere de Billebahault & de son Fanfan de Sotteville . * On applaudiffoit au Duc de Nemours qui imaginoit de pareils fujets; & les Courtifans toujours perfuades que le lieu qu'ils habitent eft le feul lieu de la Terre ou le bon gout refide, regardoient en pitie toutes les Nations, qui ne partageoient point avec eux des divertiffemens auffi delicats. La Reine avoit propofe au Cardinal de Savoie, qui etoit pour lors charge en France des negociations de fa Cour, de donner au Roi une Fete de ce genre. La nouvelle s'en repandit, & les Courtifans en rirent. Ils trouvoient du dernier ridicule qu'on s'adreffat a de plats Montagnards, pour divertir une Cour auffi polie que l'etoit la Cour de France . On dit au Cardinal de Savoie les propos courans. Il etoit magnifique, & il avoit aupres de lui le Comte Philippe d'Aglie, dont j'ai deja parle. Il accepta avec refpect la propofition de la Reine, & il donna a Monceaux un grand Ballet, fous le titre de gli habitatori di monti * , ou les Montagnards . Le Theatre reprefentoit cinq grandes montagnes. On figuroit par cette decoration les monts venteux, les montagnes refonantes ou habitent les Echos, les monts ardens, les monts lumineux, & les montagnes ombrageufes. A iij Le milieu du Theatre reprefentoit le champ de la Gloire, dont tous les Habitans de ces cinq montagnes pretendoient s'emparer. La Renommee ridicule, celle qui fait les nouvelles de la canaille, vetue en vieille montee fur un ane & portant une trompette de bois * , fit l'ouverture du Ballet par un recit qui en expofa le fujet. Alors une des montagnes s'ouvrit, & un tourbillon de vents en fortit avec impetuofite. Les Quadrilles qui formoient cette entree etoient vetues de couleur de chair; tous ceux qui les compofoient portoient des moulins a vent fur la tete, & a la main des foufflets, qui, agites, rendoient le fiflement des vents. La Nymphe Echo qui fit le recit de la feconde Entree amena les Habitans des montagnes refonantes. Ils portoient un tambour a la main, une cloche pour ornement de tete, & leurs habits etoient couvers de grelots de differens tons, qui formoient enfemble une harmonie gaie & bruyante. Elle s'ajuftoit a la mefure des airs de l'Orcheftre, en fuivant les mouvement cadances de la Danfe. Les Habitans des montagnes lumineufes firent la troifieme Entree. Ils etoient vetus de lanternes de diverfes couleurs & conduits par le menfonge. Ce perfonnage etoit caracterife par une jambe de bois qui le faifoit clocher en marchant, par un habit compofe de plufieurs mafques, & par une lanterne fourde * qu'il portoit a la main. La quatrieme Entree etoit compofee du Sommeil qui conduifoit les Habitans des montagnes ombrageufes. Les Songes agreables, les funeftes, & les plaifans le fuivoient, & ils danferent des pas ingenieux de ces divers caracteres. Dans ce moment, le fon des trompettes & des timballes fe fit entendre, & une femme modeftement paree defcendit des Alpes. Elle reprefentoit la veritable Renommee. Neuf Cavaliers richement vetus a la Francoife marchoient fur fes pas. Ils chafferent du Theatre les Quadrilles precedentes qui s'en etoient emparees, & la Renommee leur laiffa libre, apres fon recit, le champ de la Gloire. Des vers Italiens qu'elle fit pleuvoir en s'envolant, fur l'Affemblee, apprenoient que c'etoit a la fortune & a la valeur du Roi de France que la gloire veritable etoit due, & que fes ennemis n'en avoient que l'apparence. Le grand Ballet qui fut danfe par la Troupe lefte qui avoit fuivi la Renommee, exprimoit cette verite par un pas de joie noble & vive qui termina ce grand fpectacle. C'eft par cette galanterie ingenieufe que le Cardinal de Savoie fe vengea de la fauffe opinion que les Courtifans de Louis XIII. avoient pris d'une Nation fpirituelle & polie, qui excelloit depuis long-tems dans un genre, que les François avoient gate. Le Cardinal de Richelieu portoit dans tout ce qu'il faifoit l'amour du grand. Il le cherchoit dans les Arts, & il l'y auroit trouve peut-etre, s'il n'avoit pas ete entoure de talens mediocres, qu'il crut fuperieurs, parce qu'ils lui difoient fans ceffe qu'il l'etoit luimeme. La baffe plaifanterie, les danfes ridicules, les pas d'un comique groffier qui occupoient les Courtifans dans les Fetes d'eclat devoient neceffairement lui deplaire; mais c'etoit moins par gout pour le bon, que par antipathie pour le bas. Il lui auroit ete impoffible de prendre le ton a la mode; mais il ne lui etoit pas aife d'en donner un meilleur. Il n'aimoit point Corneille, & il eftimoit Defmarets: c'eft-a-dire, qu'avec les parties precieufes d'un genie fuperieur pour le Gouvernement qu'il poffedoit a un degre eminent, il lui auroit fallu encore, pour pouvoir rendre les Arts floriffans, cette fineffe de difcernement, ce fentiment delicat du vrai, qui peuvent feuls apprecier avec une jufteffe prompte & sure les talens des Artiftes. L'efprit de ce grand homme fe refufoit au bas, & dans le meme tems il fe perdoit dans le Phebus. Le gout l'auroit arrete dans le milieu de ces deux extremites egalement vicieufes. On demele quel etoit fon penchant naturel pour le grand, & fon peu de jufteffe dans les chofes de pur agrement par le Ballet qu'il donna au Roi dans le Palais Cardinal le 7 Fevrier 1641: il eut pour titre la Prosperite des Armes de la France . A vj On en publia le fujet avec cet avertiffement ampoule. "Apres "avoir rec[utant de victoires du "Ciel, ce n'eft pas affez de l'a "avoir remercie dans les Temples; "il faut encore que le reffentiment "de nos coeurs eclate "par des rejouiffances publiques. "C'eft ainfi que l'on celebre les "grandes Fetes. Une partie du "jour s'emploie a louer Dieu, & "l'autre aux paffe-tems honnetes. "Cet hyver doit etre une "longue Fete apres de longs travaux. "Non-feulement le Roi & "fon grand Miniftre qui ont tant "veille & travaille pour l'agran "diffement de l'Etat, & tous ces "vaillans Guerriers qui ont fi valeureufement execute fes nobles "deffeins doivent prendre du repos & des divertiffemens; mais "encore tout le Peuple doit fe "rejouir, qui, apres fes inquietudes dans l'attente des grands "fucces, reffent un plaifir auffi "grand des avantages de fon "Prince, que ceux meme qui "ont le plus contribue pour fon "fervice & pour fa gloire". L'Harmonie fit le recit du premier Acte, & l'Enfer s'ouvrit. L'Orgueil, l'Artifice, le Meurtre, le Defir de regner, la Tyrannie & le Defordre formerent la premiere Entree, & Pluton fuivi de quatre Demons fit la feconde. La troifieme fut compofee de Proferpine & des trois Parques. On vit paroitre alors les Furies armees de leurs ferpens, dans le meme tems qu'un Aigle defcendoit des Nues, & que deux enormes Lions fortoient d'une: horrible caverne. Les Furies approchent, touchent l'Aigle & les Lions, leur infpirent les fureurs dont elles font animees; l'Enfer fe referme & la Terre reparoit. Mars & Bellone, la Renommee & la Victoire danferent la cinquieme & la fixieme Entree. L'Hercule Francois qui parut dans ce moment au milieu de ces quatre perfonnages danfa la feptieme. Il fit difparoitre l'Aigle en le touchant d'une fleche, & il abbattit les Lions de deux coups de maffue. Le Ballet devint alors general, & ce pas termina le premier acte. Le theatre au fecond reprefentoit les Alpes couvertes de neiges, & l'Italie fur une de ces montagnes fit le recit. Apres qu'elle fe fut retiree, les Alpes s'ouvrirent. On vit dans l'eloignement la ville de Cazal, les retranchemens des Efpagnols, & le camp des Francois. Quatre Fleuves d'Italie qui appelloient ces derniers danferent la premiere Entree. Quatre Francois qui couroient a leur fecours firent la feconde. Quatre Efpagnols, apres avoir danfe la troifieme, fe retirent dans leurs retranchemens, oules Francois les attaquent & les forcent. La Fortune les fuit, portant les Armes de la France, & fait la quatrieme Entree. Auffi-tot, & fans autre a propos, le Theatre change & reprefente Arras. On voit les Flamands avec des pots de bierre, qui viennent recevoir les Francois, & ceux-ci entrent dans la Ville, malgre les efforts des Efpagnols. Alors Pallas, Deeffe de la Prudence, paroit avec fa fuite ordinaire. Elle vient retirer quelques Francois du parti d'Efpagne, & fon Entree finit le fecond Acte. Le Theatre reprefente la mer environnee de rochers, & le recit de trois Sirenes commence le troifieme Acte. Il eft compofe de plufieurs Entrees de Nereides & de Tritons, apras lefquelles l'Amerique paroit fuivie de fes Peuples. Elle prefente fes trefors a l'Efpagne portee fur de riches Gallions qui couvrent la mer. Dans ce moment les Gallions Francois fe montrent. Ils voguent a pleines voiles contre ceux d'Efpagne, les attaquent, les combattent & les brulent. Le General Francois victorieux debarque avec fes Troupes & les Maures qu'il a fait efclaves; & le troifieme Acte finit par cette Entree de Triomphe. Le Ciel s'ouvre au commencement de l'Acte quatrieme. Venus, l'Amour & les Graces qui en defcendent font le recit. Mercure, Apollon, Bachus & Momus accompagnes de leur cortege ordinaire danfent les premieres Entrees. L'Aigle, alors, & les Lions du premier Acte reparoiffent. Hercule fort du fond du Theatre pour les combattre; mais Jupiter defcend des Cieux. Il touche l'Aigle & les Lions, pour leur oter la fureur que les Eumenides leur avoit infpiree; il remet la maffue fur l'epaule d'Hercule, comme pour le prier de fe contenter de fes exploits, & il danfe enfuite la derniere Entree avec toutes les Divinites du Ciel qui l'accompagnoient. La Terre ornee de fleurs & de verdure formoit la decoration du cinquieme Acte. La Concorde fur une machine elegante & riche, entouree de fleurs & de fruits parut dans les airs, & fit le recit. L'Abondance, les Jeux, les Plaifirs, la Bonne-chere compofoient la premiere Entree. Les Rejouiffances populaires firent la feconde par des Danfes ridicules & des fauts perilleux. Cardelin, baladin fameux, y danfa fur la corde que des nuages cachoient aux yeux des Specateurs. Son Entree fut fuivie de celles qu'executerent les adreffes differentes du corps perfonnifiees, qui firent leurs exercices fur des rhinocerots. Plufieurs Admirateurs des conquetes du Roi danferent la derniere Entree avec la Gloire qui s'envola, & fe perdit dans les airs. C'eft par ce vol que fut termine ce bizarre Spectacle. "Quand je confidere (dit un "Auteur * avoit approfondi "cette matiere) que le fujet de "ce Ballet eft la profperite des Armes "de la France , je cherche ce "fujet dans les Entrees des Tritons, des Nereides, des Mufes, "d'Apollon, de Mercure, de Jupiter, de Cardelin, des Rhi "nocyerots, &c." Cette compofition raffemble en effet tout le defordre d'une imagination auffi grande que dereglee, des idees nobles noyees dans un fatras d'objets pueriles & fans rapport, un defir exceffif d'attirer l'admiration, des recherches deplacees, de l'erudition fans graces, de la Poefie inutile, beaucoup de magnificence perdue, & pas la moindre etincelle de gout. On fit fervir a ce fpectacle les debris des decorations, des habits, des machines qu'on avoit employe l'annee precedente a la reprefentation de la Tragedie de Mirame * ; ouvrage fi fait pour reuffir, que tout le pouvoir du premier Miniftre ne fut pas affez fort pour l'empecher de tomber; mais qui, a le confiderer philofophiquement, fut cependant le premier fondement de notte Theatre. Les foins du Miniftere, fes depenfes, la conftruction d'une Salle nouvelle dans Paris firent comprendre a la Cour & a la Ville que les Spectacles publics, vus jufqu'alors avec affez d'indifference, meritoient fans doute quelque confideration; puifqu'ils occupoient la prevoyance, les foins, les follicitudes d'un Miniftre, que, malgre toute leur haine, ils etoient forces d'admirer. C'eft faire beaucoup en France pour un Art, que de lui donner aux yeux de la multitude un air d'importance, & telle eft la fuperiorite des hommes vraiment grands, que leurs defauts meme ont prefque toujours des coe]s utiles. CHAPITRE II. Des Fetes du meme genre dans les autres Cours de l'Europe L'ITALIE etoit deja floriffante: les Cours de Savoie & de Florence avoient montre dans mille occafions leur magnificence & leur galanterie: Naples & Venife jouiffoient des Theatres publics de Mufique & de Danfe: l'Efpagne etoit en poffeffion de la Comedie: la Tragedie, que Pierre Corneille n'avoit trouvee en France qu' a fon berceau, s'elevoit rapidement dans fes mains jufqu'au fublime; notre Cour cependant, au milieu de fes triomphes & fous le miniftere d'un homme vraiment grand, dont une oeconomie bourgeoife ne borna jamais les depenfes, demeuroit plongee dans la barbarie du mauvais gout. Avec le quart des frais immenfes qu'on y employa pendant le Regne de Louis XIII. pour une multitude prefque innombrable de Spectacles dont elle ne fut pas plus egayee, & qui ne jetterent aucune forte de luftre fur la Nation, on auroit pu la rendre l'admiration de l'Europe. Il ne falloit que s'y fervir des hommes, que le genie & l'art mettoient en etat d'imaginer & de conduire ces Fetes continuelles, qu'on avoit veritablement envie de rendre eclatantes. La France fera toujours un terroir fertile en talens, lorfqu'on fcaura, je ne dis pas les cultiver; il fuffit de ne pas lesy etouffer des leur naiffance. L'honneur, qu'on me paffe le terme, y eft l'idole de la nation; & c'eft l'honneur qui fut toujours l'efprit vivifiant des talens en tout genre. Entre plufieurs perfonnages mediocres qui entouroient le Cardinal de Richelieu, il s'etoit pris de quelque amitie pour Durand, homme maintenant tout-a-fait inconnu, & que je n'arrache aujourd'hui a fon obfcurite, que pour faire connoitre combien les preferences ou les dedains des gens en place, qui donnent toujours le ton de leur tems, influent peu cependant fur l'avenir des Artiftes. Ce Durand, Couritifan fans talens d'un tres-grand Miniftre fans gout, avoit imagine & conduit le le plus grand nombre des Fetes de la Cour de Louis XIII. Les Francois qui avoient du genie trouverent les acces difficiles & la place prife: ils fe repandirent dans les Pais Etrangers, & ils y firent eclater l'imagination, la galanterie & le gout qu'on ne leur avoit pas permis de deployer dans le fein de leur Patrie. La gloire qu'ils y acquirent rejaillit cependant fur elle; & il eft flateur encore pour nous aujourd'hui, que les Fetes les plus magnifiques & les plus galantes qu'on ait jamais donnees a la Cour d'Angleterre, ayent ete l'ouvrage des Francois. Le marriage de Frederic cinquieme Comte Palatin du Rhin avec la Princeffe d'Angleterre en fut l'occafion, & l'objet. Elles commencerent le premier jour Tome III. B * par des feux d'Artifice en action fur la Tamife. Idee noble, ingenieufe & nouvelle, qu'on a trop negligee, apres l'avoir trouvee, & qu'on auroit du employer toujours a la place de ces deffeins fans imagination & fans art, qui ne produifent que quelques etincelles, de la fumee, & du bruit. Ces Feux furent fuivis d'un Feftin fuperbe, dont tous les Dieux de la Fable apporterent les fervices, en danfant des Ballets formes de leurs divers caracteres * . Un Bal eclaire avec beaucoup de gout, dans des Salles preparees avec grande magnificence termina cette premiere nuit. La feconde commenca par une Mafcarade aux flambeaux, compofee de plufieurs troupes de Mafques a cheval. Elles precedoient deux grands chariots eclaires par un nombre immenfe de lumieres, cachees avec art aux yeux du Peuple, & qui portoient toutes fur plufieurs groupes de perfonnages, qui y etoient places en differentes pofitions. Dans des coins derobes a la vue par des toiles peintes en nuages, on avoit range une foule de Joueurs d'inftrumens. On jouiffoit ainfi de l'effet, fans en appercevoir la caufe, & l'harmonie alors a les charmes de l'enchantement. Les perfonnages qu'on voyoit fur ces chariots etoient ceux qui alloient reprefenter un Ballet devant le Roi, & dont on formoit par cet arrangement un premier fpectacle pour le Peuple, dont la foule ne fcauroit, a la verite, etre admife dans le Palais; mais qui B ij dans ces occafions doit toujours etre compte pour beaucoup plus qu'on ne penfe. Toute cette pompe, apres avoir traverfe la ville de Londres, arriva en bon ordre, & le Ballet commenca. Le fujet etoit; Le Temple de l'Honneur, dont la Juftice etoit etablie folemnellement la Pretreffe . Le fuperbe Conquerant de l'Inde, le Dieu des richeffes, l'Ambition, le Caprice chercherent en vain a s'introduire dans ce Temple. L'Honneur n'y laiffa penetrer que l'Amour & la Beaute, pour chanter l'Hymne nuptial des deux nouveaux Epoux. Rien n'eft plus ingenieux que cette compofition, qui refpiroit par-tout la fimplicite & la galanterie. Deux jours apres, trois cens Gentilshommes reprefentant toutes les Nations du monde & divfes par troupes, parurent fur la Tamife dans des batteaux ornes avec autant de richeffe que d'art. Ils etoient precedes & fuivis d'un nombre infini d'inftrumens, qui jouoient fans ceffe des fanfares, en fe repondant les uns les autres. Apres s'etre montres ainfi a une multitude innombrable, ils arriverent au Palais du Roi, ou ils danferent un grand Ballet allegorique. La Religion reuniffant la grande Bretagne au refte de la Terre * etoit le fujet de ce Spectacle. Le Theatre reprefentoit le globe du monde. La verite, fous le nom d'Alithie, etoit tranquillement couchee a un des cotes du B iij Theatre. Apres l'ouverture, les Mufes expoferent le fujet. Atlas parut avec elles. Il dit, qu'ayant appris d'Archimede que fi on trouvoit un point ferme, il feroit aife d'enlever toute la maffe du monde, il etoit venu en Angleterre, qui etoit ce point fi difficile a trouver, & qu'il fe dechargeoit deformais du poids qui l'avoit accable, fur Alithie compagne infeparable du plus fage & du plus eclaire des Rois. Apres ce recit, le Vieillard, accompagne des trois Mufes Uranie, Terpsicore & Clio , s'approacha du globe, & il s'ouvrit. L'Europe vetue en Reine en fortit la premiere fuivie de fes filles, la France, l'Efpagne, l'Italie, l'Allemagne, & la Grece. L'Ocean & la Mediterranee l'acompagnoient, & ils avoient a leur fuite la Loire, le Guadalquivir, le Rhin, le Tibre & l'Achelous. Chacune des filles de l'Europe avoit trois Pages caracterifes par les habits de leurs Provinces. La France menoit avec elle un Bafque, un Bas-Breton, un Arragonois & un Catalan; l'Allemagne, un Hongrois, un Bohemien & un Danois; l'Italie, un Napolitain, un Venitien & un Bergamafque; la Grece, un Turc, un Albanois & un Bulgare. Cette fuite nombreufe danfa un avant-Ballet; & des Princes de toutes les Nations qui fortirent du globe avec un cortege brillant, vinrent danfer fucceffivement des Entrees de plufieurs caracteres, avec les perfonnages qui etoient deja fur la Scene. Atlas fit enfuite fortir dans le B iv meme ordre les autres parties de la Terre, ce qui forma une divifion fimple & naturelle du Ballet, dont chacun des Actes fut termine par les hommages que toutes ces Nations rendirent a la jeune Princeffe d'Angleterre, & par des prefens magnifiques qu'elles lui firent. Qu'on compare cette Fete remplie d'efprit & de variete avec l'affemblage groffier des parties ifolees & fans choix du Ballet des prosperites des Armes de la France , & on aura une idee jufte des effets divers que peut produire dans les beaux Arts, le difcernement ou le mauvais gout des gens en place. CHAPITRE III. Fetes de Louis XIV. relatives e la Danfe, depuis l'annee 1643. jusqu'en l'annee 1672. La Minorite de Louis XIV. fut en France l'aurore du gout & des beaux Arts. Soit que l'efprit fe fut developpe par la continuite des Spectacles publics, qui font toujours l'Ecole la plus inftructive de la multitude, foit qu'a force de donner des Fetes a la Cour, l'imagination s'y fut peu-a-peu echauffee, foit enfin que le Cardinal Mazarin, malgre les tracafferies qu'il eut a foutenir & a detruire, y eut porte ce fentiment vif des chofes aimables qui eft fi naturel a fa Nation; il eft certain B v que les fpectacles, les amufemens, les plaifirs pendant fon Miniftere, n'eurent plus ni la groffieretee, ni l'enflure qui furent le caractere de toutes les Fetes d'eclat du Regne precedent. Le Cardinal Mazarin avoit de la gaiete dans l'efprit, du gout pour le plaifir, & dans l'imagination moins de fafte, que de galanterie. On trouve les traces de ces trois qualites diftinctives dans tous les Bals & les grands Ballets qui furent faits fous fes yeux. Benferade fut charge de l'invention, de la conduite, & de l'execution de prefque tous ces amufemens. Celui de Caffandre execute au Palais Cardinal le 26. Fevrier 1651. qui etoit de fa compofition, fut le premier dans lequel on vit danfer Louis XIV. Il avoit treize ans. Il continua de s'occuper de cet exercice jufqu'en 1669 * . Il l'abandonna alors pour toujours, frappe de ces beaux vers du Britannicus de Racine: Pour toute ambition, pour vertu finguliere, Il excelle a conduire un char dans la carriere, A difputer des prix indignes de fes mains, A fe donner lui-meme en fpectacle aux Romains, A venir prodiguer fa voix fur un Theatre, &c. Je ne m'etendrai point fur les Fetes trop connues de ce Regne eclatant. On fcait,dans les Royaumes voifins comme en France, qu'il eft l'epoque de la grandeur de cet Etat, de la gloire des Arts & de la fplendeur de l'Europe. B vj Je me borne a rapporter une circonftance qui eft de mon fujet, & qui peut fervir a la confolation, a l'encouragement, & a l'inftruction des gens de Lettres & des Artiftes. J'ai dit que Benferade etoit charge de la compofition des grands Ballets de la Cour. Il avoit de la fertilite, la mechanique du vers facile, des graces, de la fineffe, un tour galant dans l'efprit. Peut-etre manquoit - il d'elevation; mais il avoit de la jufteffe, & s'il avoit eu plus de tems e lui pour les compofitions frequentes qu'on lui demandoit, il y auroit mis fans doute plus de correction. Ce Poete devint bientot celebre dans ce genre; mais le P de P***, homme fort aimable, & fait en tout pour la bonne compagnie, qui en ce tems-la etoit toujours excellente, balanca fa reputation, & fans le vouloir peut-etre, fut fur le point de la lui ravir. Le P de l'***. avoit reellement de l'efprit, des connoiffances, & du gout, autant qu'il en faut pour fentir les beautes d'une compofition theatrale, pour eclairer un Auteur, pour decider meme de fon degre de talent; mais bien moins que n'en exige l'invention, la charpente, l'affemblage, en un mot, d'un grand ouvrage. Il s'etoit trouve a portee de voir Benferade, d'examiner fes plans, & quelquefois de faire de petits vers pour les gens de qualite qui devoient en remplir les perfonnages. Il n'en fallut pas davantage pour lui donner a la Cour une confideration, qu'il meritoit fans doute d'ailleurs, & qui auroit du etre indifferente a Benferade, fi elle ne s'etoit pas etablie fur les debris de la fienne. L'Auteur eft difcute publiquement & a la rigueur. L'homme du monde qui travaille, dit-on, pour fon plaifir, eft toujours juge a huis clos & par des Juges de faveur. On attend tout du premier; on n'exige prefque rien du fecond. Les ouvrages de l'un font comme une ftatue toute nue expofee au fortir des mains de l'Artifte aux regards critiques de la multitude, des connoiffeurs & de fes rivaux. Les gentilleffes de l'autre reffemblent a ces femmes plus adroites que belles qui ne fe laiffent voir que furtivement, & dans des reduits peu eclaires. Tels etoient les avantages des jolis vers du P de P***. fur les travaux de longue haleine de Benferade. Quelques Quatrains affez ingenieux avoient plus fait pour le Poete de fociete, que vingt Ballets reprefentes avec fucces n'avoient pu faire pour le Poete en titre d'office. Ce n'etoit pas tout. A mefure que l'idee qu'on fe formoit du P de P***. croiffoit dans les efprits trop prevenus pour lui, on fe degoutoit de Benferade dans les ouvrages duquel on croyoit voir toujours les memes chofes. On afpiroit au plaifir d'etre dedommage par un homme neuf, des rapsodies d'un Auteur ufe . Ce difcours paffoit de bouche en bouche. Il devint bientot une rumeur, un cri general: le P de P***. en fut flatte, & s'y laiffa prendre. Il compofa le Ballet des Amours deguises : on fit les plus riches preparatifs pour fon execution: le Roi voulut y danfer: les Dames les plus qualifiees, les Seigneurs les plus diftingues y briguerent des Entrees. On regardoit le fucces comme infailliable, le P. de P***. comme la reffource unique, & Benferade comme un homme mediocre, fans gout, fans imagination & prefque fans talent. C'eft dans ces difpofitions de toute la Cour, que l'ouvrage fut reprefente le 13 Fevrier 1664; & il tomba de la maniere la plus complette. Benferade triompha; & la chute de fon Rival lui auroit rendu toute fa gloire, s'il n'avoit avili fon triomphe * par un premier mouvement impardonnable. Il fit de mechans vers contre le P de P *** . qui a fon tour commenca de meriter fa chute, en repondant a l'injure de Benferade par une autre. Les Poetes, les gens de Lettres, les Artiftes ne feront-ils jamais perfuades, par les exemples eclatans qui frappent leurs yeux, par l'experience de tous les fiecles, par la voix interieure qui crie fans ceffe dans le fond de leur coeut, que l'envie, la malignite, les fureurs de la jaloufie degradent, aviliffent, deshonorent? La carriere des Arts eft celle de la gloire. Il eft impoffible qu'on puiffe y courir fans obftacles, fans embarras, fans rivaux. Il eft des momens de degout, des occafions d'impatience, des preferences piquantes, des coups inattendus, des revers douloureux, des injuftices outrageantes. L'ame s'affecte, l'efprit s'aigrit, la bile s'allume, le trait echappe, & il nous perd. Du flegme, une etude profonde, beaucoup de patience, un grand fond de fermete, la certitude que les hommes ne font pas toujours injuftes, le fecours du tems, & fur-tout des efforts redoubles pour mieux faire; voila les moyens legitimes qu'on doit fe menager pour les circonftances malheureufes, les feules armes avec lefquelles il faut combattre fes ennemis, les grandes reffources qu'il eft glorieux d'employer en faveur de la bonne caufe. Les flots de la multitude emportent bien loin de vous un rival qui vous eft inferieur. Dans ces momens d'ivreffe & de delire, que peuvent vos murmures, vos cris, vos mouvemens? Oppofez une tete froide a l'orage, & laiffez couler le torrent: fi la fource dont il part n'eft ni pure, ni feconde, vous le verrez baiffer, fe deffecher, difparoitre, & ne laiffer apres lui qu'une vafe infecttee. Une cabale puiffante fufcite contre vous une foule de Juges injuftes. Vous connoiffez l'auteur de votre difgrace. La colere vous le peint avec des traits qui rendus au grand jour peuvent le couvrir d'un ridicule eternel. Cette cruelle idee vous rit & rien ne vous arrete. Votre plume fe trempe dans le fiel. Vous efperez tracer fa honte, & immortalifer votre vengeance. Quelle erreur! le blanc, contre lequel vous tirez a bout-portant eft appuye fur une colonne de marbre. La balle le perce fans doute; mais la colonne la repouffe contre vous: vous tombez l'un & l'autre frappes du meme coup, & vous reftez a terre, pour y etre foules aux pieds de la multitude, dont vous auriez tot ou tard fixe l'admiration, & qui vous meprife. Hommes privilegies par la nature, aimez-vous mutuellement; eftimez-vous, encouragez - vous: donnez le ton au Public qui ne demande pas mieux que de le prendre. Son penchant le porte a vous careffer, avous cherir, a vous eftimer. S'il fe refroidit quelquefois, s'il vous humilie, s'il vous dedaigne, c'eft prefque toujours votre faute, & rarement la fienne. Regardez-vous comme les enfans d'une meme famille, & concourez de tous vos efforts a fa fplendeur. Soyez rivaux fans jaloufie; difputez le prix fans aigreur; courez au meme but avec amitie. Si vous voulez vivre heureux, fi vous afpirez a l'eftime publique, fi l'honneur de votre nom vous intereffe, employez le prefent a meriter les fuffrages de l'avenir. Aimez la gloire, & ne haiffez que l'envie; mais ne la craignez pas. Les mouches cantharides ne s'attachent qu'au meilleur bled, & aux rofes les plus fraiches Je n'ai rien fait encore qui soit digne d'eftime, difoit Themiftocle dans fa jeuneffe; tout le monde m'accueille, & perfonne ne me porte envie * . CHAPITRE IV. Vices du grand Ballet LE grand Ballet eft un fpectacle de Danfe. Les vers qui expofent le fujet, les machines qui l'embelliffent, les decorations qui etabliffent le lieu ou il s'execute, n'en font que des parties acceffoires. La Danfe eft l'objet principal. Or la Danfe theatrale, ainfi que la Pocufie dramatique, doit toujours peindre, retracer, etre elle-meme une action. Tout ce qui fe paffe au Theatre, eft fujet a cette loi immuable. Tout ce qui s'en ecarte, eft froid, monotone, languiffant. Il n'eft donc pas poffible de faire du grand Ballet un Spectacle fufceptible de l' interet theatral; parce que cet interet ne peut fe trouver que dans la reprefentation d'une action fuivie. Chaque oeuvre dramatique a le fien. Le Spectateur eft attache, ou par le coeur, ou par l'efprit a la fuite fucceffive de l'evenement qui fe paffe fous fes yeux. C'eft cet attachement que l'art du Theatre infpire; c'eft cette attention fuivie & involontaire qu'il fait naitre, qu'on ainomme interet , & il a autant de caractteres plus ou moins vifs, qu'il y a de genres d'acttions propres au Theatre. Dans le grand Ballet, il y a beaucoup de mouvement, & point d'action. La Danfe peut bien y peindre par les habits, par des pas, par des attitudes des caracteres nationaux, quelques perfonnages de la Fable, ou de l'Hiftoire; mais fa peinture reffemble alors a la peinture ordinaire qui ne peut rendre qu'un feul moment, & le Theatre par fa nature eft fait pour reprefenter une fuite de momens, de l'enfemble defquels il refulte un tableau vivant & fucceffif qui reffemble a la vie humaine. Il etoit aife de combiner les differentes Entrees du grand Ballet de maniere qu'elles concouruffent toutes a l'objet principal qu'on s'y proporfoit, & d'y procurer aux Danfeurs des occafions d'y developper les graces de la Danfe fimple; mais la Danfe compofee, celle qui exprime les paffions & par confequent la feule digne du Theatre, ne pouvoit y entrer qu'en paffant. Les Furies, dans une Entree particuliere, par exemple, pouvoient fans doute par des pas rapides, par des faults precipites, par des tourbillons violens, peindre la rage qui les agite; mais ce n'etoit qu'un trait general, un coup de pinceau epifodique. Il en refultoit qu'on avoit vu les Furies, & rien de plus. Dans une action, au contraire, ou la Vengeance & les Eumenides voudroient infpirer les tranfports qu'elles reffentent a un perfonnage principal, tout l'art de la Danfe employe a peindre par gradation & d'une maniere fucceffive, l'intention de ces barbares Divinites, les combats de l'Acteur, les efforts des Furies, les coups redoubles de pinceau, toutes les circonftances animees, en un mot, d'une pareille action demeureroient gravees dans l'efprit du Spectateur, echaufferoient Tome III . C * fon ame par degres, & lui feroient gouter tout le plaifir que produit au Theatre le charme de l'imitation. Le grand Ballet qui coutoit des frais immenfes, ne procuroit donc a la Danfe rien de plus que les Bals mafques. Il falloit qu'on fcut, pour y reuffir, deployer fes bras avec grace, conferver l'equilibre dans fes pofitions, former fes pas avec legerete, developper les refforts du corps en mefure; & toutes ces chofes, fuffifantes pour le grand Ballet, & pour la Danfe fimple, ne font que l'alphabet de la Danfe theatrale. CHAPITRE V. Etabliffement de l'Opera Francois L'OPERA Francois eft une compofition dramatique, qui pour la forme reffemble en partie aux Spectacles des Anciens, & qui pour le fond a un caractere particulier, qui la rend une production de l'efprit & du gout tout-a-fait nouvelle. Quinault en eft l'inventeur; car Perrin, Auteur des premiers Ouvrages Francois en Mufique reprefentes a Paris, n'effleura pas meme le genre, que Quinault imagina peu de tems apres. Les Italiens eurent pour guides dans l'etabliffement de leur Opera la Fete de Bergonce de Botta, C ij & les belles compofitions des anciens Poetes tragiques. La forme qu'ils ont adoptee tient beaucoup de la Tragedie Grecque, en a prefque tous les defauts, & n'en a que rarement les beautes. Quinault a. bati un edifice a part. Les Grecs & les Latins l'ont aide dans les idees primitives de fon deffein; mais l'arrangement, la combinaifon, l'enfemble font a lui feul. Ils forment une compofition fort fuperieure a celle des Italiens & des Latins, & qui n'eft point inferieure a celle meme des Grecs. Ces propofitions font nouvelles. Pour les etablir, il faut de grandes preuves. Je crois pouvoir les fournir a ceux qui voudront les lire fans prevention. Remontons aux fources, & fuppofons pour un moment que nous n'avons jamais oui parler des Spectacles de France, d'Italie, de Rome & d'Athenes. Depouillons toute predilection pour l'une ou pour l'autre Mufique, queftion tout-a-fait etrangere a celle dont il s'agit. Laiffons a part la veneration, que nous puifons dans la pouffiere des Colleges, pour les ouvrages de l'antiquite. Oublions la chaleur avec laquelle les Italiens parlent de leur Opera, & le ton de dedain dont les critiques du dernier fiecle ont ecrit en France, des Ouvrages Lyriques de Quinault. Examinons, en un mot, philofophiquement ce que les Anciens ont fait, ce que les Italiens executent, & ce que le plan qu'a trace Quinault nous fait voir qu'il a voulu faire. Je penfe qu'il refultera de cet examen une demonftration en C iij faveur des propofitions que j'ai avancees. Mon fujet m'entraine indifpenfablement dans cette difcuffion. La Danfe fe trouve fi intimement unie au plan general de Quinault,elle eft une portion fi effentielle de l'Opera Francois, que je ne puis me flatter de la faire bien connoitre, qu'autant que la compofition dont elle fait partie fera bien connue. Les Grecs ont imagine une reprefentation vivante des differentes paffions des hommes: ce trait de genie eft fublime. Ils ont expofe fur un Theatre des Heros dont la vie merveilleufe etoit connue: il les ont peints en action, dans des fituations qui naiffoient de leur caractere, ou de leur hiftoire, & toutes propres a faire eclater les grands mouvemens de l'ame. Par cet artifice la Poefie & la Mufique * unies pour former une expreffion complette ont fait paffer mille fois dans les coeurs des Grecs la pitie, l'admiration, la terreur. Une pareille invention eft un des plus admirables efforts de l'efprit humain. Le Chant ajoutoit & devoit ajouter de la force, un charme nouveau, un pathetique plus touchant a un ftile fimple & noble, a un plan fans embarras, a des fituations prefque toujours heureufement amenees, jamais forcees, & toutes affez theatrales, pour que l'oeil, a l'afpect des tableaux qui en refultoient, fut un moyen auffi sur que l'oreille, de C iv faire paffer l'emotion dans l'ame des Spectateurs. Les Grecs vivoient fous un gouvernement populaire. Leurs moeurs, leurs ufages, leur education avoient du neceffairement faire naitre d'abord a leurs Poetes l'idee de ces actions qui intereffent des peuples entiers. L'etabliffement des choeurs dans leurs Tragedies, fut une fuite indifpenfable du plan trouve. Ils les employerent quelquefois contre la vraifemblance, jamais avec affez d'art & toujours comme une efpece d'ornement pofitiche; & c'eft-la un des grands defauts de leur execution. Ils les faifoient chanter & danfer; mais il n'y avoit aucun rapport entre leur shant & leur danfe. Ce vice fut d'autant plus inexcufable, que leur danfe etoit par elle-meme fort energique, & qu'elle auroit pu ajouter par confequent une force nouvelle a l'action principale, fi elle y avoit ete mieux liee. Telle fut la Tragedie des Grecs. Voila le premier modele: voici la maniere dont les Italiens l'ont fuivi. Dans les premiers tems, ils ont pris les fujets des Grecs, ont change la divifion, & l'ont faite en trois Actes. Ils ont retenu leurs choeurs, & ne s'en font point fervis. En confervant la Mufique, ils ont profcrit la Danfe. Il eft affez vraifemblable que leur recitatif, relativement a leur declamation ordinaire, a l'accent de leur Langue & a leur maniere de la rendre dans les occafions eclatantes, eft a-peu-pres tel qu'etoit la Melopee des Grecs; mais moins ferres dans C v leur Dialogue, furchargeant l'action principale d'evenemens inutiles & romanefques, forcant prefque toutes les fituations, changeant de lieu a chaque Scene, accmulant epifodes fur epifodes pour eloigner un denouement toujours le meme, ils ont farde le genre, fans l'embellir; ils l'ont enerve, fans lui donner meme un air de galanterie. Rien auffi ne reffemble moins a une Tragedie de Sophocle ou d'Euripide qu'un ancien Opera Italien: Arlequin n'eft pas plus different d'un perfonnage raifonnable. Les Opera modernes, dont les details font fi ornes de fleurs, font peut - etre encore plus diffemblables des Tragedies Grecques. L'Abbe Metaftaze, ce Poete honore a Vienne, dont les Ouvrages dramatiques ont ete mis en Mufique tant de fois par les meilleurs Compofiteurs d'Italie, qui font prefque les feuls qu'on ait encore connus dans les Cours les plus ingenieufes de l'Europe, & qui ne doivent peut-etre leur grande reputation * qu'a la France, ou on ne les reprefente jamais, ce Poete, dis-je, a abandonne la Fable, & n'a puife fes fonds que dans l'Hiftoire. Ce font donc les perfonnages les plus graves, les plus ferieux, & fi on l'ofe dire, les moins chantans de l'antiquite, les Titus, les Alexandre, les Didon, les Cyrus, &c. qui executent C vj tent fur les Theatres d'ltalie nonfeulement ce chant fimple des Grecs; mais encore ces morceaux forts de compofition, que les Italiens appellent Aria * , prefque toujours agreables, quelquefois meme raviffans & fublimes. Le charme d'un pareil chant fait oublier apparemment ce defaut enorme de bienfeance. Il eft cependant d'autant plus inexcufable, que l' Aria n'eft prefque jamais qu'un morceau ifole & coufu fans art, a la fin de chaque Scene, qu'on peut l'oter fans que l'action en fouffre; & que, fi on le fupprimoit, elle y gagneroit prefque toujours ** . En retenant les choeurs des Grecs, les Italiens les ont laiffes avec encore moins de mouvement que ne leur en avoient donne leurs modeles. Ils n'ont aucun interet a l'action;ils ne fervent par confequent, qu'a la refroidir ou a l'embarrafler. On leur donne pour l'ordinaire un morceau fyllabique a la fin de l'Opera; on leur fait faire des marches, on les place dans le fonds de quelques-uns des tableaux, pour parer le Theatre. Voila tout leur emploi. Telle eft la conftitution de l'Opera d'Italie * , dont l'enfemble denue de vraifemblance, irregulier, long * , embrouille, fans rapport, n'eft qu'un melange du Theatre des Grecs, de la Tragedie Francoife, & des rapfodies des tems gothiques; comme il eft cependant le feul grand Spectacle d'une Nation vive, delicate & fenfible, il n'eft pas etonnant qu'il en faffe les delices, & qu'il y foit fuivi avec le plus extreme empreffement. Une partie de la Mufique en eft faillante, les Chanteurs du plus rare talent l'executent, & ce Spectacle n'a qu'un tems ** . Dans les plus grandes Villes d'Italie, on ne voit l'Opera tout au plus que pendant trois mois de l'annee, & on y fonge a la Mufique tous les jours de la vie. Nous avions un Theatre tragique repris fous oeuvre par Corneille, & fonde pour jamais fur le fublime de fes compofitions, lorfque l'Opera Francois fut imagine. L'Hiftoire etoit le champ fertile que ce grand Poete avoit prefere; & c'eft-la qu'il alloit choifir fes fujets. La Mufique, la Danfe, les Choeurs etoient bannis de ce Theatre; la reprefentation male d'une action unique expofee, conduite, denouee dans le court efpace de vingt-quatre heures & dans un meme lieu, eft la tache difficile que Corneille s'etoitimpofee. Il devoit tirer l'illufion, l'emotion, l'interet de fa propre force. Rien d' erranger ne pouvoit l'aider a frapper, a feduire, a captiver le Spectateur. Oferoit-on le dire? une des bonnes Tragedies de cethomme extraordinaire fuppofe plus d'etendue de genie que toutle Theatre des Grecs enfemble. Quinault connoiffoit la marche de l'Opera Italien, la fimplicite noble, energique, touchante de la Tragedie ancienne, la verite, la vigueur, le fublime de la moderne. D'un coup d'oeil il vit, il embraffa, il decompofa ces trois genres, pour en former un nouveau qui, fans leur reffembler, put en reunir toutes les beautes. C'eft fous ce premier afpect que s'offrit a fon efprit un Spectacle Francois de Chant & de Danfe. D'abord le merveilleux fut la pierre fondamentale de l'edifice, & la Fable, ou l'imagination lui fournirent les feuls materiaux qu'il crut devoir employer pour le batir. Il en ecarta l'Hiftoire qui avoit deja fon Theatre, & qui comporte une verite, trop connue, des perfonnages trop graves, des actions trop reffemblantes a la vie commune, pour que, dans nos moeurs recues, le Chant, la Mufique & la Danfe ne forment pas une difparate ridicule avec elles. De-la qu'il batiffoit fur le merveilleux, il ouvroit fur fon Theatre a tous les Arts la carriere la plus etendue. Les Dieux, les premiers Heros dont la Fable nous donne des idees fi poetiques & fi elevees, l'Olimpe, les Enfers, l'Empire des Mers, les Metamorphofes miraculeufes, l'Amour, la Vengeance, la Haine, toutes les paffions perfonnifiees, les Elemens en mouvement, la Nature entiere animee fourniffoient deslors au genie du Poete & du Muficien mille tableaux varies, & lamatiere inepuifable du plus brillant Spectacle. Le langage mufical fi analogue a la Langue Grecque, & de nos jours fi eloigne de la vraifemblance, devenoit alors non-feulement fupportable; mais encore tout-a-fait conforme aux opinions recues. La danfe la plus compofee, les miracles de la peinture, les prodiges de la mechanique, l'harmonie, la perfpective, l'optique, tout ce qui, en un mot, pouvoit concourir a rendre fenfibles aux yeux & a l'oreille les preftiges des Arts, & les charmes de la nature entroit raifonnablement dans un pareil plan, & en devenoit un acceffoire neceffaire. Les choeurs dont les Grecs n'avoient fait qu'un trop foible ufage, & dont les Italiens, ainfi que je l'ai deja dit, n'ont pas fcu fe fervir, places par Quinault dans les lieux ou ils devoient etre, lui procuroient des occafions frequentes de grand fpectacle * , des mouvemens generaux ** , des concerts raviffans *** , des coups de Theatre frappans **** , & quelquefois le pathetique le plus fublime ***** . En liant a l'action principale la Danfe qu'il connoiffoit bien mieux qu'elle n'a ete encore connue, il fe menageoit un nouveau genre d'action theatrale, qui pouvoit donner un feu plus vif a l'enfemble de fa compofition, des Fetes auffi aimables que galantes, & des tableaux varies a l'infini, des ufages, des moeurs, des Fetes des Anciens. Ce grand deffein fut balance fans doute dans l'efprit de Quinault par quelques difficultes. Le moyen qu'il ne previt pas qu'il fe trouveroit tot ou tard des hommes rigides qui refuferoient de fe preter aux fuppofitions de la Fable, des Philofophes feveres dont la raifon feroit rebutee des preftiges de la Magie, des efprits forts pour qui la plus belle machine ne feroit qu'un jeu d'enfans. Mais Homere & Virgile, Sophocle & Euripide parurent a Quinault des autorites fuffifantes en faveur du genre qu'il projettoit de mettre fur la Scene. Il efpera que le fyfteme ancien qui fut la bafe de leurs ouvrages, & qui fera toujours l'ame de la belle Poefie, feroit fouffert encore par des Spectateurs inftruits, & fur un Theatre qu'il vouloit confacrer a la plus delicieufe illufion. Il vit dans Ariofte & le Taffe les effets agreables, les grands mouvemens, les changemens imprevus, que pouvoient produire la Magie; & les grands Ballets qui etoient depuis fi long-terms le fpectacle a la mode, lui fourniffoient trop de preuves journalieres du charme des belles machines, pour qu'il negligeat les avantages que la Mechanique pouvoit procurer a fon etabliffement. Les beaux traits d'Hiftoire ne font pas les feuls qui doivent exercer le genie des grands Peintres. La Fable ne leur en fournitelle pas qui ne font ni moins nobles ni moins touchans? Ecouteroit-on la critique d'un homme de mauvais gout qui declameroit contre une compofition de cette efpece, parce que nous fcavons tous que la Fable n'eft qu'une des folies de l'efprit des premiers tems? Le Theatre n'eft qu'un tableau vivant des paffions. Quinault en voyoit un * digne de l'admiration de tous les fiecles, ou elles pouvoient etre peintes avec le pinceau le plus vigoureux, & qui s'etoit empare avec raifon de l'hiftoire. Il falloit ne point empieter fur un etabliffement auffi impofant, & donner cependant a celui qu'il fe propofoit, le caractere d'imitation que doit avoir toute compofition dramatique. Le merveilleux qui refulte du fyfteme poetique rempliffoit fon objet, parce qu'il reunit avec la vraifemblance fuffifante au Theatre, la Poefie, la Peinture, la Mufique, la Danfe, la Mechanique, & que de tous ces Arts combines il pouvoit refulter un enfemble raviffant, qui arrachat l'homme a lui-meme, pour le tranfporter pendant le cours d'une reprefentation animee, dans des regions enchantees. Ce beau deffein, n'eft point une vaine conjecture imaginee apres coup, pour feduire le Lecteur. Qu'on fuive pas a pas la marche de Thefee, d'Atys, d'Armide, &c. on verra l'intention de Quinault, telle qu'on viant de l'expliquer, marquee par - tout avec les traits diftinctifs de l'efprit, du fentiment, & du genie. Ici on s'arretera fans doute pour chercher la caufe fecrette du peu d'effet qui refulte cependant de nosjours d'un plan fi magnifique. Le vice eft-il dans le plan lui-meme? Seroit-il dans l'execution primitive? N'eft-il que dans l'execution actuelle? Il eft certain que le deffein de Quinault eft un effort de genie, qu'on peut mettre a cote de tout ce qui a ete imagine de plus ingenieux pendant le cours fucceffif des progres des beaux Arts; mais il n'eft pas moins certain que le plaifir, plaifir, l'emotion, l'amufement qui en refultent font tres - inferieurs aux charmes qu'on devroit & qu'on peut en attendre. CHAPITRE VI. Defauts de l'execution du Plan primitif de l'Opera Francois * . C'EFt un Spectacle de Chant & de Danfe que Quinault a voulu faire; c'eft - a - dire, que fur le Tome III . D * Theatre nouveau qu'il fondoit, il a voulu parler a l'oreille par les fons fuivis & modules de la voix, & aux yeux par les pas, les geftes, les mouvemens mefures de la Danfe. Tout ce qui fe fait fur le Theatre doit etre plein de vie. Rien n'y doit paroitre dans l'inaction. Un Ouvrage dramatique n'eft qu'une grande action, formee de mille autres, qui lui font fubordonnees, qui en font les parties effentielles, qui doivent concourir a l'harmonie generale, & dont le concert mutuel peut feul former la beaute, l'illufion, le charme de l'enfemble. Il etoit donc neceffaire, pour remplir l'objet de Quinault, que la Danfe, qui alloit former une partie confiderable de fon nouveau Spectacle, agit conformement a fon deffein; & quel etoit fon deffein? C'etoit (n'en doutons point) de s'aider de la Danfe pour faire marcher fon action, pour l'animer, pour l'embellir, pour la conduire par des progres fucceffifs jufqu'a fon parfait developpement. En admettant fur fon Theatre le meme Art dont les Grecs & les Romains s'etoient fi heureufement fervis, n'auroit-il eu pour objet que de reduire fon emploi a quelques froids agremens plus nuifibles qu'utiles au cours de l'action theatrale? Seroit-il poffible qu'il eut fait entrer la Danfe dans fa compofition comme une partie principale, fi elle n'avoit du toujours agit, peindre, conferver en un mot, le D ij caractere d'imitation & de reprefentation que doit avoir neceffairement tout ce qu'on introduit fur la Scene. Il eft indifpenfable de revenir ici fur fes pas, & de fe rappeller les differens emplois qu'avoit remplis la Danfe chez les Grecs, chez les Romains, & dans les derniers fiecles. Vive, faillante, eftimable & dangereufe tout a la fois en Grece, la Danfe y fut un Art qui fervit egalement au plaifir, a la religion, au maintien des forces du corps, au developpement de fes graces, a l'education de la jeuneffe, a l'amufement des vieillards, a la confervation & a la corruption des moers. A Rome, elle devint partie de l'Art dramatique, & marcha alors d'un pas egal avec la Poefie, l'Eloquence & la Mufique. Dans les derniers fiecles froide & languiffante, elle ne fut qu'un divertiffement peu varie & fans ame. On la reduifit dans les grands Ballets a la peinture momentanee de quelques caracteres; dans les Mafcarades elle ne pouvoit exprimer par des pas que le generique du perfonnage dont elle prenoit les habits. Dans les Bals de ceremonie, elle n'etoit qu'un mouvement fans object, une occafion toujours la meme de montrer les graces de la figure, & les belles proportions du corps. Dans cette fucceffion hiftorique des differens emplois de la Danfe, on voit diftinctement les divers degres de beaute que peut lui donner l'art: car ce qu'il a pu dans un tems, il le peut toujours dans un autre. Or toutes les compofitions D iij de Quinault nous prouvent qu'il a connu parfaitement l'hiftoire de la Danfe & toutes fes poffibilites. Il faudroit cependant que ce Poete n'en eut eu que des idees tres-bornees, s'il n'en avoit adopte que la partie la plus foible, & il feroit tombe dans cette lourde bevue, s'il n'avoit voulu l'employer que comme un fimple divertiffement, tandis qu'elle eft capable de former les tableaux les plus dignes du Theatre. Mais en parcourant les compofitions de ce beau genie, on ne peut le foupconner de cette meprife. On y voit par-tout l'imagination & le gout marquer la place des Arts qu'il y a reunis, & faire toujours naitre du fond du fujet chacun de leurs emplois differens. En effet la Poefie, la Peinture, la Danfe, la Mechanique n'y font jamais que dans les lieux ou elles doivent etre, tout ce qu'elles y font devoit fe faire; il etoit indifpenfable qu'elles peigniffent tout ce que Quinault a penfe qu'elles devoient exprimer. Dans Cadmus qui doit furmonter les plus grands obftacles pour obtenir Hermione, je vois ce Heros femer dans le champ de Mars les dents du Dragon qu'il a vaincu. Voici le deffein que trace Quinault pour ce moment theatral. "La Terre produit des Soldats "armes, qui fe preparent d'abord " a tourner leurs armes contre " Cadmus; mais il jette au " milieu d'eux une maniere de " grenade que l'Amour lui a apportee ", qui fe brife en plufieurs " eclats, & qui infpire aux combattans D iv "une fureur qui les oblige "a combattre les uns contre " les autres, & a s'entregorger " eux - memes. Les derniers qui "demeurent vivans viennent apporter " leurs armes aux pieds de "Cadmus ". Je ne puis pas me meprendre fur l'intention de Quinault. Je vois evidemment que, fi elle eut ete remplie, le Theatre m'eut offert dans ce moment le tableau de Danfe le plus noble, le plus vif, le mieux lie a l'action principale. Rien de tout cela n'exifte dans l'execution. Elle n'en offre pas meme l'ombre. Dans ce meme Poeme a la fin du troifieme Acte, lorfque l'inflexible Dieu de la guerre a dit: Un vain refpect ne peut me plaire: On ne fatisfait Mars que par de grands exploits: Vous que l'Enfer a nourries, Venez cruelles Furies, Venez brifer l'Autel en cent morceaux epars. Quinault veut qu'on finiffe cet Acte par l'arrivee des Furies qui brifent l'autel, qui s'emparent des tifons ardens du Sacrifice, & qui s'envolent, pendant que le char de Mars, en tournant rapidement vers le fond du Theatre, fe perd dans les airs, & que les Pretres, les Peuples, Cadmus, &c. defoles crient; O Mars! o Mars! Quel coup de pinceau male! Quelle occafion energique, pour la Danfe, pour la Mufique, pour la Mechanique! Je vois cependant a la reprefentation tous ces memes Arts oififs dans ce moment. A la place des idees grandes & nobles qui etoient effentiellement D v du plan de Quinault, on a fubftitue une execution maigre, de petites figures mal deffinees, un coloris miferable, & par malheur, cette execution, malgre fa foibleffe, a paru fuffifante dans les premiers tems a des Spectateurs que l'habitude n'avoit pas encore inftruits. Elle a ete repetee, avec les memes vices & avec le meme fucces, dans prefque toutes les autres occafions qu'a fourni le genie fecond du Poete. Le moyen que ceux qui executoient ne fuffent pas contens d'eux-memes en voyant tous les Spectateurs fatisfaits? Mais le moyen auffi que l'Art parvint au degre de perfection, ou il etoit capable d'atteindre, des que les Artiftes n'appercevoient pas le par-dela du point mediocre ou ils fe bornoient? Je trouve, par exemple, un trait d'imagination que j'admire, & un defaut d'execution qui me confond, dans l'epifode de Protee que Quinault a lie fi naturellement a l'Opera de Phaeton. Ce perfonnage connu dans la Fable par fes transformations furprenantes n'etoit qu'un Danfeur Grec, qui operoit ces fortes de prodiges par la rapidite de fes pas, par les formes diverfes qu'il fcavoit donner a l'enfemble de fes mouvemens. Peut etre eft-ce le fond le plus riche que la Danfe theatrale, aidee du fecours des machines, ait jamais eu, pour deployer tous les plus beaux refforts de l'Art. Que refulte-t-il cependant dans l'execution, de l'idee admirable de Quinault? L'or pur fe change en un plomb vil. On ne me donne, a la place de ce que je pouvois attendre, qu'une D vj froide fymphonie, des cartons mal peints, quelques poignees d'etoupes enflammees, & un efcamotage groffier, qui ne fert qu'a me faire appercevoir, combien j'aurois pu etre fatisfait, fi le jeu de la Danfe & le mouvement des machines s'etoient adroitement concertes, pour rendre a mes yeux & a mon oreille l'intention ingenieufe du Poete. Le meme vice me frappe dans prefque tousles endroits ou l'imagination de Quinault s'eft manifeftee. Je me borne a expofer mes conjectures fur deux de ce genre, ou fi je ne me trompe, ce beau genie a ete auffi mal entendu, que fervi. La premiere eft le Siege de Scyros dans Alcefte. Lorfqu'on connoit ce que peut executer la Danfe, on ne fcauroit etre incertain fur le projet de Quinault. Il n'en faut point douter; ce Poete lui avoit deftine cette action. Qu'on fe rappelle en effet toutes les evolutions militaires qui font de l'inftitution primitive de la Danfe; qu'on les fuppofe pour un moment executees fur les chants des choeurs, & fur des fymphonies relatives au fujet;qu'on fe reprefente les attaques, les pourfuites, les efforts des Affiegeans, la defenfe des Affieges, leurs forties, leurs fuites; qu'on imagine voir au Theatre la fuceffion rapide de tous ces divers tableaux, rendus avec art par des Danfes expreffives, on aura alors une idee de l'efquiffe de Quinault que l'execution originaire a totalement defiguree. Pour expliquer mes idees fur la feconde, j'ai befoin, que le Lecteur daigne fufpendre toure prevention. Je crois avoir appercu dans un des beaux Opera de Quinault un trait fingulier de genie qui eft de mon fujet, dans l'endroit meme qui depuis pres de foixante-dix ans paffe pour le plus defectueux de fes Ouvrages. Je vais expofer fimplement mes reflexions, que je me garde bien de croire infaillibles. Mon intention eft de penetrer l'efprit des Artiftes fans avoir le deffein faftueux de m'eriger en juge de l'art. Si mes obfervations font vraies, il y gagnera, & mon ambition fera tout-a-fait remplie. Si je fuis dans l'erreur, je rends graces d'avance a la main fecourable qui voudra m'aider a en fortir. Il femble que l'opinion generale ait profcrit fans retour le quatrieme Acte d'Armide. On le regarde comme tres-indigne des quatre autres, & je penfe que c'eft fur l'effet feul qu'on l'a juge. Le Public n'eft parti que d'apres fon impreffion, qui, avec raifon, eft toujours fa regle; mais l'effet tel qu'il eft produit fur le Spectateur, peut avoir deux caufes, le deffein & l'execution. Or je crois apprecevoir ici le plus beau deffein de la part de Quinault. Si ma decouverte n'eft pas une chimere; l'effet ne peut plus etre impute qu'a la maniere dont il a ete execute. Il faut ici neceffairement que le Lecteur me permette de lui rappeller la marche theatrale d'Armide. L'amour le plus tendre deguife fous les traits du plus violent depit, dans le coeur d' une femme toute - puiffante, eft le premier coup de pinceau qui nous frappe dans cette belle compofition. Si l'amour l'emporte fur la gloire, fur le depit, fur les plus forts motifs de vengeance qui balancent le penchant fecret d'Armide, quels moyens n'employera pas fon pouvoir (qu'on a eu l'adreffe de nous faire connoitre immenfe) pour foutenir les interets d'un fi grand amour! Dans le premier Acte, le coeur d'Armide eft le jouet tour a tour de plufieurs paffions qui fe combattent mutuellement, & qui la dechirent. Dans le fecond, elle vole a la vengeance: le fer brille, elle eft prete a frapper. L'amour l'arrete, & il triomphe. L'Amante & l'Amant font tranfportes au bout de l'Univers. C'eft - la que la foible raifon d'Armide combat encore: c'eft-la qu'elle appelle a fon fecours la haine qu'elle avoit cru fuivre, & qui ne fervoit cependant que de pretexte a l'amour. Les efforts redoubles de cette Divinite barbare cedent encore la victoire a un penchant auquel rien ne peut refifter; mais la haine menace: outre les craintes fi naturelles aux Amans, Armide entend encore un oracle qui en redoublant fes terreurs doit ranimer fa prevoyance. Tel eft l'etat de l'action a la fin du troifieme Acte. Voila par confequent Armide livree toute entiere & fans retour, aux divers mouvemens de la plus vive tendreffe. Inftruite par fon art de l'etat du camp de Godeffroi, jouiffant des tranfports de Renaud, elle n'a que fa fuite a craindre; & cette fuite, elle ne peut la redouter, qu'autant qu'il feroit poffible de detruire l'enchantement dans lequel fon art & fa beaute ont plonge fon heureux Amant. Ubalde cependant & le Chevalier Danois s'avancent; & cet epifode eft tres-bien lie a l'action, lui eft neceffaire, & forme un contre-noeud extremement ingenieux. Armide, que je ne puis pas croire tranquille, va donc deployer ici tous les efforts, toute la puiffance, toutes les reffources de fon art, pour arreter les feuls ennemis qu'elle ait a craindre. Tel eft le deffein de Quinault, & quel deffein pour un Spectacle de Chant, de Mufique & de Danfe! Tout ce que la Magie a de redoutable ou de feduifant: les tableaux de Danfe de la plus grande force, ou'de la plus aimable volupte: des embrafemens, des orages, des tremblemens de terre: des Ballets legers, des Fetes brillantes, des enchantemens delicieux; voila ce que Quinault demandoit dans cet Acte: c'eft le plan qu'il avoit trace, que Lully auroit du remplir & terminer en homme de genie, par un entre-Acte dans lequel la Magie eut fait un dernier effort terrible. On eut jette par cet artifice de l'incertitude fur le fucces des foins d'Ubalde, & forme un contrafte admirable, avec le ton de volupte qui regne dans la premiere partie de l'Acte fuivant. Suppofons un pareil deffein execute par le Chant, la Danfe, les Symphonies, la Decoration, les Machines, & jugeons * . CHAPITRE VII. Principes Phyfiques du Vice de l'Execution primitive de l'Opera Francois. EN examinant les vues de Quinault, le plan de fon Spectacle, les belles combinaifons qui y font repandues, la connoiffance profonde des differens Arts qu'il y a raffembles, qu'elles fuppofent dans ce beau genie; je me fuis demande mille fois, pourquoi au Theatre, la plus grande partie de ce qu'il m'eft demontre que Quinault a voulu faire, femble s'evaporer, fe perdre, s'aneantir, & j'ai cru en voir evidemment la caufe dans l'execution primitive. Mais pourquoi cette execution a-t-elle ete fi defectueufe? Quelle eft la fource d'ou couloient les vices qui s'y font repandus? L'art n'avoit rien a gagner dans ma premiere decouverte, fans le fecours de cette feconde; & cette recherche une fois faite avec quelque fucces, les remedes etoient aifes, & les progres de l'art infaillibles. Or, je crois appercevoir dans la foibleffe de tous les fujets employes pour l'execution du plan de Quinault les principes phyfiques des defauts fans nombre qui l'ont enervee. La Danfe, la Mufique inftrumentale & vocale, l'art de la decoration, celui des machines, etoient, pour ainfi dire, au berceau; & le deffein du Poete auroit exige des executans confommes dans tous ces differens genres. Le plan etoit en grand, comme le font tous ceux que forme le genie; & dans la conftruction de l'edifice, on crut devoir le refferrer, le rapetiffer, le mutiler, fi je puis me fervir de ces expreffions, pour le proportionner a la force des fujets, qui etoient employes a le batir, & a l'etendue du terrein fur lequel on alloit l'elever. Tout ce peuple d'Artiftes, qui ne vit dans Quinault qu'un Poete peu confiderable, etoit encore a cent ans loin de lui pour la connoiffance de l'art. Quinault ne fit qu'une faute qu'une modeftie mal entendue lui fuggera, dont fes ennemis fe prevalurent, qui a fait meconnoitre le genre, & qui en a retarde le progres beaucoup plus fans doute qu'on ne pourra fe le perfuader. Il donna le titre de Tragedie a la compofition nouvelle qu'il venoit de creer. Boileau, Racine, & les autres Juges * de la Litterature Francoife y chercherent des-lors les differens traits de phifionomie du Poeme qu'on nommoit communement Tragedie , & ils l'apprecierent a proportion du plus ou du moins de reffemblance qu'ils lui trouverent avec ce genre deja etabli. Par cette fauffe denomination Quinault les aida lui-meme a fe bien convaincre, que fa compofition n'etoit rien moins qu'un genre tout-a-fait nouveau. Ils ne virent dans Thefee meme qu'une Tragedie manquee; ils le dirent & le publierent; les Echos du Parnaffe & du monde le repeterent apres eux. De-la Paris, la Litterature, les Provinces, les Etrangers fe formerent une idee fauffe du genre, qui s'eft confervee jufqu'a nos jours, & que je ne me flatte flatte pas de pouvoir detruire. Ce danger etoit prevenu, fi, a la place de ce titre, Quinault avoit mis a la tete de fes Poemes Lyriques, Cadmus, Thefee, Atys Opera. Ce feul mot auroit donne a Boileau l'idee d'un genre, & cette idee une fois appercue, fa fagacite & le defir qu'il avoit d'etre jufte, auroient fait le refte. Racine d'autre part tout-a-fait indifferent fur les fucces heureux ou malheureux de Quinault, n'auroit plus vu des Tragedies autres que les fiennes occuper Paris. Il auroit applaudi fans peine Armide Opera . Il etoit peut-etre impoffible qu'il ne fut pas revolte contre Armide Tragedie . Tome III . E * CHAPITRE VIII. Suites du Vice primitif L'OPERA Francois tel qu'on le forma dans fa nouveaute fut recu de la Nation avec un applaudiflement prefque unanime * ; parce que les lumieres des Spectateurs fur le genre & fur tous les Arts qu'on y avoit raffembles etoient en proportion avec les forces, le talent, & l'art des fujets employes pour l'executer. Lully fut des-lors regarde comme un Compofiteur divin, les Chanteurs comme des modeles, les Ballets comme les chef-d'oeuvres de la Danfe, les Machines comme le dernier effort de la Mechanique, les Decorations comme des prodiges de Peinture. Au milieu de ce mouvement univerfel, Quinault cependant fut a peine appercu. On ne vit de fon ouvrage que les endroits defectueux que fes ennemis releverent. Tout ce qui n'etoit pas du Poete en apparence, fut eleve jufqu'aux nues; tout ce qui parut dans le Poeme plus foible que la Tragedie Francoife , fut mis fous les pieds. L'Opera raviffoit la Nation, & dans le meme tems elle meconnoiffoit ou dedaignoit le genie fecond qui venoit de le faire naitre. Lully mourut: les traditions de tout ce qu'il avoit E ij fait fur fon Theatre refterent. On crut ne pouvoir mieux faire que de fuivre litteralement & fervilement ce qui avoit ete pratique fous les yeux d'un homme, pour lequel on confervoit un enthoufiafme qui a manque d'aneantir l'Art. Il eft arrive de-la que les vices primitifs ont fubfifte dans l'Opera Francois, pendant que les connoiffances des Spectateurs fe font accrues. Le charme, qui cachoit les defauts, s'eft diffipepeu-a-peu par l'habitude, & les defauts font reftes. Il n'y a pas dix ans que la Danfe a ofeproduire quelques figures differentes de celles que Lully avoit approuvees, & j'ai vu fronder comme des nouveautes pernicieufes, les premieres actions qu'on a voulu y introduire. Sur un Theatre cree par le genie, pour mettre dans un exercice continuel la prodigieufe fecondite des Arts, on n'a chante, on n'a danfe, on n'a entendu, on n'a vu conftamment que les memes chofes & de la meme maniere, pendant le long efpace de plus de foixante ans. Les Acteurs, les Danfeurs, l'Orcheftre, le Decorateur, le Machinifte ont crieau fchifme, & prefque a l'impiete, lorfqu'il s'eft trouve par hazard quelque'efprit affez hardi pour tenter d'agrandir & d'etendre le cercle etroit dans lequel une forte de fuperftition les tenoit renfermes. Ainfi les defauts actuels, derivent prefque tous du vice primitif. La Danfe etoit au berceau en France lors de l'etabliffement de l'Opera: l'habitude, l'ufage, la tradition, feules regles des Artiftes bornes, l'y ont depuis retenue comme E iij emmaillotee. C'eft-la qu'ils la bercent des pretendues perfections * de l'execution ancienne, & qu'ils l'endorment dans le fein de la mediocrite. CHAPITRE IX. Du Ballet Moderne LORS de l'Etabliffement de l'Opera en France, on conferva le fond du grand Ballet dont on fit un Spectacle a part; mais on en changea la forme. Quinault imagina un genre mixte, qui n'en etoit pas un, dans lequel les recits firent la partie la plus confiderable du Spectacle. La Danfe n'y fut qu'en fous-ordre. Ce fut en 1671. qu'on reprefenta a Paris les Fetes de Bacchus & de l'Amour * . Cette nouveaute plut, & en 1681. le E iv Roi & toute fa Cour executerent a Saint-Germain le Triomphe de l'Amour, ouvrage fait dans le meme gout, dont le fucces aneantit pour jamais le grand Ballet, qui avoit ete fi long-tems le feul Spectacle de notre Cour. Deslors la Danfe reprit parmi nous fur tous nos Theatres, a l'exception de celui de l'Opera, la place qu'elle avoit occupee fur les Theatres des Grecs. On ne l'y fit plus fervir que d'Intermede. Le grand Ballet fut pour toujours relegue dans les Colleges, & a l'Opera meme le Chant prit tout-a fait le deffus. On avoit plus de Chanteurs que de Danfeurs paffables. Les Spectacles de Danfe avoient ete formes jufqu'alors par les perfonnes qualifiees dela Cour. L'arr ou, pour mieux dire, l'ombre de l'art ne s'etoit confervee que parmi les gens du monde. En formant un Spectacle public, on n'eut pour reffources que quelques Maitres a danfer dont toute la fcience confiftoit a montrer les Danfes neceffaires dans les Bals de ceremonie, ou un nombre fort borne de pas de caractere, qui entroient dans la compofition des grands Ballets. La difette des fujets etoit alors fi grande en France, que notre Opera fut execute pendant plus de dix ans fans Danfeufes. On faifoit habiller en femmes deux ou quatre Danfeurs qui figuroient fous cette mafcarade dans les Fetes de ce Spectacle. Le Triomphe de l'Amour * fut le premier ouvrage en Mufique ou quatre vraies femmes danfantes furent introduites, & on vanta E v. alors cet embelliffement, comme on loueroit de nos jours l'etabliffement d'une Salle de Spectacle bien reguliere & proportionnee au degre de fplendeur ou nous pouvons croire fans orgueil que notre Ville Capitale eft montee. Tant il eft vrai que dans les fiecles les plus eclaires, il y a toujours dans les Arts quelque partie eloignee ou la lumiere ne perce point encore. Le defaut de fujets fut fans doute le motif qui engagea Quinault a defigurer le grand Ballet, & peut-etre eft-il la feule excufe qu'on puiffe donner d'une partie des vices principaux qui ont enerve l'execution primitive de l'Opera Franeois. Ce beau genie qui avoit eu des idees fi vaftes, fi nobles, fi vraies fur le genre qu'il avoit cree, n'eut que des vues fort bornees fur le Ballet qu'il n'avoit que defigure. Il fut imite depuis par tous ceux qui travaillerent apres lui pour le Theatre Lyrique. Le propre des talens communs eft de fuivre fervilement a la pifte la marche des grands talens. Ainfi, apres fa mort, on fit des Opera coupes comme les fiens; mais qui n'etoient animes ni des graces de fon ftile, ni des charmes du fentiment qui etoit fa partie fublime, ni de ces traits brillans de Spectacle qu'il repandoit en efprit inventeur dans fes belles compofitions. On pouvoit l'atteindre plus aifement dans le Ballet ou il etoit fort au-deffous de lui-meme; ainfi on l'imita dans fa partie defectueufe, ou on l'egala; mais on ne fit que le copier dans fa partie fuperieure, ou peut-etre ne l'egalera-t-on jamais. E vj Telle fut la marche lente des progres du Theatre Lyrique jufqu'en l'annee 1697. que la Motte, en creant un genre tout neuf, acquit l'avantage de fe faire copier a fon tour. Ce Poete, dont un de fes amis a dit, que fa mort meme n'avoit rien fait pour fa gloire , imagina un Spectacle de Chant & de Danfe forme de plufieurs actions differentes toutes complettes & fans autre liaifon entr'elles qu'un rapport vague & indetermine. L'Opera imagine par Quinault eft une grande action fuivie pendant le cours de cinq Actes. C'eft un tableau d'une compofition vafte, tels que ceux de Raphael & de Michel-Ange. Le Spectacle trouve par la Motte eft un compofe de plufieurs Actes differens qui reprefentent chacun une action melee de divertiffemens, de chant & de danfe. Ce font de jolis Vateau , des mignatures piquantes, qui exigent toute la precifion du deffein, les graces du pinceau, & tout le brillant du coloris. Ce genre, dans fa nouveaute, balanca le fucces du grand Opera, parce que le gout eft exclufif parmi nous, & que c'eft un defaut ancien & national, dont, malgre les lumieres que nous acquerons tous les jours, nous avons bien de la peine a nous defaire. Cependant, e force de reflexions & de complaifance, on fouffrit enfin, au Theactre Lyrique, deux fortes de plaifir; mais ce genre trouve par la Motte, dont on n'attribua le fucces, fuivant l'ufage, qu'au Muficien qu'il avoit inftruit & guide, nous debarraffa du mauvais vais genre que Quinault avoit introduit fous le titre de Ballet . L'Europe Galante eft le premier de nos Ouvrages Lyriques qui n'a point reffemble aux Opera de Quinault. Ce genre appartient tout-a-fait a la France. Les Grecs, les Romains n'eurent aucun Spectacle qui puiffe en avoir donne l'idee. Peut-etre quelques Fetes epifodiques qui m'ont frappe dans Quinault l'ont-elles fournie a la Motte; mais que ma conjecture foit vraie ou fauffe, ce Spectacle n'en eft pas moins une compofition originale qui auroit du combler de gloire le Poete qui l'a imaginee. Ses contemporains ont ete injuftes. Il a vecu fans jouir. La Pofterite le vengera fans doute, & deja l'envie qui fe fert du merite des morts, pour eclipfer celui des vivans, a commence de nos jours, la reputation de ce Poete Philofophe. Le Theatre Lyrique qui lui doit le Ballet moderne, lui eft redevable encore de deux genres aimables, qui pouvoient procurer a la Mufique des moyens de fe varier, & a la Danfe des occafions heureufes de fe developper, fi ces deux Arts avoient fait alors en France des progres proportionnes a ceux de tous les autres. Ce Poete a porte a l'Opera, la Paftorale & l'Allegorie * . Il eft galant, tendre, original, dans les compofitions qu'il n'a imaginees que d'apres lui. Il peut marcher alors a cote de Quinault. L'Europe Galante, Iffe, le Carnaval & la Folie ne font pas inferieurs aux meilleurs Opera de ce beau genie; mais il eft froid, infipide, languiffant dans tous fes autres ouvrages lyriques, & tel que fes ennemis l'ont cru, ou l'ont voulu faire croire. Il y a des hommes dans la Litterature, qui font faits, pour voler de leurs propres ailes; & alors ils s'elevent jufques dans le Ciel. Ils retombent, des qu'ils imitent. Ce ne font plus meme des hommes; ils grimacent comme des finges. Livre Quatrie'me CHAPITRE I. Caractere que doit avoir la Danfe Theatrale. TOUS les Arts en general, ont pour objet l'imitation de la nature. La Mufique rend fes traits, par l'arrangement fucceffif des fons; la Peinture, par le melange adroit des couleurs; la Poefie, par le feu varie du difcours; la Danfe, par une fuite cadencee de geftes. C'eft - la l'inftitution primitive. La Mufique qui n'exprimeroit pas; la Peinture qui ne feroit qu'un vain affemblage de couleurs; la Poefie qui n'offriroit qu'un arrangement mechanique de mots; la Danfe de laquelle il ne refulteroit aucune image, ne pourroient etre regardees, que comme des productions bizarres, fans art, fans vie, & de mauvais gout. Ces principes font inconteftables, pour toute forte de Mufique, pour quelque Peinture que ce puiffe etre, pour toutes les efpeces de Poefie, pour tous les differens genres de Danfe. L'imitation conftitue donc l'effence de chacun de ces Arts; & la Danfe en particulier, qui eft, des fon origine, une expreffion naive des fenfations de l'homme, pecheroit, contre fa propre nature, fi elle ceffoit d'etre une imitation. Ainfi, toute Danfe doit exprimer, peindre, retracer aux yeux quelque affection de l'ame. Sans cette condition, elle perd le caractere de fon inftitution primitive. Elle n'eft plus qu'un abus de l'Art. Mais ce que la Danfe doit toujours etre devient encore d'une obligation plus etroite, lorfqu'elle eft portee au Theatre, parce que la reprefentation fait le caractere effentiel & diftinctif de l'Art dramatique dont elle fait alors partie. CHAPITRE II. Divifion de la Danfe Theatrale NOUS avons vu * , que le defaut d'action etoit le vice conftant du grand Ballet. Quinault, a qui rien n'echappoit, l'avoit appercu, & en partant de cette experience, il n'eut garde de laiffer la Danfe oifive, dans le plan ingenieux & raifonne de fon Spectacle. Je trouve, dans fes compofitions, l'indication evidente de deux objets qu'il a cru que la Danfe devoit y remplir; & ces objets font tels, que la connoiffance de l'art & celle de la nature a pu feule les lui fuggerer. Dans les premiers tems, avant la naiffance meme des autres arts, la Danfe fut une vive expreffion de joie. Tous les Peuples l'ont fait fervir depuis, dans les rejouiffances publiques, a la demonftration de leur allegreffe. Cette joie fe varie, prend des nuances differentes, des couleurs, des tons divers fuivant la nature des evenemens, le caractere des Nations, la qualite, l'education, les moeurs des Peuples. Voila la Danfe fimple, & un des objets de Quinault. Le Theatre lui offroit mille occafions brillantes de la placer avec tous fes avantages. Les Nations intereffees aux differentes parties de fon action, les triomphes de fes Heros, les fetes generales introduites avec gout dans fes denouemens, offroient alors les moyens frequens de varier, d'embellir, de peindre les mouvemens de joie populaire, dont chacun des inftans peut fournir a la Danfe une fuite animee des plus grands tableaux. Mais la Danfe compofee, celle qui par elle-meme forme une action fuivie, la feule qui ne peut etre qu'au Theatre, & qui entre pour moitie dans le grand deffein de Quinaut, fut un des pivots fur lefquels il voulut faire rouler une des parties effentielles de fon enfemble. Tout ce qui eft fans action eft indigne du Theatre; tout ce qui n'eft pas relatif a l'action devient un ornement fans gout, & fans chaleur. Qui a fcu mieux que Quinault, ces loix fondamentales de l'Art dramatique? Le combat des Soldats fortis du fein de la Terre dans Cadmus, devoit etre, felon fes vues, une action de danfe. Son idee n'a pas ete fuivie. Ce morceau qui auroit ete tres - theatral n'eft qu'une fituation froide & puerile. Dans l'enchantement d'Amadis par la fauffe Oriane, il a ete mieux entendu, & cette action epifodique paroitra toujours, lorfqu'elle fera bien rendue, une des beautes piquantes du Theatre Lyrique. Le Theatre comporte donc deux efpeces diftinctives de Danfe, la fimple, & la compofee; & ces deux efpeces les raffemblent toutes. Il n'en eft point, de quelque genre qu'elle puiffe etre, qui ne foit comprife dans l'une ou l'autre de ces deux denominations. Il n'eft donc point de Danfe qui ne puiffe etre admife au Theatre; mais elle n'y fcauroit produire un agrement reel, qu'autant qu'on aura l'habilete de lui donner le caractere d'imitation qui lui eft commun avec tous les beaux Arts, celui d'expreffion qui lui eft particulier dans l'inftitution primitive, & celui de reprefentation qui conftitue feul l'Art dramatique. La regle eft conftante, parce qu'elle eft puifee dans la nature, que l'experience de tous les fiecles la confirme, qu'en s'en ecartant, la Danfe n'eft plus qu'un ornement fans objet, qu'un vain etalage de pas, qu'un froid compofede figures fans efprit, fans gout & fans vie. En fuivant, au furplus, cette regle avec fcrupule, on a la clef de l'Art. Avec de l'imagination, de l'etude & du difcernement, on peut fe flatter de le porter bientot a fon plus haut point de gloire; mais c'eft fur-tout dans les Opera de Quinault qu'il auroit pu atteindre rapidement a la plus eminente perfection, parce que ce Poete n'en a point fait dans lequel il n'ait trace, avec le crayon du genie, des actions de Danfe les plus nobles, les mieux liees au fujet, les moins difficiles a rendre. J'y vois par-tout le feu, le pitorefque, pittorefque, la fertilite des beaux cartons de Raphael. Ne verronsnous jamais de pinceau affez habile, pour en faire des tableaux dignes du Theatre * ? CHAPITRE III. Obftacles au Progres de la Danfe LEs gens a talens forment, dans les Arts, des efpeces de Republiques Tome III F * differentes entr'elles par des ufages particuliers, & toutes reffemblantes par un fanatifme d'independance, que des caprices fucceffifs entretiennent, & que la raifon n'eft gueres capable de refroidir. Ils n'ont point de loix ecrites, de regles conftantes, de principes fixes. Ils fe gouvernent fur des traditions qu'ils croyent certaines. Ils fuivent des pratiques que l'infuffifance a adoptees, & qu'ils imaginent la perfection de l'Art. Ils s'abandonnent a des routines qu'ils ont trouvees introduites, fans examiner, fi elles font utiles ou nuifibles. Or, pour ne parler que de la Danfe, du Theatre, je trouve dans ces inconveniens generaux de grands obftacles au progres de l'Art, puifqu'il en refulte le malheur certain de ne voir jamais faire a nos Danfeurs modernes, que ce qui a ete pratique par les Danfeurs qui les ont precedes, & je crois avoir deja prouve que la Danfe n'a fait jufqu'ici fur notre Theatre que la moindre partie de ce qu'elle auroit dufaire. Mais, pour fentir tout le danger des abus funeftes a l'Art qui fe font gliffes parmi nos Danfeurs du Theatre; pour leur faire connoitre a eux-memes, la neceffite qu'il y a de les reformer, pour engager peut-etre le Public a les y contraindre, je penfe qu'il eft neceffaire de les developper fans menagement. C'eft le plaifir de la multitude, c'eft la gloire d'un Art agreable, c'eft l'honneur d'un Spectacle national, que je follicite. Ce font les abus qui arretent fes progres, que je defere a la F ij fagacite, au gout, au difcernement des Francois. 1 . Toute action theatrale eft antipatique aux Danfeurs modernes * , par la feule raifon que les actions de Danfe n'ont pas ete pratiquees par les grands Danfeurs, ou crus tels, dont ils rempliffent au Theatre les emplois. Comme fi le vrai talent devoit fe donner lui-meme des entraves; comme s'il n'etoit pas fait pour s'elever toujours par fon activite au-deffus des modeles qu'il s'eft choifis. 2 . L'opinion commune * eft que la Danfe doit fe reduire a un developpement des belles proportions du corps, a une grande precifion dans l'execution des airs, a beaucoup de grace dans le deployement des bras, a une legerete extreme dans la formation des pas. Que penferoit-on d'un Graveur, qui, ayant affez de talent, pour rendre & multiplier a fon gre les tableaux de Michel-Ange, du Correge, de Vanlo, n'employeroit cependant fon burin, F iij qu'a repeter mechaniquement un nombre borne de jolies vignettes ou quelques cul-de-lampes monotones? 3 . Chacun des Danfeurs fe croit un etre a part & privilegie. Il veut avoir le droit de paroitre feul deux fois, dans quelque Opera qu'on mette au Theatre. Il penferoit n'avoir pas danfe, s'il n'avoit fes deux entrees particulieres. Il les ajufte toujours a fa mode, & fans aucune relation directe ou indirecte au plan general qu'il ignore, & qu'il ne s'embarraffe gueres de connoitre. Or, ce feul inconvenient, tant qu'on le laiffera fubfifter, fera un obftacle invincible a la perfection. En voici les preuves. 1 . Si le plan general de l'Opera eft bien fait, comme le font, par exemple, tous ceux de Quinault, chacune des parties qui le compofent eft relative a l'action principale. Par confequent pour qu'il foit bien execute, il faut que chaque Danfe prife feparement s'y rapporte, & faffe ainfi, de maniere ou d'autre, partie de cette action. La Danfe cependant, par l'abus dont je parle, deviendra, dans cet endroit, une partie oifive, & par cette feule raifon defectueufe. Le plaifir refultant de l'action principale fera donc neceffairement moindre. La multitude peut-etre applaudirat-elle le Danfeur; parce qu'elle ne juge que par l'impreffion du moment. Il n'en aura pas moins fait cependant un contre-fens infupportable aux yeux du peu de Spectateurs qui connoiffent le prix de l'enfemble. 2 . S'il y a huit Danfeurs ou F iv Danfeufes a l'Opera, qui foient en droit d'avoir chacun deux entrees particulieres; il faut (fi l'on veut remplir les loix primitives de l'Art) imaginer feize actions feparees qui fe lient ou fe rapportent a l'action principale, & fuppofer encore, que ces huit fujets fe preteront a les executer. Ces deux conditions font moralement impoffibles. Auffi trouve-t-on plus court de laiffer aller les chofes, comme elles ont ete; moyennant quoi, depuis plus de quatre-vingt ans, on eft encore, & l'on refte au point d'ou l'on eft d'abord parti. CHAPITRE IV. Etat actuel de la Danfe Theatrale en France. LE perfonnage le plus recommandable de la Chine eft celui qui fcait une plus grande quantite de mots. L'erudition de ce Pais n'effleure pas meme les chofes. Un Lettre paffe fa vie, a mettre, a arranger dans fa tete un nombre immenfe de paroles ifolees; & les Scavans de la Chine declarent qu'il eft fcavant. Je crois voir un homme qui ayant dans fa main la clef du Temple des Mufes, confume fes jours & toute fon adreffe a la tourner & a la retourner fans ceffe dans la ferrure, fans ofer jamais toucher au reffort. Tel eft notre meilleur Danfeur moderne. F v CHAPITRE V. Prejuges contre la Danfe en Action. LA Danfe noble, la belle Danfe fe perd , difoit-on a la Cour, & a la Ville, lors meme que nous avions, au Theatre de l'Opera, les meilleurs Danfeurs qui y euffent paru depuis fon etabliffement. Quelle etoit donc la perte dont on fe plaignoit? Qu'avoient fait fur notre Theatre, ces grands Danfeurs que l'on regrettoit tant? Jufqu'a quel point avoient - ils porte l'art de la Danfe? Les uns marchoient des menuets avec une nobleffe qu'on a beaucoup vantee; les autres executoient quelques pas de Furies avec une mediocre chaleur; nul n'etoit encore arrive jufqu'a la perfection que nous avons admiree fi long-tems dans nos chaconnes. Qu'auroient ete les Prevoft, les Subligni a cote de Mademoifelle Salle? Quelle execution, du tems du feu Roi , auroit pu etre comparee a celle de Mademoifelle Camargo? Ce difcours ridicule qu'on a tenu conftamment en France, depuis la mort de Lulli, en l'appliquant fucceffivement a toutes les parties de la vieille machine qu'il a batie, & qu'on repetera par habitude ou par malignite, de generation en generation, jufqu'a ce qu'elle fe foit entierement ecroulee, n'eft qu'un prejuge du petit peuple de l'Opera, qui s'eft gliffe dans le monde, & qui s'y maintient depuis plus de foixante F vj ans, parce qu'on le trouve fous fa main, & qu'il degrade d'autant les talens contemporains qu'on n'eft jamais fache de rabaiffer. Mais ce difcours qu'on a tenu pendant vingt ans fur des fujets evidemment fuperieurs a ceux qu'on exaltoit a leur prejudice, ce prejuge qui nous eft demontre injufte aujourd'hui a tous agards, auroit cependant ete funefte a l'Art, s'il avoit retenu les Dupre, les Salle, les Camargo, dans les bornes etroites de la carriere qu'avoient parcourue leurs Predeceffeurs. Que nos talens modernes tirent eux-memes la confequence neceffaire & fans replique, qui fuit naturellement de ce raifonnement fimple. Il y a une tres-grande difference entre la fatuite qui perfuade un homme a talent qu'il furpaffe, ou qu'il egale le modele qu'il a devant les yeux, & la noble emulation qui lui fait efperer qu'il pourra l'egaler ou le furpaffer un jour. Le premier fentiment eft un mouvement d'orgueil aveugle qui entraine l'Artifte dans le precipice: le fecond eft un amour vif pour la gloire qui l'e leve tot ou tard au plus haut degre. Mais comment admettre au Theatre * , comment croire agreable, comment fuppofer poffible un genre de Danfe, que les grands Maitres n'ont point pratiquee, qu'ils ont peut-etre dedaignee, & qui fans doute leur a paru, au moins, un obftacle au developpement des graces, a la precifion des mouvemens, a la perfection des figures? Volia les forts argumens ou plutot les grands prejuges contre la Danfe en action. Il faut les difcuter avec ordre & l'un apres l'autre. Le propre de ces fortes d'erreurs eft de cacher la veritable route qu'on doit fuivre. C'eft un faux jour qui change les objets,en leur pretant des couleurs qu'ils n'ont pas. Detruite un prejuge qui refroidit la chaleur des Artiftes, eft un des plus utiles fecours qu'on puiffe preter a l'Art. CHAPITRE VI. Preuves de la poffibilite de la Danfe en action. LA parole n'eft pas plus expreffive que le gefte. La Peinture qui retrace a nos yeux les images les plus fortes ou les plus riantes, ne les compofe que des attitudes, du mouvement des bras, du jeu des traits du vifage, qui font les parties dont la Danfe eft compofee comme elle. Mais la Peinture n'a qu'un moment qu'elle puiffe exprimer. La Danfe theatrale a tous les momens fucceffifs qu'elle veut peindre. Sa marche va de tableaux en tableaux, auxquels le mouvement donne le vie. Il n'eft qu'imite dans la Peinture. Il eft toujours reel dans la Danfe. Elle agit toujours par fa nature. Il ne lui manque fur notre Theatre que l'intention. Elle va a droite & a gauche: elle avance & recule:elle deffine des pas. Il ne faut que l'arrangement de ces memes chofes, pour rendre aux yeux quelque action theatrale que ce puiffe etre. L'hiftoire de l'Art prouve que les Danfeurs de genie n'ont eu que ce feul fecours, pour exprimer toutes les paffions humaines, & les poffibilites font dans tous les tems les memes. En 1732. Mademoifelle Salle reprefenta a Londres avec le plus grand fucces deux actions dramatiques complettes, l'Ariane & le Pigmalion. Il n'y a pas trente ans que feue Madame la Ducheffe du Maine fit compofer des Symphonies * fur la Scene du quatrieme Acte des Horaces, dans laquelle le jeune Horace tue Camille. Un Danfeur & une Danfeufe reprefenterent cette action a Sceaux; & leur Danfe la peignit avec toute la force & le pathetique dont elle eft fufceptible. Nous voyons tous les jours le bas comique rendu avec naivete par la Danfe. L'Italie eft en poffeffion de ce genre; & il n'eft point d'action de cette efpece qu'on ne peigne fur fes Theatres d'une maniere, finon parfaite, du moins fatisfaifante. Or, ce ce que la Danfe fait par-dela les monts dans le bas, ne fcauroit lui etre impoffible en France dans le noble; puifqu'elle y eft tres-fuperieure par le nombre des fujets & par la qualite des talens. On ne doit fe defier ni de fes forces, ni de l'Art, lorfqu'on a l'ambition d'exceller. Ce que les Romains ont vu faire a Pylade & a Batyle peut encore etre execute par de jeunes gens exerces, qui ont tous les mouvemens expreffifs & faciles. La Danfe, fur notre Theatre, n'a plus befoin que de guides, de bons principes, & d'une lumiere qui, comme le feu faere, ne s'eteigne jamais. Qu'on fe perfuade que le fiecle qui a produit, dans les Lettres, l'Efprit des Loix, la Henriade, l'Hiftoire naturelle, & l'Encyclopedie, peut aller auffi loin, dans les Arts, que le fiecle meme d'Augufte. CHAPITRE VII. Superiorite & avantages de la Danfe en action. LA Danfe en action a fur la Danfe fimple, la fuperiorite qu'a un beau tableau d'hiftoire fur des decoupures de fleurs. Un arrangement mechanique fait tout le merite de la feconde. Le genie ordonne, diftribue, compofe la premiere. Tout le monde peut faire des decoupures, il n'y a nul merite a les faire meme fuperieurement. On marche dans les fentiers difficiles qui conduifent au Temple de memoire a cote des Montefquieu , lorfqu'on peint comme Vanlo. Les avantages d'un genre fur un autre font en proportion des moyens qu'il procure de developper le talent plus frequemment & avec moins de difficulte. Or, le talent fuppofe dans le Danfeur, la Danfe en action lui fournit autant de moyens d'expreffion qu'il y a de paffions dans l'homme. Autant de tableaux qu'il y a dans la nature de manieres d'etre, autant d'occafions de les varier qu'il y a de facons differentes de fentir & d'exprimer. Un grand Peintre a commence par affurer fa main. L'Art du Deffein l'a reglee. Il a d'abord trace quelque partie d'une figure, & fucceffivement allant d'etudes en etudes, de progres en progres, il a deffine la figure entiere. C'eft la Danfe fimple. Son imagination s'eft echauffee par les chef-d'oeuvres qui l'ont frappee; fon talent s'eft developpe par l'etude conftante de la nature. Il faifit alors le pinceau. Les grands hommes renaiffent, les evenemens memorables fe retracent; les couleurs parlent, la toile refpire. C'eft la Danfe en action. Jeunes talens qui entrez dans la carriere du Theatre; etudiez la nature, approfondiffez l'Art. Venez. Suivez la multitude qui court en foule dans le Salon du Louvre; mais ne regardez pas comme elle, fans voir. Recueillez-vous: apprenez a peindre, ou ne pretendez a aucune forte de gloire. Vous vous arretez au premier pas? Eh quoi (dites-vous) on a donc trouve le fecret de peindre l'efprit! Je vois dans ces portraits le caractere, le fentiment, la vie. Dans l'arrangement pittorefque des traits du premier, je devine que le fouvenir de ce qu'il a entendu le confole de ne plus entendre. Je decouvre des etincelles de genie a travers l'aimable gaiete qui me feduit dans le fecond. C'eft un Philofophe qui n'eft ferieux qu'avec fes livres. Il rit, joue, & badine dans le monde avec les hommes Un flot nous entraine. Je vous fuis. Quelle attention! Quel filence! Vous admirez le Pinceau male, qui met fous vos yeux la difpute de Saint Auguftin contre les Donatiftes. L'expreffion qu'il repand dans tous les traits de Saint Charles Borromee paffe jufqu'au fond de votre coeur. Tournez la tete: parcourez ces quatre tableaux ou une allegorie fine & delicate vous retrace les Arts liberaux. Que pourroit produire de plus aimable la main meme des Graces? Voila les reffources fans nombre que les images fourniffent au veritable talent. Plus la Danfe, comme la Peinture, embraffera d'objets; & plus elle aura des moyens frequens de deployer les belles proportions, de les mettre dans des jours heureux, de leur imprimer le feul mouvement qui peut leur donner une forte de vie. On ne fcauroit faire qu'un feul tableau, de toutes les Danfes fimples qu'a executees, pendant vingt ans, le meilleur Danfeur moderne. Voyez que de jolis Teniers naiffent chaque jour fous la main legere de Deheffe . CHAPITRE VIII. Reffource unique des Danfeurs modernes. UN Maitre Ecrivain eft un Expert qui enfeigne a faire des lettres. Un Maitre a danfer eft un Artifte qui montre a faire des pas. Le premier n'eft pas plus eloigne de ce que nous appellons dans la Litterature, un Ecrivain , que le fecond l'eft de ce qui peut meriter au Theatre le nom de Danfeur. Outre les elemens de fon Art, il faut au Danfeur, comme a l' Ecrivain , un ftile dont ils font la matiere premiere; & ce ftile eft plus ou moins eftimable, felon qu'il rend, qu'il exprime, qu'il peint avec elegance, une plus grande grande quantite de chofes eftimables, agreables, utiles. Si j'etois donc charge de la conduite d'un jeune Danfeur en qui j'aurois appercu de l'intelligence, quelque amour pour la gloire, & un veritable talent, je lui dirois; Commencez par avoir un ftile; mais prenez garde que ce ftile soit a vous. Soyez original, si vous aspirez a etre un jour quelque chofe. Sans cette premiere condition, soyez sur de n'etre jamais rien . Je pafferois de cette premiere verite a une feconde. L' Art de la Danfe simple , lui dirois'je, a ete pouffe de nos jours auffi loin qu'il soit poffible de le porter. Nul homme ne s'eft mieux deffine encore que Dupre; nul ne fera les pas avec plus d'elegance; nul n'ajuftera fes attitudes avec plus de nobleffe. N'esperez pas de surpaffer les graces de Tome III . G * Mademoifelle Salle. Vous vous flattez, si vous croyez arriver jamais a une gaiete plus franche, a une precision plus naturelle, que celles qui brilloient dans la Danfe de Mademoifelle Camargo. Il femble que ces trois sujets ayent epuife ces sortes de reffources de l'Art; mais, par bonheur, la Danfe en action vous refte. C'eft un champ vafte, encore en friche: ofez le cuitiver. Vous trouverez d'abord quelques apines: ne vous rebutez pas: opiniatrez vous. La moiffon la plus abondante ne tardera pas a vous dedommager de vos peines. Connoiffez votre fiecle: il aime les Arts. Tout ce qu'ils tentent pour lui plaire, eft sur d'etre accueilli: tout ce qui a l'avantage d'y reuffir, eft sur de la gloire; & it eft rare qu'un Artifte qu'il couronne ait long-tems a fe plaindre de la fortune . CHAPITRE IX. Des Actions convenables a la Danfe Theatrale. LE Theatre Lyrique eft en poffeffion de plufieurs actions tragiques, de quelques fujets comiques, de la Paftorale, de la Magie, de la Feerie, du merveilleux de la Fable, & depuis quelque tems de la Farce de de-la les monts. Chacune de ces actions a des beautes ou des agremens qui lui font particuliers, & le charme qui en refulte depend de la maniere feule de les traiter. Or le gefte peut peindre avec grace tout ce que la voix peut exprimer. Toutes les actions dont le Theatre Lyrique eft en poffeffion G ij peuvent donc etre convenables a la Danfe. Pylade & Batyle ont rendu autrefois fur leurs Theatres la Tragedie & la Comedie: tous les genres trouves depuis ne font que des branches de ces deux tiges principales. Rome, pour s'affocier en quelque forte a la gloire de ces deux hommes celebres, honora leur Danfe d'une denomination nationale * . Lorfqu'il s'elevera parmi nous quelque grand talent affez inftruit des poffibilites de l'Art, pour fe les rendre propres, fa place, n'en doutons point, lui fera marquee dans l'hiftoire des Artiftes fameux, a cote des Pylades & des Batyles; & fa Danfe digne feule de ce nom fera deformais appellee la Danfe Francoife . CHAPITRE X. Des Actions principales en Danfe NOtre Tragedie & notre Comedie ont une etendue & une duree qui font foutenues par les charmes du difcours, par la fineffe des details, par la variete des faillies de l'efprit. L'action fe divife en Actes: chaque Acte eft partage en Scenes: les Scenes amenent fucceffivement les fituations: les fituations, a leur tour, entretiennent la chaleur, forment le noeud, conduifent au denouement, & le preparent. Telles doivent etre, mais avec plus de precifion encore, les Tragedies & les Comedies en Danfe: je dis, avec plus de precifion, G iij parce que le gefte eft plus precis que le difcours. Il faut plufieurs mots, pour exprimer une penfee: un feul mouvement peut peindre plufieurs penfees, & quelquefois la plus forte fituation. Il faut donc quel l'action theatrale marche toujours avec la plus grande rapidite, qu'il n'y ait point d'entree, de figure, de pas inutile. Une bonne Piece de Theatre en Danfe doit etre un Extrait ferre d'une excellente Piece Dramatique ecrite. La Danfe, comme la Peinture, ne retrace a nos yeux que les fituations; & toute fituation veritablement theatrale n'eft autre chofe qu'un tableau vivant. S'il arrive donc un jour, que quelque Danfeur de genie entreprenne de reprefenter fur notre Theatre Lyrique une grande action, qu'il commence par en extraire toutes les fituations propres a fournir des tableaux a la Peinture. Il n'y a que ces parties qui doivent entrer dans fon deffein: toutes les autres font defectueufes ou inutiles: elles ne feroient que l'embaraffer, le rendre confus, froid, & de mauvais gout. Si ces fituations font en grand nombre, fi elles fe fuccedent naturellement, fi leur enchainement les conduit avec rapidite a une derniere, qui denoue facilement & fortement l'action; le choix eft sur. A ces marques infaillibles de l'effet theatral, on ne fcauroit fe meprendre. Mais dans l'execution, on ne doit point s'ecarter de cet objet unique. Ce ne font que des tableaux fucceffifs qu'on a a peindre, & qu'il faut animer de toute G iv l'expreffion, qui peut refulter des mouvemens paffionnes de la Danfe. C'etoit-la fans doute le grand fecret de Pylade; & peut - etre eft-il, pour tous les genres, la bouffole la plus sure de l'Art du Theatre. CHAPITRE XI. Des Actions Episodiques en Danfe L'ENCHANTEMENT de la fauffe Oriane dans l'Opera d'Amadis eft une action de Danfe epifodique. Elle forme par elle-meme une action complette; mais le fujet principal auquel elle eft liee, & dont elle devient une partie par l'Art du Poete, pouvoit abfolument fubfifter fans elle. C'eft un moyen ingenieux que Quinault a trouve pour nouer fon intrigue. Il auroit pu lui en fubftituer un autre, fans nuire a la marche theatrale; & on nomme epifodiques toutes les actions de cette efpece. Il n'y a point d'Opera de Quinault qui ne puiffe fournir a la Danfe, un grand nombre de ces actions, toutes nobles, theatrales, fufceptibles de la plus aimable expreffion, & toutes capables par confequent de rechauffer l'execution generale, dont l'experience a demontre la foibleffe primitive. La Mothe n'a connu que la Danfe fimple. Il l'a variee dans fes Opera, en lui donnant quelques caracteres nationaux; mais elle y eft amenee, fans aucune action neceflaire. Ce ne font partout G v que des divertiffemens dans lefquels on ne danfe que pour danfer. Les habits font differens. L'intention eft toujours la meme. Mademoifelle Salle cependant qui raifonnoit tout ce qu'elle avoit a faire, avoit eu l'adreffe de placer une action epifodique fort ingenieufe dans la paffacaille de l'Europe Galante. Cette Danfeufe paroiffoit au milieu de fes Rivales, avec les graces & les defirs d'une jeune Odalifque qui a des deffeins fur le coeur de fon Maitre. Sa Danfe etoit formee de toutes les jolies attitudes qui peuvent peindre une pareille paffion. Elle l'animoit par degres: on lifoit, dans fes expreffions, une fuite de fentimens: on la voyoit flottante tour-a-tour entrela crainte & l'efperance; mais, au moment ou le Sultan donne le mouchoir a la Sultane Favorite, fon vifage, fes regards, tout fon maintien prenoient rapidement une forme nouvelle. Elle s'arrachoit du Theatre avec cette efpece de defefpoir des ames vives & tendres, qui ne s'exprime que par un exces d'accablement. Ce tableau plein d'art & de paffion etoit d'autant plus eftimable, qu'il etoit entierement de l'invention de la Danfeufe. Elle avoit embelli le deffein du Poete, & des - lors, elle avoit franchi le rang ou font places les fimples Artiftes, pour s'elever jufqu'a la claffe rare des talens createurs. Je fcais que nos Danfeurs ont fur ce point une excufe qui paroit plaufible. Les occafions femblent leur manquer dans la plupart de nos Opera; mais, lorfqu' on a de l'imagination, & une noble envie G vj de fortir des routes communes, les difficultes s'applaniffent, & les moyens fe multiplient. On fupplee, avec du talent, du gout, & de l'efprit, aux lacunes d'un ouvrage. Un Danfeur, un Maitre des Ballets qui ont des idees, fcavent toujours faire naitre les occafions de les bien placer: auffi eft-ce moins a eux qu'aux jeunes Poeuml;tes qui voudront tenter a l'avenir la carriere du Theatre Lyrique, que j'ofe addrefler le peu de mots que je vais ecrire. Dans un Opera, genre foiblement eftime, fort peu connu, & de tous les genres de Poefie Dramatique, le plus difficile, les plus petites parties, ainfi que les plus grandes, doivent etre dans un mouvement continu. On eft dans l'habitude de ne regarder la Danfe au Theatre Lyrique, que comme un agrement ifole. Il eft cependant indifpenfable, qu'elle y foit toujours intimement liee a l'action principale, qu'elle n'y faffe qu'un feul tout avec elle, qu'elle s'y enchaine avec l'expofition, le noeud & le denouement. Si, jufqu'au dernier divertiffement, qui feul peut n'etre qu'une Fete generale, il y a une entree de Danfe, qu'on puiffe en oter fans nuire a l'economie totale, elle peche des-lors contre les premieres loix du deffein. Si quelqu'un des divertiffemens n'eft pas forme de tableaux d'action relatifs a l'action principale & vraiment neceffaires a fa marche, il n'eft plus qu'un agrement deplace contraire aux principes fondamentaux de l'Art du Theatre. Si quelque Danfeur entre ou fort fans neceffite, fi les Choeurs de Danfe occupent la Scene ou la quittent, fans que l'action qu'on reprefente l'exige, tous leurs mouvemens, quelque bien ordonnes qu'ils foient d'ailleurs, ne font que des contrefens que la raifon reprouve, & qui decelent le mauvais gout. Ainfi dans un Opera, quelque brillante en foi que puiffe etre une Danfe inutile, elle doit toujours etre regardee comme ces froids recits des Tragedies, ou l'Acteur femble difparoitre pour ne laiffer voir que l'Auteur. Tel eft toutefois l'attrait de la Danfe en action, que nous l'avons vue, il n'y a pas long-tems, charmer la Cour & la Ville, quoiqu'elle fut evidemment deplacee. Dans l'Acte des Jeux Olympiques des Fetes Grecques & Romaines * , lorfque l'action commence, les Jeux font finis. Alcibiade ne paroit, qu'apres avoir remporte le prix qu'Afpafie eft chargee de lui donner. ** Un combat de Lutteurs faifant partie des Jeux Olympiques deja termines, eft cependant alors l'action de Danfe qu'on reprefente par un deplacement inconcevable. Qu'il foit permis de le dire, le charme du moment a prevalu cette fois fur la jufteffe ordinaire des Spectateurs; & tout Paris n'a applaudi dans cette occafion qu'un contrefens que la reflexion demontre parfaitement abfurde * . Tant il eft vrai que la Danfe en action caufe une emotion fi vive, lorfqu'elle eft habilement executee, que le Spectateur le plus eclaire eft plus en etat d'examiner, & ne peut s'occuper que du plaifir de fentir. CHAPITRE XII. Regles generales a obferver dans les actions de Danfe. TOUTE Reprefentation theatrale doit avoir trois parties effentielles. Par un Dialogue vif, ou par quelque evenement adroitement amene, on fait connoitre au Spectateur le fujet qu'on va retracer a fes yeux, le caractere, la qualite, les moeurs des perfonnages qu'on va faire agir: c'eft ce qu'on a nomme, l'Exposition . Des circonftances, des obftacles qui naiffent du fond du fujet, l'embrouillent & fufpendent la marche, fans l'arreter. Il fe forme une forte d'embarras dans le jeu des perfonnages qui intrigue la curiofite du Spectateur, a qui la maniere dont on pourra le debrouiller eft inconnue: c'eft cet embarras qu'on appelle le noeud . De cet embarras, on voit fucceffivement fortir des clartes qu'on n'attendoit point. Elles developpent l'action, & la conduifent par des degres infenfibles a une conclufion ingenieufe: c'eft ce qu'on nomme le denouement . Si quelqu'une de ces trois parties eft defectueufe, l'action theatrale eft imparfaite. Si elles font toutes les trois dans les proportions convenables, l'action eft complette, & le charme de la reprefentation infaillible. La Danfe theatrale, des-lors qu'elle eft une reprefentation, doit donc etre formee de ces trois parties qui feules la conftituent. Ainfi, elle fera, plus ou moins parfaite, felon que fon expofition fera plus ou moins precife, fon noeud plus ou moins ingenieux, fon denouement plus ou moins bien amene. Cette divifion n'eft pas la feule qu'il faut connoitre & pratiquer. Un Ouvrage dramatique eft compofe de cinq Actres, de trois ou d'un feul; & un Actes, de trois ou d'un feul; & un Acte eft compofe de Scenes en dialogue ou en monologue. Or, chaque Acte, chaque Scene doit avoir fon expofition, fon noeud & fon denouement, tout comme l'action entiere dont ils font les parties. Il en eft ainfi de toute reprefentation en Danfe. Les trois parties dont on parle, font, le commencement, le milieu & la fin, qui conftituent tout ce qui eft action. Sans leur reunion, il n'en eft point de parfaite. Le vice ou le defaut de l'une fe repand fur les autres. La chaine eft rompue, & le tableau, quelque beaute qu'il ait d'ailleurs, eft fans aucun merite theatral. Il y avoit donc, dans le pas des Lutteurs des Fetes Grecques & Romaines que le Public a fi conftamment applaudi, une faute de compofition bien importante, puifqu'il etoit fans denouement. Les deux Athletes, en fe defiant expofoient tres-bien le fujet: leur combat formoit le noeud de cette belle action; mais comment fe denouoit-elle? quelle en etoit la fin? lequel des deux combattans etoit le vainqueur ou le vaincu? Je fais cette critique fans craindre de rabaiffer le Maitre * des Ballets qui a compofe cette Entree; on peut relever les diftractions des talens fuperieurs, fans craindre de les bleffer, ni de leur nuire. J'ai choifi d'ailleurs, de propos delibere, cette action de Danfe, que fon fucces doit avoir gravee dans le fouvenir du Public, & dans l'efprit de nos jeunes Danfeurs, afin de donner plus de poids, par un exemple frappant, a une regle qui ne fcauroit etre trop fcrupuleufement obfervee. Outre les loix du Theatre qui deviennent communes a la Danfe, des qu'elle y eft portee, elle y eft affujettie encore a des regles particulieres qui derivent des principes primitifs de l'Art. La Danfe doit peindre par les geftes. Il n'eft donc rien de ce qui feroit rejette par un Peintre de bon gout, qu'elle puiffe admettre; & par la raifon des contraires,tout ce qui feroit choifi par ce meme Peintre, doit etre faifi, diftribue, place dans un Ballet en action. Voici fur ce point une regle auffi sure que fimple. Il faut que la nature soit en tout le guide de l'Art , & que l'Art cherche en tout a imiter la nature . Au furplus, c'eft toujours au talent feul qu'il appartient de finir dans la pratique ce que les preceptes de la theorie ne peuvent qu'ebaucher. Copies monotones des froides Copies qui vous ont precede, fujets communs qui n'etes qu'un compofe mechanique & fans ame de pieds, de jambes, & de bras, je n'ai point ecrit pour vous. On peut faire tout ce que vous avez fait, & tout ce que vous pouvez faire, fans avoir befoin de fcavoir lire. Continuez de vous deffiner d'apres des modeles que vous n'atteindrez jamais. Croyez toute votre vie auffi opiniatrement qu'un Dervis Turc, qu'une pirouete bien foutenue eft le chefd'oeuvre de l'Art. Vous rempliffez votre vocation; je vous en loue. Mais vous que la nature a comble de fes dons, jeuneffe vive & brillante qui etes l'ornement du Theatre, l'amour du Public, & l'efpoir de l'Art, ouvrez les yeux, & lifez. Apprenez ce que le grand talent peut produire. Scaviez-vous que Pylade eut exifte? Vous avoiton parle de Tymele & d' Empafe ? On ne vous a montre jufqu'ici que d'anciennes rubriques, de vieilles routines qui ne font pas dignes de vous. Un champ plus vafte & moins fterile s'offre aujourd'hui a a vos regards. Ofez-y fuivre la route que le gout vous indique. Ecoutez la voix de la gloire qui vous appelle. La carriere eft ouverte: courez au but que l'Art vous propofe. Confiderez le prix ineftimable qui vous attend. Annobliffez vos travaux. Etudiez les paffions, connoiffez leurs effets, les metamorphofes qu'elles operent dans les caracteres, les impreffions qu'elles font fur les traits, les mouvemens exterieurs qu'elles excitent. Habituez votre ame a fentir, vos geftes feront bientot d'accord avec elle pour exprimer. Penetrez-vous alors, jufqu'a l'enthoufiafme, du fujet que vous aurez a reprefenter. Votre imagination echauffee vous en retracera les differentes fituations par des tableaux de feu. Deffinez - vous; deffinez-les, d'apres elle: on peut vous repondre d'avance, qu'ils feront une imitation de la belle nature. F I N. TABLE DES MATIERES DU III. TOME. A. ACtion Theatrale, parties 161, 162, 163. Actions convenables a la Danfe du theatre, 149. - Comment doivent etre traitees, 152. Actions Epifodiques, 152, 154. Celle d'Amadis, Opera, 152. Aglie , (le Comte Philippe.) Son talent pour les Fetes, 3. Alcefte , Opera de Quinault. Defauts de fon execution primitive, 84. Allegorie , Opera. Genre nouveau trouve par La Mothe, III. Alphabet de la Danfe, 50. Amadis , action de Danfe epifodique de cet Opera, 152. . H Amours deguifes, Ballet du p. de p. 39. Aria differe de l'Ariete Francoife, 60. & aux notes. Armide , Opera. Defauts de fon execution primitive, 86. Ce qu'auroit du etre fon quatrieme Acte, 88. Arts cheris dans ce fiecle, 146. B. BAllets de la Cour de Louis XIII. 3. Ballets des Montagnards, 5. -des profperites des armes de la France, II. Ballet . Ses vices, 46. N'eft point fufceptible d'interet, 42. Ballet moderne invente par La Mothe, 103 Batyle , 148. Benferade , 34. Boileau , 97. Buffon (M. de) fon hiftoire naturelle, 138. C. CAdmus, Opera de Quinault. Defauts Camargo (Mlle.) celebre danfeufe, 131, 132, & 146. Cambert , Sur-Intendant de la mufique de la Reine, auteur du premier Opera Francois, 103. & aux notes. Cardelin , fameux Danfeur de Corde, 18. Cardinal de Richelieu, 10. Cardinal de Savoye, 4. Caffandre (Ballet de) 34. Chanteurs de l'Opera, 99. Choeur des Tragedies grecques, 36. Les Italiens en font peu d'ufage dans leurs Opera, 57. & 61. Choeurs de danfe, 158. Comedie rendue par la Danfe, 148. Comment doit etre compofee, 149, 150. Condamine (M. de la) fon portrait du Louvre, 141. Copie en danfe comme en peinture, 166. Corneille , (Pierre) 10. Courtifans , voyez trumeaux. H ij D. DAlembert, (M) fon portrait du Louvre, iij Danfe fimple , 48, 60. qu'elle elle eft 140, & 145. Quels ont ete fes emplois chez les Anciens 76. feule connue par la Mothe 153. & 154. Danfe compofee 48 eft une partie effentielle de l'Opera francois 54. Eft profcrite de l'Opera d'Italie, 53. Obftacles a fes progres en France, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128. Prejuges contre 130. Son etat actuel en France, 129. Danfe en action, ce que c'eft, 141. Quel doit etre fon caractere, 113. Sa fuperiorite fur les autres Danfes, 139. Preuves de fa poffibilite, 135. Seule reffource des Danfeurs modernes, 146. Danfe Theatrale, fa divifion 115, 117. Actions qui lui font convenables, 147, & 148. ne rend que les ficuations, Danfe italique, 148. aux notes. -Francoife, 148. Danfeur doit fuivre les memes principes que le Peintre, 145. Danfeurs modernes, leur reffource s'ils aiment la gloire, 144. Danfeufes , quand introduites a l'Opera, 105. Deheffe (M) 143. Defmarets , aime du Cardinal de Richelieu, 10. Denoument Theatral. Dupre , (M) celebre Danfeur 130, 131, 145. Durand , auteur du Ballet des profperites des Armes de la France, 24. H iij E. EMpufe, Danfeufe grecque, 167. Enchantement de l'Opera d'Amadis, 152. Encyclopedie (L') 138. Envie , 45. Epifode d'Armide, 90. Efprit des Loix , 138. Europe Galante, origine du Ballet moderne 110. Danfe que Mlle. Salle y fcut introduire, 154. Execution . Ses defauts dans l'Opera Francois, 73. Leurs caufes, 92. Vices de l'execution primitive des Opera de Quinault, & leurs effets, 133. Expofition en danfe, 161. F. FArce, 147. Feerie . Fonds utile de l'Opera Francois, 147. Feftin fervi par les Dieux, 26. Fefte de la Cour de France I. dans les autres Cours de l'Europe, 22. a la Cour d'Angleterre, 25. a celle de Louis XIV. 33. Fetes de Bachus & de l'Amour; Ballet Francois, 103. Feux d'artifice en action, 26. France , terroir fertile en talens, 23. Francoife (Danfe) 148. G. GEns en place, leur influence fur les Arts, 32. Gout eft exclufif en France, 109. H. HEnry IV. fon caractere, 2. Henriade , 138. Hiftoire eft le fond de la Tragedie Francoife, 63. Hiftoire naturelle, 138. I. INteret Theatral, ce que c'eft, 47. Intermedes , 104. Iffe , Opera nouveau, genre trouve par La Mothe, 111. Italique (Danfe) 148. aux notes. L. LA Mothe , 108, 153, 154. La Tour (M. de) Peintre, fes Paftels du Louvre, 141. Lany (M. de) 164. Louis XIII. 2. Lutteurs , (pas de) p. 158, 159, 160. 161, 164, 165. Lully , 91, 98. & aux notes 103. aux notes. M. MAgie fonds utile a l'Opera Francois, 69. 147. Maitre , des Ballets, 156. Mafcarade aux flambeaux, 26. Mazarin (le cardinal) 33. Mensonge caracterife, 7. Merveilleux fonds de l'Opera Francois, 64. Autorites en fa faveur, 69. Favorable a l'illufion Theatrale, 147. Metaftaze (l'Abbe) 58, 59, & 61. aux notes. Mirame , Tragedie, 20. Montefquieu (le p. de) 132, 139. Mouret , Muficien, 137. N. NEmours (Duc de) Son gout dans les Ballets de fa compofition, 4. Noeud Theatral, 162. O. OOpera Francois. Son etabliffement, 51. Son plan fuperieur a celui de l'Opera d'Italie, 52. eft un fpectacle de chant & de danfe, 75. Ses vices primitifs, 92. 98. Son fucces en France attribues a Lully, 99. Ses beautes, 156, 157, 158. P. PAftorale Opera, 111, 157. Phaeton , Opera. Defauts de fon execution primitive, 83. Peintre & Danfeur doivent fuivre les memes principes, 145. Perrin , 51. Pirouette , pas de danfe, 167. Pylade , 148, 152, 167. Q. QUinault. Si il cree l'Opera Francois, 64. Caractere de fes compofitions, fes connoiffances, fes vues, fon plan, 74, 152, 153, fa grande faute, 95. 97, 103, 106, 108, 110, 116, 118, 120, 121. R. RAcine, 97. Raphael , 121. Religion (la) reuniffant la grande Bretagne Richelieu (Cardinal) Son difcours apres la chute de Mirame, 20. aux notes. Rubriques anciennes, nuifibles a l'art, 167. S. Salle, (Mlle.) 146, 131, 136, 154, 155. Siecle , (notre fiecle) ce qu'il peut produire, 138. Situations , objet principal de la Danfe Theatrale, 150. Stile (en danfe) doit etre original, 141. T. TAbleaux (Expofition des) du Louvre, 141. Temple (le) de l'Honneur Ballet, 28. Theatre Francois, fon premier fondement, 21. Theatre de l'Opera, 20. & 100. Temiftocle . Son difcours fur l'envie, 45. Traditions plus nuifibles qu'utiles a l'Opera Francois, 100. Tragedie , Opera. Grande faute de Quinault, 95. Tragedie rendue par la Danfe, 148. Comment doit etre compofee, 149. 150. Triomphe de l'Amour, (le) Ballet de Quinault, 104. Trumeaux de glaces. Image des Courtifans, 1. Tymele , celebre Danfeufe Romaine, 167. V. Vanlo (M.Carlo) Peintre celebre, 139, 142. Voltaire (M. de) fa Henriade, 138. ERRATA Du Tome troifieme . P. 19. lig. 15. pueriles, lifez puerils. P, 137. lig. 18. orce ce effaces le dernier ce. P. 167. 1. 15. d'Empafe, lifez d'Empufe.