LETTRES A SOPHIE SUR LA DANSE, SUIVIES D'ENTRETIENS SUR LES DANSES ANCIENNE, MODERNE, RELIGIEUSE, CIVILE ET. THEATRALE: PAR M. A . BARON. AVEC PLANCHE. PARIS. DONDEY-DUPRE PERE ET FILS, RUE RICHELIEU, No 67. 1825. INTRODUCTION. On a defini la danse une suite de pas diriges par la musique, et accompagnes de divers mouvemens de corps. La danse, naturelle a l'homme, exista dans tous les tems et dans tous les lieux. Dans son principe, elle etait, comme le geste, la manifestation des sentimens interieurs; muet langage, qui, par des attitudes, des bonds, des ebranlemens, exprimait le plaisir ou la douleur, la colere ou la tendresse, l'affliction ou la joie. Peu a peu, ces mouvemens simples et desordonnes devinrent plus regles et plus sages; Limitation, ce principe des arts, s'en empara, les combina, les transporta sur le theatre; et les ebauches, d'abord rudes et grossieres, 1 mais, avec le tems, epurees, agrandies, perfectionnees, presenterent enfin le dessin le plus correct, les couleurs les plus brillantes. Dans ce long intervalle que nous allons parcourir, nous verrons la danse, semblable aux autres arts, eclore, prendre son vol, s'elever, redescendre, perir, puis renaitre comme de ses cendres, et retrouver sa premiere vie. Les fetes et les sacrifices religieux furent son berceau, et long-terns elle resta enveloppee dans les plis de la robe sacerdotale; bientot elle se degagea de ses graves vetemens. Lacedemone lui preta des armes, Athenes la couvrit de fleurs; elle sut rendre tour-a-tour l'intrepidite guerriere et la molle langueur de la volupte; transportee a Rome, elle peignit dans Pylade et Bathylle les plus energiques passions du coeur, les plus secrets mouvemens de l'ame; il ne lui fut pas donne d'aller plus loin. Bannie avec tous les arts, qui s'enfuyaient devant la barbarie, elle fut rappelee comme eux; mais elle paraissait avoir oublie dans son exil tous ses triomphes. Noverre la replaca au rang des arts d'imitation; la France devint sa terre classique, et c'est en France seulement que de nouveaux Pilade et de nouveaux Bathylle pourront ramener les plus beaux jours dc son antique gloire. On sent tout ce qu'un pareil sujet peut offrir d'agrement et de variete, tout ce que peuvent y ajouter de piquant les souvenirs de ces bals ou la contredanse francaise, la walse allemande et le fandango espagnol viennent tour-a-tour disputer le prix, et ces danses sauvages que nous trouvons avec tant de plaisir dans les relations des voyageurs. Cet ouvrage n'avait pas ete destine d'abord a voir le jour, c'est une phrase banale, mais qu'il faut bien repeter quand la chose est vraie. Quelques amis de l'auteur penserent qu'il n'etait pas indigne de l'impression; un auteur, en pareil cas, n a pas grand peine a partager l'opinion de ses amis; et quand le public le detrompe, il est trop tard. LETTRES ET ENTRETIENS SUR LA DANSE. LETTRE PREMIERE. Londres, fevrier 1822. Vous voulez donc, chere Sophie, que, loin de vous, et sous un ciel etranger, j'entreprenne d'ecrite l'histoire d'un art charmant, d'un art tout francais, que vous aimez, et que vous rendez plus aimable en le pratiquant. Le sujet et l'heroine demandaient tout l'esprit des Dorat et des Demoustier, et vous vous adressez a un solitaire, ignorant du monde et des belles, qui ne peut avoir d'autre merite a vos yeux, qu'une amoureuse admiration pour vos talens, et qui n'est pas chez John Bull a l'ecole de la galanterie. Encore, si vous etiez ici pour m'inspirer! si je pouvais contempler cette desesperante perfection qui ne s'avise pas meme d'avoir des caprices! cette grace que la science n'abandonne jamais, et qui satisfait a la fois le juge le plus severe et le plus frivole amateur! votre presence me soutiendrait trans la carriere; mais vous etes loin, et je ne vis que de souvenirs. Enfin, vous avez commande, j'obeis, comme fesait ce bon Lafontaine, quand. certaines divinites le ramenaient sur le Parnasse; Car d'aller leur dire non, Sans quelque valable excuse, Ce n'est point comme on en use Avec les divinites; Surtout quand ce sont de celles Que la qualite de belles Fait Reines des volontes. Tous les historiens des arts remontent jusqu'a la creation: j'en pourrais faire autant pour la danse, mais, plus complaisant que l'avocat des Plaideurs , je veux bien passer au deluge, et meme descendre un peu plus bas. Vous vous figurez puet-etre que la danse a toujours ete le partage de jeunes filles jolies et gracieuses, ou de beaux garcons bien decouples; il n'en va pas ainsi, ma belle amie. Lisez, si vous en avez le courage, MM. Meursius, Sealiger, Menetrier, Cahusac, et tant d'autres dont, par galanterie je vous epargne meme les noms; tous ces messieurs vous apprendront que chez les Perses, les Egyptiens, les premiers Grecs, des viellards venerables, des pretres etaient les seuls danseurs; que la danse, consacree dans ces vieux siecles au culte de la divinite, etait profanee par un pied seculier, eut-il ete aussi peut que le votre! L'un d'eux va plus loin; il pretend que le mot pretre est synonyme du mot danseur ; que le premier mene vient du second, et si vous saviez. comme lui, que pretre se dit en latin proeesul , et danser , proeesilire , son idee ne vous paraitrait peut-etre pas aussi ridicule. D'ailleurs, tous les peuples du monde connu, a quelque Dieu qu'ils aient sacrifie, ayant toujours fait de la danse le point principal de leur culte, leurs pretres pouvaient bien etre appeles danseurs . Cependant, il fant rendre justice a votre sexe; la premiere danse sacree dont il est question dans la bible, n'est pas dirigee par un pretre, mais bien par une pretresse. C'est la prophetesse Marie, soeeur d'Aaron, qui, apres le miraculeux passage de la met Rouge. "prit un tambourin dans sa "main, et toutes les femmes sortirent apres elle "avec des tamborins et des danses". Ce fut bientot apries le tour d'Aaron; mais la danse du frere n'eut pas un aussi heureux succes que celle de la soeeur: trois mille personnes furent victimes de ce funeste plaisir; il est vrai de dire que ce n'etait plus le vrai Dieu, mais bien le Veau d'or, que les Juifs honoraient ainsi; ils imitaient les danses sacrees de l'Egypte, qu'ils venaient de quitter. Ils avaient vu les Egyptiens gambader autour d'un boeeuf; ils sautaient autour d'un veau. Au reste la plus fameuse danse dont parle l'ecriture, est celle de David devant l'arche. "La "danse etait accompagnee, dit le texte, par d'instrumens en bois de "toutes les espees "sapin, et aussi avec des harpes, des psalterions, "des tambourins, des cornets et des cymbales." Plusieurs commentateurs de la bible, et entr'autres le docte dom Calmet, benedictin, ont profondement disserte sur cette danse. "Tous "ces messieurs, dit Voltaire, etaient des "personnes d'un tact fin et delicat, point pedantes, "point ennuyeusses, qui ecrivaient avec un gout "exquis et le ton de la bonne societe." Vous auriez plaisir a lire leurs notes, et surtout a examiner la taille-douce oo dom Calmet nous met sous les yeux toute la ceremonie, comme s'il y avait ete present. Il pretend que la danse etait divisee en sept choeeurs ou quadrilles; je ne vois point tout cela dans le texte, mais il faut bien accorder quelqu'embellissement a un commentateur; cependant voici ce qui est dit formellement: "Le "roi David dansait lui-meme devant le Seigneur, "de toute sa force, et David etait vetu d'une "chemise de lin." Vous voyez, mon amie, que rien n'etait plus revere que la danse, puisque les rois memes s'en melaient. Tout le monde pourtant ne partageait pas a Jerusalem l'enthousiasme du saint roi. Michol, la fille de Saul, le vit par une fenetre, et le meprisa dans son coeur: elle ne lui dissimula meme point son mepris, et, quand il fut rentre chez lui, "Nest-il pas bien glorieux, lui " dit-elle, pour un roi d'Israel, de se decouvrir " devant les servantes de ses servantes, avec la " meme impudence qu'aurait pu le faire un miserable!" David repond qu'il vent danser devant le Seigneur, et que si les servantes y trouvent a redire, il se fait gloire de sa honte. Mais ecoutez la punition qui attend Michol pour ses mauvaises plaisanteries: "Et Michol, fille de " Saul (est-il dit plus bas), n'eut point d'enfans, " depuis cet instant jusqu' a sa mort." Les terns sont bien changes, ma Sophie, et quand je vois une bande de papier m'annoncer une indisposition subite a l'opera, je pense souvent a Michol, et suis tente m'ecrier avec un viex rondeau: "Bien dommage est que ceci soit sornettes; Filles connais, meme des plus jeunettes, A qui de Dieu tel chatiment viendrait Bien a propos." Vous ne vous douteriez pas que le roi David ait trouve au commencement de ce siecle des imitateurs jusqu'en Amerique. En 1806, il s'est etabli dans la nouvelle Angleterre, une secte des jumpers ou sauteurs , qui, s'appuyant sur l'exemple du saint roi, regardent la danse conmine le culte le plus ageable a la divinite. Ils se reunissent pour danser et sauter pendant plusieurs heures, et avec une telle vehemence qu'ils tombent a la fin hors d'haleine : c'est alors que le danseur, "Aut videt, aut vidisse putat per nubila lunam," ce qui vent dire, pour ceux qui n'entendent pas le latin, que le danseur s'imagine alors recevoir le St.-Esprit. Enfin, c'est par des idees de danse que se terminent les psaumes. En mille endroits, vous verrez des preuves de la passion des Juifs pour la danse sacree. On voit par le Psalmiste que ces danses etaient toujours accompagnees du son des instrumens, et surtout des tambourins ou d'une sorte de tambours de basque. Dieu veut-il promettre a son penpie la fin de la captivite et le retour du bonheur, il ne trouve pas d'image plus trappante quecelle ci: "Ovierge Israel! je te rendrai tes tambours, et tu retourneras "danser dans tes joyeuses assemblees." Les evenemens politiques etaient aussi celebres par des danses. Il y en avait une fameuse, instituee par les Machabees pour celebrer la restauration du temple. Quand la belle Judith eut coupe le con a Holopherne, general de l'armee assyrienne, les Juifs firent une fete publique, qui consistait surtout en danses. Un certain Tuccaro, Napolitain, professeur en l'art gymnastique, qui rapporte ce fait, ajoute que les magistrats menerent la belle Judith en pompe au bal, et que malgre les fatigues de la nuit precedente, elle y dansa comme reine du bal. Cette espece d'hommage rendu a la Divinite, passa des Juifs aux premiers Chretiens. Les peres de l'Eglise le temoignent en plusieurs endroits de leurs ecrits. On cite, entr'autres, ce mot d'un eveque a l'empereur Julien, qui, tout philosophe et stoicien que l'histoire nous le represente, semblerait, d'apres cela, un des plus chauds partisans de la danse, et plutot encore de la profane que de la sacree: "Si vous vous " livrez a la danse, si votre penchant vous entraine "dans ces fetes que vous paraissez aimer " avec fureur, dansez, j'y consens; mais pourquoi "renouveler les danses licencieuses de la " barbare Herodiade? que n'executez-vous plutot "ces danses respectables du roi David devant " l'arche? Ces exercices de piete et de paix sont " dignes d'un empereur et d'un chretien". Entendez-vous, Mademoiselle, dignes d'un empe-reur! Vous seriez trop fiere, si je transcrivais ce qui precede ce passage, si je vous parlais d'un autre pere, qui, s'adressant a ce meme eveque, lui dit que les anges dansent dans le ciel, et qu'il n'est rien de plus heureux que d'imiter sur la terre la danse des anges. C'est sans donte d'apres ces idees que le Pomeranche, le Guide, et quelques autres maitres de l'ecole italienne nous representent les anges dansant. Aussi les historiens de la danse ne voient que des dan seurs dans le Paradis. L'un d'eux ne s'avise-t-il pas d'y faire danser jusqu'aux Saints Innocens! Toutes les fois qu'ils rencontrent le mot choeur , qui, en latin, ne signifie bien souvent que reunion, assemblee , ils veulent aussitot que ce soit un choeur de danse: les martyrs dansent, les vierges dansent; enfin, ils rappellent a chaque instant ces vers de Corneille: "Et, si le bal s'ouvrait en ces aimables lieux, J'y ferais, malgre vous, trepigner tous les dieux." Moi-meme, j'avais cru long-terns que le nom de choeur donne a cette partie de nos eglises qui separe l'autel et le peuple, ne signifiait que reunion de chauteurs; le pere Menetrier, jesuite, me soutient, dans son Traite des Ballets , que ce mot vent dire reunion de danseurs . Je me recrie que je n'ouis jamais parler, parmi nous, de danses sacerdotales, excepte peut-etre la dense des cardinaux, qui termina le concile de Trente: il m'eerase par une foule de citations. Les premiers Chretiens se rassemblaient, meme du tems des persecutions, pour danser devant la porte des eglises et dans les cimetieres; les processions etaient toujours accompagnees de danseurs; en Espagne, les moines mettaient des masques et dansaient dans l'eglise, a plusieurs fetes solennelles. Enfin, il ajoute en propres termes, qu'il a vu lui-meme, dans quelques cathedrales, des chanoines sauter en rond avec les enfans de choeur, surtout le jour de Paques. Vous souvenezvous, Mademoiselle, de ces chanoines de Guinee dont parle madame de Sevigne, qui, tout nus, tout noirs, et en bonnet carre, chantaient vepres, comme dans nos eglises? Sans doute ce devait etre un plaisant spectacle; mais avouez aussi que les chanoines dansant en rond avec les enfans de choeur ne laissent pas que d'avoir leur merite. Au reste, le pere Menetrier n'a pas joui seul d'un si singulier coup d'oeil. Il ecrivait en 1683; mais le traducteur anglais de Noverre, qui fit paraitre son livre plus d'un siecle apres, nous dit qu'un de ses amis l'avait assure qu'etant au college a Huy, pres de Liege, lui et ses camarades dansaient publiquement dans le choeur de l'eglise collegiale, a certaines fetes; apras quoi, ajoutaitil, on donnait a chacun, en recompense de son talent, un petit pain tout chaud. Il a seulement oublie de dire si les professeurs dansaient avec eux. Vous allez me demander bien rite s'il est encore une eglise dans le monde ou l'on voye danser quelques gros chanoines; helas! non. Si cet admirable usage est aboli partout et sans ressource helas! oui. Et quels sont les barbares? qui sont-ils, mon amie? rien moins que le pape Zacharie, qui, des l'an 744, fit un decret pour abolir les danses dans toute l'etendue de l'eglise. Un Oddon, eveque de Paris, ne s'avisa-t-il pas de defendre les danses nocturnes dans les cimetieres! Enfin, le parlement de Paris lui-meme, par un arret du 3 septembre 1667, rendu a la requete de M e Jean Nau, conseiller en la cour, commissaire depute es provinces du Lyonnais; Forets, Beaujolais, Maconnais, interdit toutes les danses sacrees. L'arret est signe Robert . Voila les coupables: Leurs noms sont condamnes a l'immortalite. Ils prirent pour pretextes de leur severite les abus qui s'etaient meles aux pieuses institutions, et que maintenaient d'ailleurs les seigneurs ecclesiastiques ou seculiers; car un des droits feodaux etait d'exiger d'assez fortes sommes de ceux qui voulaient obtenir la permission de danser le dimanche 1 . On associait aussi aux danses sacrees les danses profanes connues sous le nom de brandons et baladoirs, qui, nees du paganisme, s'etaient repandues dans l'Europe entiere. Les brandons, qu'on trouvait encore avant la revolution dans certaines provinces de France, dans la Franche-Comte, l'Orleanais, ou on les appelaient brandons , se celebraient le premier dimanche de careme, autour de feux allumes avec des brandons, d'ou leur nom est venu. Tout ce que le melange des deux sexes pendant la nuit pouvait produire de plus licencieux, tout ce que la dissolution, couverte d'un voile religieux, pouvait inventer de plus grossier, se trouvait reuni dans les brandons et les baladoires. Cependant, malgre de tels griefs, la severite des ennemis de la danse fut inutile pendant des siecles entiers. Un eveque, proprietaire d'un vaste terrain pres de la Baltique, le ceda a une troupe de braves gens dont la joyeuse piete venait bondir en ce lieu. Il leur accorda autant d'espace qu'ils en pouvaient embrasser en se tenant par la main, et en dansant eu rond. Une ville fut betie, et elle s'appela Dantzick , qui est evidemment la meme chose que danser . Le pape avait proscrit depuis long-tems les danses sacrees, quand le cardinal Ximenes les ramena dans la cathedrale de Tolede, en retablissant la messe des Mussarabes, instituee par Isidore, eveque de Seville, et qui se celebre en dansant jusque dans la nef. Il n'y a pas cinquante ans que l'on dansait encore aux grandes fetes, en Portugal et dans le Roussillon. J'imagine que la fete des Fous, celle des Anes, de la Mere sotte, la procession d'Arles, et tant d'autres dont parlent nos historiens, n'taient qu'une suite de ces danses. Elles furent probablement aussi l'origine de ces processions ridicules de flagellans, qui infest[e]rent, endant qui p le quinzi[e]me si[e]cle et le commencement du seizi[e]me, tous les royaumes du midi et meme la France. Les coups que se donnaient les flagellans etaient appliques en cadence. Il y aurait a dire sur eux les choses les plus curieuses, mais qui nous eloigneraient trop de notre sujet. Vous pourrez voir des vieillards, dont les peres ont chante le Gloria Patri des Limosins, dans l'eglise Saint-Leonard, a la fete de Saint Marceau. A la fin de chaque psaume on substituait a la formule ordinaire les deuxvers suivans dans le patois du pays: Saint Marciau, pregan per nous, Et nous espingaren per vous. Saint Marceau, priez pour nous, et nous sauterons pour vous. La Cour meme des Princes adopta quelquefois ces etranges amusemens. Ils etaient tres-communs a Rome, surtout sous le regne de Leon X. Le voluptueux Medicis avait cherche a leur donner cette magnificence qu'il repandait partout, et dont les cardinaux de ce siecle, les Bembo, les Bibiena, a l'exemple de leur maitre, environnaient les arts. La severite meme des royaumes protestans ne fut pas a l'abri de la contagion. Brantome rapporte que le grand Prieur de France et le Connetable de Montmorency etant venus, a leur retour d'Ecosse, saluer la reine Elisabeth, sa Majeste leur donna un souper, apres lequel les dames de la Cour jouerent un ballet sacre. Le sujet etait les vierges sages et les vierges folles de l'Evangile. Les dansenses formerent deux quadrilles; les premieres avaient des lampes alluremees et pleines d'huile; les lampes des autres etaient vides: toutes ces lampes etaient d'argent parfaitement travaille. Les dames inviterent les Francais a danser avec elles, et la Reine ellememe, de la meilleure grace. Mais de toutes les danses et fetes sacrees dont j'ai lu la description, une des plus curieuses, a 2 mon avis, et ou se trouve le plus bizarre melange du sacre et du profane, est une espece de ballet public, que l'on pourrait nommer ballet ambulatoire , et qui eut lieu a Notre-Dame de Loretta a l'occasion de la beatification d'Ignace de Loyola, fondateur des Jesuites. C'est dans l'ouvrage d'un jesuite que je prends mon recit; tout ridicule qu'il est,@il doit donner a penser. Vous y verrez, en rapprochant les epoques, un nouvel exemple de la fragilite des choses humaines. Quel homme c'etait alors que Saint Ignace! quel empire que la societe de Jesus! quelle pompe! quelle magnificence! Mais ne desesperons de rien; les arts les modes et les folies humaines font la roue. "Le 3 janvier 1610, apres l'office solennel du "matin et du soir, sur les quatre heures apres "porte de Notre-Dame de Lorette, ou ils trouverent "une machine de bois d'une grandeur "enorme, qui representait le cheval de Troie. "Ce cheval commenca des-lors a se monvoir par "des ressorts secrets, tandis qu'autour de ce cheval "se representaient en ballet les principaux "evenemens de la guerre de Troie. Ces representations "durerent deux bonnes heures, apres "quoi on arriva a la place de Saint-Roch, ou est "la maison professe des Jesuites. Un partie de "cette place representait la ville de Troie avec "ses tours et ses murailles. Auxapproches du cheval, "une des murailles tomba, et les soldats grecs "sortirent de cette machine, puis les Troyens de "leur ville, armes et couverts de feux d'artifice "avec lesquels ils se livrerent un combat merveilleux. "Le cheval jetait des feux contre la ville, la ville contre le cheval, et l'un des plus beaux "spectacles fut la decharge de dix-huit arbres "couverts de semblables feux. Le lendemain, "d'abord apres le diner, parurent sur mer, au "quartier de Pampuglia, quatre brigantins richement "pares et dores avec quantite de banderolles "et de grands choeurs de musique. "Quatre ambassadeurs, au nom des quatre parties "du monde, ayant appris la beatification "d'Ignace de Loyola, pour reconnaitre les bienfaits "que toutes les parties du monde avaient "recus de lui, venaient lui faire hommage, et lui "offrir des presens avec les respects des royaumes "et des provinces de chacune de ces parties. "Toutes les galeres et les vaisseaux du port saluerent "ces brigantins. Etant arrives a la place "de la Marine, les ambassadeurs descendirent. "et monterent en meme tems sur des chars superbement "ornes; et, accompagnes de trois "cents cavaliers, ils s'avancerent vers le college, "precedes de plusieurs trompettes. Apres quoi, "les peuples des diverses nations, vetus a la XZK maniere "de leur pays; faisaient un ballet tresagreable, "composant quatre troupes ou quadrilles; "pour les quatre parties du monde. Les "royaumes et les provinces, representes par autant "de geenies, marchaient avec les nations et "les peuples differens devant les ambassadeurs "de l'Europe de l'Asie, de l'Afrique et de "l'Amerique, dont chacune etait escortee de "soixante-dix cavaliers. La troupe de l'Amerique "etait la premiere: entre ces danses, il y en "avait une plaisante de jeunes enfans deguises "en singes, en guenons et en perroquets. Devant "le char etaient douze nains, montes sur "des haquenees. Ce char etait traine par un dragon. "La diversite et la richesse des habits ne "faisaient pas le moindre ornement du ballet, "quelques-uns ayant plus de deux cent mille "ecus de pierreries." Remarquez; chere amie, que les Jesuites faisaient voeu de pauvrete et d'humilite, ce qui s'accorde assez mal avec les deux cent mille ecus et les quatre ambassadeurs: heureusement ils ne faisaient pas voeu de gravite, car il aurait peutetre fallu renoncer a cette excellente facetie des guenons et des perroquets. On celebra a Lisbonne une fete a pen pres semblable en l'honneur de Saint Charles-Borromee, ou la cha duSaint portait pour plus d'un million de pierreries. Enfin, malgre le cardinal Ximenes et les Limosins, malgre la reine Elisabeth et les Jesuites, le bon gout, la decence publique et les progres des arts, plus encore que les Papes et les Parlemens, firent justice de la danse sacree; et la releguerent, avec les tragedies des mysteres, dans le domaine de l'erudition; mais, comme je vous l'ai dit, cette manie etait profondement enracinee dans les esprits, et avait produit quelquefois des evenemens bien singuliers. Je vous en citerai un exemple remarquable. Il me semble avoir lu dans quelqu'auteur 1 que les habitans d'une ville grecque, apres une representation de l'Andromede d'Euripide, devinrent fous de tragedie, mais bien reellement fous. La fievre les prit, ils couraient les rues, pales, maigres, nus, declamant a haute voix et avec d'effrayantes contorsions un certain monologue de la piece. L'approche de l'hiver et un saignement de nez assez abondant chasserent la maladie. La meme chose arriva en France, au rapport de Mezeray, sous le regne de Charles, V, l'an 1373. Vous voyez que ce n'est pas d'aujourd'hui que la danse fait tourner la tete aux Parisiens. Il n'y a qu'une difference entre les deux a'@'entures; c'est que les prg@res d'Abdere ne viserent pas de declarer que la folie des amateurs du theatre etait une preuve de la colere des dieux contre l'Andromede et la tragedie, tandis que les notres ne manquerent pas de dire que Dieu lui-meme avait voulu reformer l'abus des danses sacrees par une punition terrible. "Le "peuple, dit Mezeray, fut attaque d'une passion "maniaque, ou frenesie inconnue aux siecles precedens. "Ceux qui en etaient atteints se depouillaient "tout nus, se mettaient une couronne de "fleurs sur la tete, et, se tenant par les mains, its "allaient par bandes, dansant dans les rues et les "eglises, chantant et tournoyant avec tant de roideur, "qu'ils en tombaient par terre hors d'haleine; "ils s'enflaient si fort par cette agitation, "qu'ils eussent creve sur la place, si on n'eut pris "bandes. Ce qui etait surprenant, c'est que ceux "qui les regardaient avec attention etaient bien "souvent surpris de la meme frenesie, que le vulgaire "nomma la danse de Saint Jean ". On crut aussi qu'il y avait de l'operation du diable, parce que les exorcismes les soulageaient. La plupart de ces gens-la n'etaient neanmoins que de la lie du peuple de l'un et de l'autre sexe. Le mat fut plus grand en Flandre qu'ailleurs. "Cette punition, "ajoute l'historien, a bien aneanti en France les "danses qui se faisaient les dimanches et fetes devant "les eglises." Le tournoiement des Parisiens et des Flamands me rappelle celui des dervis chez les Turcs; mais je ne vous en parlerai pas aujourd'hui, c'est assez pour une fois: je ne veux pas meler les Musulmans avec les Juifs, ni le reverend pere Menetrier avec le reverend dervis Menelaus. Je renvoie Mahomet au prochain courtier; je l'unirai aux Egyptiens, aux Indiens, aux Persans, a tous les vieux heros de l'antiquite dansante. Le bal comme vous voyez, ne ressemblera pas mal a une table d'hote a Spa, ou au foyer de l'Opera a de Paris, ' ' e quand toute l'Europe diplomatique folatre autour de nos nymphes avec cette grace qui caracterise plusieurs de ses membres. LETTRE II. Londres, mars 1821. Il est donc bien difficile, ma belle amie, de se defendre des prejuges d'auteur; depuis que vos ordres m'ont transporte dans l'empire leeger de Terpsichore, savez-vous que rien ne me parait aussi merveilleux que la danse; que je commence a la croire le premier et le plus ancien des arts, et a me persuader que tous les autres devraient s'abaisser devant celui dont l'origine, je le dis maintenant avec assurance, se perd ainsi dans la nuit des tems, et remonte au berceau des superstitions humaines? Car j'avais beau me vanter, dans ma derniere lettre, de pouvoir imiter l'avocat des Plaideurs, et vous dire fierement que je vous faisais grace des danseurs antediluviens, le fait est que je n'en parlais pas, parce que je n'en avais rien a dire; ma discretion etait de l'ignorance, et j'en etais tout honteux. Quoi, me disaisje, pas le plus petit entrechat, pas la moindre pirouette avant le Deluge? Il y a la de quoi desesperer un amateur. Mais voici que tout e propos un honnete eveque grec nous conserve un fragment d'un nomme Berose , auteur babylonien. Mademoiselle, rien que cela, vous voyez que nos autorites sont solides: " Nous no vous donnons pas de ces effets verreux, Cela sent comme baume." Or donc ce Berose pretend que les geans dansaient. C'etait dans la ville d' Enos ou de Cain que se donnait le bal, dans des salles proportionees probablement a la taille et a la legerete des executans. J'ai donc prouve qu'on dansait avant le deluge, et ce n'est pas sans peine que je reconnais le chant encore plus ancien que la danse; mais, comme l'objectait profondement Vestris a la reine d'Angleterre: "En naissant l'homme chante, et ne saurait danser, Puisqu'alors sur ses pieds il ne peut se dresser." Pour les danses sacres des premiers peuples apres Noe, loin de me plaindre de la disette des materiaux, je suis embarrasse de mes richesses; Persans, Indiens, Egyptiens, tous sont de la partie; c'est une fureur. Comme dans le proces du Fandango , ou dans la maison dont parle Regnard: "Des que j'eus mis en chant un petit rigaudon, Trois graves medecins venus dans la maison, La garde, le malade, un vieil apothicaire Qui venait d'exercer son grave ministere, Sans respect du metier, se prenant par la main, Se mirent a danser jusques au lendemain." La danse des anciens peuples de l'Asie et de l'Afrique, non-seulement avait la religion pour objet, mais, dans ces ages recules ou toute instruction etait un mystere, ou toute verite se cachait sous le voile de l'allegorie, les plus hautes idees d'astronomie etaient souvent manisfestees par des danses: tems heureux ou un chasse-en-arriere expliquait le mouvement d'un astre, et ou l'on devinait le systeme du monde a travers une queue du chat! C'est ainsi que les Persans reveraient le soleil ou Mytra; leurs hymnes n'etaient que des danses, et leurs danses l'explication des mystares cellestes. Celles des Egyptiens sont tres-curieuses; les anciens nous en ont conserve la description, et les hieroglyphes en portent encore des traces evidentes. Avez-vous jamais vu des hieroglyphes? Ce sont, ma chere amie, des lettres que des hommes qui vivaient il y a quatre mille ans, et a cinq ou six cents lieues de Paris, ont ecrites sur de petits livres dont quelques-uns n'ont gueres que sept cents pieds de haut, et qui meme seraient encore plus grands si le terns n'avait quelquefois dechire le bas des pages. Vous devinez que je veux parler des pyramides. Dans la brillante et presque romanesque expedition d'Egypte, nos sarans ont copie ces livres a l'ombre de nos drapeaux vainqueurs. Un Francais est en droit de parler d'hieroglyphes; nous avons conquis cette erudition-la le sabre a la main. Plusieurs des ces peintures, qu'on nomme hypogees , presentent des danses de famille, et meme des exercices qui paraissent etre ceux d'un maitre de danse ou d'un equilibriste. Au reste, les decouvertes modernes ont generalement confirmece qu'avaient dit, des danses astronomiques egyptiennes, Platon, Lucien et d'autres auteurs: c'etaient les memes que Pythagore avait transportees en Italie, que les mysteres de l'ancien Orphee avaient fait connaitre en Grece, et dont les odes de Pindare, les choeurs des tragiques et des comiques nous apprennent tous les mouvemens par les noms meme qu'ils emploient. Dans ces danses, l'autel, place au centre, figurait le soleil, an centre des cieux; les danseurs tournaient autour pour representer le zodiaque, dans lequel l'astre etait suppose faire son cours annuel et journalier. A l'exemple de l'Egypte, les choeurs, dans les tragedies grecques, dansaient en rond au son des instrumens; ces pas ainsi regles s'appelaient odes , d'un mot qui vent dire chemin, trajet ; la premiere partie de l'ode se nommait strophe , c'est-a-dire tour, parce que le choeur tournait d'abord de droite a gauche, exprimant ainsi, selon Plutarque, le mouvement des cieux qui se fait d'orient en occident: ils allaient ensuite de gauche a droite, et cette marche s'appellait anti-strophe ou retour ; elle peignait celle des planetes d'occident en orient. Enfin, il s'arretait devant l'autel, et y dansait plus gravement: ce dernier mouvement, qui representait l'immobilite de la terre, se nommait epode . C'est une chose singuliere, comme vous voyez, que les altdrafona subles par les mots, en s'eloignant de leur source premiere, et en passant d'une langue dans une autre. S'imaginerait-on, en lisant une de ces compositions ou un poate delaye quelque pensee triviale on quel qu'annonce de gazette en une centaine de vers, coupes par parties egales, que le nom de cet oeuvre signifie promenade , et celui de ses parties tour et retour? Mais la danse la plus fameuse, la plus solennelle de toute l'Egypte etaite celle, que l'on celebrait en l'honneur du dieu Apis. Vous m'allez demander, ma belle amie, ce que c'etait que le dieu Apis; C'etait un boeuf, et quel boeuf! "S'il en est un pareil, je l'irai dire a Rome." On pretendait le reconnaitre aux marques suivantes, que veritablement Yon ne rencontre pas tousles jours: il fallait qu'il eut le poil du corps noir, sur le dos la Figure d'un aigle, celle d'un escargot sous la langue, les poils de la queue doubles, et sur le cote droit une marque blanche semblable a un croissant. Vous sentez qu'un pareil boeeuf ne pouvait etre le produit de l'accouplement grossiet d'un tauteau et d'une vache: une genisse devait l'avoir concu d'un coup de tonnerre. Le boeuf, une fois trouve, etait nourri pendant quarante jours dans la ville du Nil, servi par des femmes qui n'avaient pour tout ornement que la simple nature; mais vous comprenez qu'Apis n'etait pas un dieu dehonte comme ce Jupiter qui se deguisait en taureau pour enlever ses maitresses; l'histoire ne dit pas que quelque mauvais plaisant air jamais pris la place du dieu quadrupede. A son entree a Memphis, la grande danse des pretres d'Egypte Commencait. Le sujet du ballet etait l'histoire d'Osiris, la premiare divinite d'Egypte. Pendant la marche on peignait, par des mouvemens lents ou passionnes, et au son de mille instrumens, la naissance miraculeuse du dieu, les amusemens de son enfance, ses amours et son mariage avec Isis. Le second acte etait la conquete et la civilisation des Indes par Osiris; car c'etait toujours dans ce beau et voluptueux pays que l'antiquite envoyair ses conquerans. Les satyres, les Silenes, toute la suite du Bacchus grec, melaient leurs sauts et leurs bonds avec les pas aeriens des jeunes bayaderes. Au troisieme acte, Osiris etait de retour en Egypte, ses perfides freres succombaient sous sa main triomphante; il civilisait sa partie, et sa patrie reconnaissante le couronnait comme un bienfaiteur, et l'adorait comme un dieu. L'apotheose etait reservee pour le moment ou la procession arrivait au temple; toute la magnificence egyptienne etait deployee en cette occasion: des danses gaies, vives et legeres succedaient a cet appareil, et temoignaient l'ivresse du peuple qui avait trouve l'etre privilegie destine a representer Dieu sur la terre. Je me rappelle avoir vu a l'Opera, dans le ballet de l' Enfant prodigue , par M. Gardel, une decoration magnifique representant le temple d'Apis. Ce dieu, au bout du compte, n'etant qu'un heureux boeuf, devait mourir comme tous les boeufs; mais la nature ne pouvait se me en, rien de cet etre surnaturel: les pretres, qui l'avaient cree, trouve, divinise, se reservaient aussi le droit de le faire mourir. D'apres les livres sacres de l'Egypte, Apis ne devait vivre qu'un tems limite. Le jour renu, les pretres saisissaient le dieu, le menaient en ceremonie jusqu'au Nil, et la, le noyaient devotement, apres lui en avoir predalablement demande la permission avec toutes les marques du plus profond respect. Il parait que le vieux proverbe quine dit mot consent , etait deja en vigueur. L'animal ne repondait rien a requete, et l'animal etait noye. On dansait a sa mort comme on avait danse a son apotheose; seulement ces danses funebres etaient aussi lugubres que les premieres avaient ete gaies. Ainsi les pretres se jouaient de la credulite du plus superstitieux des peuples; et la danse, la musique, l'appareil, tout ce qui parle aux yeux et frappe l'imagination, etaient le principal instrument du charlatanisme! Il en eetait de meme chez les Ethiopiens, les Babyloniens, les Indiens. Mais ce mot d'Indiens vous rappelle deja les plus charmantes danseuses de l'univers. Vous avez mille fois entendu leur nom, mille fois reproduit leurs pas enchanteurs, et vous n'avez peut-etre jamais bien su ce que c'etait que les Badayeres . C'est au sein des grandes pagodes de l'Asie, avec l'or prodigue aux brames par l'aveugle devotion des peuples, que se sont eleves ces cloitres de vierges sacrees, ou plutot, comme dit Rayhal, "ces seminaires de volupte": leur origine se perd dans les vieux ages. Vouees au culte des Dieux et aux plaisirs de leurs ministres, exercees des leur enfance a la musique, a la danse, a la poesie, a tous les arts; revrees des peuples, aux yeux de qui la licence est vertu, des que la religion l'autorise, les Bayaderes ne quittaient jamais leur delicieuse demeure, que pour embellir les pompes religieuses, et ajouter au luxe des fetes royales. Un musicien les accompagne, il est d'ordinaire vieux et difforme, et frappe, en battant la mesure, le lugubre tamtam . Mais le son vivement repete de cet instrument anime les danseuses a un point extraordinaire. Qu'on se peigne ces femmes charmantes, leurs longs cheveux charges de fleurs et de diamans, leurs yeux noirs ou brillent tous les feux du soleil de l'Inde, leurs bras ornes de perles, leur gorge renfermee dans deux etuis d'un bols leger, que revet une feuille d'or parsemee de brillans, parure delicate qu' elles quittent et reprennent avec une agilite singuliere, qui defend les tresots de leur sein sans les fletrir, qui les couvre sans en cacher et les palpitations animees et les voluptueuses ondulations. Leurs danses n'ont presque tontes qu'un seul objet. Le plan, le dessin, les attitudes, la cadence, tour respire l'amour, l'amour avec ses desirs, ses langueurs, ses joies enivrantes; voila le theme de tous leurs ballets. Semblables a ces fameuses courtisanes d'Orient, que les historiens nous montrent a Babylone, aux alme d'Egypte, dont l'Ecriture nous a conserve le modele dans la jeune Herodiade, et qui jamais n'eprouverent un refus, les Bayaderes representent demi-hues toutes les gradations de la volupte et la molle resistance et les terns agacans, et les faveurs menagees, et les larmes, et les soupirs, et les convulsions, et le delire de feu, jusqua'a ce qu'enfin, les yeux humides, et nageant jusqu'a ce qu'enfin, dans une molle langueur, les levres seches, toutes les veines tendues, elles semblent succomber sous le poids du plaisir, ivres et palpitantes: telles sont les Bayaderes. Leur origine religieuse est expliqee, d'apres les traditions indiennes, dans l'avertissement de l'opera de M. Jouy, qui porte leur nom, et dont elles sont les heroines. Une chose singulie, c'est qu'a l'exception des motifs religieux, tous les details de la danse des Bayaderes, se retrouvent dans les pays chauds de l'Europe et de l'Afrique, et qu'on la nomme Fandango, Bolero ou Tchega . M. Moreau de Saint-Mery, dans son livre sur les danses des colonies, et M. Arago, dans sa Promenade author du Monde , nous en ont conserve les principaux traits. Permettez-moi, chere anmie, si les descriptions ne vous fatiguent pas trop, de vous citer le passage de M. Arago. "On designe generalement leurs danses (celle "des Bayaderes) sous le nom de Tchega ou danse " mosambique . Elle a quelques rapports avec le " Fandango , et ne serait pas rue avec moins de "plaisir, si elle etait exeutee par d'autres acteurs, "et si la volupte qui y regne ne degenerait, "vers la fin, en une licence reoltante. On "peut comparer le Tchega a un petit drame renfermant "tous les degres, toutes les nuances 3 "d'une passion amoureuse, depuis la declaration "jusqu'au triomphe de l'amant. Il y a bien "moins d'abandon parmi les acteurs lorsqu'ils "sont au Port-Louis; mais a la campagne, au "milieu d'un cercle nombreux, et au son du tamtam , "s'elancent un noir et une negresse; leur "figure est inanimee; leurs gestes, d'abord sans "expression; ils marchent run vers l'autre, "tournent successivement sur eux-memes, s'eloignent "et se rapprochent a differentes reprises. "Bientot leur regard s'anime; leurs mouvemens "sont a la fois plus rapides et plus tendres, et "insensiblement tous deux finissent par arriver "a un etat d'ivresse amoureuse, dont les "spectateurs blancs, les moins chastes, ne peuvent "manquer d'etre blessees " C'est absolument la contr'epreuve des Bayaderes. Cependant, comme il faut en toutes choses deux avis opposes, et que quand un voyageur dit oui, c'est une raison pour qu'un autre voyageur dise non, plusieurs Anglais, qui ont parcouru l'Inde, et entr'autres M. Yves, trouvent la musique des Bayaderes detestable, leur danse ridicule, et leurs personnes plutot picquantes que belles, plutot singulieresque vraiment aimables: "Decide si tu peux, je n'ajouterai pas, et choisis si tu l'oses; car le choix n'est pas douteux 1 . Au reste, toutes les danses religieuses de l'Orient ne sont pas de cette espece: la plupart, et celle des Turcs surtout, ne sont que d'insipides parades, sans autre merite que leur bizarrerie et la difficulte. Ce sont la les caracteres distinctifs de la danse des dervis, fameuse chez les Turcs. Nul, ce me semble, ne l'a decrite avec plus de details et d'exactitude que l'Anglais Clarke, dans son excellent Voyage en Asie, en Grece et en Egypte . "Lorsque nous fumes entres dans la mosquee, "dit-il, nous observames douze ou quatorze "dervis qui se promenaient paisiblement en "rond, devant un superieur, dans un petit espace "environne d'une balustrade, au-dessous "du dome du batiment. Plusieurs spectateurs "etaient places au-dehors de la balustrade. On "nous ordonna, selon l'usage, d'oter nos souliers, "et nous nous allames reunir a eux dans "une autre galerie: au-dessus de la porte, etaient "assis deux ou trois musiciens avec des tambourins "et des flutes a la turque. D'abord les dervis, "croisant leurs bras devant leur poitrine, et "prenant leurs epaules de chaque main, commencerent "a faire des reverences au superieur, "qui se tenait debout, le dos appuye contre la "barriere, et faisant face a la porte de la mosquee. "Apres avoir ainsi passe l'un apres l'autre "devant lui, et termine leurs salutations, ils se "mirent a tourner en rond, d'abord assez doucement, "mais ensuite avec une telle agilite, que, "leurs longs vetemens s'etant deployes autour "d'eux, et participant au mouvement circulaire, ils "presentaient l'apparence de plusieurs parapluies "ouverts qui tourneraient sur leurs manches. "Des le commencement, ils avaient degage leurs "mains de leurs epaules; ils les elevarent graduellement "a la hauteur de leur tete, et la vitesse "de leurs pirouettes alia toujours croissant. "On les voyait, les bras horizontalement etendus, "les yeux fermes, et tournant avec une inconcevable "rapidite: la musique, accompagnee des "voix, servait a les animer; et, pendant ce tems, "un vieux dervis, en pelisse verte, se promenait tranquillement au milieu d'eux, avec un maintien "assure, mais exprimant autant d'attention "et d'inquietude, que s'il eut du expirer a la plus "legere infraction aux rites de la ceremonie. "Nous remarquames que tous, dans cette danse, "observaient la meme methode; c'etait de tourner "un de leur pieds, et d'en flechir les orteils "en-dedans, antant que possible, a chaque mouvement "du corps, tandis que l'autre pied conservait "la position naturelle. Les plus vieux de "ces dervis paraissaient executer cette operation "avec si peu de peine et de fatigue, que, malgre "la violente agitation de leurs corps, leurs visages "etaient ceux d'hommes plonges dans un "sommeil tranquille. Les plus jeunes tournaient "avec autant d'agilite que les autres; mais elle "paraissait en eux le resultat d'une operation "moins mecanique. Cet exercice extraordinaire "dura pendant quinze minutes, et l'on peut supposer "qu'un tel mouvement ainsi prolonge serait "capable d'oter la vie. Nos yeux, fatigues du "spectacle de tant d'objets tournant a la fois, "commencaient a en souffrir. Tout a coup, sur "un signal donne par le maitre du ballet, mais "inapercu par les spectateurs, tous les dervis "s'arreterent au meme instant, comme les roues "d'une machine dont on suspend le mouvement, "et ce qui est plus extraordinaire, c'est qu'au "moment meme ou ils s'arreterent, ils formaient e tous un cercle, "tous les visages etaient uniforemement fixe's vers le centre, toutes les tetes "baissees a la fois presque jusqu'la terre, avec la "plus parfaite regularite, tous leurs bras etaient "croises sur leur poitrine, et leurs epaules dans "leurs mains comme auparavant. Nous regardions "ces dervis avec etonnement: aucun d'eux "ne paraissait avoir perdu la respiration, aucun "n'etait echauffe le moins du monde, aucun n'avait "change de contenance. Apres cela, ils se "mirent a se promener, comme auparavant, dans "l'interieur de la balustrade, et a passer devant "le superieur. Des qu'ils lui eurent fait les reverences "ordinaires, ils recommencerent a tourner. "Ce second exercice dura tout aussi longtems "que le premier, et fut termine de meme. "Enfin, ils recommencerent une troisieme fois; "mais, comme la danse se prolongeait, et que la "musique devenait plus vive et plus animee, la "transpiration commenca a se manifester sur le "visage des dervis; les vetemens de plusieurs, "auparavant deployes autour d'eux, commencerent "a tomber; il arriva meme quelques accidens, "il y en cut qui se pousserent l'un contre "l'autre. Neanmoins, ils persevererent jusqu'a "ce que les grosses gouttes de sueur qui tombaient "de leurs corps sur le plancher, occasionerent "une telle moiteur, que le froissement de "leurs pieds fut entendu de tous les spectateurs. "Alors on donna le troisieme et dernier signal "du repos, et la dense finit. Cette dense extraordinaire "est regardee comme miraculeuse par "les Tures. Leur loi defend toute espece de "danse, et cette ceremonie seule est tellement "respectee, que, si on ten tait de l'abolir, on "pourrait exciter une insurrection parmi le peuple". Clarke parle ensuite d'une autre danse qu'on appelle les Miracles ou l'Exercice du feu et des poignards . Les dervis sautent comme nos faiseurs de tours de force, avant des epees nues autour d'eux; ils saisissent des fers rouges, en mettent dans leur bouche, les lechent avec la langue, etc. Vous connaissez les preparations qui peuvent, jusqu'a un certain point, neutraliser l'action de la chaleur, et ces miracles ne vous effraieraient pas beaucoup; mais ce qui vous amuserait,, c'est ce qu'on peut appeler leur entree de ballet . Ils commencent par repeter une longue suite de mots en se souriant complaisamment l'un a l'autre; bientot leurs sourires deviennent des eclats de rire; mais ils rient, dit Clarke, si naturellement et de si bon cceur, que l'on ne peut resister a l'envie de rire comme eux. Il est dangereux cependant de se laisser aller a cette sympathie; car, comme le rire est suppose divin et inspire par la joie que l'on eprouve en repetant le nom des attributs de Dieu, les profanes n'ont pas le droit d'y participer. C'est aux premiers fondateurs de l'ordre des dervis, que les Turcs sont rederables de toutes ces belles institutions, dont l'origine est le plus souvent miraculeuse. Le dervis Menelaus, par exemple, fut, selon les interpretes de l'Alcoran, l'inventeur de la premiere danse dont je vous ai parle. Un matin, tandis qu' Hanse , son compagnon, jouait de la flute, Menelaus s'avisa de commencer une pirouette, et cette pirouette se prolongea non pas pendant quinze minutes comme celle des dervis actuels; mais seulement pendant quatorze jours et quatorze nuits, d'une seule haleine. Je suppose qu'Hanse continuait son air pendant tout ce tems-la. Vous concevez qu'a la suite d'une telle pirouette, Menelaus ne put garder l'equilibre; il tomba, mais en meme terns il fut ravi dans une extase merveilleuse, et vit des choses telles qu'on en doit voir quand on a pirouette quatorze ours et quatorze nuits; c'est de cette pirouette prolongee qu'est venue la danse actuelle qu'on appelle danse du moulinet . Mais il est tems, ma chere amie, d'oublier les fantasques imaginations des moines turcs. Nous sommes dans la Grece, restons-y; portons seulement nos regards en arriere, vers des ages plus fortunes; quittons le siecle des Soliman pour celui des Pericles; le boeuf Apis pour la mere des Amours, et la barbe des dervis pour les parafums de Paphos et de Gnide. LETTRE III. Londres, juin 1822. C'est en Grece, chere Sophie, que nous nous trouvions a la fin de ma derniere lettre. Laissez reposer vos yeux sur cette antique patrie des arts; je ne vous parle pas aujourd'hui de la Grece de notre siecle; elle est arrosee de sang; la religion, la liberte, tout ce qui agrandit le coeur de l'homme y combat contre un despotisme fanatique. Ils triompheront sans doute, les fils de Leonidas; mais ce n'est pas pendant la lutte que les arts timides peuvent renaitre; ils sont ennemis de la guerre comme de la servitude; les arts sont le prix du vainqueur, quand il a conquis la paix. Chere Sophie, traversez les siecles, remontez en imagination vers la Grece antique; egarez-vous aux bords fleuris de l'Eurotas et du Penee. O Grece! berceau des arts et de la divine poesie; toi, dont les peuplcs ingenieux et sensibles diviniserent les Muses et les Graces, et elleverent des statues h la beaute, comme au premier present des cieux; c'est avec les sages qu'a converse ma jeunesse; c'est avec les poetes que j'ay passe les plus charmantes heures de ma vie; tu es pour moi une seconde patrie, non morns douce a mon coeur que la premiere! Viens, ma Sophie, viens avec moi aux sommers d'Olympe et de Pelion; rendons a ces lieux solitaires leurs premiers habitans; peinstoi, avec Horace, les Graces decentes melees aux nymphes des bois, frappant la terre en cadence a la douce et melancolique clarte de la lune. Vois descendre du Cytheron la procession des chastes vierges, portant sur leurs tetes les corbeilles sacrees. Ici les filles de Sparte, couvertes de leur seule pudeur, comme d'un voile, imitent dans leurs jeux les jeux sanglans de Mars; la les bacchantes bondissent de joie autour du viux Sileene; nous sommes dans l'empire de la danse, l'encens fume devant les images de Terpsichore et de Polymnie. L'imagination, encore toute riche de ces idees enchanteresses, je voulais, mon aimable amie, vous transporter, d'un seul et premier effort, au coeur meme de la danse antique; mais on est si loin de la a Loudres ou a Paris! pour bien prendre l'esprit de l'antiquite; il y a tant de prejuges a detruire, tant de fausses idees a rectifier! je sentais qu'il me fallait preparer ma route, et que de nouvelles difficultes s'elevaient alors! D'une part, il n'etait plus aise debien eclaircir une partie, san developper tout l'ensemble des institutions grecques et romaines; de l'autre, il etait long, hors de propos, fastidieux peut-etre, d'entrer dans de pareilles discussions; je craignais de passer a vos yeux ou pour un pedant lourd et diffus, ou pour un enthousiaste inintelligible. J'en etais la quand un heureux hasard m'a epargne la peine de vous faire saisir les idees premieres, et m'a permis de vous instruire sans trop vous ennuyer. Le frere d'un de mes amis, etabli depuis plusieurs annees a Odessa, arriva a Londres, il y a quelques jours, avec un Grec echappe aux massacres des siens. Quelques operations commerciales, et le desir de mettre en surete des debris de fortune derobes au pillage, l'amenaient en Angleterre; je ne vous dirai pas quelle triste peintuire il nous fesait de son pays, ni quelle energie de patriotisme animait ses discours. Nous parlames des arts: il les aimaitz, et s'y connaissait. Il nous chanta les hymnes que l'enthousiasme avait inspires aux soldats grecs. Avant son depart d'Odessa, la soeur de M me Catalani en fesait retentir les theatres russes; on y avait joue le Philoctete de Sophocle, traduit en grec vulgaire, et les souvenirs de la poetique antiquite avaient excite des applaudissemens que malheureusement l'echo ne porta pas jusqu'a Petersbourg. Je visitai les livre qu'il avait apportes, et ce fut parmi une assez grande quantite de manuscrits, que la Grece libre rendra sans doute a l'Europe savaute, que je trouvai un petit traite sur la danse. C'est un dialogue dans la forme de ceux de Xenophon et de Plutarque, et qui parait avoir ete compose sous les empereurs; on s'en apercoit non-seulement aux choses memes et aux faits mentionnes, mais plus encore a ce melange de styles divers, de simplicite antique et de recherche moderne, et a cet etalage d'erudition qui est le caractere des ecrivains de cette epoque. Je n'ai pu life les premieres pages, qui avaient trop souffert de l'humidite pendant la traversee, et je commence traduire, sans autre preambule, a l'endroit ou manuscrit devient lisible. "Ainsi se termina cette danse, et avec elle toutes les fetes: Les jeunes garcons, portant des torches allumees, conduisirent l'epoux, et les jeunes filles l'epouse, dans la chambre nuptiale, qui retentit de mille cris de joie. Les portes se fermerent, et chacun se dispersa. Callinichus et le jeune Romain accompagnerent Acestodore jusqu'a sa demeure. Chemin fesant, Callinichus demanda au pretre quelie etait l'origine de cette danse. "Elle remonte, dit Acestodore; a une haute antiquite; je votes raconterai ce que m'en a appris la tradition. "Hymen etait un jeune Athenien de la tribu pandionide, fils de Polycrate le statuaire; il etait beau comme on peint Ganimede a la table des Dieux, et sortait a peine de cet age heureux, qui n'est plus l'enfance, qui n'est pas la jeunesse, ou l'amour parle an coeur d'une voix encore inconune, mais imperieuse et irresistible. Un jour, passant aupres du Pompeion, il en vit sortir le cortege des jeunes filles destinees a composer la theorie de Delphes; parmi elles etait Psyche, fille de l'archonte Euthydeme. Hymen la vit, et bientot ne vit plus qu'elle. Deja il rattache toutes les esperances de sa vie a l'image de Psyche; la distance qui separe la fille de l'archonte et le fils du statuaire, disparait a ses yeux; errant sans cesse autour du palais qui renferme tout ce qu'il aime, il cherche, mais en vain, a lui expliqucr sa passion. Il se determine enfin, dut-il lui en couter la vie, a declarer un amour sans lequel la vie n'est plus rins pour lui. Veus connaissez la fete de Ceres, qui se celebre chaque annee au bord de la mer; les jeunes vierges y honorent, par des danses, la deesse inventrice des saintes lois; mais seules, elles sont admises a ces mysteres sacres, et le profane qui s'introduirait aupres d'elles, serait puni de mort. Une telle idee ne peut effrayer Hymen, il revet les habits de femme, le voile mystique et la robe trainante, et vient se meler a l'aimable troupe des chastes vierges. La delicatesse de ses traits, la fraiheur de ses leres, entourees d'un duvet rare et leger, sa longue et blonde chevelure, peut-etre l'incertitude de sa demarche sous un vetement inaccoutume; peut-etre cette rougeur, dont la crainte et l'amour coloraient son front, et qui semblait l'expression de la pudeur virginale, tout persuade aux jeunes filles qu'elles ont une compagne de plus. Deja les fetes commencaient, deja Psyche formait les premiers pas, quand tout h coup une troupe de corsaires, qui, caches derriere les rochers du rivage, epiaient depuis quelques jours l'instant favorable, fond sur cette troupe timide, comme sur de faibles colombes, et les entrainent malgre leurs cris. Bientot les rames battent les flots, les rives de l'Attique disparaissent, et ces jeunes filles sont deposees sur une cote deserte, avant d'avoir pu saluer leur pattie d'un dernier regard. Cependant les corsaires, ravis du succes de leur entreprise et d'une si fiche proie, ne songent plus qu'a celebrer leur victoirel ils versent a grands riots la liqueur de Chypre, et bientot, succombant sous la double ivresse de la joie et du vin, s'endorment dispersals sur le rivage. A peine ont-ils ferme les yeux, qu'Hymen, qui meditait sa vengeance, se leve an milleu de ses compagnes. "Voici, s'ecrie-t-il, l'instant de notre delivrance; nos tyrans sont endormis; leur mepris pour notre faiblesse leur a fait meme negliger de nous laisser des gardes. Bannissons toute frayeur, montrons que 4 nous sommes dignes des heros dont le sang coule dans nos veines. Si nous succombons, la mort n'est-elle pas preferable aux outrages que nous reserve la brutalite de ces barbares!" Ce discours enflamme les jeunes filles d'une ardeur inconnue. Hymen arme leurs debiles bras des pesantes epees des pirates, et toutes, au signal donne, plongent le fer dans le coeur de leurs tyrans; aucun n'echappa; mais bientot, tremblantes, egarees effrayees de leur propre andace, elles retombent dans leur premier abattement. Que faire? que devenir? seules, dans une ile deserte, loin de leur patrie; privees de tout espoir de retour! Hymen les soutient encore; il leur prepare pour la nuit un abri d'osier et de feuillage, et lui-meme, s'emparant d'une des nacelles, s'y embarqe seul, et vogue vers Athenes. On dit que l'Armour meme fesait souffler pour lui les vents favorables, et le guidait dans sa route. Cependant Athenes etait dans la consternation depuis l'enlevement des jeunes vierges; les peres, les meres remplissaient les temples; les freres et les amans demandaient des armes et des vaisseaux. "Ceres, s'ecriait le vieil "archonte, fais-moi retrouver ma fille, ravie en "celebrant ton culte, comme toi-meme retrouvas "Proserpine." Tout a coup une jeune fille s'elance a la tribune: "Atheniens, s'ecrie-t-elle, ecoutezmoi: "Ces tresors d'innocence et de beaute, que "vous regrettez, je puis vous les rendre; ce vetement "cache un Athenien. Je suis Hymen, fils de "Polycrate, le statuaire." Puisil raconte en peu de mots son amour pour Psyche, l'attaque des cotsaires, leur mort et son retour. "Atheniens, "dit-il, en finissant, je sais que j'ai merite la mort "pour avoir viole les mysteres de la deesse: punissez-moi; "la vie ne m'est plus rien, si je ne puis "posseder celle que j'adore; mais vous ne serez pas "injustes envers les Dieux, qui reservaient a cette "main la gloire de sauver celles qui les honoraient. "Citoyens, respectez la volonte des Dieux; joignez "vos prieres aux miennes pour flechir Euthydeme. "Tendres peres et meres, qui ne l'etiez plus il n'y "a qu'un moment; donnez le bonheur a celui qui "vous l'a rendu." Hymen avait cesse de parler; sa beaute, sa valeur, son eloquence emurent tous les coeurs; il fut couvert de fleurs, et porte de la tribune aux pieds d'Euthydeme. Le vieil archonte, les yeux mouilles de larmes, le releve: "Fils de Polycrate, lui dit-il, sois mon fils, et "puisse-tu donner a la partie des enfans aussi "beaux etaussi braves que toi!" Le lendemain un vaisseau de l'Etat avait ramene le jeunes Atheniennes; Hymen epousa psyche; cette histoire fut conservee dans la memoire des hommes, et a chaque nouveau mariage, le Souvenir en est rappele par la danse dont vous venez d'etre temoins. "Callinichus remercia Acestodore de son explication. J'ai remarque, dit-il, que la danse fesait partie de toutes nos fetes civiles ou religieuses. Son origine est-elle donc liee a celle de notre culte? y aurait-il en elle; comme Platon le dit de la musique,-quelque chose de divin? "N'en doutez pas, repondit le pretre des muses, ceux-qui l'ont dignement celebree, la font naitre avec l'Amour, et l'Amour est le plus ancien des dieux. Rhea, la mere des immortels, l'enseignait aux Corybantes et aux Curetes. Animes d'un saint zele, ces pretres frappaient leurs boucliers de leurs lances, et, par la bruyante agitation de leurs corps, ils empehaient les cris de Jupiter enfant de parvenir aux oreilles du vieux Saturne, derateor de sa race. Ce fut aussi au milieu des danses que grandit le diu de la guerrre. Friap, un des Titans, fut charge d'elever le jeune dieu; mais, avant de lui apprendre a manier l'epee, il voulut en faire un excellent danseur; et Junon reconnaissante ordonna que tous les biens conquis par la lance de Mars appartiendraient a son instituteur. Apollon dictait, par la bouche de sa prophetesse, les 1oix de la danse comme celles de la musique et de la poesie. Les heros imiterent les dieux. Thesee celebra par des danses le triomphe remporte stir le Minotaure. On voyait Ariane remettre en ses mains le fil liberateur, et les mouvemens confus des danseurs, s'entrelacant mille fois les uns les autres, peignaient les detours inextricables du labyrinthe. Castor et Plolux, ces invincibles demi-dieux, creerent a Lacedemone la danse caryatique , et Lacedemone, au milieu de ses rigides institutions, a precieusement conserve ces antiques jeux. Si Terpsichore est adoree a Sparte, vous ne vous etonnerez pas d'entendre les Thessaliens nommer leurs magistrats Proorchestres (premiers danseurs, maitres de ballet ). Voyez la statue d'Elation; je lis sur le piedestal: "Le peuple a eleve une statue a Elation, "pour avoir bien danse dans le combat." Cet enthousiasme s'explique quand on songe a l'origine de la danse, consacree dans la Gree, comme dans tout l'Orient, au culte des dieux. Aussi les poetes reunissent leurs voix pour la celebrer. Hesiode avait va les Muses danser au lever de l'Aurore; il les invoque quand leurs pieds delicats foulont en cadence les bords d'Hyppocrene semes de violettes, et qu'elles forment un choeur autour de l'autel de leur pere. Pindare donne a Apollon le titre de danseur , et consacre a l'immortalite les horns de ceux qui excellerent dans cet art; mais c'est toi surtout que j'atteste, a Jupiter des poetes, divin Homere, toi dont nous recueillons les paroles comme les oracles meme echappes du sanctuaire des dieux. Faut-il loner res guerriers: tu les appelles d'habiles danseurs: "Merion, quel que soit ton talent pour la danse, Ce fer t'aurait perce " La danse et le chant, voile les seuls arts que tu distingues parmi ceux qui peuvent, pendant la paix, occuper l'homme et le distraire: Ailleurs, tu parles des plaisirs honnetes, tu nommes le sommeil, l'amour et la danse, mais c'est a la danse seule que tu ajoutes l'epithete d' irreprochable . Le tableau des danses se retrouve sur le bouclier de ton heros; il est encore present a ma memoire. Le celeste boiteux fait naetre sous ses doigts L'image de ces choeurs, que dans Gnosse autrefois Deale dessinait pour la belle Ariane. Les vierges qu'embellit la rose diaphane, Ont couronne leurs fronts des tresors du printems. Aupres d'ell, couveris de Sont les jeunes guerriers. L'argent de leur ceinture, Soutient un poignard d'or, belliqueuse parure. Les vierges, les guerriers, entrelacant leurs mains, Cent fois, du meme cercle ont trace les chemins. Tel l'habile potier, qui de sa main mouvante, Fait tourner a son gre la roue obeissante. D'autre part, les danseurs, par la foule entoures, Se forment, avec art, en groupes separes, Et, parmi les transports d'une aimable allegresse, Deux sauteurs, en chantant, signalent leur adresse 1 . "En achevant les derniers mots de cette espece d'hymne en l'honneur de Terpsichore, Acestodore etait arrive a sa demeure. "Le portique etait orne de deux colonnes d's ordre corinthien: au milieu s'elevait un autel domestique, place devant trois statues de marbre blanc que representaient les Graces; c'etait une copie du fameux grouppe attribue a Socrate. Derriere la maison, etait un petit bois de palmiers et de lauriers, dont les eaux du Plistus entretenaient la fraicheur. Acestodore entra avec Callinichus et Flavius; sa fille Elpinice, deja consacree au cnlte des Muses, courut au-devant de lui, et annonca que le philosophe Potamon d'Alexandrie l'attendait, Les deux vieillards converserent quelque tems ensemble, et bientot tout le monde se rendit sur une des hauteurs du mont Cyrphis, pour y jouir des charmes d'une belle soiree d'ete: car le climat de la Phocide est le plus doux de toute la Grece. "La lune eclairait d'une lumiere pale tous les environs; aux pieds de la montague, coulait le Plistus; on distinguait plus loin la ville de Cirrha et le chemin qui conduit a Amphysse. A gauche, la vue s' etendait sur le golfe d'Alcyon, et ne s'aratait qu'aux rivages de la Locride: elle plongeait a droite dans la plaine de Cirrha jusqu'a Delphes. La, au milieu de noirs bouquets de bois, brillait le faite du temple d'Apollon, eclaire par la lune. Les cimes du mont Parnasse fermaient le tableau, et parmi elles le majestueux Lycoree, qui eleve son front superbe au-dessus de toutes les montagnes de la Grece." Ici, chere Sophie, je m'arrete jusqu'au prochain courrier. La conversation qui s'engagea entre le pretre, le philosophe et les jeunes gens, fera l'objet de ma premiere lettre. LETTRE IV. Londres, aout 1822. Je continue, chere amie, la traduction du manuscrit grec. "Un spectacle si vaste et si varie fixa quelque terns tous les regards, mais bientot la conversation s'engagea. Acestodore donnait a sa fille des details sur la fete dont il avait ete temoin; il lui racontait tous les plaisirs de ce beau jour, et n'oubliait pas la maniere brillante dont on avait A execute la danse de l'hymen. Il etait pret a entrer dans de nouveaux details sur cet exercice, quand le jeune Romain l'interrompit. "Pretre, dit-il, je suis venu en Grece pour etudie les moeurs d'un peuple vaincu par nos armes, mais qu'on proclame, dans les arts de la paix, le modele de ses vainqueurs. Vous nous avez savamment explique l'origine de vos danses, mais si vous voulez permettre h un jeune homme, a un etranger, de s'expliquer librement, j'ai trouve quelque exageration dans le pompeux eloge que vous en avez fait. Un Romain ne peut partager votre opinion sur un tel sujet: la danse, vous le savez, nous fut long-terms inconnue; car je ne donne pas le nom de danse aux bonds irreguliers par lesquels les Saliens honoraient le Dieu Mars, pas plus que celui de chant aux inintelligibles paroles qu'ils hurlent en son honneur. Tant que Rome fut libre et vertueuse, la danse y fut ignoree. Nos historiens remarquent que c'etait une honte a un Romain de se permettre ce platsir; A. Claudius, Licinius, Celius ont ete deshonores pour s'y etre livres. Ciceron fait de vifs reproches au consul Gabinius pour avoir danse en public; il defend Murena accuse de la meme faute, en disant que l'atrocite meme du delit en detruisait ta vraisemblance. Nos moeurs degenererent, du moment que les vierges et les jeunes gens de Rome allerent, dans des ecoles d'histrions et de baladins, apprendre les arts prestigieux et deshonnetes. Elles furent perdues quand les patriciens memes y envoyerent leurs enfans. J'ai vu, dit Scipion, j'ai vu avec horreur dans une eco le de danse plus de cinq cents jeunes garcons et jeunes filles; et, dans ce hombre (ce qui me fait pitie pour la republique), le fils d'un candidat, un enfant qui n'avait pas moins de douze ans, et qui dansait aux cymbales, exercice qu'un esclave libertin ne pourtait faire sans deshonneur 1 . Horace, qui est aussi pretre des Muses, et que vous n'accuserez pas d'un rigorisme outre, blame les jeunes Romainses qui, meme avant l'hymen, se faisaient initier avec ardent, aux mouvemens lascifs des danses ioniennes, et, des l'age le plus tendre, meditaient de coupables amours. Partout ou les danses theatrales ont ete introduites, elles ont banni les representations dramatiques, dont la morale saine et eleve pouvait faire naitre dans le coeur de l'homme quelques hautes pensees. Deux Grecs porterent la danse au plus haut degre de perfection, c'est Pilade et Bathylle. Dernierement un de mes antis m'invita a assister a la lecture d'une satyre ou le poete 1 peignait Bathylle avec les couleurs les plus tranchantes: il montrait les dames romaines eprises d'un histrion, et ne ponvant; au milieu meme des spectacles publics, moderer la ridicule et brulante expression de leurs desirs. Pilade fut plus reserve, mais, plus dangereux encore, il voulut faire servir les progres de son art et l'enthousiasme qu'il excitait, a la destruction do la liberte romaine. Lorsque son insolence et les troubles qu'excitait dans Rome sa rivalite avec Bathylle, eurent force l'empereur a le bannir, "Cesar, lui dit Pilade, tu es un ingrat; que ne a "les laisses-tu s'amuser de nos querelles?" Auguste etait trop habile pour ne pas sentir toute la profondeur et la verite de ce mot-la. Pilade fut rappele bientot apres. Le peuple ne demandait alors que du pain et des danseurs. Ce n'etait plus entre les soldats de Sylla et ceux de Marius que Rome etait divisee, c'etait entre les Piladiens et les Bathylliens. Le theatre devint une sanglante arenue ou les deux partis se dechirerent l'un l'autre, et les exces parvinrent a un tel point que les empereurs se virent obliges de sacrifier leur politique au salut et h la tranquillite de l'Etat. Et les bons princes et les tyrans s'accorderent dans les mesures e prendre contre les pantomimes. Le real avait surpasse meme leur attente; senateurs, chevaliers, plebeiens, tous se precipiterent sur le theatre, oubliant le nom de leurs ancetres et celui de leur patrie. Tibere enfin chassa de l'Italie tous les pantomimes; Domitien exclut du senat les senateurs assez vils pour s'etre fait recevoir parmi eux; et notre vertueux Trajan vient de les expulser une seconde fois. Qu'on me dise donc que la danse est un delassement agreable, une des plus riantes imitations qui puisse recreer l'esprit, ou exercer le corps de l'homme, j'y souscris volontiers; mais qu'on cesse de vouloir me persuarder la moralite d'un tel art; qu'on cesse de lui donner des dieux pour inventeurs, pour protecteurs les plus profonds politiques, pour partisans les plus sages philosophes; car je comparerais de si pompeux eloges a ces sujets que les sophistes traitent quelquefois en se jouant, aux panegyriques d'une Helene ou d'un Busiris que j'ai parcourns dans votre rheteur Isocrate. "Romain, repliqua Acestodore, vous parlez avec tout l'orgueil d'unc nation qui a dompte toutes les autres, et n'a pu etre domptee que par ellememe: mais quels que soient vos prejuges contre la danse, quelqu'exageration que vous supposiez a roes paroles, soyez en certain, ce n'est pas ici un jeu d'esprit; et je suis encore loin d'avoir dit en l'honneur de la danse tout ce que l'on pourrait dire. Vous ne voulez trouver parmi ses protecteurs ni politiques ni sages, mais vous oubliez que c'est a Numa, le plus sage de vos rois, que vous devez la danse des Saliens, toute barbare qu'elle vous paraisse. Minerve elle-meme inventa la danse armee, dont un de vos compatriotes, le precepteur d'un de vos derniers princes, et run des premiers rheteurs de ce siecle, vante l'utilite. Les pretres d'Egypte, depositaires de la sagesse des vieux eges, Orphee leur disciple, et le divin Olenus, ont fait un si grand cas de la danse, et l'ont si souvent employee dans les mysteres des initiations, qu'ils appelaient dessauteurs ou infideles a la danse , ceux qui trahissaient ces mysteres. Les vieux Arcadiens, ces contemporains de la terre qui les porte, ont, de terns immemorial, fait etudier a leurs enfans la danse et la musique, persuades que ces arts enchanteurs pouvaient seuls, comme les bons genies a l'egard des mauvais, combattre l'influence d'un climat rude et sauvage. Mais qu'est-ce que l'autorite des dieux et des premiers mortels aux yeux d'un Romain, aujourd'hui surtout que les dogmes insenses d'Epicure regent parmi vous avec tant d'eclat, que vos poetes les chantent dans leurs vers, et que vos orateurs les proclament en plein senat? sans doute, vous vous soumettrez plus aisement a l'autorite des ages que vous appelez polices. Socrate, le plus sage des hommes, louait la danse; il voulut meme l'apprendre dans un age deja avance; et, si je ne me trompe, un Romain moins votre fameux Caton, quoiqu'alors ege de cinquante-neuf ans. L'histoire n'a pas dedaigne de nous conserver le nom de Calliphron, qui enseigna la danse a Epaminondas: elle blame Platon d'avoir neglige la pratique d'un art, a la theorie duquel il donne d'ailleurs de justes eloges en plusieurs endroits de ses ecrits, dont il trace les regles dans ses lois, et qu'il conserve avec la musique, au moment meme qu'il bannit la poesie de poesic sa republique Je pourrais vous citer beaucoup d'autres noms; mais je crois que ceux de Socrate, de Caton, de Platon et d'Epaminondas, suffisent pour vous persuader qu'on peut, sans etre un sophiste, celebrer l'utilite morale d'un art que tant de sages ont honore par l'etude qu'ils en ont faite, et les eloges qu'ils lui ont donnes. "D'ou vient donc, dit le Romain, qu'elle a tellement degenere de sa premiere grandeur, et qu'elle n'est plus aujourd'hui que le partage de baladins ou de nobles qui se degradent en les imitant? Philosophe, ajouta-t-il en se tournant vers Potamon, vous nous expliquerez sans doute une aussi etrange contradiction? "Jeune homme, repondit Potamon, la soiree est deja bien avancee, et la question que vous me proposez plus vaste que vous ne le croyez peutetre. Si cependant mon respectable ami Acestodorn'est point tro p fatigue, je tacherai, sans embrasser tous les developpemens qu'elle comporte, de l'eclaircir legerement. Acestodore ayant fait un signe approbatif, Potamon reprit: La religion et la politique ont egalement regarde la danse comme une institution salutaire, qu'elles devaient toutes deux adopter et encourager, Dans la langue mysterieuse des pretes d'Egypte, d'Orphee et de Pythagore, Dieu n'est que la merveilleuse harmonie de la nature; il dirige l'eternel concert des spheres celestes, et ses lois agitent en cadence toutes les forces de l'univers. Une danse dont les mouvemens graves et regles pouvait donner quelqu'idee de cette divine melodie, leur semblait donc l'hommage le plus digne et le plus vrai qu'on put rendre a la divinite. Elle offrait aussi l'image du joyeux accord qui regnait entre un peuple libre et heureux et des divinites bienfesantes et protectrices. Sous un ciel si pur, entoures d'une si belle nature, doues de sens si delicats, jouissant de toute la plenitude de l'existence, nous n'avions qu'a louer et remercier les dieux. Notre religion etait une fete que la terre donnait au ciel en retour de celles qu'a chaque beau jour le ciel donne a la terre. L'apotheose des pouvoirs de la nature, loin de nous a'voir menes a la cruelle superstition des autres peuples, a pris parmi nous une forme aussi touchante que noble. Un de vos poetes a la oraintea fait les dieux 1 ; pour pu dire les notres, ils sont les fils de notre amour. La danse, dans les mysteres, instruisait l'initie par de vivantes allegories, des grands evenemens qui avaient rempli les premiers ages du monde, et de l'histoire meme du globe. Ce sens superieur ennoblissait pour lui toutes les danses mystiques. Celle, par exemple, qui ne representait aux profanes que les erreurs de l'ile de Delos et de Latone, peignait a ses yeux cet age du chaos, ou la terre, encore agitee parmi les riots des mers primitives, attendait pour s'animer les rayons vivifians du soleil. Il me serait facile de multiplier de pareilles explications. Mais un tel art ne pouvait rester long-tems enferme dans les limites des temples. Ses avantages n'echapperent point a l'attention des legislateurs, et ils ne tarderent pas a s'en emparer. Leur but etait de former des armes a la fois indomptables et moderees, des corps non moins beaux que vigoureux. Les hommes des premiers ages, forces de lutter contre les elemens, dont les limites etaient encore indecises; de combattre les animaux qui leur disputaient le sejour du monde, naissant, etaient intrepides et infatigables, mais en meme tems farouches et barbares. La cruaute etait commune a tous les sexes, a toutes les condi ions; les vengeances se perpetuaient dans les families; la force etai le seul droit. Il s'agissait donc d'adoucir le coeur sans l'effeminer; de donner au corps toute sa beaute sans lui rien oter de sa vigueur; de regler les passions sans les detruire; de maintenir l'ame, non dans une froide apathie, mais dans ce noble repos, dans cette tranquillite d'une jeunesse pleine de vie, qui n'a pas besoin d'exercer ses forces pour que leur secret lui soit revele. L'Hercule grec etait, dans l'idee des legislateurs, ce qu'il fut depuis sous le ciseau du statuaire, la 5 force en repos . Il se repose, mais on sent, en le regardant, qued' c'est d'avoir porte le ciel. A cet effet; l'education et tons les arts furent divises en deux branches, la gymnastique et la musique. On comprit sous le premier nom tout ce qui pouvait donner au corps de la vigueur. La musique fut toute l'instruction de l'ame, depuis la plus haute philosophie jusqu'a la poesie la plus legere. La danse fut des-lors une des principales parties de l'instruction; car elle avait le double avantage de fortifier le corps en developpant les graces, et d'adoucir l'ame par les charmes d'une mesure reglee. Cette idee si feconde, de moderer les passions par l'harmonie, se revele des les premiers tems. Une ancienne tradition rapporte qu'Agamemnon, pret a partir pour Troie, mit aupres de Clytemnestre un habile danseur, charge de lui representer, sous l'apparence d'un exercice on d'un delassement, les faits dont le souvenir pouvait l'exciter et l'encourager a la vertu. Il n'alterait pas l'energie de son ame ardente et passionnee; mais il la reglait, et la concentrait dans son devoir, sans lui permettre de s'egarer. Le plan d'Agamemnon etait si sage, qu'Egisthe tenta vainement de corrompre la reine, et de lui faire partager ses odieux projets, tant qu'il n'eut pas eloigne d'elle ce puisant et incommode precepteur de vertu. La pensee du roi de Mycenes fut aussi celle de Lycurgue, le plus profond esprit peut-etre que la Grece ait produit. Il saisit, pour ainsi dire, sa patrie, comme l'habile ecuyer saute sur le char qu'emportent en sens divers quatre coursiers indomptes; il ne les enerve ni ne les separe; mais les arrete, les maetrise, les faconne: il leur a mis le frein a la bouche; sa main vigoureuse ne lache pas leurs renes, et quand il sent qu'ils ne peuvent plus qu'obeir a l'action qu'il va leur communiquer, alors, avec un art infini, il leur rend toute leur impetuosite, et les fait voler au but par le plus court chemin. Ainsi fit Lycurgue; il opposa les regulieres emotions de l'art aux mouvemens desordonnes de la nature, et fit de son peuple une famille de sages et de heros, jamais oisive, jamais turbulente, et toujours heureuse. La nomenclature des danses lacedemoniennes est plus etendue que toutes les autres. A peine les jeunes gens avaient-ils exerce leurs forces dans la lutte et le pugilat, qu'ils developpaient en dansant leur grace et leur agilite. Ils variaient leurs attitudes sous l'oeil des maitres, et apprenaient ainsi a manier l'epee et le bouclier. C'est a Sparte que naquit la danse appelee le Collier . De jeunes guerriers et de jeunes vierges se suivent alternativement: a des pas vifs et brillans succedent des mouvemens doux et timides, collier charmant ou s'entrelacent la grace et la vigueur, l'audace et la modestie. Le mode phrygien fut adopte par Lycurgue comme le plus grave et le plus convenable a ses rues. Tout ce qui pouvait effeminer ces exercices en fut banni avec tant de soin, que Timothee fut chasse de Sparte pour avoir ajoute une corde a sa lyre. Voici une danse de leurs fetes publiques: figurez-vous l'effet qu'elle devait produire. Les vieillards paraissaient d'abord, leurs pas etaient graves et tranquilles, et, tandis qu'ils dansaient, le choeur repetait en refrein ces vers d'un vieux poete: "Nous avons ete jadis Jeunes, vaillans et hardis." Venaient ensuite les hommes faits; une fierte male animait leur gravite; le choeur disait: "Nous le sommes maintenant A l'eprueve, a tout venant." Enfin les enfans suivaient avec la folie et l'aimable audace, de leur age en s'ecriant: "Et nous un jour le serons Qui tons vous surpasserons." Seraient-ce ces danseurs-la qu'on eut chasse de Rome? Je pourrais parcouric toute la Grece, et vous montrer partout la danse consacree a inspirer le patriotisme, la valeur et la vertu. J'en ajouterai un seul exemple, et c'est encore Sparte qui me le donnera. "Dans les premiers terns, il y avait une fete qui se celebrait en l'honneur de Diane; les jeunes filles dansaient autour de l'autel de la deesse, et aucun voile ne cachait leurs attraits. Helene y parut ainsi; Thesee et Paris la virent, et l'enleverent tour-a-tour. Lycurgue voulut detruire l'abus; et conserver la chose. La danse fut toujours la meme, mais les etrangers en furent exclus: les jeunes filles eurent une telle modestie dans leurs mouvemens et leurs pas, une telle pudeur sur leur visage, que nul Spartiate n'osa lever sur elles d'autres regards que ceux de l'admiration et du respect. Eh bien! savez-vous comment s'appela cette danse ou paraissaient des filles toutes nues? Elle s'appela la danse de l'Innocence , et elle le fut en effet. Le jeune Spartiate qui aspirait a la possession de la jeune vierge, savait que le mariage etait le seul moyen de l'obtenir; que la loi consacrait cette union pour donner a la partie des enfans dignes d'elle; qu'elle voulait meme que pendant les premieres annees, l'epoux ne pet voir sa femme qu'en secret, comme a la derobee, fin que l'idee du danger accompagnat toujours celle du plaisir meme permis. Aussi, les femmes de Sparte, fortes de leur vertu et du respect qu'elles inspiraient, se flattaient-elles de commander aux hommes; "Et la raison en est, disait "Gorgo, femme de Leonidas, que c'est a de "veritables harem s que nous donnons le jour." J'avoue que cette purete premiere, repandue dans les arts, s'est Bien alteree depuis;mais la Grece, en les depouillant de leur innocence, leur a toujours conserve du moins le gout, la grace et la delicatesse: les anciens printres et statuaires ont imite la Nature telle qu'elle s'offrait a leurs yeux, lorsqu'ils ont donne a leurs figures dansantes cet air de decence et de modestie que nous y admirons encore aujourd'hui; et nos pantomimes, a leur tour, ont imite les modetes que leur presentaient les printres et les statuaires 1 : et vous seuls, Romains, y avez introduit cette corruption profonde qui les a degrades et avilis! Car songez bien que dans votre diatribe contre la danse, ce n'est pas elle que vous accusez, c'est vous-memes. Notre ami nous parle de la danse de l'hymen, celebree aujourd'hui a Cyrrha: ditesmoi, qu'est-elle devenue parmi vous? l'image la plus cynique des plus honteuses voluptes. Vos fetes du premier jour de mai, vos saturnales, sont du meme genre. La danse de Flore, si simple, si naive dans son principe, se change, au bout de quelque tems, en un spectacle odieux; les femmes d'un peuple effrene, s'y offrent nues aux regards et si, moins hardies que ce peuple meme, elles rougissent de paraitre ainsi devant Caton, Caton se voit bientot oblige de se retirer, pour ne pas priver ses concitoyens des honteux plaisirs qui pour eux sont devenus un besoin. Sans doute, nous admirons et cultivons la danse, mais notre enthousiasme n'est pas du fanatisme, et, des l'origine, nous avons su distinguer, a cet egard les tems et les personnes. Vous avez lu notre Herodote; vous vous rappelez l'histoire du sage Clysteene de Sicyone; il avait invite tous les heroines riches et puissans de la Grece a se rendre a Sicyone pour y disputer la main de sa fille Agariste. Smyndiride de Sibaris, Laocede d'Argos, Laphanes d'Arcadie, etaient au hombre des pretendans, mais on remarquait entre tous les autres; deux Atheniens, Megacles, ills d'Alcmeon, et Hippoclide, distingue par son esprit, ses richesses et sa beaute. Le dernier jour des fetes etait arrive: Hippoclide, que jusqu'alors Clystheee semblait preferer, fait tout a coup apporter une table; il y monte, et d'abord execute une danse lascive, a laquelle il ajonte bientot celles d'Athenes et de Sparte. Clysthene, des le premier moment, avait eu peine a se contenir; mais quand il vit Hippoclide, la tete en bas et marchant sur les mains, tracer en l'air avec ses pieds les principales figures de la Sycinnis; "Fils de Tisandre, s'ecria-t-il, "vous venez de danser la rupture de votre mariage." La reponse de l'Athenien est passee en proverbe: "Ma foi, seigneur, Hippoclide ne "s'en soucie gueres." "Opposez a ce tableau des danses grecques celui des danses romaines; a peine paraissent vos histrions, que vos chevaliers, vos senateurs deviennent leurs rivaux, et ne rougissent pas de se meler a eux au milieu des combats et des desordres de vos theatres, pour y partager les applaudissemens d'une populace effrenee; vous nous direz qu'Eschyle et Sophocle, tous deux illustres par leurs dignites militaires et civiles, parurent aussi sur la scene; mais songez a la sagesse, a la gravite de nos danses theatrales. Sophocle put, apres la victoire de Salamine, danser au son de la lyre autour des trophees; il put y prendre le masque d'une des suivantes de Nausicaa; une noble et modeste harmonie dirigeait tous ses mouvemens, et ne-servait qu'a faire ressortir; dans un riant exercice, ses graces et sa beaute. Nos danseurs ont pu etre ambassadeurs ou generaux, et reparitre ensuite pour danser dans nos choeurs. Les choeurs de danse et de chant, dans toutes nos tragedies, si l'on en excepte peut-etre les bacchantes d'Euripide, ou ils partagent l'ivresse des fetes de Bacchus ,,ont to toujours quelque chose de grave, d'eleve; de majestueux; representant 'l'opinion morale du poete et des spectateurs, ils portent l'empreinte de leur origine sacre; au milieu des plus violentes passions, ils ne doivent perdre de vue ni la dignite ni la beaute. Les choreges sont choisis parmi les premiers citoyens de l'Etat, et la noblesse de ces fonctions s agrandit par la dignite du reste de leur vie. "Rome, je dois vous le dire, Flavius; nee pour d'autres soins, et qui n'a connu nos arts aimables que Lorsqu'elle etait deja corrompue par les richesses et les conquates, a tout deprave, tout exagere. Vous avez trace un tableau de la danse a Rome, plus effrayant peut-etre que je ne l'aurais fait moimeme; mais d'ou viennent ces indignes abus? presque tous d'une meme cause, l'exageration: vous n'avez jamais su, quand vous ne nous avez pas copies, vous arreter a ce juste milleu, qui seepare le vrai du faux, le naturel de l'outre. A cet ideal la divine poesie, qui respire dans nos tragedies, qui donne la vie a nos statues, qui ennoblit la douleur corporelle dans Philoctete et Laocoon, la douleur mentale dans Ajax et Niobe, succeda une realite a la fois prosaique et affectee. Pour plaire a spectateurs romains, nos artiste eux-memes ont ete de forces de quitter la vraie route de la perfection, de detruire toute illusion theatrale, de meonnaetre les regles eternelles de la beaute. Que dirai-je de ce pantomine qui, voulant imiter Ajax furieux, parut etre lui-meme un veritable insense, dechira l'habit du joueur de flute, faillit assommer l'acteur qui jonait Ulysse, alla s'asseoir sur le bane des senateurs, et fit mille autres extravagances semblables? Le peuple battit des mains, mais les gens senses virent avec douleur la decadence de l'art, et l'acteur lui-meme, qui n'etait pas un homme mediocre, s'en repentit au point de ne plus vouloir reparaitre dans ce role. Etee Pilade, si vante! ne s'est-il pas oublie lancer des fleches sur les spectateurs eux-memes; encourage, au reste, par l'indigne stupidite des Romains et de Cesar lui-meme, dont l'approbation excitait ce mepris revoltant des convernances et de l'humanite? Telle est enfin votre ignorance et votre barbarie, que vous avez ensanglante votr scene par de veritables supplices. Ce n'est plus l'image de la mort de Dedale, de Laureolus ou d'Orphee que l'on voit sur vos theatres; ce sont reellement trois malheureux, l'un etouffe par un ours, l'autre devore par un vaoutour, le dernier dechire par des gla diateurs sous l'habit de bacchante, comme si l'on devait reconnaitre partout, meme dans vos jeux, que votre fondateur fut nourri par une louve! Si jamais la danse et la pantomime avaient produit parmi nous d'aussi atrores imaginations, je n'en parlerais que pour les maudire. Jeune homme, en disant librement ce que je pense, comme le doit un philosophe, j'ai voulu vous faire comprendre que notre respectable ami n'a rien exagere, lorsqu il a donne tant d'eloges a la danse. Son origine est an berceau de la religion, ses developpemens ont en toute la noblesse et la dignite qui, dans la Grece seule, s'accordent taujours avec la grace et le plaisir; elle honorait les dieux, embellissait les fetes publiques; representait les plaisirs de l'amour, suns en peindre les exces; fesait les charmes de la vie domestique; et si depuis elle a degenere de sa premiere gloire, si elle a perdu sa moralite, c'est vous seuls, Romains, qui y avez introduit, comme dans les autres arts, les vices qui ont enfin vaincu la ville victorieuse. Philosophe, dit Flavius, malgre votre haine et vos injustes prejuges contre ma patrie, je vous remercie de vos explications: ellesme me reconcilient avec la danse. J'accorde aux Grees d'y exceller, mais c'est une gloire que je ne leur envie pas. Virgile l'a dit: "Toi, Romain, souviens-toi de regir l'univers." C'est la toute notre science; j'admire cependant vos arts, et de telles instructions meritent, ce me semble, autant par l'agrement et les charmes qu'elles repandent sur la vie, que par la vertu et le patriotisme qu'elles inspirent, l'approbation des hommes senses de tous les pays. "Mon pere, dit Callinichus en se tournant vers Acestodore, je suis charred de voir mon ami faire plier un pen la fierte romaine en faveur de nos arts. J'admire Potamon, qui a pu operer un miracle si difficile; mais deja la nuit s'avance, la clarte de la lune est toute brillante encore, profitons de sa lumiere pour nous retirer. Si je ne craignais d'abuser de sa complaisance, je le prairais de nous expliquer demain quelles sont les qualites necessaires a un excellent danseur. "J'y consens volontiers, repondit Potamon; mais, avant ale nous separer, je voudrais que notre chef Acestodore nous recitat, en s'accompagnant de sa lyre, le choeur qu'il a compose en l'honneur de Terpsichore. Pretre des Muses, il leur a consacre ses chants, et ses chants ne sont pas indignes de celles qu'il honore. Ce serait, au milieu de ce vaste silence de la nature, la plus digne maniere de terminer un si beau jour! "Philosophe, repartit Acestodore, je n'ai rien a refuser a celui qui a si bien defendu les arts inventes par les Muses. Ma fille, ajouta-t-il, en s'adressant a Elpinice, qui, modeste et silencieuse, n'avait ose troubler d'un seul mot cette longue discussion; ma fille, prends ton luth; les ans m'ont ravi la voix. Jadis, elle etait la plus applaudie dans nos choeurs; aujourd'hui, il n'en reste plus qu'un souvenir; la tienne est encore jeune et fraiche comme toi-meme. "La lune, dans sa course, avait cesse d eclairer Delphes et ses montagnes; a droite, tout etait tenebres : mais on remarquait a gauche de longues lignes argentees, que l'astre projetait dans les flots du golfe d'Alcyon. La jeune pritresse des le revers du roc, et debout, rejetant derriere elle sa longue tunique blanche, apres avoir un moment prelude, elle chanta les vers suivans: C'est toi, divine Terpsichore, Qu'invoquent en ce jour nos lyres et nos voix: Entends les voeux d'un peuple qui t'adore, Muse, viens nous dieter tes lois! Pour le couteau sacre les victimes sont pretes; De fleurs on couronne leurs tetes: Un nuage embaurne porte au trone des dieux, Sur l'aile des Zehirs, notre encens et nos voeux. Fille de Jupiter, viens embellir nos fetes: Comme la jeune Iris souriant dans les cieux, Au milieu des noires tempetes Jette le triple eclat de son arc radieux! Telle tu sais, par ta grace supreme Du culte de nos dicux charmer l'austerite, Et souvent ton pere lui-meme A deride pour toi sa sombre majeste. Soit qu' au double sommet du Pinde, Phe'bus t'enchaene dans ses bras; Soit que du gai vainqueur de l'Inde, En dansant tu guides les pas; De la cour d'Apollon, des lieux ou nait l'Aurore, Viens au pontife qui t'adore, Muse, dicter tes saintes lois! C'est toi, divine Terpichore, Qu'invoquent en ce joar nos lyres et nos voix! Mais non, Pallas t'appelle, Je te vois aupres d'elle, D'une fierte nouvelle Enflammer nos soldats; Deja nait de ta lyre Ce belliqueux delire Qui conquit un empire Au fils d'Olympias. Soldat, le clairon sonne; Sous les traits de Bellone, Terpsichore te donne Le signal meurtrier; Soldat, ouvre la danse: Agitee en cadence, Que ta pesante lance Frappe ton bouclief! Sais-tu les chants sauvages Qui, dans les premiers ages. Ranimaient les courages De tes freres vaincus, Quand la danse excitee A la voix de Tyrtee, De Sparte epouvanyee, Reveillait les vertus? Si contre ta patrie, Du fond de l'Assyrie, Gronde la barbarie D'un despot orgueilleux; Les dieux seuls sont tes maitres, Joins, comme tes ancetres, Ta voix aux chants des pretres, Et redis avec eux: Amante du Dieu des alarmes, Donne la victoire nos armes, Viens dieter res sanglantes lois Au peuple guerrier qui t'adore. C'est toi, divine Terpsichore Qu'invoquent en ce jour nos lyres et nos voix! Nos voeux sont exauces. De leurs brillantes ailes La Victoire et la Paix, ces imortelles soeurs, ont ombrage nos defenseurs, Et la patrie aux fetes solennelles Appelle d'un regard ses enfans genereux. Je te retrouve encore en ces aimables lieux, Muse que mon coeur idolatre, Comme au camp des guerriers, comme au temple des dieux, Tu regnes sur notre theatre: Par les combinaisons d'un art ingenieux, Dans de mouvans tableaux, ta muette eoquence Donne une langue aux mains, une voix au silence, Et suit charmer les coeurs en ne parlant qu'aux yeux. Quelle affreuse image Me glace d'effroi! Le, sur ce rivage, Ou du fiot sauvage Se brise la rage, Alcide, est-ce toi? Oui, ta confiance Les a revetus, Ces fatals tissus Qu'au sang de Nessus Trempa la vengeance. Ton oeil furieux Menace les cieux: Tes levres ecument: D'invisibles feux Dans ton sein s'allument, Penetrent, consument, Calcinent tes os. Deja dans ses flots La mer turbulente Recoit en moreaux Ta robe brulante, Que ta main tremblante Lance dans les eaux Avec les lambeaux De ta chair sanglante. Terpsichore epargne a nos yeux Des tourmens d'un heros cette horrible peinture! Ah! que mon coeur t'aime bien mieux, Ah! que mon cur taime bien mieux, Lorsqu' aux rives d'une onde pure, Et parmi ces vastes forets Qui couronnent Ida de leurs ombrages frais; Je vois Paris, au sein des fetes pastorales, Juge mortel d'immortelles rivales; Quand la reine des voluptes, Pour lui denouant sa ceinture, Devoile en rougissant a ses yeux enchantes Des charmes inconnus a l'humaine nature, Et les tresors des celestes beautes! Un dieu seul eut juge: Paris n'etait qu'un homme; Un nudge s'etend sur ses regards confus, Il soupire, il palpit, il s'eegare, et la pomme Tombe aux pieds de Venus. Aimable soeur de Venus et des Graces, Toi qui fais voler sur tes traces Les Bis, les Jeux, l'Amour et les nymphes des bois, Reconnais les accens du vieil Acestodore, Muse, a ce peuple qui t'adore Viens dicter tes savantes lois; C'est toi, divine Terpsichore, Qu'invoquent en ce jour nos lyres et nos voix!" LETTR E V. Londres, septembre 1822. Vous devez, ma belle amie, maudire la paresse qui m'a determine dans mes deux dernieres lettres a a emprunter la plume d'un vieil auteur grec, plutot que de laisser couler la mienne; car enfin, quoique je sols beaucoup moins sense et moins savant que lui, je songe quelquefois que j'eecris a une jeune et aimable danseuse; je me crois oblige en conscience a trois ou quatre plaisanteries par lettre, et a une galanterie au moins de cinq en cinq pages; je connais trop bien les convenances pour y jamais manquer; mais mon auteur est d'un imperturbable serieux, et quand vous avez entendu le philosophe Potamon vous promettre une dissertation pour le lendemain, je suis sur que vous en avez fremi. Mais ne craignez rien; la seconde partie du manuscrit est trop pen lisible pour que je me hasarde a la dechiffrer: je vous apprendrai seul ce qui vous reste a connaitre des danses grecques et romaines; vous ne gagnerez peut-etre guere au change, mais au moins ne serai-je responsable que de roes propres fautes. Si l'on voulait donner seulement une idee de toutes les danses grecques dont les noms nous sont parvenus, on ferait un assez bon volume. Un nomme Meurius , qui s'est donne cette satisfaction, a compte pres de deux cents noms diferens; on les divise generalement en danses privees et danses publiques. Dans les familles grecques, chaque evenement remarquable etait celebre par une danse particliere. On dansait a la naissance d'un citoyen, a son mariage, a sa mort. La danse des funerailles etait la plus brillante, surtout lorsqu'il s'agissait d'un homme fameux par sa naissance, ses dignites ou sa fortune. Tous ceux qui fesaient partie du convoi etaient vetus de blanc et couronnes de cypres; quinze jeunes filles precedaient en dansant le char funebre, une troupe de jeunes garcons l'entouraient; le chant des pretres accompagnait les danses; le convoi etait ferme par des pleureuses couvertes de longs manteaux noirs. Les Romains ajouterent a cette ceremonie un singulier personnage, c'etait l' archimme . On appelait ainsi une espece d'histrion, dont l'emploi etait d'imiter lair, la demarche et les actions des hommes; revetu des habits du defunt, convert d'un masque qui retracait ses traits, il representait, dans une sorte de pantomime animee, ses faits et ses habitudes, le bien comme le mal, sans deguiser rien; curieuse et vivante oraison funebre, qui forcait le vice, long-tems cache sous le manteau de la puissance ou le masque de l'hypocrisie, a paraitre enfin dans sa nudite d'autant mieux que l'archimime, etant bouffon par etat, choisissait de preference dans la vie des hommes le cote blamable et ridicule. A propos d'archimime, il faut que je vous fasse part d'un reve assez singulier que j'ai fait cette nuit. J'avais passe presque toute la journee a lire l'histoire d'Angleterre de Hume: sur le soir, je me mis a vous ecrire, mais a peine avais-je fini ce qui regarde les funerallies, que je sentis mes yeux s'appesantir; je m'endormis et j'eus un songe. Il me sembla que j'etais transporte au tems des Stuarts; Jacques II venait de quitter Londres, et Guillaume allait y faire son entree; les rues etaient pleines de peuple; je suivais la foule, lorsqu'en passant pres de Saint-Paul, je vis sortir de l'eglise un convoi; la quantite de domestiques avec des flambeaux, les voitures decorees d'armoiries me firent juger que c'etait quelque grand personnage; j'interrogeai un de mes voisins: "J'ignore moi-meme, repondit-il, qui ce peut etre; mais examinez l'archimime, vous pourrez deviner le nom du defunt. En effet, je vis a la tete du convoi un homme revetu d'un costume d'eveque du tems de Charles I er ; il paraissait precher au peuple; mais, tout en prechant, il dechirait peu a peu son surplis, ce qui me sembla assez singulier: a la fin il plia proprement une metre de papier qu'il portait, et la mit dans sa poche, comme pour s'en servir dans une autre occasion. Cependant le surplis avait disparu, et avait fait place au vetement d'un homme du peuple. Notre histrion s'avancait d'un air farouche, un bonnet sur la tete; et un grand couteau de chasse a la main: on lui annonca que Cromwel avait chasse le parlement. Tout a coup son regard s'adoucit, je le vis flechir profondement la tete; il lisait la vie de Cesar, et applaudissait a chaque ligne. Il avait mis par-de sus son habit populaire, le costume'd'un secretaire d'etat. Bientot il commenca a ecrire plusieurs lettres; elles s'adressaient au Protecteur, au general Fairfax, au general Monk; ce qui m'etonna beaucoup, fut de lire sur l'adresse de l'une d'elles: "A sa Majeste Charles II, roi legitime de la "Grande-Bretagne et d'Irlande." Aussi ne fus-je pas surpris de voir l'archimime garder l'habit de secretaire d'etat jusqu'au dernier moment, quoique nous fussions sous Jacques II; il avait soin seulement de Changer de terns en tems les boutons et les couleurs. Enfin il parut mourir, et, pour completer la comedie, un de ceux qui l'accompagnaient, tira de la poche du mort un ecrit intitule: "Quelques mots sur Guillaume III, ou" l'on prouve ses droits incontestables a la cou" ronne d'Angleterre; par un ami de la liberte "sous 'tous les gouvernemens." Cependant, je ne voyais dans les rues que de pareils convois precedes chacun de leur archimime. lci c' etait un gros homme qui cherchait dans ses poches des lambeaux de linge, pour attacher a une pique qu'il portait a la main; mais la couleur des divers lambeaux ne paraissait pas lui convenir; enfin, n'en trouvant. pas-d'autre, il en prit un bariole de rouge, de bleu et de blanc. Il entra dans une taverne, d'emanda un de cesmorceux de craie dont on marque les tonneaux, et se mit a blanchir ce linge; il parvint en effet a couvrir parfaitement le bleu; mais pour le rouge, il n'en put venir a bout; la couleur tranchante pertcait toujours sous des couches de blanc. Plus loin etait un Anglais que je rencontre souvent a la taverne des etrangers: sa tete etait blanche et chauve ; il avait a la main un' petit baton, devant lui un cahier de musique, et paraissait diriger un orchestre; je m'approchai, et vis avec surprise la partition des Danaides et celle d'Alceste, Une jeune archimime suivait ce convoi; elle etait brillante de fraicheur et de beaute sa danse etait d'une grace et d'une perfection inimitables; la foule applaudissait a la legerete de ses pas; elle peceait le 'char funebre de l'aimable Chevigny, et on devinait qu'elle la surpasserait un jour. Enfin, ce qui m'etonna le plus, fut de voir au coin d'une rue un archimime en lunettes, un gros livre sous le, bras, un ecritoire pendu a la boutonniare, d'une main se grattant le front, et de l'autre, feuilletant avec ardeur. Je cats reconnaatre ma figure, je m'approchai, et pour m'en assurer, je me frottai les yeux comme un homme qui vent y voir plus clair, mais je les frottai si bien que reellement je m'eveillai. Autrefois, comme aujourd'hui, les repas de famille et de ceremonies etaient termines par des fetes: on fesait venir des musiciens et des danseurs, et souvent les convives se confondaient avec eux, quand les vapeurs du via commencaient a echauffer les imaginations. Xenophon nous a conserve la description d'une de ces apras-dinees: la troupe appelee pour egayer le repas, se composait de quatre personnes: un Syracusain qui dirigeait les autres, une joueuse de flute, une danseuse exercee aux sauts perilleux, et un jeune homme qui dansait et jouait de la lyre. La danse use commenca par executer quelques tours extraordinaires avec des cerceaux et des epees, tels qu'on en voit dans les places publiques et sur les boulevards de Paris; le jeume homme dansa ensuite avec une noble aisance et toutes les graces de la saltation theatrale; ses mouvemens et ceux de la danseuse furent imites ou plutit charges d'une maniere grotesque par un parasite qui etait au nombre des convives, espece de bouffon qui, chez les anciens, servait de jouet a l'assemblee, et payait son ecot en grimaces et en quolibets; il tient ici la place du Clown sur les theatres d'Angleterre. La soiree se termina par une sorte de ballet-pantomime qu'executerent le Syracusain. et la danseuse; le sujet etait les amours de Bacchus. et d'Ariane . Savary, clans ses Lettres sur la Grece , rapporte qu'il fut temoin d'une danse toute semblable; et qu' a la cloture des vendanges, les paysans d'Athenes, precedes de leurs mulets et de leurs anes, charges de paniers de raisins, representent encore la fable d'Ariane. L' Ascoliasme consistait a sauter avec un seul pied sur des outres pleines d'air, et frottees d'huile et de vin: dans la Dipode , on employait les deux pieds. D'autres danses imitaient les animaux et les objets naturels c'est de la pent-etre que vient la mythologique reputation de Protee. Quelquesunes etaient nees sur un sol etranger; et comme la France a naturalise l'anglaise, l'allemande, la russe, et tant d'autres danses, ainsi la Grece s'etait enrichie de plusieurs danses barbares. Celles des Perses, des Thraces, des Libyens, des Scythes, des Italiens etaient connues. La phrygienne ressemblait a nos anciennes entrees de paysans ivres, de matassins, de bouffons, etc. Dans l'ile de Delos, les nautonnier, apres avoir mordu l'ecorce d'un olivier, dansaient autour d'un autel en se frappant a grands coups de fouet. Mais en general la plupart des danses que nous decrivent les romans grecs, et qu'on retrouve encore aujourd'hui dans les iles de l'Archipel, etaient l'image de quelqu'action ou de quelque fable celebree par les poetes, comme celle d'Ariane dont je viens de vous parler, celle des malheurs de Latone, executee par Ismene, dans les voyages d'Anacharsis, celle de Pan et Syrinx dansle roman de Daphnis et Chloe , traduit par Amyot, et qui, "Dans son vieux style encore a des graces nouvelles." Combien de fois, en parcourant ce charmant ouvrage, je remarquai les idees qu'il pouvait inspirer a un maitre de ballets! combien de fois je me representai ma gracieuse Sophie, fraiche, naive et bondissante comme Chloe, peignant a nos yeux tous les rians details des amours pastorales. Voyez le ballet de Syrinx. "Ce vieillard, ayant si bien et si gentiment fait "son devoir de dancer, a la fin, alia baiser Daphnis "et Chloe; lesquels incontinent se releverent "et dancerent le conte de Lamon; Daphnis " contrefaisant le dieu Pan, et Chloe la belle Syringe. "Il lui faisait sa requeste; et elle fen rioit; "elle s'en fouyoit, et il la poursuivoit, courant " sur le bout des arteuils pour mieux contrefaire " les pieds de chevre de Pan: elle faisoit semblant " d'estre lasse de courir; et, au lieu de se jetter " entre des rouseaux, elle s'alloit cacher dans les " bois; et Daphnis prenant la grande fluste de " Philetas, en tira un son languissant comme " celui d'un amoureux, un son passionne comme " d'un qui veult toucher, un son de rappel comme " d'un qui va chechant." Le renouvellement des saisons, les moissons, les vendanges, tous les evenemens de la vie rustique, servaient aussi de theme aux danses pastorales. "Cependant Dryas, dit encore Amyot, " dancea une dance de vendanges, faisant des " mines, comme s'il vendengeast le raisin, le " portast dans des paniers, le foulast dedans la " cuve, entonnast le Bin dedans les vaisseaux, et " comme s'il eust beu du vin nouveau : tout ce " qu'il fait si proprement et de si bonne grace, " approchant du naturel qu'ils cuidaient voir devant "leurs yeux les vignes, les cuves, les tonneaux, "et Druyas beuvant a bon escient." Tacite a eternise de sa plume severe la honteuse parodie de cette danse. Ce fut dans des jardins magnifiques, aux portes de Rome, que Messaline et sa cour imiterent, a la lueur des torches, les fates des vendanges. On croyait voir les pressoirs remplis, et les raisins foules sous les pieds des dames romaines, qui couvertes de peaux de betes, appelant Bacchus a grands cris, semblaient faire couler des flots de vin. Au milieu d'elles paraissait Messaline et Silius son amant; l'une echevelee, agitant le thyrse sacre; l'autre ronne de lierre, et s'abandonnant a tous les mouvemens licencieux d'une ivresse simulee. Au reste, comme si le meme lieu eut ete destine a toujours etre temoins de ces saturnales du pouvoir; ce fut la que quatorze siecles apras le pape Alexandre VI et les Borgia repaissaient leurs yeux de spectacles et de danses, qui, en depravation et en crimes d'amour, surpassaient tous les exces de la Grece et de Rome, quoiqu'a en juger par la nomenclature nombreuse et variee des danses lascives, qui nous est parvenue, on puisse croire que les anciens avaient aussi multiplie et perfectionne a l'infini ces egaremens d'imagination. Quelques pages d'Athenee, d'Aristenete et d'Alciphron nous le prouvent assez; et la danse executee encore aujourd'hui dans les iles de l'Archipel, et sur les cotes de l'Asie mineure sous le nom de Balarita , rappelle les mouvemens ioniens qu'Horace reprochait aux vierges de son tems. Vous vous rappelez ce que je vous racontais des Bayaderes dans roes lettres precedentes; les danses dont je parle commencent ou finissaient celles des Indiennes. Je jette un voile sur des tableaux que l'antiquite ne craignait pas d'exposer a tous les regards, et je me hate d'arriver aux danses publiques. Elles etaient ou religieuses, ou lyriques, ou sedniques. Notre manuscrit grec vous en a montre le cote il moral; il me reste a entrer dans quelques details de fait qui suffiront pour vous faire connaitre cette partie des arts d'imitation chez les anciens. Je ne vous parlerai aujourd'hui que des' deux premiers genres. Le dernier est d'une assez grande importance pour meriter une lettre a part. La danse religieuse et la danse lyrique avaient chacune deux grandes subdivisions. La premiere eait consacede a Bacchus; toutes les fois que les idees religieuses se malaient avec la peulante et grossiere expression d'une joie populaire, on la nommait alors Dyonisiaque . Etait-elle plus grave, qnoique souvent aussi bruyante, elle se celebrait alors en l'honneur de Jupiter, et s'appelait, du nom de ses ptetres, Corybanthiaque . Pardon, chere amie, si j'offense vos oreilles delicates par des mots aussi barbares. La faute en est a nos Welches, comme les appelait Voltaire, qui, peu contens d'avoir souvent gate, par une fausse imitation, les choses memes que nous a transmises la Grece, ont encore denature les noms de la plus harmonieuse des langues, en les habillant de leur orthographe bizarre et de leur baroque prononciation. Outre ces deux danses generiques, on en celebrait, en l'honneur des Dieux, et surtout de Minerve et d'Apollon, une foule d'autres qui recevaient leurs noms, soit des divinites memes auxquelles elles etaient consacrees, soit des lieux ou elles florissaient, soit des danseurs qui les executaient. Les deux subdivisions de la danse lyrique sont la gymnopedie et la pyrrhique . Toutes deux etaient principalement destinees a developper la force et l'adresse. La premiere etait comme le prelude de l'autre, et s'executait, surtout a Lacedemone, en l'honneur d'Apollon et de Bacchus. Les jeunes gens y dansaient nus, et par leur marche figuree et les mouvemens cadences de leurs pieds, offraient l'image de la lutte et du pugilat. Sous le nom de pyrrhique , je comprends les danses militaires; elle etaient nombreuses chez un peuple tout guerrier. En voici une que je trouve dans un auteur egalement fameux comme general et comme historien: "Ensuite les OEeniens et les Magnetes parurent, "et danserent la carpoea sous les armes. " Voici le theme ordinaire de cette danse: un " homme s'avance, quitte la cuirasse et le bouclier, "et se met a semer et a labourer; mais, au " milieu de ce travail, il se retourne a chaque " moment, comme s'il craignait quelqu'ennemi; " tout a coup un voleur se presente; a peine le " laboureur l'apercoit, qu'il court a ses armes, et " combat devant ses boeufs, le tout au son des " instrumens. Le voleur finit par lier l'homme et " enlever les boeufs. D'autres fois le laboureur a " la victoire, il se saisit du voleur, l'attache avec " ses booefs, et le conduit ainsi, les mains liees " derriere le dos." Dans les Panathenees, des danseuses armees de toutes pieces representaient en procession et au son de la flute le combat de Minerve contre les Titans. Il y avait une foule de danses du meme genre; les Romains les avaient imitees dans celle qu'ils appelaient Bellicrepa , et encore aujourd'hui au rapport de Savary, de Belon et d'autres voyageurs, les Spachiotes et les Grecs des montagnes ont conserve les belliqueux plaisirs 'de leurs ancetres; ils executent les danses martiales, revetus du costume des vieux Cretois, le carquois sur l'epaule et l'arc tendu a la main. C'est ainsi que les anciens Gaulois, nos ancetres, dansaient, pour ainsi dire, leurs revues militaires, au son des harpes et des trompes d'airain. Les gouvernemens republicains qui succederent a Louis XVI ont voulu nous presenter quelques images de ces jeux guerriers; mais, il faut l'avouer, si nos phalanges ont su faire revivre alors tous les prodiges de la valeur grecque et romaine, nos danseurs et nos ordonnateurs de fete n'ont pas ete aussi heureux, et il ne reste, de toutes les pompes assez mesquines de la republique et du directoire, que les beaux airs de Mehul et de Gossec, et les vers immortels de Chenier. J'excepte, bien entendu, la genereuse fete de la federation; une heureuse idee de danse y fut concue: on avait construit a la place de la Bastille, diverses lignes d'arbres qui la representaient, et au milieu une obelisque a l'ancienne hauteur des tours; a chaque entree de ce lieu metamorphose, on lisait une inscription qui; par sa simplicite contractait avec l'ancienne destination de la Bastille : " Ici L'on Danse ." L'origine de la Pyrrhique est fort incertaine. Presque tous les dieax et les heros du siege de Troie peuvent reclamerl'honneur de l'invention; cependant les droits de Pyrrhus, dont elle porte le nom, semblent mieux etablis que ceux de tout autre. Elle est representee sur un bas-relief du Musee Pie-Clementin et sur plusieurs medaillons M lle Clotilde executait d'une maniee aussi brillante que gracieuse une Pyrrhique composee par M. Milon, dans, un style tout-a-fait grec, et qui ornait le ballet d' Hero Leandre de cet habile choregraphe. J'avoue pourtant qu'en veritable amateur, et pour etre sur de l'exactitude du costume, j'aurais prefere la voir executer par le savant Scaliger. Oui, Mademoiselle, Scaliger la dansa. J'ai enrole parmi les danseurs, des preres, des rois, des empereurs, des saints; j'y enrole maintenant un vieux et venerable professeur, et ce ne sera pas ma plus mauvaise recrue. Son aventure m'a fourni un episode pour un petit poeme sur les beaux-arts, que' je me propose de livrer a l'imprimeur, quand les auteurs et les acteurs renonceront aux applaudissemens payes, et les danseuses aux pirouettes. Si je me suis permis d'alterer un peu la veentee historique au denouement, c'est que, comme disait cet Anglais a Charles II, nous autres poetes, nous reussissons toujours mieux dans le mensonge que clans la verite. Quoi qu'il en soit, voici mon fragment. Muse! ( non pas celle qui des heros Chante les faits ou le fatal repos; Ni celle-la qui du galant Horace Guidait les pas aux sommets du Parnasse; ) Muse des banes et des bonnets carres, Dont les jupons sont d'hermine fourres, Qui portes barbe, et d'une main d'Hercule Brandis en l'air le fouet ou la ferule; Toi qu'adoraient Trissotin, Vadius, Et le troupeau de nos sarans en us , Viens m'inspirer; je chante la vengeance ! Rouile mon vers, vieillis mon eloquence. Je sais qu' a Leyde, a Gottingue, a Louvain Tu dois toujours parler grec on latin; Mais, cette fois, sans blesser le costume, Parle francais; une fois n'est coutume; J'ai quelque droit d'ailleurs a ta bonte; Je suis docteur en l'Universite Trransportez-vous a Leyde la Savante, Ami lecteur, Pan quinze cent nonante Ou peu s'en faut; trente ans en moins, en sus, Eh! qu'est cela, quand nons n'y sommes plus? A Leyde done se passe I'aventure. Ce cabinet de gothique structure, Ou vous voyez debout sur leurs rayons Se deployer en poudreux batallions, Du sol au toit, d'innombrables volumes D'aage divers et de diverses plumes, Reunissant en leur obscur fatras Tout ce qu'on salt et ce qu'on ne salt pas; Ce cabinet est le lieu de la scene. Voyez au fond ce vaste lit de chene: Samsons du siecle, honneur ties Porcherons, Vous ne pourriez, tant nous degenerons, Mouvoir d'um pas cette masse pesante ! En ces vieux tems une simple servante, D'un tour de main, forte de ses vingt ans, Vous secouait pareil meuble en tous sens. Mais taisons-nous: quelie est la voix severe Qui, dans le fond de ce noir sanctuaire, Fait retentir de si rauques accens? "Brigitte, euge !" c'est donc toi que j'entends, Vieux Scaliger! quel demon sur ta couche De si bonne heure ouvre ta docte bouche? "Euge, Brigitte, euge! Le coq deux fois " A salue l'aurore sur nos toits: "Allons, ma fille!" Il dit: la chambriere, De ses dix doigts se frottant la paupiere, Saute du lit, et, sons un court fichu, Ramasse en hate un sein frais, demi-nu, Sein de pucelle, a l'epingle indocile, Qui va brisant un lien trop fragile. Elle accourait, apportant dans ses bras Tout l'appareil doctoral; deux rabats Qui furent blancs: le bonnet tetragone, La robe noire et la simarre jaune, Souliers et bas, le tout a l'avenant. " Non, s'ecria son maitre en la voyant, " Foris canes! ce lugubre equipage " Ne convient plus a mon bouillant courage, " Ce qu'il me faut, c'est un casque d'airain, " Cuirasse au dos, cuissars, et, dans ma main, " La longue lance ou quelque large epee, " Par mes aieux de Verone, trempee " Au sang des Tares Ah! je la'danserai " Gette pyrrhique, ou bien je ne pourrai!" " - Eh! doux Jesus, bonne sainte Gudule! Il perd l'esprit: ou quelque tarentule " L'aura pique; ce que c'est que de nous! " Mon pauvre maitre est plus fou que les fous, " Pensait Brigitte.- Et pourtant, quand j'y songe, " Se dit son maitre; au fait, ce n'est qu'un songe; " Mais fort souvent songes viennent des dieux, " Nestor l'a dit, et le mien, de chez eux " En ligne droite aurait bien pu descendre! "-Honore maitre, eh! faites-vous comprendre " Lui crie enfin Brigitte, revez-vous? " Ou le lutin, avec ses loups-garous, "A-t-il ose vous rendre sa visite? "-Pis que cela; cette nuit en mon gete " Je vis entrer, par ou, je n'en sais rien, " Deux deites de different maintien. " L'une avait bien six pieds, sans hyperbole; " Je reconnus la muse de l'Ecole, " Bleme, long nez, robe de parchemin " En vingt endroits bigarre de latin; " Sous chaque bras dix ou douxe volumes; " A la ceinture, un encrier, deux plumes; " C'est elle-meme. Air tendre et gracieux, " Taille ala main , jeune, fraiche, beaux yeux, " Le plea mignon, le front pare de roses, " Rire enchanteur sur des levres mi-closes; " De l'autre en bref tel etait portrait. "-Je crois les voir devant moi trait pour trait. "-Lors vers mon lit toutes deux se penherent "Malgre mes cris bientot m'en arracherent, "Et, disputant a qui me retiendrait, "L'une de c, l'autre de la tirait. " Quand on est bien Quoi, vous riez, friponne! " Un descendant des princes de Verone * , " Un homme docte, habile en prose, en vers, " Ne vaut-il pas vos freluquets d'Anvers " Ou de Louvain: repondez-moi donc, gaupe! "Tout homme est hmme, et je ne suis pas taupe, "Quoique portant lunelles sur le nez. "Consequemment les appas surannes, "Le teint fletri, la mine saugrenue "De la premiere avaient choque ma vue; "Mais sa rivale etalait a roes yeux "Cette beaute que Veenus montre aux dienx. "En sa faveur, vers elle je m'ilance. "Par la fenetre aussitot l'autre fuit "Des ce moment Paimable Terpsichore, "Car c'etait elle, au savant qui l'honore "En souriant, devoile ses secrets, "Tourne roes pieds, assouptit roes jarrets, "Donne a ma cuisse une vigueur Soudaine. "Oni, je le sens, malgre ma soixantaine, "A quatre, a six, je battrais l'entrechat. "Danseurs fameux, Scaliger au combat, "Novice encore, aujourd'hui vous appelle! "Dieux! pour mon nom quelle gloire nouvelle! "Je fais revivre, au spin de nos cites, "Tous ces plaisirs par les Grecs si vautes. "Apres mille ans et pins la danse antique "Sort du lombeau: je montre la Pyrrhique "Aux bons Germains, de roes sauts ebahis. "Par Cesar meme its seront applaudis, "Oui, par Cesar; il est a Ratisbonne; "Fais nos paquets, invoque ta patronne "Mets en un sac nos derniers ducatons, "Selle un cheval, monte en croupe, et partons." Profond docteur en l'art du badinage, Qui chatiant les travers de ton age, Sus reunir a ton grave heros Du bon Pansa les burlesques propos, Toi seul pourrais, ingenieux Cervante, Deerire ici cet autre Rossinante Dont le corps sec et les fiancs decharnes Furent du sort en co jour condamnes A transporter tie Leyde a Ratisbonne De Scaliger la gothique personne: Toi seul pourrais, de ton heureux pinceau, Nous dessiner ce grotesque tableau. Peins mon heros, juche sur sa monture, De deux metiers double caricature, Moitie docteur et moitie chevalier Portant armet, robe, cuissart, soulier, La lance au poing, reals la plume a l'oreille Peins pres de lui, vive, alerte, vermeille, En bonnet plat, court jupon, corset haut, La chambriere a chaque soubresaut Se rattrapant au ventre du bonhomme, Prompte surtout a renvoiyer la pomme A tout plaisant, a tout donnent d'avis Qui du baudet, du meunier et son fils Eut volontiers renouvele le conte. Ce fut ainsi que sans heurt ni mecompte, Par un beau soir Scaliger se trouva Dans Ratisbonne. A peine il arriva, Que de Cesar la majeste sacree 1 Sut du trio la pittoresque entree Par sa police, et daigna consentir A se laisser d'un pas grec divertir. Le lendemain la f'euille officielle Aux abonnes apprenait la nouvelle. "De par Cesar, et les et oecatera , "A tout oisif qui la feuille lira, "Savoir on fait que demain au soir, trente "De Fevrier an quinze cent nonante, "Sera donne devant sa majeste, "La cour, l'eveque et l'universite, "En premier lieu, la noble tragedie "Du docteur Faust, puis une comedie. "Enfin un pas des Grecs renouvele "Qui, dans son terns, s'est pyrrhique appele, "Danse par haute et savante personne, "Jules Cesar Scaliger de Verone, "Le seul mortel qui dans notre age ait su "Comment en Grece entrechat fut concu, "Et qui, voulant nous le prouver, se pique "De rendre au jour la defunte pyrrhique, "Qu'on se le dise." Et l'on n'y manqua pas: Des le matin cent cinquante goujats Couraient patout, criant a pleine tete, L'ordre et la marche, et l'heure de la fete, En quel quartier l'empercur passerait, Qui devant lui, qui derriere serait. Avant midi, d'une queue ondoyante Les longs anneaux et la chaine pliante S'organisaient sur les paves glissans; On les voyait et pousses et poussans; Tel, tour-a-tour, le flot sur nos rivages Couvre, abandonne et recouvre ces plages. De deux pouvoirs confins illimites, Et par Neptune a Ceres disputes. Enfin Vesper amend la soiree Par mon heros si long-tems desiree. Sur un theatre en public eleve ll a paru, noble et le front leve. Le fer le couvre et devant et derriere; Sa main brandit la lance meurtriere, Et de son casque un panache flottant Rehausse encor le cimier eclatant. L'archet resonne: au timide podisme 1 A succede l'impetueux xiphisme. Le spectateur suit avec interet Tous les plies d'un flexible jarret. Le danseur fait pour dessiner le come, Mais il revole avec le tetracome. Le voyez-vous parer, porter des coups? Nul n'est blesse, car il est seul: mais tous, Loges, balcon, paradis, avant-scene, Pales, tremblans, retiennent leur haleine: Et Cesar meme en sa barbe a fremi. De ses vieux doigts, qu'il alonge a demi, Il applaudit au savant; quand le maitre Est satisfait, les suijets doivent l'etre. De mille mains les flatteurs mouvemens Ont repete ces applaudissemens: De mille voix le concert unanime A salue roi de la pantomime Celui dont l'art cut le rare bonheur De divertir vieill'essc d'empereur. Toi, cependant, fier, et l'ame charmee, Tu t'enivrais d'une douce fumee, Vieux Scaliger, et tu ne voyais pas L'abime affreux entr'ouvert sous tes pas. Elle avait fui, la Muse de Pecole; Vers Ratisbonne, indignee, elle vole: De ses gros yeux jaillissent les eclairs Dont sur sa route elle embrase les airs. Elle cherchait, pour punir le parjure, Quelque supplice egal a son injure: Toujours, helas! elle cherchait en vain; La pauvre dame y perdait son latin. De ton cote, bavarde Renommee, Sur la fureur en son ame allumee Tu jetais l'huile, en vantant les transports Qui du danseur aceueiltaient les efforts; Un soir, sans plus, restait pour la vengeance; Puis a jamais la honte et l'impuissance. Lasse, a la fin, de nourrir vainement De son depit le penible tourment, Elle s'assied pres d'un college antique, Et, regardant sous le vaste portique, Elle apercoit en un coin ecarte Un afficheur de l'Universite. Son pot de colle en main, le pauvre here Allait remplir son glissant ministere. On aurait lu qu'un ordre souverain, Aux professeurs T , P , C 1 , Fermait la bouche, et que, la politique Fesant la guerre a la metaphysique, Tous ces messieurs, desormais suspendus, Parlaient fort bien, mais ne parleraient plus. On aurait lu que de la medecine On ne lut rien. A la Muse latine, Heurenx projet tout a couP vint s' offrir: "C'est bien cela; grands dieux! qu'il va sonffrir! "D'une vengeance extreme, sure, aisee, "Commea propos j'ai concu la pensee! "J'entends deja les cris retentissans, "Les ris moqueurs et les sifflets percans." Disant ces mots, la deesse invisible Se leve, approche, et d'une main terrible Prend colle et pot. L'afficheur ebaubi De ses deux yeux cherche son ennemi, Veut resister: une triple nasarde Fond tout a coup sur sa face camarde, Et deux soufflets appliques par un bras Qu'il sent fort bien, mais qu'il n'apercoit pas, Le font tomber tout a plat dans la boue: Il cede alors, et, se frottant la joue, D'un long regard vainement il poursuit Son pot qui vole et par les airs s'enfuit. En deux instans la Muse est au theatre: Environne d'une foule idolatre Notre heros s'appretait de son mieux A couronner ses travaux glorieux Par un dernier entrechat. La deesse Tire du pot une brosse traitresse, Et, derobant aux regards ties humains Le jeu cruel de ses coupables mains, D'un double enduit de la colle tenace, Elle a frotte l'elastique surface Ou s'ebattait Scaliger. Lui, comptant Que ses mollets par les airs se heurtant, Apres six coups, vont, sans mesaventure, Sur le plancher retomber en mesure, Executait son dernier battement D'un jour si gai tragique denoument! Il glisse, il tombe, et ce dieu de l'ecole De tout son corps va mesurer la colle. Oh! qui pourrait de ce coup imprevu Peindre l'effet, meme apres l'avoir vu! Qui redirait les bons mots du parterre, Du Paradis la gaite plus grossiere, Et des acteurs les propos meprisans; Et les eclats des jeunes courtisans! Car les pins vieux, maitres en l'art de feindre, Et des long-tems instruits a se contraindre, Pour insulter on plaindre le malhcur, Interrogeaient les yeux de l'empereur. L'histoire dit que Cesar impassible, Sans dissiper un doute si penible, En son manteau toujours enveloppe, D'un seul penser semblait preoccupe. Or ce penser, de crainte de scandale, A mon recit servira de morale; Car vous savez qu'en ce siecle d'ennui Tout conte veut sa morale apres lui; Voici la mienne: en co moment peut-etre Cesar se dit: Tu donnes a ton maitre, Vieux Scaliger, une utile lecon. Tu poursuivais d'un chetif rigaudon Le vain honneur; courte fut ta victoire, Un jour vit naitre et s'eclipser ta gloire. A Leyde, ami, tu devais bien rester, Argumenter, professer, discuter; C'etait ton fait; ton renom sans nuage A nos neveux eut passe d'age en age: Tu te perdis, youlant trop essayer. Chacun doit faire ici has son metier. LETTRE VI. Loudres, novembre 1822. Quoique vous ayez deja, ma bien aimee, quelques notions sur la pantomime et le systeme theatral des anciens, il me serait difficile de vous en donner une idde assez precise et assez positive pour que vous puissiez les juger en pleine connaissance de cause. Traiter la matiere a fond me menerait trop loin; elle exigerait d'ailleurs un ton si serieux, qu'autant vaudrait laisser perorer le philosophe Potamon. Je ne fetal donc que vous communiquer quelques observations qui vous aideront a distinguer le vrai du faux dans les ecrits publies a ce sujet. Aussi bien, roes reflexions s'adressent moins a vous, qui etes si modeste, qui vous contentez d'avoir du talent, et ne discutez guere celui des autres, qu'aux danseurs qui se melent d'ecrire, et meme aux critiques d'un ordre plus eleve. Pour parler des anciens, il ne surfit pas d'avoir de l'esprit, de l'imagination et du gout; il faut avant tout de grandes connaissances et de la largent dans la maniere de voir. I1 faut encore savoir quitter son siecle, et se transporter dans le passe. Cette regle-la est generale. La premiere, la plus indispensable qualite pour bien juger un homme ou un peuple, c'est de se faire son contemporain, son compatriote: c'est surtout de se bien garder de la manie des comparaisons, Les anciens dansaient mieux que les modernes, ou Pilade n'eut ete qu' un garde-cote aupres de Vestris: ce n'est pas la la question. Je veux bien que ton compare entr'eux les hommes et les peuples, mais pour s'instruire, pour former sa raison, pour exercer sa memoire, et non pore, les juger. Si l'etude de l'histoire generale, si utile d' allieurs, a un defaut, c'est celui preparer ainsi a confondre les ages et les pays, a prononcer sur le quatrieme ou le quinzieme siecle en homme du dix-neuvieme, sur Athenes et sur Rome en bourgeois de Londres et de Paris. Francais, voulez-vous juger le theatre anglais ou espagnol, passez le detroit ou les Pyrenees; etudiez l'espagnol et l'anglais; etudiez les moeurs du pays et du siecle depuis la cour jusqu'aux tavernes et aux cafes. Entendez l'Angleterre et l'Espagne, comme aurait dit celui dont M. de Pradt fut ambassadeur, Vous, Lady Morgan, devenez Francaise, tout-a-fait Francaise pour juger Racine, ou n'en parlez pas. Soyez Grees pour juger les arts d'Athenes; depouillez d'abord toutes les habitudes de siecle ou de nation; jetez la de droite et de gauche tous vos prejuges, toutes les opinions de vos nourrices et de vos precepteurs; et puis, quand vous serez bien depouilles, etudiez les sources elles-[???], les artistes et les ecriles vains du pays; penetrez-vous bien de leurs idees; que votre esprit s'en imbibe tout entier; faitesvous ancien, pour ainsi dire, de la tete aux pieds Les defauts comme M. Purgon etait medici d'un critique en France sont, en general, la vanite nationale et l'ignorance. Ce qui la distingue, c'est, comme dit Moliere, "La constante hauteur de sa presomption; Cette intrepidite de bonne opinion; Cet indolent etat de confiance extreme, Qui le rend en tout terns si content de soi-meme." C'est-la le caractere de Perrault et de Lamotte quand ils parlent d'Homere; de La Harpe, quand il critique Aristophane et presque tous les anciens; faut-il le dire, de Voltaire lui-meme, quand il veut juger Sophocle, Shakespeare et tant d'autres. Sous ce rapport, et ce n'est pas le seul, nous valons mieux que nos peres. Les Allemands nous ont formes. Quand on a lu Schlegel, Winckelman, Lessing, et surtout les anciens, on est tout etonne d'entendre un historien de la danse s'ecrier serieusement: "Oserait-on le dire? "une des bonnes tragedies de Corneille suppose "plus d'etendue de genie que tout le theatre des "Grecs ensemble". Si vous osez le dire, M. de Cahusac, pour moi, je ne rose pas. Noverre, qui etait beaucoup plus qu'un danseur, car il etait homme d'esprit, et meme de genie dans son genre, a ecrit, dans son ouvrage sur les arts imitateurs, deux ou trois lettres ou il traite des pantomimes de l'antiquite. Ce qu'on en peut recueillir de plus clair, ce sont ces paroles, que je transcris textuellement: "Je vous avoue "franchement que les spectacles des anciens n'offrent "a ma raison qu'une anamorphose ambigue, "et que je n'y comprendsrien". C'est fort bien il fallait se borner la; letort de Noverre est d'avoir voulu ensuite expliquer, et surtout critiquer, ce que de sou propre aveu il n'entendait pas. Par exemple, il se recrie vivement contre les masques des anciens, "Ces figures hideuses, dit-il, "qui cachent la nature, pour ne nous en montrer "qu'une copie informe et grimaciere". Il est bon de savoir que, jusqu'a Noverre, tous les danseurs et toutes les dansenses etaient masques: on avait des masques nobles, serieux, comiques, etc., selon les differens genres. Ce fut Maximilien Gardel qui, en 1766, commenca a danser sans masque, ce qui d'abord etonna beaucoup; mais on s'y accoutuma si bien que, deux ans apres, Gaetan Vestris, ayant voulu pour plaire a quelques seigneurs, reprendre le masque, les yeux du public, qui etaient habitues avoir des visages, trouverent sa tentative aussiridicule que celle de Gardel avait auparavant paru extraordinaire. Sans doute Noverre eut raison de s'elever vivement contre les masques de son tems. Sur nos theares, oe tous les spectateurs penvent distinguer les moindres traits de l'artiste, sur nos theatres, eclaires d'en-bas et des cotes par une lumiere artificielle, le masque etait contraire au sens commun. Mais supposons unn ancien transporte au milieu de nous, aux Francais, a l'Opera ou a Feydeau, que de raisons ne trouverait-il pas en faveur des masques! que d'objections contre notre methode! Ne sont-ce pas de vrais masques, s'ecrierait-il, que vos couches de rouge et de blanc, qui tranchent quelquefois si durement sur les couleurs que vous a donnees la nature, et qui pretent le meme air de fraicheur et de jubilation a tous vos acteurs, hommes et femmes, jeunes ou vieux? Prenez un masque, ajouterait-il vous, tragique princesse, que peut-etre quelque Cesar appellera adorable, ou quelque Antoine incomparable ; vous mettez dans votre diction de l'ame et du feu; mais votre figure ne s'accorde jamais avec vos roles que quand vous prononqez le vers de Phedre: ""Soleil, je viens te voir pour la derniere fois!" Prenez un masque, Antigone; vous etes une bonne cantatrice, une actrice superieure a celles de nos theatres de declamation; mais tout le monde riait, jusqu'au dernier c oriste, quand vous vous avanciez gravement dans Iphigenie, et qu'on vous parlait de graces , d' innocence et de beaute . Deux voix enchanteresses charmen; mon oreille; l'une le dispute en flexibilite au chvier d'un piano, l'autre en purete a une flute de crystal. Mais est-ce la Joconde, le pins beau des hommes? est- ce la Apollon, le plus beau des dieux? Apollon, prends un masque, ou repete chaque soir au public ce que tu dis a ta maitresse; "Ne me regardez pas, Zeemire; ecoutez-moi." Francais, dirait-il encore, pensez un peu a ce qu'etait notre scene. Cetaient des theatres grands comme la moitie du Champ-de-Mars, contenant vingt ou trente mille spectateurs. On y jouait sous le ciel et a lumiere du jour. Nous voulions dans nos acteurs des traits fortement prononces, des heros dont l'exterieur fut agrandi, comme l'etait leur ame dans les vers, du poete. Mon ancien aurait encore bien des choses a dire; mais je veux me borner a mon sujet, et je me trouve entraine, malgre moi, a des excursions sur les domaines de la tragedie et de la comedie. Noverre aurait du fortement appuyer sur la distinction a etablir entre le masque et le costume d'un acteur tragique ou comique et celui d'un pantomime. Il parait que celui-ci n'avait rien d'exagere. D'apres les monumens antiques les mieux constates, leur masque n'avait point cette volumineuse etendue, ces bouches enormes et doublees de cuivre ou de bols sonore que l'eloignement des spectateurs et la grande ouverture des theatres rendaient necessaires dans les drames parles. Les masques des pantomimes avaient des traits convenables a l'esprit general du role, tous parfaitement reguliers, et s'adaptaient assez bien a la tete pour que les yeux et les levres ne parussent pas etrangers au reste de la figure. Qu'on songe que la pantomime atteignit sa perfection an siecle d'Auguste, et les contemporains de Mecenes et de Virgile etaient au moins aussi dfficiles que nous, en fait d'illusion. Nous avons des plaisans dans notre parterre, mais croyezvous que les anciens en manquassent? Ici c'est un hain qui se presente dans le role d'Hector: "Voila bien le fils, s'ecrie un plaisant, mais ou est donc le pere?" Une autre fois, c'est un Caparide de six pieds de haut quiveut escalader les murs de Thebes: "Laisse-la l'echelle, lui crie-t-on des galeries et enjambe la muraille." Si le danscur est trop gros, on avertit le decorateur d'etayer le theatre; est-il trop maigre, on lui adresse des complimens sur sa convalescence. Lucien et Macrobe sont pleins de semblables traits. Et que n exigeait-on pas d un re de ballets? ce n'etait pas seulement la perfection dans la pratique et la theorie de la pantomime, c'etait le rhythme et la musique, pour cadencer ses mouvemens; la geometrie, pour dessiner ses pas; la philosophie morale et la rethorique (ne croyez pas que je plaisante ), pour peindre les moeurs et emouvoir les passions; la peinture et la sculpture, pour grouper et dessiner les personnages: quant a l'histoire et a la mythologie, "il doit connaitre "parfaitement tout ce qui s'est passe depuis le "chaos et la naissance du monde jusqu'a Cleopatre, "reine d'Egypte"; ce sont les propres de Lucien. Suivent dix pages remplies seulement de l'enumeration de tous les sujets que la fable et l'histoire presentent au maitre de ballets. Mais le but principal de la pantomime etait de demontrer, d'enoncer les pensees par des gestes clairs et significatifs, et d'exposer avec lucidite les choses les plus obscures. "Nous avons perdu, dit "Diderot, un art, dont les anciens connaissaient "bien les ressources. Le pantomime jouait autrefois "toutes les conditions; les fois, les heros, "les tyrans, les riches, les pauvres, les habitans "des villes, ceux de la campagne, choisissant "dans chaque etat ce qui lui est propre, dans " chaque action ce qu'elle a de frappant. Le philosophe " Timocrate, qui assistait un jour a ce " spectacle, d'ou la severite de son caractere l'avait " toujours eloigne, disait: Timocrate avait " une mauvaise honte, et elle a prive le philosophe " d'un grand plaisir. Le cynique Demetrius " en attribuait tout l'effet aux instrumens, aux " voix et a la decoration, en presence d'un pantomime, " qui lui repondit: Regarde- moi jouer " seul, et dis apres cela de moi tout ce que tu " voudras. Les flutes se taisent; le pantomime " joue, et le philosophe transporte s'ecrie: Je ne " te vois pas seulement, je t'entends; tu me parles " des mains." On nous repond a cela que ces prodiges sont incoyables: vous ne croyez pas non plus qu'aux accens de Timothee, Alexandre courut aux armes; ni que les oiseaux du ciel vinssent becqueter les raisins de Zeuxis! Sans doute, vous pourriez etre incredule, s'il ne nous restait autre chose des Grecs que de vains ecrits. Mais comment douter de ces miracles, quand on voit subsister a travers les siecles, comme d'imperissables monumens en poesie, l'Iliade et l'OEdipe a Colonne; en politique, la legislation de Lycurgue; en eloquence, les Philippiques; en architecture, le Parthenon; en sculpture, l' Apollon du Belvedere. Qand on lit, qu 'on medite, qu' on contemple ces chefs-d'oeuvre-la, tout n'est-il pas explique? Reste-t-il encore quelque chose d'incroyable? Noverre a bien raison de dire que ce que nous appelons la danse , notre danse francaise, etait tout-a-fait inconnu aux anciens, sice n'est pour les bateleurs et les danseurs de corde; leur departement a ceux-la etait les entrechats, les pirouettes, les jetes en avant et en arriere, et tout ce que Paul fait si bien. Je pense, comme lui, que d'ailleurs presque toutes les fois qu'on trouve le mot danse chez les anciens, il faut traduire par geste, declamation, pantomime; comme musique n' est le plus souvent que philosophie, theologie, poesie. Que si 1'on dit que l'actrice dansait bien son role dans la tragedie de Medee, que l'ecuyer tranchant decoupait les viandes en dansant ; qu'Heliogabale ou Caligula dansaient un discours ou une audience: cela veut dire que 1'actrice, l'ecuyer, l'empereur, declamaient, gesticulaient, se faisaient entendre dans une langue non articulee; mais quand Noverre ajoute que les anciens avaient renverse le sens des mots et 1eur juste signification, c'est alors que je le renvoie luimeme a l'eecole: car il est probable qu'Ovide, Aulu-Gelle, Juvenal, Dion, Suetone savaient employer les mots de leur langue dans le vrai sens; et si leurs traducteurs ont real interprete, s'ils ont rendu les mots sans rendre les idees, ce n'est pas leur faute. Savez-vous ensuite pourquoi Noverre refuse de croire aux prodiges des anciens, C'est qu'il n'a pu executer d'aussi grandes choses. Ill'avoue lui-meme. "Deux causes, dit-il, s'opposent h la perfection de l'art pantomime, et ces difficultes sont telles que le tems et l'etude ne pourront jamais les vaincre". Ces deux causes sont l'impossibilite d'exprimer par signes le passe et l'avenir. Voici le raisonnement de Noverre: la pantomime qui ne peut exprimer le passe ni le futur n'est pas parfaite; or les anciens n'ont rendu ni le passe ni le futur, puisque moi, Noverre, je n'ai pu y parvenir; done la pantomime ancienne ne signifiait rien. Si cette vanite-la n'est pas trop logique, elle est au moins fort naive. "Il " est de toute impossibilite, dit Noverre, d'ex " primer en pantomime les vers suivans: " J'eus un frere, seigneur, illustre et genereux. " Vous direz a celui qui vous a fait venir." Puis, il rapporte un reve. Pilade et Bathylle lui apparaissent; il les interroge, et Roscius finit par lui apprendre que la gesticulation de ces grands hommes, qui arrachaient des larmes aux vainqueurs du monde, ressemblait a peu pres a un exercice de sourds-muets. C'est vraiment une derison. Sans doute, il y avait a Rome des ecoles ou s'apprenaient des principes generaux de declamation, et les elemens de la science d' un geste conventionnel. Mais etait-ce la la muette eloquence de Pilade? La populace romaine, qui oubliait en le contemplant les besoins memes de la vie, allait-elle a ces ecoles-la? Y avait-il ete eleve ce roi barbare qui, assistant aux representations d'un pantomime, fut si frappe de la verite de son action, et le comprit si parfaitement, qu'il pria Neron de lui permettre de emmener; "car, " dit-il, je suis entoure de nations dont je ne " comprends pas la langue, et un tel homme peut " me servir d'interprete general". Ni moi non plus, je ne sais pas exactement comment on exprimerait en pantomime l'iddee attachee au mot j'eus ; et certes, je n'magine pas que Pilade rendiit ce passe en jetant son bras derriere sa tete, comme ferait un e'leve de l'abbe Sicard. Je ne sais pas davantage comment mes yeux entendraient l'idee de frere , ni celle d' illustre , ni celle de genereux . Mais ce que je sais, c'est que l'adresse des maitres de ballet m'a mille fois represente et le passe et le futur. Voyez Goyon, dans le role de Tysiphone, peignant a Venus les tourmens qu'a soufferts Psyche dans le Tartare; voyez l'admirable Bigottini sur le banc de Nina; je reconnais dans sa main ce bouquet que lui donna son amant. Elle le contemple avec ce melancolique sourire que le pinceau de Rubens a fixe sur la toile. C'eetait-la , a cette place meme, au milieu des plus tendres expressions du plus ardent amour et tout a coup, elle jette le bouquet loin d'elle, elle se prend a pleurer, des larmes ameres inondent ses joues: ils sont passes ces instans de bonheur, passes pour toujours. Et puis quand, pour la seconde fois, le magique baiser d'amour a effleure ses levres, quel avenir elle deploie a nos yeux! Elle est dans les bras de son pere et de son amant; elle les serre tous deux contre son coeur; elle ne meconnaitra plus ni l'un ni l'autre; sa raison est revenue; elle sera heureuse, heureuse a jamais! Ou sont les paroles qui rendront le passe et le futur avec une plus brulante eloquence? Voila, ma bonne amie, la vraie danse, dans l'ancienne acception du mot; voila celle que vous devez etudier; celle dont nous ne connaitrons jamais les ressources, tant que nous applaudirons avec furear les entrechats et les pirouettes; celle, qui exige une ame, et pour laquelle il ne suffit pas d'etre un pantin bien organise. Chere Sophie, quand on a, comme vous, la taille de Flore, une figure qui ne sera jamais moins deplacee que quand vous representerez la mere ou l'epouse de l'Amour, et un coeur qui peut etre a la hauteur de tous les roles; c'est a la pantomime qu'il faut s'attacher; c'est par e11e seule qu'un danseur peut esperer un jour le solide renom des Garrick et des Talma; c'est elle qui a immortalise Bathylle et Pilade. J'aurai occasion de vous parler quelque jour des efforts inutiles que nous avons faits pour noter la danse comme on note la musique. Les andens, plus heureux, etaient parvenus a noter et le geste, et l'espece de danse appelee saltation , celle qui consistait a representer la demarche, les attitudes, en un mot, tous les mouvemens dont on accompagne les discours. Cet art de la saltation, qui est perdu, et dont on ne peut plus parler que par conjecture, fut porte a un si haut degre, qu'on crut pouvoir se passer enntierement des paroles, et jouer toutes sortes de pieces de theatre sans ouvrir la bouche. Diverges circonstances contribuerent a la creation de ce nouveau genre d'imitation, que l'on appela pantomime . Un nomme Livius Andronicus, Grec de naissance, comme presque tous les acteurs de Rome, bon poete d'ailleurs, excellent tragedien, ayant perdu la voix par accident, pretendit exprimer par ses gestes les idees qu'il animait auparavant de sa diction. L'essai plut au peuple, ilfut perfectionne, et la mort d'Esope et de Roscius, les Garrick et les Lekain du siecle d'Auguste, ayant laisse dans la declamation theatrale un vide qui ne put jamais etre comble, Pilade de Cilicie et Bathylle d'Alexandrie, deux hommes non moins extraordinaires, attirerent toute l'attention sur la pantomime, et les auteurs tragiques et comiques devinrent en Italie ce qu'ils y sont encore aujourd'hui, depuis que la musique a fait oublier tout le reste. Les trois genres de la danse grecque l' Emmeleia , la Sicinnis , et la Cordace , modifies et transportes a Rome, prirent le non de danse italique . L'Emmeleia, consacree des son origine a la tragedie, dont le nom seul rappelle les idees de noblesse et de bienseance, et que Platon appelle pacifique , conserra vraisemblablement son caractere; mais la Sicinnis, cette danse bachique, vive et guerriere; la Cordace, specialement destinee a la comedie ancienne, qui ne s'accordait qu'avec la petulance des satyres, et qu'un honnete homme n'eut ose executer de sang-froid, subirent sans doute de grands changemens avant de monter Sur le theatre romain. Pilade et Bathylle avaient ete amis; bientot, comme il n'est que trop ordinaire, ils devinrent rivaux. Bathylle mourut le premier. Doue de moeurs douces et d'un genie souple, il excellait a peindre les graces et la volupte. Il devait etre superieur dans le genre que nous nommons demi-caractere . Je vous ai peint, d'apres Juvenal, les transports qu'il excitait dans le role de Leda. Pilade resta seul; fier, arrogant, tragique,tout entier a l'etude de son art, dont il avait developpe la theorie dans ses ecrits, fort de la conscience de son talent, il dedaignait egalement la faveur du prince et les suffrages du peuple. Deux fois banni de Rome, il fut toujours rappele. Ses ennemis voulurent lui opposer un certain Hylas, son eleve, croyant trouver en lui un second Bathylle. Les deux rivaux representerent le personnage d'Agamemnon. Hylas tait dans son role une affectation a la fois gigantesque et puerile, et Pilade la noblesse vraie et native du roi des rois. Les applaudissemens du public proclamerent Pilade vainqueur, et lui se tournant vers son eleve, "Jeune homme, lui dit-il, nous avions a peindre un roi qui commandait a vingt autres, tu l'as fait long, je l'ai fait grand." Pilade fut comble d'honneurs, et decore par Auguste du titre de decurion , qu'on n'accordait qu'aux senateurs. Hylas, au contraire, que sa defaite avait rendu plus arrogant, fut, par ordre de l'empereur, fouette dans tous les lieux publics de Rome. Un danseur magistrat serait pour notre siecle un phenomene assez singulier; a Rome on ne s'en etonna point, et l'inscription en memoire du treshonore Pilade, orne des splendides insignes du decurionat , est parvenue jusqu' a nous. Mais tant de gloire ne fut que le prelude des bonneurs qui attendaient ceux qui lui succederent dans son art. Un d'eux fut eleve an sacerdoce d'Apollon, brigue par les premieres families. Pilade et Bathylle avaient fonde des ecoles: apres eux, elles furent dirigees par leurs eleves. On ajouta aux representations toute la pompe dont elles etaient susceptibles. D'abord un seul pantomime representait plusieurs personnages dans une meme piece:bientot on cut des troupes completes; tragedie, comedie, satire, tout fut traite par elle. Les acteurs principaux etaient accompagnes d'un choeur magnifiquement vetu, et d'un; nombreux orchestre qui les secondait. L'enthousiasme qu'ils exciterent parmi les Romains, egala presque le fanatisme des guerres civiles. Les factions du theatre, distinguees par des livrees diverses, ensanglanterent Rome. L'empire fut divise entre les bleus et les verts . Un des hommes les plus vraient poetes du dernier siecle; Chenier, a decrit les fortunes variees des pantomimes. Vous me pardonnerez cette citation un peulongue;le poeme de Chenier sur les Principes des arts est peu connu, et les beaux vers n'ennuient jamais. "La pantomime est due a l'antique Italie, Ou meme elle eclipsa Melpomene et Thalie. Elegant tradueteur, Terence avait en vain De Menandre avec gout chausse le brodequin; Varius par Thyeste , Ovide par Me'dee , Du cothurne des Grecs en vain donnaient l'idee, Rome entiere, et, comme elle, Auguste et Mecenas D'emules plus cheris epousaient les debats: Pilade balancait Varius et Virgile, Et l'oppresseur d'Ovide a protege Bathylle. D'abord le nouvel art au theatre exerce, Par des maitres nombreux fut blentot professe. Au senateur oisif et lourdement frivole Il fallut qu'un decret interdit leur ecole. La scene en factions divisa les Romains, Arma des bleus , des verts les imprudentes mains. Deux fois la Macedoine, en desastres feconde, Avait vu leurs aiux risquer le sort du monde; Les enfans des consuls et des triomphateurs Combattaient maintenant pour le choix des acteurs. Au ridicule aspect de ces parris aux prises, Soit clue Neron craignit de nobles entreprises, Et le soudain reved des peuples enhardis, Soit qu'il voulut punir ses rivaux applaudis, On vit les histrions chers a Rome en delire, Bannis par l'histrion qui gouvernait l'empire, Mais sous d'autres tyrans ils furent rappeles, Enivres de faveurs, de richesse accables, Et Rome, au sein des jeux se consolant des crimes, Veuve de ses heros, chants ses pantomimes." En effet, Tibere, Caligula, Neron les chasserent et les rappelerent tour-a-tour. Mais les disgraces, comme les honneurs, ne faisaient qu'augmenter leur insolence. Paris, l'un d'eux, osa porter son audace jusqu'au lit de Domitien. Lui et son eleve, dont tout le crime etait une ressemblance exterieure avec son maitre, furent immoles a la jalousie du tyran, et tous leurs compagnons bannis. Il etait trop tard; les senateurs, les chevaliers, les dames romaines ne pouvaient se passer de ces instrumens necessaires h leur oisivete et a leurs debauches. Des bals, dit Berchoux, "Des bals et des ballets le gout se converva Jusqu'au regne du Prince adopte par Nerva. Trajan, que la patrie osa nommer son pere, Meritait peu, je crois, ce bienfait populaire, Puisque, sous son empire, a Rome on vit perir Un art qu'il dedaigna de faire refleurir; Il dedaigna la danse, ou ne fit rien pour elle, Sous son autorite soi-disant paternelle." Si jamais l'Homere de la danse trouve des Saumaises dans les races futures , ce passage leur prepare des tortures . Tout en partageant l'indignation du heros epique contre la memoire de Trajan, perseuteur des pantomimes; tout en avouant que c'est une tache dont il est difficile de le laver dans l'esprit des honnetes gens, et que ne peuvent racheter vingtans de vertus et de gloire, nous devons faire remarquer que le regne de la danse ne finit pas avec celui de Trajan. Les danseurs ne furent plus seulement proteges et encourages par ses successeurs, ils furent adores. Loin de les bannir, Constance, ayant chasse les philosophes de Constantinople, sous pretexte d'une famine, y conserva trois mille danseurs. Nous devons ajouter, il est vrai, que, tant qu'on se contenta de les encourager, ils furent excellens; quand ils entrerent dans les temples, comme pretres, ils devinrent mediocres; quand ils y resterent comme dieux, ils furrent detestables. Que vous dirai-je? La danse romaine finit comme l'empire romain; ce beau rieure se perdit dans les sables. Nous voici, chore Sophie, arrives au bord de cet abime de la barbarie, qui, dans l'histoire de tous les arts, separe toujours les chefs-d'oeuvre antiques des chefs-d'oeuvre modernes. Dans l'espace qui nous reste a parcourir pour arriver jusqu'a notre age, vous ne trouverez, je dois vous en prevenir, ni plus de passion et de volupte que dans les danses indiennes; ni plus de grace, de dignite, de philosophic que dans les danses grecques; ni plus de perfection et de connaissance de l'art que dans les danses romaines; et si, au milieu de l'eclat des fetes d'Italie et des merveilles de Louis XIV, vous croyez qu'au moins nous surpassons l'antquite en magnificence, et que, ne pouvant faire Venus plus belle, nous la fesons plus riche, je serai encore force de vous detromper, en etalant a vos yeux les pompes des Ptoelmes et les magnificences des empereurs romains. Cela n'est pas trop galant de ma part; il vaudrait bien mieux, je le sens, dire a une jeune Francaise, justement passionnee pour son pays: Qui a vu l'opera de Paris a tout vu. Mais aussi, de quoi vous avisez-vous de me mettre au hombre des historiens,de ces gens sans prejuges, sans patrie, concitoyens de tous les lieux, contemporains de tous les siecles, et qui ne transigeraient pas meme avec l'enthousiasme patriotique d'une jolie femme. Transigeons cependant; je ne vous etalerai pas t'appareil des fetes grecques et romaines, qui vous ennuierait peut-etre nutant que la lecture de l-intventaire d'une boutique de bijoutier; mais,a votre tour, quand je vous parlerai de la superiorite des anciens sur les modernes, dans le luxe, comme dans presque tout le reste, vous me croirez sur parole. Mais, mon Dieu! quelle lettre ! je ne vous en ai point encore ecrit d'aussi longue; et tout cela parce que j'ai voulu contredire M. Noverre, "La dispate est d'un grand secours." Jamais les grands hommes ne sont si eloquens, ni les hommes mediocres si bavards que quand ils contredisent. LETTRE VII. Douvres, novembre 1822. Enfin , ma bien aimee, me voila parti: me voila sur la route de France, et deja de trente lieues plus pres de vous; j'ai quitte Londres avant-hier soir, et je vous ecris de Douvres. En verite, bien m'en a pris; la danse ne vient point sur ce terroir-ci,et, quand on l'y transporte, elle est une plante en serre chaude. J'avais besoin de nouvelles inspirations pour parler de la danse moderne; mais pouvais-je en demander au ciel brumeux qui m'enveloppait, surtout a l'approche de ce triste novembre, si cher a la Tamise et aux armuriers? Et franchement, chere amie, ne vous aperceviez-vous pas vous-meme que plus je vous ecrivais, plus je devenais lourd et nebuleux, et qu'il commencait a y avoir, comme dirait notre ambassadeur, des brouillards et du spleen "au " fond de mon histoire"? Jene sais, mais je crois m'en ressentir encore; reservons donc pour notre premiere entrevue les ris a la francaise et les folatres galanteries. Le vent est contraire; le voyage m'a fatigue; je ne pars peut-etre que dans deux ou trois jours; j'ai passe toute la matinee a parcourir les rochers de Douvres, Ces steriles rochers, dont la tete hideuse Sur l'abime des flots se penche avec horreur, Et semble redouter de la vague ecumeuse L'impuissante fureur. Vous voyez que c'est du Shakespeare tout pur; j'en traduisais ce matin sur les lieux memes qu'il a celebres, D'apres tout cela, ne vous etonnez pas si tout le reste est a l'unisson, et ne vous en prenez qu'aux dernieres vapeurs anglaises, si, par hasard, vous trouvez mon style riant comme laDanse de la mort , que je vois ici chez tous les libraires. Je vous ai prevenue par ma letire precedente quel'on etait comme force, dans l'histoire de tous les arts, de sauter par-dessus le long espace qui separe leurs derniers momens chez les anciens, de leur nouvelle vie chez les modernes. Sautez donc, puisqu'il le faut, et, comme il arrive presque toujours, vous retomberez en Italic. Vous y retrouverez la danse, qui, vers la fin du quinzieme siecle, rencontre un protecteur a Rome dans le cardinal Riari, neveu du pape Sixte IV. Un nomme Simplicius, homme de taient dansplus d'un genre, et soutenu par le cardinal, chercha e faire naitre dansquelques fetes desidees de danse et de ballet. Mais vouloir inspirer le gout des arts a un homme tel que Sixte IV, c'etait semer dans les pierres et les orties. Les historiens nous representent ce pape ecrivant sur le futur contingent, canonisant S. Bonaventure, persecutant les Venitiens, et fesant la guerre aux Medicis; un tel homme ne meritait pas l' honneur d'etre nomme par la posterite le restaurateur de la danse. Le destin, qui se plait a tirer les heros des rangs obscurs, reservait tant de gloire a un simple gentildhomme de Lombardie. Le nom de Berganzo Botra brille a la tete des annales de la danse moderne. Une fete qu'il donna dans la ville de Tortone en 1489, a Galeas, duc de Milan, et Isabelle d'Aragon, son epouse, fut la veritable origine des carrousels et des ballets. On nous en a conserve la description, que, selon mon usage, je vous copie textuellement; car lorsqu'une chose est bien dite une fois, et qu'elle ne merite pas qu'on cherche a la dire mieux, il faut la dire de meme. "Dans un magnifique salon entoure d'une galerie "ou etaient distribues plusieurs joueurs de " divers'instrumens, on avait dresse une table " tout-a-fait vide.moment que le due et la " duchesse parurenton vit Jason et les Argonautes " s'avancer fierement sur une symphonie " guerriere. Ils portaient toison d'or, " dont ils couvrirent la table, apres avoir danse " une entree noble qui exprimait leures admiration " a la rue d'une princesse si belle, et d'un prince " si digne de la posseder:Cette troupe celeste ceda " la place a Mercure; il chanta un recit dans lequel " il racontait l'adresse dont il venait de se " servir pour ravir a Apollon, qui gardait les " troupeaux d'Admete, un veau gras dont il fesait " hommage aux nonveaux maries. Pendant qu'il " le mit sur la table, trois quadrilles qui le suivaienat, " executerent une entree. Diane et ses " nymphes succederent a Mercure; la deesse fesait " suivre une espece de brancard dore sur lequel " on voyait un cerf: c'etait, disait-elle, " Acteon, qui etait trop heureux d'avoir cessede " vivre, puisqu'il allait etre offert a une nymphe " aussi aimable et aussi sage qu'Isabelle. Dans ce " moment, une symphonie melodieuse attira l'attention " des convives. Elle annoncait le chantre " de la Thrace; on le vit jouant de sa lyre, et " chantant les louanges de la jeune duehesse. Je " pleurais, dit-il, sur le mont Apennin, la mort " de la tendre Eurydice. J'appris l'union de " deux amans dignes de vivre Fun pour l'autre, " et j'ai Senti pour la premiere fois, depuis mon " malheur, quelques mouvemens de joie. Mes " chants ont change avec les sentimens de mon " coeur; une foule d'oiseaux a vole pout m'entendre; " je les offre e la plus belle princesse de " la terre, puisque la charmante Eurydice n'est " plus. Des sons eclatans interrompirent cette melodie; " Atalante et Thesee, conduisant avec eux " une troupe leste et brillante, representerent, " par des danses vives, une chasse a grand bruit. " Elle fut terminee par la mort du sanglier de " Calydon, qu'ils offrirent au jeune due en executant " des ballets de triomphe. Un spectacle " magnifique succeda a cette entree pittoresque. " On vit, d'un cote, Iris sur un char traine par des " paons, et suivie de plusieurs nymphes vetues " d'une gaze legere, qui portaient des plats couverts " de ces superbes oiseaux. La jeune-Hebe " parut de l'autre, portant le nectar qu'elle verse " aux dienx; elle etait accompagnee des bergers " d'Arcadie, charges de toures les especes laitage, " de Vertumne et de Pomone, qui servirent " toutes sortes de fruits. Dans le meme tems, " l'ombre du delicat Apicius sortit de terre. Il "venait preter a ce superbe festin toutes les " finesses qu'il avait inventees, et qui lui avaient " acquis la reputation du plus voluptueux des " Romains, Ce spectacle disparut, et il se forma " un grand ballet compose de tous les dieux de " la mer et des fleuves de Lombardie : ils portaient " les poissons les plus exquis, et ils les servirent " en executant des danses de differens " caracteres. Ce repas extraordinaire fut suivi " d'un spectacle encore plus singulier. Orphee " en fit l'ouverture; il conduisait l'Hymen et une " troupe d' Amours: les Graces, qui les suivaient, " entouraient la Foi conjugale, qu'ils presenterent " a la princesse, et qui s'offrit a elle pour la servir. " Dans ce moment, Semiramis, Helene, Medee et " Cleopatre interrompirent le recit de la Foi conjugale " en chantant les egaremens de leurs passions. " Celle-ci, indignee qu'on osat souiller par " des recits aussi coupables l'union pure des nouveaux " epoux, ordonna a ces reines criminelles " de disparaitre. A sa voix, les Amours, dont elle " etait accompagnee, fondirent par une danse " vive et rapide sur elles, les poursuivirent avec " leurs flambeaux allumes, et mirent le feu aux " voiles de gaze dont elles etaient coiffees. Lucrece, " Penelope, Thomiris, Porcie et Sulpicie " les remplaceent, en presentant a la jeune princesse " les palmes de la puduer qu'elles avaient " meritees pendant leur vie. Leur danse noble et " modeste fut adroitement coupee par Bacchus, " Silene et les Egypans, qui venaient celebrer " une noce si illustre; et la fete fut ainsi terminee " d'une maniere aussi gaie qu'ingenieuse." Cette fete bizarre et brillante, qui rappelle mais sur un plan plus vaste, plus riant et mieux ordenne le festin de Trimalcion dans Petrone, eut un succes prodigieux en Italie; on en parla dans toutes les villes, on en imprima la description. La route etait ouverte; les imitateurs s'y precipiterent en foule. Tandis qu'Ottavio Rinuccini, Claude de Monteverte, Giovenelli Teosilo essayaient d'appliquer la musique a toute l'etendue d'un drame, et que l'opera naissait entre leurs mains; on voyait dans les intermedes de l' Amico fido par et dans d'autres, se perfection her Fart des decorations et des machines. La danse s'y mela plus tard, et en devint bientot l'objet principal; un nouveau genre d'imitation, celui qu'on appela depuis le grand ballet , fut cree. Les anciens, il est vrai, semblent avoir eu quelque chose d'a peu pres semblable; on trouve chez eux des especes de danse representant une action, qui, jadis, avait du etre eperimee par un recit en vers; mais, depuis, les paroles avaient disparu, et il ne restait plus que les gestes et les mouvemens dont les acteurs accompagnaient dans l'origine leur declamation. Quelques programmes de ces representations nous sont meme parvenus. Ici, c'est une Eriphanis, eprise de Menalque, qui le poursuit en vain, et fait partager sa douleur aux bois et aux montagnes; la, c'est une Calice, qui, ne pouvant vaincre l'indifference d'Erasius, se precipite dans la mer: plus loin, c'est un jeune Boreus, enleve par les nymphes, et que redemande a grands cris sa famille desolee. Mais tout cela ne nous offre pas encore exactement l'idee que nos peres attachaient au grand ballet. Quoi qu'il en soit, ce principe de la danse theatrale moderne, fut transporte d'Italie en France, et y devint, jusqu'a la naissance de l'opera, un spectacle ties plus a la mode pour la cour. Je dois d'abord, mon amie, vous faire connaitre, pour ainsi dire, la poetique du genre; nous observerons ensuite ses fortunes diverses jusques vers le milieu du regne de Louis XIV, ou le grand opera l'aneantit sans retour. Les grands ballets se divisaient en historiques, fabuleux et poetiques. Nos operas et les ballets des Horaces, de Psyche, de Flore et Zephyre, etc., donnent une idee des deux premieres especes; mais la derniere est moins connue. Tantot les ballets poetiques offraient la representation des objets de la nature, comme les saisons, les uges , les elemens ; tantot, par une allegerie plus ou moins ingeenieuse, ils faisaient allusion, soit a quelqu'evenement, comme les plaisirs troubles, les proverbes , etc.; soit a quelqu'habitude journaliere, ou a quelqu'usage de societe, comme les cris de Paris, les passe-tems du carnaval ; quelques-uns enfin etaient de par caprice, comme le ballet des Postures, les moyens de parvenir et beaucoup d'autres. La division ordinaire des ballets etait en cinq actes; chaque acte compose de trois, six, neuf ou meme douze entrees ; on appelait entree , un ou plusieurs quadrilles de quatre, huit et jusqu'a douze danseurs, revetus le plus souvent du meme costume, et qui, par leurs gestes, leurs attitudes et leurs mouvemens, exprimaient l'intention du ballet. M. Bonnet, payeur de gages au parlement, acouvert sept ou huit pages de son Histoire generale de la danse, des titres de ballets donnes dans les principales cours de l'Europe, depuis 1450 jusqu'en 1723. Voici ceux qui m'ont paru le plus singuliers: Le Chiteau de Bicetre. Les Petites-Maisons. Les Quinze-Vingts. Le Jen de Carte. Le Gris de Lin. Le Mariage du Lys et de l'Imperiale. Qu'il est plus aise de terminer les differends par la religion que par les armes. La Verite vagabonde. Le Tabac. Les Quolibets. Le Landy. Les Montagnes. Ballet a cheval des Elemens. Ballet des Nereides, represente dans l'eau. Presque tous les autres sont tires de 1a mythologie. Pour vous faire concevoir maintenant comment on executait des sujets aussi bizarres, et vous donner une idee d'un genre dont aujour-d'hui il ne reste aucun vestige en Europe je vais arreter vos regards sur quelques-uns d'entr'eux. Le Gris de lin et les Montagnes , par exemple, voila deux ballets du genre poetique allegorique, et deux titres assez singuliers pour des ballets. Voyons comment on les a remplis. Madame Chretienne de France aimait beaucoup le gris de lin. A son mariage avec le duc de Savoie, on voulut lui donner un spectacle en l'honneur de sa couleur favorite. "Aulever de la " toile, l'Amour parut, et dechira soft bandeau;libre " alors de la contrainte a laquelle ses yeux avaient " ete assujetis, il appella la Lumiere, et l'engaea " par les plus tendres chants a se repandre sur les " astres, le ciel, l'air, la terre et l'eau, afin qu'en " leur donnant, mille beautes differentes par la " variete des couleurs, il lui fut aise de choisir " la plus agreable. Junon entend les voeux de " l'Amour, et les remplit. Iris vole parses ordres " dans les airs; elle y etale les couleurs les plus " vives; l'Amour, frappe de ce brillant spectacle, " apres en avoir joui, se decide pour le gris de lin , " la couleur la plus douce et la plus parfaite; il " vent qu'a l'avenir il soit le symbole de l' amour " sans fin . Il ordonne que toutes les campagnes en " parent les fleurs, qu'elle brille dans les pierres " les plus precieuses, que les oiseaux les plus rares " en raniment leur plumage, qu'elle serve d'ornement " nement aux habits les plus galans des mortels." Et voila le ballet du gris de lin . Nous avons vu de nos jours le Combat des montagnes , titre qui aurait peut-etre paru aussi singulier a nos ancetres que nous le parait celui du ballet des montagnes, donne sous Louis XIII, le 21 aout 163 I. La reine avait prie le cardinal de Savoie, alors a la cour, d'inventer pour le roi quelque divertissement. Les courtisans francais, qui, comme vous le savez, ma belle amie, ont tonjours ri des autres, et souvent aussi fait fire lee autres a leurs depens, trouverent fort plaisant que de plats montagnards pretendissent amuser une cour aussi polie que celle de France. Le cardinal avait avec lui le comte Philippe d'Aglie, homme de gout d'ailleurs et magnifique, qui ne repondit que par des faits. I1 donna le ballet appele Gli abitatori di monti ; mais franchement, meme apres le ballet, je ne sais de quel cote devaient etre les rieurs; vous en jugerez. Le theitre representait cinq grandes montagnes; on figurait par cette decoration lee montagnes ventenses, resonantes, lumineuses, ombrageuses, et les A1pes. Lemilieu du theatre representait le champ de la gloire, dont lee divers habitans des montagnes pretendaient s'emparer. La Renommee ridicule, celle qui fait les nouvelles de la canaille, vetue en vieille montee sur un ine, et postant une trompette de bois, "sans doute, dit Cahuzac, par allusion a " l'ancien proverbe, a gens de village trompette " de bois ", fit l'ouverture du ballet par un recit qui en exposa le suject. Les montagnes s'ouvrirent ensuite l'une apres l'autre; de la premiere sortirent des quadrilles vetus de couleur de chair, portant des moulins a vent sat la tete et des souffets a la main; on supposait que c'etaient les Vents; de la seconde, des gens armes de tambours, ayant une cloche pour ornement de tete, et des hahits coauverts de grelots: la nymphe Echo les conduisait. Le Mensonge, caracterise par une jambe de bols qu'il fesait clocher en marchant, par un habit compose de plusieurs masques, et par une lanterne sourde, conduisait les habitans des montagnes lumineuses couverts de lanternes de diverses couleurs; et le Sommeil, les habitans des montagnes ombrageuses; les songes de toute espece le suivaient. "En ce moment, dit l'anteur, " le son des trompettes et des timbales, se " fit entendre. Une femme, modestement paree, " descendit des Alpes; elle representait la veritable " Renommee. Neuf cavaliers richement vetus " a la francaise, marchaient sur ses pas; ils chasserent " du theatre les quadrilles qui s'en etaient " empares, et la Renommee leur laissa libre apres " son recit le champ de la gloire. Des vers italiens " qu'elle fit pleuvoir, en s'envolant, sur l'assemblee, " apprenaient que c'etait a la fortune et a " la valeu du roi de France, que la que gloire veritable " etait due, et que ses ennemis n'en avaient " que l'apparence." Ces spectacles, il faut l'avouer, au milieu de lear bizarrerie, demandaient encore, pour etre bien concus et bien executes, une certaine imagination dans l'invention generale, et les divers talens qu'exigeait l'emploi de la musique, des decorations et des machines. Les rois et les princes profitaient de ces ballets pour fair des cadeaux aux personnes de lear cour. La galanterie consistait a menager si bien la delicatesse de ceux qui recevaient, que les dons parussent faire partie de l'action theitrale elle-meme. En France, en Angleterre, en Italic, en Savoie, on representait beaucoup de ballets pareils. Quelquefois des idees plus populaires etaient executees dans les ballets. Tel fut celui de la Verite raminga , la Verite vagabonde, represente a Venise; it a cela de particulier, qu'il est peutetre le seul qui ait ete donne comme spectacle public. Tous les autres ont ete des divertissemens gratuits, destines aux cours des souverains. La Verite parait sous la figure d'une femme pauvre, maigre, harassee, poursuivie tour-a-tour et maltraitee par des avocats, des procureurs, des plaideurs, un medecin, un apothicaire, un caralier et un capitan fanfaron. Une entree de villageois termine la premiere partie; ils voient la Verite sans la craindre, sans la fuir, sans s'interesser a elle; idee heureuse et plus philosophique que tout le reste. Dans la seconde partie, un negociant un financier, des femmes jeunes, belles et coquettes, s'eloignent tour-a-tour ee la Verite, jusqu'a ce qu'enfin la muse du theatre l'apercoit; elle l'accueille; lui fait changer non-settlement d'habit, mais aussi de maintien , de geste et de langage; enfin la conduit partout avec elle; et, comme dans la fable de Florian, la revet de ce manteau brillant et de couleurs diverses, necessaire pour cacher a nos yeux malades et faussement delicats la nudite de la deesse. Je ne veux pas, ma chere amie, vous fatiguer en entassant description sur description; je vous demande Cependant grace pour un seul encore; entendez-vous, un seul petit ballet; c'est celui du Tabac , joue a Lisbonne, il y a environ deux cents ans, et qui vous donnera une idee de ce qu'on appelait un ballet bouffon . C'est le developpement des deux vers de Th. Corneille: "Quoi qu'en dise Aristote et sa docte cabale, Le tabac est divin, il n'est rien qui l'egale." Ecoutons encore le payeur de gages au parlement. "La scene representait l'ile de Tabago. Une " troupe d'Indiens fit le prologue en chantant les " avantages du tabac, et le bonheur des penples a " quiles dieux avaient donne cette plante. La premiere " entree fut de quatre sacrificateurs de cette " nation, qui tiraient du tabac en poudre de certaines " boites d'or, qu'ils portairnt pendues a leur " ceinture, et jetaient cette pondre en l'air pour " apaiser les vents et les tempetes. Phis, avec de " longues pipes, ils fumaient autour d'un antel, " marchant a pas graves et cadences, et fesant de " leur tabac en fumee une espece de sacrifice a " leurs divinites. Deux Indiens mettaient en corde " les feuilles de tabac, et deux autres le hachaient " pour la seconde entree; deux autres le pilaient " dans des mottiers pour le reduire en pondre, et " les deux autres le rapaient, fesant la troisieme " entree. La quatrieme etait des preneurs de tabac " en pondre, qui eternuaient, et se le presentaient " les uns aux autres, le prenant par pincees avec " des gestes et des ceremonies plaisantes. La cinquieme " etait une troupe de fumeurs assembles " dans une tabagie; des Turcs, des Maures, des " Espagnols, des Portugais, des Allemands, des " Francais, des Polonais et d'autres nations, recevaient " le tabac des Indiens, et s'en servaient " diversement. Ils finirent le spectacle." J'ai donne au grand ballet tons leg eloges qu'il est permis a un homme raisonnable de lui donner. Je puis mintenant, je l'espere, sans etre accuse de denigrer les nobles amusemens de nos peres et de nos rois, faire la part de la critique. Le grand ballet, presque tonjours allegorique, avait le vice commun a toutes les allegories dramatiques, la froideur: le defaut d'action y produisait le defaut d'interet; la forme etant toujours la meme, malgre la variete du fond, l'ennui y naissait, comme partout ailleurs, de l'uniformite; les ridicules vetemens des anteurs tabaissaient a la trivialite tout ce que l'allegorie eut pu avoir de poetique. Vous avez vu les habits des Vents et du Mensonge; tout etait du meme style dans les ballets. Voulait-on representer la Musique; c'etait avec le costume de M. Somno, convert des cles de G-re-sol et de C-sol-ut. S'agissait-il de personnifier le Monde; on voyait un homme dont la tete representait l'Olympe: son habit etait une vaste carte geographique: sur le coeur etait ecrit, en gros caracteres latins, Gallia ; sur un bras, Hispania ; sur le ventre, Germania , et un peu plus bas, terra australis incognita . Ajoutez a tout cela que chaque entree etait accompagnee d'un recit, qu' on pourrait comparer aux annonces de nos bateleurs, ou a ces bandes ecrites, qui dans nos vieux tableaux sortent de la bouche des personnages, et expliquent ansi la situation que l'mmobilite de lents corps, leurs visages froids, et leurs yeux ternes ne laisseraient jamais deviner. Ces recits etaient en vers; et quels vers, bon Dieu! Vous douteriez-vous clue ce fut all terns des Racine, des Boileau et des Moliere qu'on chantait, derant Louis XIV et toute sa cour, les platitudes que je prends la liberte de mettre sous vos yeux? On les trouve dans un ballet en l'honneur de madame Henriette d'Angleterre, jeune et charmante princesse dont la mort inspira a Bossuet ces pages eloquentes qui vivront plus long-terms que tons les ballets presens, passes et futurs: "Et, dit le programme, attenduqu 'elle avait passe " la mer pour venir en France, le sujet fut la " naissanee de Venus." Par rapport a l'arrivee de cette princesse, Neptune disait d'abord: "Taisez-vous, flots impetueux, Vents, devenez respectueuz , La mere des Amours sort de mon vaste empire." Thetis ajoutait: "Voyez comme elle est belle, en s'elevant si haut , Jeune, aimable, charmante, et faite comme in faut , Pour imposer des lois a tout ce qui respire!" Les Tritons chantaient en choeur: "Quelle gloire pour la mer, D'avoir ainsi produit la merveille du monde ! Cette divinite sortant du sein de l'onde, N'y laisse rien de froid, n'y laisse rien d'amer ; Quelle gloire pour la mer!" C'est bien le cas de s'ecrier avec un poete illustre: que ces pauvres Tritons " tiraient de leur conque Des sons harmonieux qui ravissaient quiconque ; Et si la symphonie a leurs vets repondait, L'enchanteresse, helas ! musique que c'etait !" Tandis que des Francais debitaient ces sottises a Louis XIV, d'autres Francais, que la chambre des pairs d'Angleterre avait invites a celebrer le retour de Charles II par un ballet poetique, supposaient qu'Alithie, la verite de la religion, s'etant refugiee dans cette ile, Atlas et les Muses lui amenaient toutes les nations pour lui faire leur compliment. Or, ecoutez un peu comment ce bon Atlas troussait un compliment. Il s'adressait d'abord au roi: "Le monde te vient faire hommage, Grand Roi, de sa fertilite; Puisqu'ici loge la beaute, Et l'amour, l'honneur de notre uge ; Il vient chercher la verite Chez vous, ou son temple est plant" . Il appelait ensuite l'Europe, qui venait en dansant an son de ces jolis vers: " Sortez, Europe, la premiere, Puisque vous avez plus recu Des rayons de la lurmiere Que le Saint Esprit a concu : Amenez ici vos princesses. Pour en recevoir les adresses ." Je ne me rappelle plus ce qu'il disait a l'Asie et a l'Amerique; mais il traitait si real l'Afrique, sa patrie, que je n'ai pu oublier ses paroles; les voici: "Sortes, Afrique monstrueuse En erreurs plus qu'en animaux , Et cherchez en cette ile heureuse Le repos a tous vos travaux; C'est ici que la Verite Veut que son temple soit plante . Quoi qu'il en soit, ma chere amie, de la plantation du temple de la Verite, a laquelle Atlas parait s'interesser beaucoup, je dois conduite le grand ballet a travers les annees et les revolutions jusqu'a sa mort, arrivee de l'an 1671 a 1672. Mais j'attends pour commencer cette haute entreprise, et pour aller tout d'une haleine jusqu'au regne des Vestris, j'attends que j'aie revu la France. Je retrouverai peut-etre, comme Antee, des forces nouvelles en touchant le sol classique de la danse. L'heure du depart a sonne, et ma fatigue a disparu en 'vous ecrivant. Les vents, il est vrai, sont toujours sourds a nos voenx; mais aujourd'hui nous nous moquons des vents. O tragique Iphigenie! Racine n'eut pas fait de si beaux vers, ni Gluck de si sublime musique a propos de votre aventure, si l'on eut connu de votre terns les baleaux a vapeur! Adieu, ma belle amie! dans trois jours je serai aupres de vous, et c'est ici le dernier baiser que je vous envoie sons enveloppe. FIN DES LETTRES. ENTRETIENS SUR LA DANSE. J'arrivai a Paris dans les derniers jours de novembre. Apres les premiers momens donnes au plaisir de serevoir, Sophie me parla de mes lettres sur la danse; elle voulait que je les continuasse; je trouvai plus simple, puisque nous etions reunis, de lui developper moi-memela suite de roes instructions epistolaires. Je convins avec elle que je lui communiquerais tous les samedis les notes que je m'amuserais a recueillir pendant la semaine. C'est le resultat de ces conversations hebdomadaires que je donne aujourd'hui au public. Je suis qu'il est contre toutes les regles de commencer un ouvraged'une facon, et de le finir d'une autre: mais la faute en est aux evenemens; j'etais force de quitter l'Angleterre avant d'avoir acheve l'histoire de la danse; et d'une autre part, il eut ete ridicule a moi de continuer d'ecrire a une personne que je royals tous les jours. Au reste, sans s'inquieter de mes excuses, le lecteur, s'il s'ennuie, saura bien laisser la mon ouvrage, et je ne lui prouverai pas que j'aie bien fait de poursuivre; si je l'amuse, peu lui importera que ce soit par lettres, par dialogues on par chapitres. ENTRETIEN PREMIER. Nous voici donc au samedi. J'allai chez Sophie, je la trouvai a sa toilette. Je vous attendais avec impatience, me dit-elle en me voyant entrer; vous vous etes permis dans votre avant-derniere lettre de critiquer Noverre; dans la derniere, de blamer le grand ballet, et d'en donner, disiez-vous, la poetique: mais j'aurais bien du vous faire une question, avant de vous laisser ecrire un mot sur la danse: il me semble ne vous avoir jamais vu danser. Savezvous danser? Moi .-Ma foi, mon amie, si j'osais dire oui, vous me mettriez de suite a I'epreuve; j'aime mieux vous repondre comme Berchoux: "Je chante; mais je suis inhabile a la danse; Pour cet art seducteur j'ai toujours fait des voeux, Mais j'eus toujours des pieds et des bras malheureux." Sophie .-Alors, monsieur, il ne fallait pas ecrire sur la danse. Moi .-Comment, mademoiselle, vous-meme l'avez-voulu; " Eh! ne m'avez-vous pas, Vous-meme, ici, jadis " Sophie .-Eh! monsieur, je m'imaginais que vous saviez danser. Tenez, connaissez-vous cet ouvrage? Moi .-Non, mademoiselle. Sophie .-C'est le traite de la danse par M. Blasis. Moi .-Eh bien! que m'importe M. Blasis? je ne traite point la theorie. Sophie .-Lisez toujours la note de la page 8, et jugez-vous. Moi .- Voyons. "La majeure partie des ecrivains " dont je parle sont, a la verite , de tresbons " litterateurs, mais qui n'ont jamais ete " danseurs : ce sont des gens, comme dit plaisamment " Berchoux, " connus par leur science, Qui, sans etre danseurs, parlent beaucoup de danse." "Je crois que les ecrits de ces hommes qui ont " employe tant de veilles pour l'art de Terpsichore, " qu'ils ignoraient, nous sont parfaitement " inutiles. Il aurait bien mieux valu pour nous, " que ces ouvrages composes pour la simple poetique " de l'art, eussent ete remplaces par quelque " bon traite theorique sur le mecanisme de la " danse, ecrit par un Dauberval, un Gardel, un " Milon, ou par quelqu'autre grand maitre. Je " vondrais, dit le sage Montaigne, que chacun " ecrivit ce qu'il salt, et autant qu'il en sait." Sophie .-Eh bien! qu'en dites-vous? Moi .-Vous avez raison, mon amie, j'emporte mes notes , et jamais je ne dirai mot de la danse e qui que ce soit. Sophie .-Non, non, je ne vous en tiens pas quitte a si bon compte. Vous continueres a parler de la danse, et sealement, vous voudrez bien, de plus, apprendre a danser. Moi .-Je prends un maitre demain: sommesnous d'accord? Sophie .-Parfaitement: reprenons maintenant l'histoire du grand ballet. Dans votre derniere lettre, il allait passer d'Italie en France. Ce fut, je crois, sous le regne de Louis XIV qu'il y fut introduit. Moi .-D'ou savez-vous cela? Sophie .-Je l'ai lu, ce me semble , dans M. Blasis. Moi .-"Je voudrais, dit le sage Montaigne, " que chacun ecrivit ce qu'il sait, et autant qu'il " en sait. " Parbleu, je ne suis pas fache de prendre sitot M. Biasis en dprenfaut. Je lui gardais rancune, et, ne pouvant l'attaquer sur les pirouettes, au moins prendrai-je ma revanche en histoire. Ce fut Catherine de Mprendicis qui mit le grand ballet h la mode. Avant elle, les tournois etaient les seules fetes ou les cavaliers pussent deployer l'adresse et la galanterie, et les dames les graces et la beaute: mais depuis le tournois fatal oa Henri II perdit la vie en 1559, ces dangereux divertissemens furent tres-rares. Il n'y en cut que quatre jusqu'en 1612, et l'un d'eux fut encore ensanglante par la mort de Henri de Bourbon, marquis de Beaupreau. Catherine de Medicis aimait les plaisirs par gout et par ambition: il fallait occuper l'humeur turbulente d'un Charles IX et d'un Henri III, et cacher sous la riante apparence des feates les noirs et tortueux projets de la politique italienne. Aussi les rejouissances de toute espece furent prodiguees sans mesure. Une des plus brillantes fut celle qui cut lieu en octobre 1581, pour le mariage du duc de Joyeuse avec Marguerite de Lorraine, belle-soeur du Roi. Sans parler des promenades, des festins, des habillemens dont plusieurs coutaient plus de 10,000 ecus de ce tems, ce qui' fait bien 80,000 francs du notre, je m'arreterai a deux ballets qui furent representes en cette occasion: L'un fut donne le jeudi 19 octobre. " On le " nomma, dit le journal de l'Etoile, le ballet des " chevaux, auquel les chevaux d'Espagne, coursiers " et autres, en combattant, s'avancaient, se " retournaient, contournaient au son et a la cadence " des trompettes et des clairons, y ayant " ete dresses cinq mois auparavant." Sophie .-J'ai vu chez Franconi des chevaux danser le menuet et la gavotte, suivre la mesure avec exactitude, et tracer regulierement toutes les figures; mais je ne croyais pas que ces danseurs-la fussent aussi habiles, il y a deux cent cinquante ans. Moi .-Il y a bien plus long-terns, ma chere amie; les Romains connaissaient ces sortes de spectacle: ils se donnaient meme le plaisir de voir danser la gavotte a des elephans, ce qui parait plus difficile, mais enfin, " en son histoire Pline le dit, il faut le croire." Il attribue l'invention des ballets de chevaux aux Sybarites. Les Florentins en donnerent, en 1608 et en 1615, de magnifiques. Le carrousel de Louis XIII, en 1662, et ceux de Louis XIV, furent fameux par des danses de cette espece. Le pas , pour un cheval, se compose d'un saut , d'une cabriole et d'une courbette 1 . Sophie .-Ils en sauront bientot autant que nous; heureusement qu'il nous reste la pirouette et l'entrechat. Mais, mon ami, s'il n'y eut que des chevaux qui danserent aux noces du due de Joyeuse, il n'y a encore rien a dire a M. Blasis. Moi .-Oh! point du tout; les hommes et les dames de la cour danserent aussi. Il parait meme qu'en ce tems-la, on ne se fatiguait pas aisement; car le ballet de Circe et des nymphes , represente au Louvre dans la grande salle de Bourbon par la reine, les princesses et tous les seigneurs de la cour, commenca a dix heures du soir, et n'etait pas fini le lendemain a trois heures du matin. L'abbe de la Chenaye fut charge des vers, Beaulieu de la musique, et Jacques Patin des decorations. Mais l'homme qui se distingua le plus dans cette fete, et dans toutes les autres de ce siecle, fut Balthazar de Beaujoyeux. La description imprimee du ballet de Circe, en trois actes, dont il fut l'auteur, prouve qu'il avait du gout et de l'imagination. C'etait un Italien nomme d'abord Baltazarini, un des meilleurs violons de l'Europe. Le duc de Brissac l'envoya a Catherine de Medicis, qui en fit son valet-de-chambre. On ne parlait que de lui a la cour. Je trouve dans mes notes un compliment que lui adressa un poete du siecle. "La rime n'est pas riche, et le style en est vieux ;" mais il prouve la gloire qu'avait acquise le plus ancien de nos maitres de ballets : "Beauioyeux, qui, premier, des cendres de la Grece, Fais retourner au jour le dessin et l'adresse Du ballet compose, en son tour mesure; Qui d'un esprit divin toi-meme le devance, Geometre inventif, unique en ta science, Si rien d'honneur s'acquiert, le tien est assure." On est bientot force detourner les yeux des divertissemens de la cour d'Henri III; sa mere avait mis au hombre de ses moyens de politique la corruption du coeur de son fils. Le roi, dans les fetes, se deguisait en femme, les femmes en hommes; et dans un hal donne par la reine a Henri III, les plus belles dames de la cour servirent, la gorge decouverte et les cheveux epars. Sophie .-Mon ami, je vais vous faire une reflexion bien serieuse; mais nous autres femmes, nous prenons toujours des nuances plus ou moins fortes du caractere de ceux avec qui nous vivons. Vous finiriez par me rendre aussi grave que vous. Pour en venir a ma reflexion, je crois, en verite, que nous valons mieux que nos peres: Au moins, savons-nous mettre dans nos fetes plus de galanterie qu'eux, et autant de volupte, sans deguiser les marquises et les comtesses en bacchantes. Moi .-Vous avez raison, mon amie; et le pire de tout, c'est quand les bacchanales servent a couvrir les Saint-Barthelemi, quand on medite des crimes au milieu des fetes; quand on designe de l'oeil, parmi les danseurs, les victimes et les bourreaux, et c'est ce que des historiens du terns reprochent a Catherine de Medicis 1 ; il n'y eut a la cour d'Henri IV ni Saint-Barthelemy ni hacchanales, ce qui n'empecha pas d'y danser beaucoup. Vous savez que les Bearnais ont eu de tout tems la reputation d'excellens danseurs; car on en voit six, des le siecle d'Isabeau de Baviere, executer aux noces de cette princesse, une danse du pays, laquelle, au rapport de Froissart, fut trouvee fort plaisante; je puis meme joindre le nom du guerrier et galant Henri a ceux du saint roi David et du philosophe-empereur Julien, dont je vous parlais dans mes premieres lettres. Henri egala, surpassa peut-etre, ces deux danseurs couronnes. Un avantage, au moins qu'il eut sur eux, c'est qu'une de ses productions a paru a l'opera. Henri etait fameux dans les tricotets ; il ajouta un pas qui a conserve son nom; c'est un trepignement pieds qui'l fesait en dansant la fin au dernier couplet des tricotets, qui est sur l'air: Vive Henri IV . Ce trepignement marque exactement la valeur de ces mots: de boire et de battre . Il fut introduit par Gardel l'aine dans le ballet de Ninette a la cour , donne en 1780, et y fut fort applaudi. C'est par la danse que ce bon roi se delassait des fatigues de la guerre. On trouve dans les memoires du terns qu'on executa plus de quatre-vingts ballets depuis 1589 jusqu'en 1610, sans compter les bals et les mascarades. Sully, le grave Sully, etait Fame de ces divertissemens. Il dit lui-meme que le roi trouvait toujours qu'il y manquait quelque chose quand Sully n'y etait pas. "Il ne fut question, " dit-il dans ses memoires, pendant tout le terns " du sejour de Henri en Bearn, que de rejouissances " et de galanteries. Le gout de Madame " soeur du roi, pour ces divertissemens, lui etait " d'une ressource inepuisable. J'appris aupres de " cetteprincessele metier de courtisan, danslequel " j'etais fort neuf. Elle eut la bonte de me mettre " de toutes les parties; et je me souviens qu'elle " voulut bien m'apprendre elle-meme le pas d'un " ballet qui fut execute avec beaucoup de " magnificence L'hiver de 1608, dit-il ailleurs, se passa " tout entier en de plus grands divertissemens " encore que les autres, et dans des fetes preparees " avec beaucoup de magnificence L'arsenal " etait toujours l'endroit ou s'executaient ces jeux " et ces spectacles, qui demandaient quelque " preparation J'avais fait construire a ce sujet " une salle spacieuse, etc." Ce fut pendant un de ces ballets qu'on apprit au roi la prise d'Amiens par les Espagnols. "Ce coup est du ciel, "dit Henri; c'est assez fait le roi de France, il est "tems de faire le roi de Navarre;" et se tournaut vers la belle Gabrielle, "Ma maitresse, lui dit-il, "il faut quitter nos armes, monter a cheval pour " commencer une autre guerre." 11 Sophie .-Tous ces mots d'Henri IV sont charmans; il est vraiment le roi des femmes, et croyez que ce n'est pas un petit eloge que je lui donne la. C'est lui supposer de la bravoure, de la generosite, de la galanterie, de la fidelite a sa parole; enfin tout ce qu'une femme aime h trouver dans son amant. Au reste, il parait que decidement on ne peut etre un grand roi sans etre un bon danseur. Nous avons deja bien des exemples pour nous; et tenez, je ne sais ce qui va suivre, mais quelque chose me dit que Louis XIV etait un danseur parfait, et qu'au contraire la danse doit fort peu de chose a son predecesseur et a son successeur, dont vous ne m'avez pas souvent fait l'eloge. Moi .-Je vois que vous adopteriez volontiers une maxime chinoise qui dit "Qu'on peut juger " d'un souverain par I'etat de la danse durant son " regne." Il faut avouer cependant que Louis XV a laisse un nom estimable dans le menuet. Pour Louis XIII, sa cour fut sombre comme il l'etait lui-meme; et, comme les extremes se touchent, la tristesse ne fut interrompue que par la plus grossiere bouffonerie. Voicile titre d'un des ballets ou dansa Louis: XIII Le ballet de maitre Galimathias, pourle grand bal de la douairiere de Billebahaut et de son fanfan de Sotteville . Le duc de Nemours, qui etait l'ordonnateur de toutes ces belles choses, s'avisa de donner, en 1630, le ballet des Goutteux; et, ayant lui-meme la goutte, mais a un point qui l'empechait de remuer, il se fit apporter dans son fauteuil au milieu de la danse, dont il marquait la mesure avec son baton. Cependant il y avait alors un maitre a danser de quelque merite, celui d'Anne d'Autriche, qui s'appelait Boccane , et qui inventa la danse de son nom. Ce fut Louis XIII qui etablit des maitrises pour les maitres de ballet et joueurs de violon; mais cette institution nuisit plutot qu'elle ne servit a la danse. Un nomme Durand fut charge de la direction des ballets; c'etait un courtisan sans talent et sans gout, quin'eut d'autre merite que la faveur du cardinal de Richelieu. Ce cardinal, protecteur ardent, mais souvent peu eclaire, des arts; qui, tout en creant l'Academie, protegeait Mirame et persecutait le Cid , voulut aussi donner au grand ballet une physionomie plus serieuse: mais il ne fit que substituer aux plates bouffonneries du duc de Nemours, une affectation ampoulee. Jugez-en par le ballet de la Prosperite des armes de France . L'enflure parait des l'avertissement du programme. "Apres avoir recu tant de victoires du ciel, " dit-il, ce n'est pas assez de l'avoir remercie " dans les temples, il faut encore que le ressentiment " de nos coeurs eclate par des fetes publiques. " C'est ainsi qu'on celebre les grandes fetes: " une partie du jour s'emploie a louer Dieu, et " l'autre aux passe-tems honnetes. Cet hiver doit " etre une longue fete apres de longs travaux; " non-seulement le roi et son grand ministre, " qui ont tant veille et travaille pour l'agrandissement " de l'Etat, et tous ces vaillans guerriers " qui ont si valeureusement execute ses nobles " desseins, doivent prendre du repos et des " divertissemens; mais encore tout le peuple doit " se rejouir, qui, apres ces inquietudes dans l'attente " des grands succes, ressent un plaisir aussi " grand des avantages de son prince, que ceuxmemes " qui ontle plus contribue pour son service " et pour sa gloire." Tout le reste du programme repond a l'avertissement. Le premier acte se passe en enfer. L'Orgueil, l'Artifice, le Meurtre, la Tyrannie, le Desordre, l'Ambition, Pluton, avec quatre demons, Proserpine et les trois Parques, les Furies, un aigle, deux lions, Mars, Bellone, la Renommee, la Victoire et l'Hercule francais, paraissent et dansent tour-a-tour. Au deuxieme acre, on revient sur la terre. On voit d'abord les Alpes, Casal et un camp; des Fleuves italiens, francais et espagnols se battent, se fuient et se poursuivent les uns les autres. Tout a coup, la scene change; c'est Arras emportee par les Francais; les Flamands les recoivent, tenant a la main des pots de faro et de lambic 1 . Pallas celebre cette conquete. Au troisieme acte, nous sommes sur mer; voyez-vons les Sirenes, les Nereides, les Tritons, l'Amerique et tous ses peuples? voyezvous les vaisseaux francais et espagnols? Le combat s'engage; la victoire est com nous, et tout finit par une pompe triomphale. Le ciel s'ouvre au quatrieme acte; Venus, Mercure, Apollon, les Graces, l'Amour, Bacchus, Momus, dansent ensemble, sans oublier l'aigle et les lions du premier acte, qui reviennent pour se faire assommer par Hercule, si Jupiter ne s'y opposait. Le cinquieme acte nous ramene sur la terre. Nous y voyous les plaisirs, les jeux, l'abondance et la bonne chere; et au milieu de tout cela, un arlequin de ce tems, nomme Cardelin , fesant des exercices perilleux sur la corde et sur des rhinoceros assez apprivoises probablement pour le supporter. Au sixieme acte Sophie .-Ah! mon ami, j'espere qu'il n'y en a que cinq. Je suis etourdie de votre ballet; quel melange indigeste! quel fatras ridicule! que de gens sont etonnes de Se voir ensemble! Mais une representation pareille devait durer un siecle, et couter des sommes immenses? Moi .-Pour le tems, chere amie, il ne fait rien a l'affaire; quant a l'argent, on employa dans ce ballet les decorations et les habillemens de la tragedie de Mirame, representee, en 1639, et pour laquelle on avait depense plus de 900,000 liv. Au reste, quoi qu'en disent les historiens de la danse, les Anglais et les Italiens ne valaient pas mieux que nous alors; Vous pouvez avoir une idee des ballets italiens par celui des Montagnes dont je vous ai parle dans ma derniere lettre. En Angleterre, les danscurs etaient des-lors des Francais, comme ils l'ont toujours ete, et les programmes de leurs ballets intitules: Le Temple de l'Honneur, dont la Justice est etablie solennellement la pretresse; la Religion reunissant la Grande-Bretagne au reste de la terre , ne nous donnent pas une grande idee de leur talent, ni pour la composition ni pour l'execution; mais nous voici au regne de Louis XIV; samedi prochain nous parlerons du grand roi tout a notre aise. Peut-etre meme cette serieuse conversation n'a-t-elle deja que trop dure: ce ne sera pas aupres de vous cependant que je m'excuserai de l'avoir prolongee. Ici, comme a la repetition, vous vous faites un jeu de ce qui serait pour d'autres une fatigue, et tous les jours vous donnez un dementi aux mechans qui veulent que tout l'esprit d'un danseur soit dans ses jambes; sans doute, vous en avez beaucoup dans le coude-pied; mais il vous en reste encore assez dans la tete pour faire tourner celle de quelques gens qui ne se laissent pas prendre a un entrechat. Sophie .-Eh! mon vieil ami, est-ce aupres de John Bull que vous avez appris ces galanteries? Je veux vous prouver cependant que je merite vos eloges, en ne vous laissant pas aller que vous n'ayez epuise vos notes. J'y vois encore des choses que vous ne m'avez pas expliquees. Qu'est-ce ceci, Benserade, prince de Poix Et plus bas: annees 1641, 51, 61, 71, 81. Moi .-Benserade, mon amie, etait un poete de la cour de Louis XIV. Il tait en rondeau les Metamorphoses d'Ovide. On y trouve des vers assez singuliers; c'est lui, qui disait, en parlant du deluge: "Dieu lava bien la tete a son image." Quoi qu'il en soit, c'etait un homme d'esprit, et qui excellait dans la composition des ballets de ce tems. Le prince de Poix, qui avait fait quelques jolis vers, crut pouvoir lutter contre Benserade, parce qu'il etait prince, et que toute la cour lui annoncait d'avance un triomphe assura. Le 13 fevrier 1364, on joua le ballet des Amours deguises , de la composition du prince de Poix. Le roi et toute la cour y danserent; le ballet n'en parut pas meilleur, et l'on revint a Benserade. Alors, selon l'usage de la race irritable des auteurs, Benserade se moqua du prince, et le prince repondit aigrement a Benserade; c'est probablement a l'occasion de ce ballet que fut redigee la liste des danseurs de la cour de France, dont M. Despreaux possedait le manuscrit original, et qu'il a publiee sous ce titre: Etat des sujets de la danse employes aux fetes de la cour en 1664. On y retrouve les plus grands noms de la noblesse francaise; je ne m'etonne pas que plusieurs regrettent le terns passe; on n'y dansait pas bien, mais on y dansait beaucoup. Voyez, mon amie, les sujets de la danse d'alors; ce ne sont pas seulement les artistes de profession qu'on y trouve, comme Beauchamps, Moliere, Lully, etc.; c'est le roi, la reine, Monsieur, M me la comtesse de Soissons, M lle de Nemours, les dues de Sully et de Saint-Aignan, les marquis de Rassan, de Saucourt, de Genlis, les duchesses de Foix, de Sully, de Crequi, de Luynes, M me de Montespan, M lles es de Montansier, d'Elbeuf, d'Arquien, depuis reine de Pologne, de Brancas, de Caraman, de Sevigne, et unc foule d'autres. Sophie .-Je crois que M. Gardel, qui nous trouve deja si difficiles a gouverner, aurait eu bien uneautre peine avec un pareil corps de ballet. Je me le figure, lui qui nons fait trembler toutes, s'avancant le chapeau a la main, d'un air mielleux, et avec trois reverences, dire: Si Sa Majeste daignait battre un entrechat a six? M me la comtesse de Genlis voudrait-elle se dessiner un peu mieux? Oserais-je prier M lle de Caraman d'arrondir un peu le bras? Mais enfin l'ancien tems peut encore revenir. Moi .-Je ne le souhaiterais pas a notre noblesse; car si les talens de Benserade ont fait passer de si mauvais momeus au prince de Poix, une seule roturiere comme vous ferait donner au diable toutes les marquises et les comtesses. Vous savez d'ailleurs que le fameux Marcel, qui etait infiniment au-dessous de M. Gardel, sous tous les rapports, ne se genait gueres en pareil cas avec des ecolieres titrees. On pretend qu'il disait a l'une d'elles: "Madame, vous venez de faire la reverence " comme une servante." A une autre: "Madame, vous venez de vous presenter en " poissarde de la halle. Quittez, Madame, ce " maintien delabre; recommencez votre reverence; " n'oubliez jamais vos titres de noblesse, " et qu'ils Vous accompagnent dans vos moindres " actions." Voila l'effet de l'engagement du public sur le charlatanisme et la vanite. La plupart de ces messieurs sont de meme; temoin ce maitre de danse du duc d'Oxford, qui, apprenant qu'Elisabeth venait de nommer son eleve grand-chancelier, s'ecriait: "En verite, je ne sais quel " merite la reine peut trouver a ce Barlay; je l'ai " eu deux ans entre les mains, et je n'en ai jamais " pu rien faire." Sophie .-Vous voila bien irrite contre les danseurs. Au reste, je suis assez de votre avis; je n'aime pas que nous nous donnions dans la societe une ridicule importance. Je laisse volontiers a vos pantomimes romains l'honneur, assez dangereux, a ce qu'il parait, d'exciter des guerres civiles. J'aime a rester dans mon obscurite: tout le monde cependant ne pense pas comme moi. M lle Noblet, par exemple, est une excellente danseuse; mais faire un poeme a sa gloire, et intituler ce poeme l' Albionade , comme si on allait chanter toute l'Angleterre depuis la creation jusqu'au lord Wellington, c'est un pen trop fort. Moi .-Ah! chere Sophie, il y a de la jalousie dans votre fait. Sophie .-Non vraiment, mon ami, personne ne rend plus que moi justice au rare taient de M lle Noblet; je m'estimerais heureuse de pouvoir seulement en approcher; mais, si jamais roes admirateurs voulaient communiquer au public leurs sentimens pour moi, je les prierais de me faire respirer un encens un pen moins fort et moins epais que celui qu'on brule en son honneur dans la brochure que vous voyez sur ma Y toilette. Moi .-Le titre m'en parait bien long. Sophie .-Oh! ce n'est pas la le titre de l'ouvrage, mais les titres de l'auteur. Voyez un peu: " Auteur des tragedies de Darius, de la " Saint-Barthelemi, de la comedie du Medecin liberal, " ainsi que de plusieurs operas et productions " politiques, et d'un projet d'hygiene et de " statistique medicale et universelle, approuve par " l'academie de medecine de Paris; inventeur du " polydrame, espece de tragedie a grand " spectacle, d'un systeme d'application du telegraphe " a l'usage du commerce, ainsi que de nouveaux " ordres d'architecture, et d'une maniere inconnue " de batir les maisons et les villes; auteur " enfin de plusieurs ouvrages en prose sans " hiatus , en vers de seize et de quatorze syllabes, en " vers blancs, en vers de huit et de douze " syllables cadences, etc., etc., etc.," dix pages d'etc. Moi .-C'est vraiment la un homme universel. Boileau disait de son tems: "Soyez plutot macon, si c'est votre metier." mais aujourd'hui nous sommes tout a la fois macons, medecins, et poetes par-dessus le marche. Au fait, quels sont donc dans tous ces vers-la les eloges qui vous fachent si fort? Sophie .-Quels ils sont, mon ami? Eh, presque tous. Sivous me disiez avec emphase, lorsque j'aurais donne a quelques indigens une partie du produit d'une representation a benefice: "Honneur a ta grande ame, honneur au nom francais, Quand on l'illustre ainsi par de nobles bienfaits!" je supposerais que vous voulez vous moquer de moi; a plus forte raison, si, me comparant tout bonnement a Napoleen, vous me donniez modestement l'avantage en vous ecriant: "Ton joli bras, du moins, n'a pas verse de sang!" Et qu'enfin vous ajoutiez, pour m'achever, que "vous m'epargnez," que "je suis modeste," et que "un compliment m'offense". Si vous vous contentiez de dire que: "Meme en dormant, toujours avec grace je pose." comme le dit notre auteur de M lle Noblet, quoi que ce fut un pen indiscret, je ne ferais pourtant que vous gronder de votre fatuite; mais si, comme lui, vous assaisonniez tout cela de grossieres et iusultantes plaisanteries contre mes camarades, alors je me facherais tout de bon. Moi .-Que voulez-vous, chere amie, ce sont la les inconveniens attaches au merite. Pour moi, si jamais je chante vos louanges, ou si je fais la guerre aux envieux de votre taient, je tacherai, je vous le promets, de ne point, comme dit La-Fontaine, "Casser la tete a l'homme en ecrasant la mouche." Mais il me semble qu'il se fait tard; l'heure de la repetition approche; adieu. Allez faire part M. Gardel de vos reflexions a propos de danses royales, et a Mlle Noblet de votre avis sur ses adorateurs. ENTRETIEN II. Eh bien! chere Sophie, dis-je a ma jeune eleve en l'abordant, nous voici au regne d'un roi que vous aimerez sans doute autant qu'Henri IV. Il s'appelle le Grand comme lui; il fut le meilleur danseur, et en outre le plus bel homme et le plus galant de sa cour. Ajoutez a cela qu'il a cree l'opera. Sophie .-Oh! pour cette derniere oeuvre, je l'en tiens quitte; ce n'est pas la son plus grand titre a mon estime. Avouez, tout Gluckiste que vous etes, que rien n'est ennuyeux par fois comme l'opera. Ce nom seul ne vous fait-il pas fremir? Moi .-Par fois, je n'en disconviens pas; mais on a eu tort de lier inseparablement ensemble comme l'a fait depuis La Bruyere, l'idee d'ennui et celle d'opera. L'opera gagne a etre connu; souffrez donc que nous nous y arretions un peu, que je vous parle de Quinault et meme de Lamothe. Sophie . -Allons donc! ne pourriez-vous pas vous dispenser de parler de l'opera, comme on se dispense d'y aller; il y a tant de gens qui n'arrivent que pour le ballet. Moi .-Oui, comme cet abbe qui ne trouvait que deux defauts a l'opera, savoir: que les ballets n'etaient pas assez longs, et les jupes des danseuses pas assez Sophie .-Je connais votre impertinente anecdote; il est vrai que depuis on s'est peut-etre un peu trop corrige de ces deux defauts-la; mais avouez que, pour le premier chef au moins, on avait bien raison. Ainsi, voyons, faites comme tout le monde. Moi .-Impossible, chere amie; c'est aujourd'hui comme dans les grandes representations, ou la peur de ne plus trouver de place vous oblige a arriver a la premiere piece. Il faut retarder vos jouissances, et vous etes condamne a entendre pendant deux mortelles heures la delicieuse melodie des Gluck et des Piccini. Que faire? Tout plaisir s'achete; ainsi, commencons notre opera, et allons tout droit sans digressions et sans episodes. Sophie .-Pour cela, je ne vous en reponds pas; et d'abord, me croyez-vous assez peu de curiosite pour oublier vos 41, 51, 61, etc., que vous deviez m'expliquer samedi dernier. Il faut commencer, s'il vous plait, par me rendre compte de ces nombres mystiques. Moi .-Bien de moins mystique, chere amie, que ces nombres-la, quoiqu'au fait un danseur superstitieux pourrait bien attacher quelqu'idee de bonheur a la finale un . Le hasard a voulu que les premieres annees de chacune de ces dixaines aient ete, pour la danse, des epoques remarquables. En fevrier 1641, fut joue le ballet de la Prosperite des armes de la France , dont je vous ai parle, et qui, tout mauvais qu'il fut, eut du moins l'avantage de mettre un terme aux plates boufonneries du duc de Nemours. En 1651, au meme mois, Louis XIV, age de treize ans, dansa pour la premiere fois en public dans le ballet de Cassandre . Je vous ai deja decrit tant de fetes que je ne m'arreterai pas davantage sur celles qui embellirent la cour de ce prince. Vous pouvez les trouver partout, et entr'autres dans les anciennes editions de Moliere et de Quinault, dont les talens en firent le principal merite. Tous les intermedes ou entremets, comme on les appelait autrefois, des pieces de Moliere, du Bourgeois gentilhomme , des Facheux, de Pourceaugnac , des pastorales heroiques et comiques, sont des entrees parfaitement semblables a celles qui composaient un grand ballet du tems. La tragi-comedie de Psyche , pour laquelle Moliere, Corneille et Quinault reunirent leurs talens, et qui, si l'on en excepte quelques scenes admirables, n'en vaut pas mieux pour cela, est coupee a chaque acte par des intermedes de cette espece. Sophie .-Je me la rappelle parfaitement; je sais meme que quelques-uns de ces intermedes m'ont paru un pen singuliers. Vous souvenez-vous par exemple, du premier? Moliere l'intitule: "Femmes desolees, hommes affliges, chantans " et dansans." Cette opposition m'a toujours fait rire. Moi .-Et en effet, elle est assez plaisante; mais il en etait souvent de meme; vous la trouverez dans bien des pieces de Quinault. On cherchait a rattacher, tant bien que mal, les intermedes a l'action principale, quoiqu'ils s'en distinguassent assez d'ailleurs; car on y chantait, tandis que les actes se declamaient; et quelquefois, comme dans celui que vous venez de citer, on y employait une autre langue que dans le reste de la piece; mais on etait habitue a ces bizarreries, et elles n'etonnaient personne. Au reste, Louis ne pas dans les intermedes de Psyche; il ne dansa en public que jusqu'a l'age de trente ans; le dernier ballet qu'il executa fut celui de Flore, donne en 1669. Il avait ete, dit-on, frappe de ces vers de Racine dans Britannicus: "Pour toute ambition, pour vertu singuliere, Il excelle a conduire un char dans la carriere, A disputer des prix indignes de ses mains, A se donner lui-meme en spectacle aux Romains, A venir prodiguer sa voix sur un theatre " Mais je doute de la verite de l'anecdote. Racine, qui mourut du chagrin d'avoir ete disgracie, etait trop courtisan pour donner des avis a Louis XIV; e t Louis, qui exila l'auteur de Telemaque, trop tier pourles suivre. Son age plus mur, son caractere, devenu plus grave avec l'age, et les soins du gouvernement, plus multiplies depuis la mort de Mazarin, furcut sans doute les seules raisons qui le determinerent a renoncer a la danse. Sophie .-C'etait sans doute a Versailles ou a Saint-Germain que Louis XIV donnait ses fetes; j'imagine que la cour dansait rarement a Paris. Moi .-Pardonnez-moi, Mademoiselle, on representait souvent des ballets aux Tuileries, sur un theatre remarquable par les sculptures et les tableaux qu'il contenait. Ce theatre subsista jusqu'en 1793. On l'abattit alors pour construire une salle ou s'assembla la Convention nationale; it devait etre fort vaste, car la partie seule destinee aux spectateurs a suffi, pendant plusieurs annees, a la Comedie francaise; l'autre partie servit six ans de suite aux representations de l'Opera. Sophie .-Comment! nous avons ete aux Tuileries; j'avoue que je ne soupconnais pas tant d'honneur; j'avais bien entendu dire que l'opera n'avait pas toujours occupe la salle de la rue de Richelieu, sans me douter qu'il fut entre dans le Carrousel Mais dites-moi donc, par quel hasard nous sommes-nous trouves aux Tuileries? Moi .-Oh ! ce n'est pas la votre seul changement de domicile. L'opera est comme les danseurs, il ne garde pas long-tems la meme place. Son histoire au reste n'est pas etrangere a celle de la danse. Comme il n'est point d'endroit au monde ou l'on danse mieux qu'a l'opera de Paris, comme l'opera de Paris est la terre natale de tous les heros de la danse, et qu'elle s'est repandue de la dans toute l'Europe, l'edifice meme devient precieux aux yeux d'un amateur, et acquiert tout l'interet qui s'attache a la patrie d'un art. Vous avez peutetre vu dans la rue Mazarine, vis-a-vis la rue Guenegaud, les debris d'un theatre, qui luimeme avait succede un jeu de paume? Toutes les fois que vous passerez par la, Sophie, faites la reverence; c'est un hommage que la reconnaissance vous impose. C'est la votre berceau; c'est la que fut plante; en 1669, cet arbre dont les branches se sont etendues jusqu'a Petersbourg et Rio-Janeiro. Mais les commencemens, ont ete penibles. Avant d'atteindre cette hauteur ou il est maintenant place, il eut a lutter presque pendant un siecle contre des obstacles et des difficultes de toute espece. Souvent meme il fut pres de sa ruine. " Tant dut couter de peine Ce long enfantement de la grandeur romaine!" En 1669, l'abbe Perrin, introducteur des ambassadeurs aupres de Gaston, duc d'Orleans, ayant obtenu du roi un privilege exclusif, s'associa le marquis de Sourdac pour les machines, et Cambert pour la musique. Un certain Champeron avanca les fonds, et le 28 mars 1671, parut sur le theatre de la rue Mazarine, Pomone , pastorale en cinq actes, paroles de Perrin, musique de Cambert, et danse de Beauchamps. Tout cela etait pitoyable, ce qui n'empecha pas la foule de s'y porter pendant huit mois, si bien qu'au bout de ce tems, Perrin retire 30,000 liv. pour sa part; mais nos chasseurs, qui avaient ete d'accord pour poursuivre la proie, se diviserent quand il s'agit de la pactager. Lully profita de ces divisions, expulsa Perrin et consorts, et quitta la rue Guenegaud. Un autre jeu de paume Sophie .-Pardon, si je vous interromps, mon eher maitre; mais il me semble que les jeux de paume tiennent une grande place dans l'histoire de l'opera. Moi .-Certainement, mon amie, et dans d'autres histoires aussi. Une jeune personne de votre nom a ete immortalisee par l'amour d'un homme qui alluma dans un jeu de paume un terrible incendie politique, je vous assure. Le chapitre des jeux de paume dans l'Histoire de France ne serait pas sans interet sous une plume habile. Le jeu ou Lully s'etablit etait celui du Bel air , situe rue de Vaugirard pres le Luxembourg. Il s'etait associe Quinault pour les poemes, et pour les machines Vigarani, un des hommes les plus habiles de l'Europe en ce genre. On y representa les Fetes de Bacchus et de l'Amour , ou dansa ce noble corps dont je vous parlais samedi dernier. Moliere etant mort l'annee suivante, la salle du Palais-Royal, qu'il occupait, fut donnee a Lully. Voile donc l'opera transporte de la rue de Vaugirard dans la rue Saint-Honore; mais cette fois le bail fut plus long, car il y resta depuis le mois de juillet 1673 jusqu'en l'annee 1763, ou un incendie terrible consuma la salle. Ce malheur n'en fut pas un pour l'opera; la salle du Palais-Royal, gothique, obscure, batie dans un siecle ou l'on n'avait aucune experience de l'architecture theatrale, n'etait nullement propre a la magnificence de machines et de decorations que cornportent les drames lyriques et les ballets. Ce fut apres cet incendie que 'opera occupa la salle des Tuileries; on y joua Castor et Pollux en janvier 1764. Cependant on s'occupait de l'etablissement d'une nouvelle salle; l'architecte Moreau en batit une aux frais de la ville sur un terrain du Palais-Royal donne par le duc d'Orleans. Elle etait beaucoup plus vaste et plus riche que la premiere; mais, comme elle fut consumee en 1781, on ne se decouragea point; la population de Paris ne pouvait plus se passer d'un Opera, Lenoir, lieutenant de police, fit batir, en soixante-quinze jours, la belle salle qu'on nomme aujourd'hui le theatre de la Porte-Saint-Martin. Elle servit aux representations jusqu'en 1794, ou le Gouvernement s' empara de celle que la demoiselle Montansier avait fait construire rue de Richelieu. L'Opera y prit alors le nom de Theatre de la Republique et des Arts; mais quelques annees apres, Napoleon lui rendit son nom d' Academie de musique, en y substituant, comme de raison, l'epithete d' imperiale a celle de royale , qu'il a reprise depuis par suite des vicissitudes humaines. Du theatre Richelieu, vous futes, a l'occasion de l'assassinat du duc de Berry, transfere provisoirement, comme vous savez, au theatre Favart, et provisoirement encore dans la rue Le Pelletier, sur lesquelles translations je m'abstiens provisoirement de faire aucune remarque, et pour cause. Sophie .-Voila toujours comme vous etes; s'agit-il de quelqu'evenement passe il y a quatre ou cinq cents ans, et dont je ne me soucie gueres; vous me faites des commentaires a perte de vue. Faut-il me donner votre avis sur quelque anecdote toute fraiche, et qui m'interesse, vous ne dites mot. Je vous ai ecrit en Angleterre, et sur la rue de Richelieu, et sur la rue Favart, et sur le nouvel Opera, vous n'avez rien repondu. Moi .-Vous savez, chere Sophie, qu'aujourd'hui, plus que jamais, trop parler nuit. J'en ai vu tant d'exemples! je connais entr'autres un honnete vigneron, grand amateur de danse comme moi, qui, s'etant avise de reclamer pour quelques paysans la permission de danser le dimanche, fut envoye danser en prison ( 1 ). De telles lecons, donnees a propos de tems en tems, forment le coeur et l'esprit des jeunes gens, d'une facon toute particuliere, et les corrigent singulierement de la manic des reflexions indiscretes. Restons donc encore a la cour de Louis XIV; nous pouvons parler librement de l'annee 1661, dire meme un pen insolemment notre facon de penser, sans crainte d'irriter la classe des danseurs qui pirouettaient a cette epoque. Cette annee 1661 est fameuse par la representation de la Toison d'or, tragedie, ou plutot opera, e Corneille, ou les machines inventees par le marquis e Sourdac, et les danses, se me1erent pour la premiere fois a la musique et a la posesie. Elle l'est encore plus par la fondation e l'Acamdemie e danse, dont les membres jouissaient de tous les droits d'officier e la maison du roi; il n'y avait alors en France d'autre Academie que l'Academie francise. La votre est la seconde en date; j'ai trouve les considerants es lettres-patentes portent creation de l'Acadeemie de anse, assez curienx pour les transcrire; voici comment le roi s'y exprime: "Bien que l'art de la danse ait toujours ete " reconnu l'un des plus honnetes et es plus necessaures " a former le corps, et lui donner les " premieres et les pins naturelles dispositions a " toutes sortes d'exercices, et entr'autres a ceux " des armes, et par consequent l'un des plus " utiles a notre noblesse et autres qui ont l'honneur " de nous approcher, non-seulement en tems " de guerre, dans nos armees, mais encore en " tems de paix, dans les divertissemens de nos " ballets; neanmoins il s'est, pendant le desordre " et la confusion es dernieres guerres, introduit " dans ledit art, comme ans tous les autres, un " grand nombre d'abus capables e les porter a " leur ruine irreparable Beaucoup d'ignorans " ont tache de la defigurer et e la corrompre en " la personne de la plus grande partie es gens " de qualite; ce qui fait que nous en voyons peu " dans notre cour et suite, capables et en etat " d'entrer dans nos ballets, quelque dessein que " nous cussions de les y appeler. A quoi etant necessaire" de pourvoir, et desirant retablir ledit " art dans sa perfection, etl'augmenter autant que " faire se pourra, nous avons juge a propos d'etablir " dans notre bonne ville de Paris une Academie " royale e danse, composee des treize des " plus experimentes dudit art, savoir: MM. Galant du Desert, maitre a danser de la reine. Prevot, maitre a danser du roi. Jean Renaud, maitre a danser de Monsieur. Guillaume Raynal, maitre a danser du Dauphin. Guillaume Gueru. Hilaire d'Olivet. Bernard de Manthe. Jean Raynal. Nicolas de Lorges. Guillaume Renaud. Jean Picquet. Florent Galant du Desert. Jean de Grygny." Sophie .-Voile donc les noms des peres de la danse! Mais savez-vous que Louis XIV etait un homme admirable; je serais d'avis que chaque danseur, a son debut, fut oblige de prononcer publiquement l'eloge de ce prince. Moi .-Comme autrefois, chaque academicien, a sa reception, fesait celui de Richelieu, n'est-ce pas? Mais vous oubliez, chere amie, que les parlent jamais danseurs, meme academiciens, ne aussi bien avec leur langue qu'avec leurs pieds. Aussi votre Academie,la plus semillante de toutes, comme dit Noverre, sauta legerement sur ce glorieux titre. On n'y connaissait ni memoires, ni discours, ni complimens, ni eloges. Les receptions memes ne se fesaient point dans les salles du Louvre qui lui etaient destinees. L 'epee de bols, mauvais cabaret, etait le lieu favori ou se reunissaient les candidats. La mort enlevait-elle un membre de cette illustre Academie, on s'assemblait, on dinait bien, et l'on buvait gaiment au grand voyage du defunt. Sophie .-Tout cela est charmant, et pouvait etre tres-gai, mais si j'osais, chetive ecoliere, me permettre de gronder nos maitres, je leur temoignerais combien je suis etonnee de voir que leur Academie n'ait jamais cherche, comme cela semblait etre le but de son institution, a nous laisser quelqu' ouvrage, quelque monument qui perpetuat les bonnes traditions en danse, et assuret, jusqu'a un certain point, l'existence des compositions de nos predecesseurs. Car, autant que je puis voir, elles ne se conservent que par oui-dire; nous sommes obliges de croire sur parole ceux qui nous en parlent, et rien ne nous est parvenu qui puisse nous permettre de juger avec connaisnance de cause. Moi .-On ne concoit pas en effet que l'Academie n'ait rien publie qui ait pu justifier aux yeux du public l'utilite de son institution; quelques-uns de ses membres, cependant, avaient eu le dessein d'avoir de s especes de memoires a l' exemple des autres socetes de litterateurset d' artistes. Noverre proposait un plan qui n'a jamais ete mis a execution, et qui eat fait, au moins jusqu'aun certain point, passer a la posterite le merite des maitres de ballet et des dauseurs habiles, qui ne laissent jamais, apres qu'ils ont abandonne le theatre, qu'un souvenir confus des talens qui faisaient l'admiration de leur siecle. Il eut desire qu'un academicien choregraphe eut ete charge du soin de tracer le chemin que parcouraient les danseurs sur la scene, et de dessiner les pas. Celui de la compagnie dont le style eut ete le plus remarquable, eut explique toutce que le plan geometrique ne pouvait presenter distinctement, eut analyse les pas, leurs enchainemens successifs, les positions du corps; les attitudes, la pantomime, le jeu muet, etc. Enfin, quelque bon dessinateur, quelque graveur habile, eut fixe sur le papier et sur le cuivre les principaux groupes et les situations vraiment interessantes des meilleurs ballets. Ce plan me semble mile et bien concu. Sophie .-Ne tronvez-vous pas qu'au moins la derniere idee de Noverre vient d'etre executee en partie par M. Blasis, a la fin de son ouvrage sur la danse, que je vous montrais samedi dernier? On y voit dessines les positions, les pas et quelques groupes de ballets. Moi .-Sans doute, et j'approuve beaucoup sa methode d'indiquer aux eleves les principales positions et la vraie maniere de se dessiner dans les diverses attitudes, par des lignes droites auxquelles il donne, ainsi qu'a leurs combinaisons respectives, les denominations adoptees par les geometres, de perpendiculaires, horizontales, obliques, etc.; car d'ailleurs les dessins de groupes qu'il a donnes, outre qu'ils sont en trop petit nombre, ne sont pas parfaitement executes. Quoi qu'il en soit, l'intention est bonne, et en appliquant ce travail aux compositions de nos grands maitres, il rentrerait a peu pres dans le plan de Noverre; mais il ne faudrait pas oublier l'explication developpee par ecrit, et le dessin chor[e]graphique des chemius et des pas. Sophie .-Mais qu'appelez-vous dessin choreegraphique? Y a-t-il, pour mettre sous les yeux un pas quelconque, un autre moyen que de repr[e]senter le danseur dans la position exacte u il se trouve en executant ce pas? Moi .-Je doute qu'il put y en avoir, aujourd'hui que la danse s'est si prodigieusement compliquee; mais on en a tente, et il s'est forme une sorte d'art, nomme choreraphie , avec lequel on ecrivait la danse a l'aide de differens signes, comme on ecrit la musique. Les Egyptiens avaient, dit-on, invente des caracteres hieroglyphiques pour representer la danse. Les Romains avaient decouvert une methode dont je vous ai parle dans mes lettres, pour peindre le geste et l'espece de danse nomme saltation . Les modernes perdirent cet art; mais, en 1588, il fut retrouve, au moins a ce que pretend Furetiere, dans son Dictictionnaire historique, par un nomme Thoinet Arbeau, que quelques-uns disent avoir ete chanoine a Langres, et quiy fit imprimer un Traite qu'il intitula Orchesographie . Je ne sais sice livre existe encore quelque part; je n'ai jamais pu me le procurer. D' autres assurent que la choregraphic nous est venue de Hollande. Quoi qu'il en soit, Beauchamps, danseur sous Louis XIV, lui donna une nouvelle forme, et en fut declare l'inventeur par arret du parlement. Le seul traite de choregraphie que j'aie lu, a ete compose par MM. Feuillet et Desaix, maitres de danse, et grave a Paris en 1709 et 1713. Le hasard me fit tomber un jour ce volume sous la main; quand je l'ouvris, je le pris pour le grimoire de quelque livre de magie. D'une cinquantaine de danses qui s'y trouvent gravees, j'en ai detache seulement deux, et les ai mises dans mes notes, pour vous les montrer, si l'occasion s'en presentait; les voici 1 ; l'une est une danse de Pecourt, qu'on nomme la Conty , et l'autre un couplet des Folies d'Espagne , avec un accompagnement de castagnettes. Sophie .-Ah, mon Dieu! qu'est-ce que c'est que toutes ces lignes les unes dans les autres; ces ronds, ces points, ces petites barres? Moi .-Jeserais fort embarrasse de vous expliquer le tout bien precisement; je tacherai cependaut, tant bien que mal, de vous en donner une idee. Prenons la Conty , qui est la plus simple; cette page represente la salle de danse elle-meme. L'air note tient,pour ainsi dire, la place de l'orchestre. Dans le fond de la salle, sont la danseuse, sous la figure de deux demi-cercles, et le danseur, indique par un seul que vous voyez en-bas de la page. Ces demi-cercles sont coupes par une petite ligne horizontale qui marque de quel cote est tourne le visage de la personne. Ici, par exemple, les deux acteurs regardent l'orchestre. Les grandes lignes perpendiculaires ou courbes qui parcourent toute la page, tracent le chemin que doivent parcourir dans la salle le danseur et la danseuse: ce chemin est coupe par autant de petites lignes qu'il y a de mesures dans l'air. Les pieds des deux personnages doivent se trouver, en commencant, a la quatrieme position; c'est ce que designent ces petits cercles places Sur le chemin; ils represententles talons, et le bout de la ligne qui est jointe, la pointe du pied. Dansla danse qui nous occupe, la mesure est a 6/4; mais, comme vous voyez, la premiere mesure est incomplete; et, pour faire entendre que l'on ne doit entrer en danse qu'avec la seconde; on indique pres du chemin, par un soupir, le terns, et par une petite ligne oblique, la mesure,pendant lesquels on ne danse point. Si la ligne oblique traversait entierement le chemin, il faudrait rester une mesure entiere sans danser. Viennent ensuite les pas; leur figure est exprimee par ces lignes diverses qui coupent le therein. Ils commencent au point noir, et finisent par une petite ligne, qui forme avec eux un angle plus ou moins aigu, et qui marque en meme rems, par sa position, comment le pied droit est place en terminant le pas. Quand les deux pieds doivent agir en meme terns, ou que deux ou trois pas sont tellement lies ensemble qu'ils paraissent n'en former qu'un, ces pas sont alors reunis par une ligne courbe. Sophie .-J' entends tros-bien. Maintenant, que signifient toutescespetiteslignes droites, obliques, circulaires qui semblent se detacher du pas? Moi .-Elles signifient que, tout en executant les pas, vous devez plier, glisser, sauter, elever le talon ou la pointe du pied, faire un demi-tour, un quart de tour a droite ou a gauche, etc. Ainsi l'on indiquait par des figures particulieres, nonseulament toutes les especes de pas dont on se servait alors; les droits, les ouverts, les ronds, les tortilles, les battus, les croises, les emboites, les coupes, les jetes, les chasses et tant d'autres, mais aussi tous les mouvemens de la jambe, du genou, du pied qui devaient accompagner ces pas; les grands et les petits ronds de jambe, les sants, les cabrioles, les pirouettes memes, et les entrechats, quand ily en avait, ce qui etait extremement rare. Sophie .- Fort bien; mais la danse ne comprend pas seulement l'action des pieds, elle s'occupe encore de celle des bras. La laissait-on au goat du danseur, ou l'exprimait-on par quelqu'autre signe? Moi .-On I'ecrivait comme celle des pieds; on ecrivait les mouvemens du poignet, ceux du coude et ceux du bras; comme vous le voyez dans le couplet des Folies d'Espagne, outous ces mouvemens sont traces a droite et a gauche du chemin. Ce couplet a meme quelque chose de plus singulier; on y a marque, par des notes placees au-dessous de l'air, le battu et le roule des castagnettes, que cette danse exige. Je voudrais vous expliquer ces signes des bras; mais, outre que mon explication pourrait bien n'etre pas fort lucide, il y en aurait pour une journee entiere. Sophie .-Mais en effet, il me semble qu'il fallait des annees pour apprendre cettelangue-la, et que meme le plus expert devait passer trois ou quatre beures a dechiffrer vingt mesures, qu'un eleve ordinaire saisirait aussitot si on les executait deux ou trois fois sous ses yeux. Moi .-C'est ce dont on s'apercut bientot; je me rappelle qu'un certain M. Guillemain, maitre de danse, auteur d'une Choregraphie ou Art de decrire la danse , dediee a M lle Crillon, se plaint dans son livre que deja de son terns l'on avait 13 abandonne l'ancienne choregraphie. On y a substitue, dit-il une choregraphie batarde, ou il n'y a ni bras ni jambes, ou l'on se contente d'indiquer le dessin de quelques pots-pourris ou contredanses figurees. Depuis M. Guillemain, le real a si bien empire, que l'on a meme renonce a cette choregraphie batarde. Noverre, qui etait un juge competent dans ces matieres, dit qu'il avait bien su la choregraphie; qu'ensuite il l'a oubliee entierement, et que jamais il n'a eu occasioninde se feliciter de l'avoir apprise, ni de se repentir de l'avoir oubliee. L'Encyclopedie donne une autre choregraphic trouvee dans les manuscrits d'un sieur Favier; l'idee premiere est a pen pres la meme que celle de Feuillet; mais, pour decider quelle est la meilleure dans les details et l'execution Eh bien! mon amie, qu'avez-vous donc a rire? Rien n'est aimable, sans doute, comme le sourire d'une jolie femme; mais je ne vois pas que MM. Guillemain Ou Feuillet soient des personnages fort plaisans. Sophie .- Je ris d'une pensee qui me vient a l'esprit. Moi .-Et peut-on cherchef, sans indiscretion a connaitre cette pensee? Sophie .-Je me rappelle que vous me disiez si fermement en entrant ici, que vous alliez me parler malgre moi de Quinault et de Lamotte, sans episode ni digression, et au fait, voila notre heure ecoulee, sans que vous m'en ayez dit un mot. Moi .- Tres-bien, Mademoiselle; sans doute vous pouvez rire, mais venezme repeter ensuite, comme vous le faites si souvent, que je devrais donner au public les lettres que je vous ai ecrites sur la danse, et meme nos conversations! Et de quel front voulez-vous que je lui presente des conversations decousues, sans suite ni liaison; ou l'on ne va jamais au fait, ou l'on ne dit pas un mot de ce qu'on a promis de dire, et que vous vous plaisiez vous-meme a bouleverser? Croyezvous que mon lecteur, quand il s'ennuiera, pourra se donner, comme vous, la distraction de fouiller dans des notes, de faire sa toilette, ou d'essayer un pas devant une glace? Sophie .-Et qui l'en empechera? Moi .-Oh! si rien ne l'en empeche, j'en vois d'ici plusieurs qui prendront la pate d'amande ou l'eau de Cologne, quand ils seront arrives a notre conversation d'aujourd'hui; il serait fort possible qu'elle ne les amusat guere. Sophie .-Et meme qu'elle les ennuyat beaucoup, car nous avons ete bien serieux. Moi .-S'il est ainsi, permettez-moi au moins, en finissant, de me reconcilier avec eux par quelques petits mots sur Quinault; je ferai tous roes efforts pour etre plaisant. Sophie .-Impossible, cher maitre, il est trop tard aujourd'hui; il faut garder vos plaisanteries, et les aiguiser jusqu'a samedi prochain. Moi .-Eh bien! cruelle, puissent retomber sur vous toutes les maledictions que me donnera le plus ennuye de mes lecteurs! "C'est ainsi qu'en partant je vous fais mes adieux." ENTRETIEN III. Cette fois Sophie n'etait pas seule; deux personnages, ages d'environ soixante ans, causaient avec elle. Une mise elegante jusqu'a l'affectation, un pantalon que Potier lui-meme n'aurait pas refuse; un bas de soie fin, un escarpin qui couvtait a peine l'orteil; les pieds parfaitement en-dehors; et sur la physionomie, une expression de sourire habituel qui semblair fixee la comme par la main d'un peintre, pour y rester tant que la figure subsisterait, tout m'apprit en un instant que j'avais l'honneur de saluer deux danseurs. Messieurs, leur dit Sophie, je prends la liberte de vous presenter un expert dans notre art. Monsieur est mon maitre, et c'est a ses conseils que je dois le peu de taient que vous avez bien voulu quelquefois remarquer en moi. Mon air lourd, roes grosses bottes et mrs lunettes dementaient tellement l'espiegle, que ces Messieurs ne purent s'empecher de jeter sur moi ce regard de doute desobligeant que Chicaneau jette sur l'Intime, lorsqu'il lui dit: "Mais je ne sais pourquoi, plus je vous envisage, Et moins je me remets, Monsieur, votre visage; Je connais force huissiers. " 13 * Je les tirai bientot d'embarras. Sophie, ' leur dis-je, en in'appelant son maitre de danse, donnait un nom beaucoup trop honorable a quelques apercus que je lui avais communiques sur la pantomine. Un compliment en exige un autre. Ces Messieurs voulurent aussi etre mes eleves, et m'entendre deevelopper roes idees sur leur art. Je parlai, ils rephquerent; nous ne fumes pas toujours d'accord, comme on peut le penser; nous nous revimes plusieurs fois; on disputa, on plaisanta; de toutes ces conversations, laissant de cote ce qui n'interesserait guere le lecteur, ou sortirait de mon sujet, j'ai extrait ce dialogue-ciet les trois suivans. Je n'ai su que par la suite le nom de mes interlocutem's; mais je leur conserverai celui que je leur pretai d'abord dans mon esprit, et qui rend assez bien l'idee que leurs discours me donnaient de leur caractere. L'un se nommera Heraclite , homme de sens, profond dans la theoric comme dans la pratique de son art, mais un peu lourd et diffus; mediocrement prevenu d'ailleurs en faveur de son siecle, et paraissant frondeur par temperament J' appellerai l'autre Democrite , fou de la danse actuelle, sautillant, fredonnant, pirouettant, riant aux eclats, parce qu'il avait encore toutes ses dents, etaient passablement blanches, et qu'il qu'elles etait bien aisc qu'on le sut; ne prononcant pas les r , comme Aleibiade, qui etait un fort joli garcon, et comme un fameux chanteur de notre siecle, qui n'avait de commun avec Alcibiade que le grasseyement. Sophie commence ex abrupto . Sophie .-Eh bien! maitre, nous etions, ce me semble, samedi dernier a l'opera, et vous vouliez me parler de Quinault. Democrite .-Quinault, chere enfant! j'ai vusouvent son nom sur l'affiche, un feseur de paroles d'opera; il signor poeta de la troupe, n'est-ce pas? La raison dit Vestris, et la rime Quinault. Je ne sais ou j'ai Iu cela, mais j'en ai conclu quc notre art ne lui doit pas grand'chose, et qu'il ne devait pas etre un fort bon danseur. Heraclite .-Toi, tu ferais mieux de te taire, quand il s'agit de litterature. Tu danses bien, ou, pour mieux dire, tu as bien danse; restes-en la. Ici pourtant tu as raison, quant au fond. Quinault, loin d'avoir bien merite de la danse, me semble la cause de l'etat stationnaire ou elle est si long-tems restee. Je ne vois pas dans ses operas l'ombre d'un ballet d'action. On y danse fort peu, si ce n'est quelques divertissemens ca et la, dont la plupart meme ont ete ajontes long-tems apres lui. Sophie .- Prenez garde, Monsieur; vous attaquez un des favoris de notre maitre, il aime singulierement Quinault, et il allait dernierement m'en faire un pompeux eloge, n'eut ete qu'il n'a pas trouve le terns d'en dire un mot. Moi .-Vous etes bien railleuse aujourd'hui, ma belle amie, mais vous y serez attrapee; et si je n'ai pu parler de Quinault samedi dernier, cette fois-ci je prends la balle au bond, et vous ne l'echapperez pas. Sans doute Quinault est un des hommes habiles qui ont illustre le siecle de Louis XIV. Il a tous les caratteres du genie; d'abord il a cree un genre; car l'opera n'est ni la tragedie grecque, ni la francaise, ni l'anglaise: le nom meme de tragedie lyrique, qu'il lui donna, n'est pas juste, et a egare les critiques; l'opera et la comeest un genre a part comme la tragedie die; ensuite le genre qu'il a cree est vaste et fecond; car son idee fut de reunir, dans un spectacle brillant et bien ordonne, tous les arts capables de toucher le coeur, et d'enchanter l'imagination et les yeux; la poesie, la musique, la danse, la peinture; enfin, le genre qu'il a cree, il l'a perfectionne, ou du moins, aucun de ses successcurs n'a ete plus loin que lui. Il devina, par un instinct de genie, ce que les autres, et surtout Metastase, n'ont pas compris, c'est que le veritable domaine de l'opera est la feerie, la mythologie, l'ideal, et non pas l'histoire, le positif et la realite. Quant au feseur de paroles, comme yous l'appelez, nul poete, si l'on excepte Racine, n'a mieux conpe et dispose le vers lyrique pour le chant; j'avoue qu'on trouve chez lui de la fadeur et du manvais gout: et bien des passages qui rappellent le mot de Figaro: "Ce qui ne vant pas la peine d'etre dit, on le chante;" mais il y a des morceaux pleins de verve, et presque partout une donceur exquise qu'on chercherait vainement ailleurs. Boileau lui fit, dans son siecle, une fort manvaise reputation; mais lorsqu'il parle "De torts ces lieux communs de morale lubrique, Que Lully rechauffa des sons de sa musique;" il se trompe doublement, et je me rappelle des vers ou Laharpe se montre bien meilleur critique et comme poete et comme musicien: "Boileau crut que Lully, qu'on a tant surpasse, Faisait valoir Quinault, qu'ou n'a point efface; Il fallait que le terns vengeat l'auteur d'Armide; Ce juge du talent en sa faveur decide, Chaque jour a sa gloire il parail ajouter. Aux depens du poete on n'entend plus vanter Ces accords languissans, cette faible harmonie Que rechauffa Quinault du felt de son genie." Heraclite .-Ce n'est pas sous le rapport de la poesie que je vous disputerai le merite de Quinault, ce n'est pas la mon affaire; mais je persisterai a soutenir que la danse ne lui doit rien du tout. Je serais plutot de l'avis de Noverre, que j'ai beaucoup connu, et que je suis tier d'avoir eu pour maitre; en tout ce qui regardait la danse d'opera, il preferait Lamotte a Quinault: il pensuit que le ballet-opera , genre nouveau, cree par Lamotte, en 1697, pretait beaucoup plus a la danse que tout ce qu'avait fait l'auteur d'Armide. Moi .- Vous m'excuserez de ne point partager la-dessus l'avis de votre maitre.Lamotte, l'homme le plus anti-poetique qui ait jamais ecrit en vers, ne saisit le genre de Quinault que pour le gater; et d'abord, ne croyez pas que le ballet-opera soit un genre nouveau; c'est tout bonnement le genre de Quinault, qui retrograde. Quinault avait mis dans l'opera l'unite d'action; Lamotte fit reculer l'opera, en creant un spectacle de chant et de danse, forme de plusieurs actions, toutes independantes, et n'ayant entr'elles d'autres liaisons qu'un rapport vague et indetermine. Sans doute, on y dansait; mais cette danse doit etre consideree plulot comme le retablissement du grand ballet que comme la creation du ballet moderne. Aussi fit-on justice de la musique et des paroles. "On voit sur tous les quais les notes innocentes Des Noces de Thetis et des Indes galantes ." Il en fut de meme des Elemens , des Amours des Dieux , de l' Europe galante, d'Isse , du Carnaval et la Folie , etc. Je sais bien que dans ces sortes d'ouvrages, c'est la danse qui est l'objet principal; mais est-ce un merite pour un opera? Heraclite .-Ce n'est pas non plus ce que je demande de Quinault; je n'aurais pas exige qu'il s'occupat exclusivement de la danse; mais j'aurais voulu du moins qu'il ne l'eut pas entierement oubliee. Moi .-Et croyez-vous donc qu'il l'ait oubliee en effet, et que, voulant reunir tousles arts par un lien commun, il eut fait cette injure a celui de tous qui parle le plus aux yeux? On a remarque avant moi tous les passages qui, dans Armide et ailleurs, peuvent prater h la danse; mais il n'est pas un opera de Quinault ou l'on n'en trouve de semblables. N'est-ce pas un vrai tableau de danse, et meme des plus animes; que celui qui termine le premier acte d'Alceste, quand, sous les ordres d'Eole, les zephirs et les aquilons dissipent les orages? Le premier acte de Thesee est termine par une danse guerriere d'une vive etbrillante expression: celle des demons autour d'Egle au troisieme acre, l'ile enchantee du quatrieme nousrappellent les scenes les plus terribles et les plus gracieuses du joli ballet de Psyche; ce qui ajoute au merite de ces dernieres danses, c'est qu'elles sont melees de chants. Sophie .-C'est aussi, mon ami, une chose que j'aime beaucoup que cette union du chant et de la danse, quand la musique est simple et melodieuse. Vous rappelez-vous, par exemple dans Fernand-Cortez, ces danses de Sauvages prets a immoler les prisonniers espagnols, accompagnees par un double choeur? elles me semblent du meilleur effet. Moi.-Imitation des Grecs, ma chere amie. Sophie .-Oh! jetais sure que vous trouveriez encore cela chez les Grecs; car vous y trouvez tout. Moi .-Mais c'est qu'on y a trouve bien des choses, a commener par le poeme epique, et a finir par le noble jeu de l'oie. Quant a mes choeurs, je rencontre dans Eschyle, le plus ancien des tragiques, des modeles de pareils ballets d'action; celui des furies dans les Eumenides , celui des Danaides s'approchant de l'autel avec des rameaux dans les Suppliantes , sont de vrais ballets dans le genre de ceux dont vous parlez. Ce qui me semblera assez original, c'est que souvent une partie du choeur dansait ou gesticulait ce que l'autre chantait. Il en etait de meme a Rome dans plusieurs pantomimes; et, tout singulier que, dans nos habitudes de scene puisse nous paraitre un tel partage, je le concevrais assez. Heraclite .-Pour moi, je le concois d'autant mieux que ie me rappelle parfaitement en avoir vu un exemple a Vienne. Gluck, dans un opera italien, eut besoin d'un grand hombre de choristes; et; a defaut d'autres, il voulut employer les chantres de la cathedrale. Mais il fut impossible de les determiner a accompagner leur chant du moindre geste; on leur aurait plutot casse bras et jambes que de leur faire plier le coude ou tendre le jarret. Gluck desespere, communiqua son embarras a Noverre; celui-ci lui proposa de distribuer les chanteurs, et de les placer derriere les coulisses, en sorte que le public ne put les apercevoir; et de les remplacer sur le theatre par l'elite de son corps de ballet, auquel il fit faire tous les gestes propres a l'expression du chant. La chose etait si bien combinee que le public testa persuade que les personnages agissant sur le theatre, etaient les memes que ceux qui chantaient. Etant alors fort jeune, il n'est pas surprenant que j'y ale ete trompe comme les autres; j'en parlai depuis a Noverre, qui m'apprit tout le secret, et je l'ai souvent, par la suite, entendu conter cette anecdote 1 . Democrite .-Mais, pour en revenir a nos moutons, car quand tu es sur Noverre, tu ne taris pas, il me semble extraordinaire que tous les beaux ballets que Monsieur trouve dans Quinault n'aient pas ete apercus pendant qu'il vivait, et que meme long-terns apres lui, il n'en fut pas question; c'est pourtant ce qu'on m'a assure. Moi .-Je l'avoue; mais cela tient a deux raisons. La musique lourde et traiinante de ce tems, ne se pretait nullement a la danse. Le petit Moliere et Lully avaient voulu donner un peu de vivacite a celle de leurs predecesseurs; mais leurs essais ne furent pas heureux. Rameau, qu'on a tant vante, ne reussit gueres mieux. La musique francaise ressemblait toujours, comme disait JeanJacques, a une vache qui batifole; et plus d'un siecle se passa avant que nous eussions ce qu'on put appeler une musique dansante. Et puis, en supposant qu'on eut de la musique, il n'y avait pas de danseurs. Jusqu'au moment de la creation de l'opera, la danse etait un spectacle uniquement reserve pour la cour; les personnes de qualite seules savaient danser. L'opera en fit un spectacle public; mais on eut pour toute ressource au commencement quelques maitres de danse en si petit hombre, et tellement mediocres qu'on ne pouvait monter aucun ballet sans s'adresser aux danseurs de la cour. C'est ainsi qu'au ballet des Fetes de l'Amour et de Bacchus , donne, en 1672, par Lully et Desbrosses, on vit le grand ecuyer, les ducs de Montmouth et de Villeroy, et le marquis de Rossen, danser en public devant Louis XIV, et ils choisirent pour leurs partners Beauchamps, Saint-Andre Faviere et La Pierre, danseurs fort insignifians, quoique les premiers de leur siecle. Heraclite.-Mais il me semble, Monsieur, que vous parlez bien legerement d'hommes qui n'etaient pas denues de toute espece de merite. J'ai recueilli avec soin tout ce qu'on a dit ou ecrit sur les anciens de notre art; ce sont mes grands hommes a moi. Democrite .-Oh! la-dessus, vous pouvez l'en croire; il est d'une science prodigieuse. Il vous dira exactement l'annee, le mois et le jour de la naissance, du debut et de la mort du moindre dansent de corde, a partir du regne de Dagobert, et peut-etre combien de pirouettes chaque dansear a pu faire dans sa vie. Moi .-Mais j'aime beaucoup cette science des faits; c'est aupres des personnes qui ont ainsi embrasse tous les details, et acquis des connaissances positives qu'on trouve a s'instruire davantage. Je vous ecoute, Monsieur, avec le plus grand plaisir. Vous vouliez, ce me semble, nous parler de Beauchamps. Heraclite .-Beauchamps, directeur de l'Academie de danse, compositeur et surintendant des ballets du roi, en 1661, maitre des ballets de l'Opera, en 1671; mort en 1704 ou 5, n'etait pas un homme ordinaire. La Bruyere, en le critiquant dans ses Caracteres , prouve, par sa critique meme, qu'il fesait des pas difficiles pour le siecle ou il vivait. "Voudriez-vous, dit-il, en s'adressant "aux femmes de son terns, voudriez-vous le "sauteur Cobus , qui, jetant ses pieds en avant, "tourne une fois en l'air ayant que de tomber a "terre? Ignorez-vous qu'il n'est plus jeune? " Moi .-Je ne sais pas trop si c'est a Beauchamps ou a Lebasque, autre danseur de Opera, que La. Bruyere applique ces paroles. Mais puisque nous en sommes sur ce chapitre, quel est l'autre danseur dont La Bruyere parle un peu plus haut sous le nom de Bathylle ? Heraclite .-Oh! celui-la c'est Pecour, premier danseur et maitre des ballets de l'Opera, qui debuta, en 1674, et mourut en 1729. Il etait superieur a Beauchamps. Voici le passage: "Ou trouverez-vous, "dit La Bruyere a Lalie , je ne dis "pas dans l'ordre des chevaliers, que vous dedaignez, "mais meme parmi les farceurs, un jeune "homme qui s'eleve si haut en dansant, et qui "fasse mieux la cabriole? Pour celui-la, ajoutat-il "un peu plus bas, la presse y est trop grande, "et il refuse plus de femmes qu'il n'en agree." Sophie .-Il parait, Missieurs, que si vos predeesseurs n'etaient pas si habiles que vous, ils etaient beaucoup plus heureux; et je doute moraliste put dire de nos danseurs ce qu'aucun que La Bruyere a dit de Pecour. Moi .-C'est encore une reforme de notre siecle. En general, nos danseurs d'aujourd'hui, comme nos acteurs, vivent tranquillement et honorablement; et si quelqu'un d'eux a des bonnes fortunes, au moins ne font-elles pas antant de bruit. Democrite .-Ma foi, moi, je vote pour les moeurs du bon vieux tems. Comment! mais savezvous que Pecour etait l'amant, et l'amant favorise, de Ninon? rien que cela. C'etait d'ailleurs un garcon d'esprit, ace qu'il parait. Il avait pour rival le marechal de Choiseul, grand seigneur que Ninon estimait beaucoup, tout en lui preferant Pecour. On dit qu'un jour le marechal rencontra chez leur maitresse commune le danseur vetu d'un habit equivoque qui ressembtait assez a un uniforme. "Ah! ah! lui dit-il d'un ton railleur, et "depuis quand militaire, M. Pecour? dans quel "corps servez-vous donc?-Marechal, repondit "Pecour, je commande dans un corps ou vous "servez depuis long-tems." Moi .-Le calembourg est assez bouffon; au reste, je ne vois guere, apres Pecour, aucun danseur qui ait acquis une reputation bien meritee jusqu'au grand Dupre, qui parut, je crois, en 1720. Heraclite .-Oh! vous allez beaucoup trop vite, Entre Pecour et Dupre, n'avons-nous pas Blondy, neveu de Beauchamps; Feuillet et Desais; qui firent paraitre la choregraphic; Ballon qu fut maitre a danser de Louis XV; Baudiery-Laval neveu de Ballon; son fils, Michel-Jean Baudiery-Laval maitre a danser des enfans de, France, et maitre des ballets de la cour et de l'Opera? J'en pourrais nommer encore d'autres. Tous ces gens-la ne manquaient pas de talens; le dernier surtout, qui etait non-seulement un fort bon danseur, mais un excellent machiniste. Sophie .-Mais en tout ceci, Messieurs, permettez-moi de vous dire que vous n'etes pas fort galans; vous avez deja nommee huit ou dix danseurs et pas encore une danseuse. Est-ce la faute de notre sexe, ou celle de votre memoire? Je pardonnerais cet oubli a mon cher maitre, il arrive de Loudres; mais a ous Messieurs! Moi .-Nousn'avons tort, mon aimable eleve, ni les uns ni les autres. Les seuls coupables en tout cela, ce sont nos peres, et encore furent-ils moins coupables que malheureux. Ils etaient prives de ce qui fait tout le charme des ballets modernes; ils n'avaient point de danseuses: vous concevrez difficilement des representations ou M. Gardel remplirair les roles de sa femme, ou Paul remplacerait M lle Clotilde, et Albert M lle Bigottini; ou l'on ne verrait point les delicieux trios des Noblet, des Fanni Bias, des Masrelie; ou Aladin, premier personnage de l'opera la Lampe merveilleuse , changerait en soldats toute l'armee enchanteresse qu'il commande. Eh bien! nos peres en etaient la, et ils s'imaginaient avoir des ballets: des danseurs deguises en femmes en remplissaient les roles, et ce ne fut qu'en 1681, remarquez l'influence des unites, que l'on vit danser pour la premiere, fois quatre femmes dans le ballet du Triomphe de l'Amour , execute a Saint-Germain devant le roi et toute la cour. Aussi faut-il descendre jusqu'en 1730 ou 40, pour trouver une danseuse de quelque renom. Heraclite .-On cite, vers 1710, M lle Subliguy et M lle Prevot, qui courait assez joliment le passe-pied; plus tard M(lles) Carville et Le Breton; mais, comme vous le dites, il n'y a point de danseuse vraiment remarquable jusqu'a M lles Salle et Camargo. Sophie .-Enfin voila deux noms qui ne me 'sont pas inconnus. Vous m'avez cite sur elles de jolis vers qui, autant que je puis me les rappeler, distinguaient bien leur genre oppose. Moi .-Ils sont de Voltaire et furent adresses a M(lle) Salle: Ah! Camargo, que vous etes brillante! Mais que Salle, grands dieux! est ravissante! Que vos pas sont legers, et que les siens sont doux! Elle est inimitable, et vous etes nouvelle:Les Nymphes sautent comme vous, Et les Graces dansent comme elle." Heraclite .-C'est bien la le portrait des deux danseuses. Mon pere, qui debuta en 1740, avait vu M lle Camargo, qui ne se retira que dix ans apres; c'etait une femme d'esprit; fort gaie sur la scene et fort triste a la ville, qui n'etait ni jolie ni bien faite, mais legere, et la l'egerete etait alors un merite fort rare. Elle executait avec une extreme facilite la royale et l' entrechat coupe sans frottement, tems fort agreables, qui ensuite passerent de mode, je ne sais trop pourquoi. M(lle) Salle, au contraire, etait pleine de graces; une figure noble, une belle taille, une danse expressive et voluplueuse sans sauts ni gambades; elle n'a jamais fait un entrechat ni une piroutte. Democrite .-Allons donc, et c'est-la ce que tu appelles une jolie danseuse! Et de quoi, diable, se composait sa danse s'il n'y entrait ni pirouette, ni entrechat! Elle devait etre d'un froid glacial. Pas un entrechat, c'est a n'en pas revenir. Heraclite .-Non, Monsieur, pas un entrechat. Et qu'y a-t-il donc la qui vous paraisse si etrange? Savez-vous qui battit les premiers entrechats? c'est M lle Camargo, en 1730, et elle ne les battit qu'a quatre. Trente ans plus tard, M lle Lamy excellente danseuse d'ailleurs, les battit a six, ensuite on les battit a buit. Et ou s'arretera t -on maintenant? J'ai vu derni rement un danseur les frotter a seize eu avant. Mais croyez-vous que j'admire beaucoup tous ces tours de force? Il en est de meme de vos pirouettes. On n'en avait pas vu une seule sur notre theatre avant 1766. C'est M lle Heinet, eleve de Lepy, et ensuite epouse de Gaetan-Vestris, et un nomme Ferville, qui les apporterent alors de Stuttgard a Paris. Depuis, les pirouettes sont devenues une fureur: c'est a qui fera les plus rapides, et les prolongera davantage. Et cependant, el est l'empire du bon gout, qu'on applaudit M. Gardel de n'en avoir pas admis une seule dans son ballet de Paul et Virginie , en 1806. Je passe a un danseur d'orner son execution de quelques pirouettes, pourvu qu'il ne les prodigue pas. Mais pour nos dames, je ne connais rien qui leur donne un air plus gauche. Notre scene ressemble quelquefois a une table sur laquelle des enfans s'amnseraient a iouer an tonton. Noverre avait calcule, et son calcul est bien modeste, qu'en supposant dans un grand ballet tous les sujets employes, et chacun d'eux fesant seulement six pirouettes, trente multiplie par six, donnera cent quatre-vingts pirouettes qui, evaluees a six tours chacune, produisent mille quatre-vingts tours. Il y a de quoi fatiguer les meilleurs yeux. Sophie .-Il est vrai que quand je vois deux ou trois danseuses pirouetter a la fois, je me rappelle ces derviches dont vous me parliez dans une de vos lettres, et qu'on aurait pris pour des parapluies ouverts tournant sur leurs manches. Heraclite .-Exactement. Ne croyez pas au reste quel'absence des entrechats et des pirouettes empechait M lle Salle d'etre extremement applaudie: elle alia deux fois h Londres; on se battit a la porte du theatre pour la voir. On lui jetait sur la scene des bourses pleines d'or et des billets, et l'on pretend que le j'our de sa representation a benefice, elle gagna plus de 2000,000 francs. Democrite .-200,000 francs! c'est beaucoup. MM. les Anglais se sont bien corriges d'un enthousiasme si expansif. Et puis tout cela ne prouverait encore rien en faveur de M(lle) Salle. On dansait si malalors que quelques pas un pen mieux dessines fesaient crier au miracle; aujourd'hui, si l'on voulait faire justice a tout le monde, toutes les bourses d'Angleterre n'y suffiraient pas; le genie court les rues. Heraclite .-Sois sur, malgre tout cela, que nous ne sommes pas tellement superieurs a nos p res que nous n'ayons plus rien a apprendre d'eux; et, sans Noverre, le vrai restaurateur de la danse Sophie .-Eh bien! que faites-vous donc? vous cherchez votre chapeau; mais vous nous quittez bien brusquement. Democrite .-Belle Sophie, il y a bien quarante ans que nous nous connaissons, monsieur et moi, quoiqu'il soit mon aine de dix bonnes annees pour le moins: mais pendant ces quarante ans, il m'a si souvent parle de Noverre, son maitre, le plug grand genie qui ait jamais illustre la danse, l'inimitable modele des maitres de ballets, que depuis long-tems j'ai l'habitude, des qu'il entame ce sujet-la, de le laisser perorer tout seul. En finissant ces mots, Democrite s'approcha de Sophie, et lui effleura d'un baiser tres-leger le dos de la main; puis, elevant son chapeau a la hauteur de son epaule droite, et abaissant ensuite sa tete vers le chapeau par un mouvement oblique repete deux ou trois fois, avec vivacite et familiarite, ce qui est une salutation du dernier gout, "Enchante, me dit-il, d'avoir fait "votre connaissance; nous aurons le plaisir de "nous revoir, et de continuer notre conversation "quand il ne sera plus question de Noverre. Et "toi cher ami, adieu, sans rancune: viendras-tu "ce soir a l'opera?" Et la-dessus sans attendre Democrite en deux sauts se trouva la reponse au bas de l'escalier. ENTRETIEN V. J'etais depuis quelque terns chez Sophie, quand je vis entrer Heraclite, fidele a la parole qu'il nous avait donnee le samedi precedent. Je le croyais seul, mais son semillant confrere ne tarda pas a paraitre. Comment, lui dis-je, je ne vous esperais pas aujourd'hui. D'apres votre profession de foi de samedi dernier, jene pensais pas que vous viendriez vous exposer a une oraison funebre de Noverre. Democrite .-Que voulez-vous? ce sera peutetre la centieme; une de plus ou de moins ne fera rien sur le nombre. D'ailleurs, j'ai bien entendu celle de Quinault, j'en entendrai bien une autre. Sophie .-Bien repondu, et vous le meritiez, cher maitre. Moi .-Ma foi! je passe condamnation; chacun les siens; je suis pour le poete; Monsieur, pour le maitre de ballets: son amine se soucie gueres plus peut-etre de l'un que de l'autre. Tout cela est tres-bien; pour ma part, d'ailleurs, sans faire de Noverre mon heros, il me semble que je lui ai toujours rendu justice. Sophie .-Toujours, c'est beaucoup dire; avouez que vous conservez un petit levain de rancune contre un homme qui s'avise de nous croire superieurs aux Grecs et aux Romains, et d'appeler leurs savans amis les Don Quichottes de l'antiquite . Oh! vous ne le lui avez jamais pardonne. Moi .-Excusez-moi, et je le lui pardonne de tout mon coeur; quant a son eloge, si je ne le fais pas, c'est qu'il l'a fait assez souvent lui-meme dans son livre pour dispenser les autres de recommencer. Avouez que quand un homme ecrit: J'ose dire, sans amour-propre que j'ai ressuscite l'art de la pantomime , on n'a pas besoin de rien ajouter, et on peut bien lui reprocher meme un pen de vanite. Heraclite .-Cette vanite-la, Monsieur, n'etait qu'une justice qu'il se rendait; que Voltaire ne dedaigna pas de proclamer, et que la France et toute l'Europe repeterent avec lui. Car, pour sentir tout le merite de Noverre, il faut se reporter au moment ou il parat, et se repreenter quelle etait la danse d'alors. Vous nous avez parle du pen de progres de la musique pendant le regne de Louis XIV, et presque tout celui de Louis XV; il est hors de doute que la faiblesse de l'une fut la cause de celle de l'autre. On ne peut dessiner des pas legers sur des airs lourds, ni des mouvemens animes sur des motifs sans expression; la musique entraine la danse. Un autre mal c'etait l'obstination a suivre toujours le meme chemin sans vouloir s'en ecarter d'un pas. Je ne pretends point qu'il faille s'eloigner trop promptement de la route tracee par l'experience de nos peres; mais quand un homme de genie se presente, on a tort, ce me semble, de ne pas essayer au moins ses ides de perfectionnement. Moi .-Sous ce rapport, Monsieur, je suis parfaitement de votre avis, et voici une remarque que j'ai eu souvent occasion de faire. Il n'y a point au monde de peuple plus inconstant que nous en certaines choses, et d'une immobilite plus obstinee en d'autres. Les constitutions et les modes, les lois et la forme des chapeaux varient h chaque moment. Quelquefois meme nous avons aime a faire table rase, a detruire jusqu'aux fondemens, etales jete r loin de nous pour batir sur nouveaux frais. Mais dans les arts, c'est tout autre chose. Que de peines pour substituer la melodie italienne aux hurlemens de l'ancien opera francais! Au milieu de quels sifflemens et de quels combats se sont hasardees les modifications que des hommes habiles ont voulu faire subir a notre systeme dramatique, aussi fecond peut-etre en erreurs de theorie, qu'il l'est en chefs-d'oeuvre d'execution! On aimait les vers de Quinault et l'on etait las de la musique de Lully; mais, comme cette musique avait ete primitivement attachee aux pieces de Quinault, on ne souffrait pas qu'aucun compositeur s'exercat sur ces pieces, et il ne fallut pas moins que tout le genie et l'adresse de Gluck pour faire rapporter cette loi. Heraclite .-Eh bien! il en etait de meme pour la danse. Le ballet d'action n'etait pas encore cree, mais on avait le ballet-opera et les divertissemens des operas; on aurait pu les perfectionner. Point du tout, ces divertissemens etaient fixes, et l'on ne sortait jamais de la routine consacree. En tout opera, on avait des passe-pieds au prologue; des musettes au premier acte; des tambourins au second; des chaconnes et des passacailles au troisieme et au quatrieme; et, pour varier, des passacailles et des chaconnes, et des tambourins, et des musettes et des passe-pieds. En tout cela, ce n'etait pas la marche de l'opera qui decidait, mais des considerations qui lui etaient tout-a-fait etrangeres. Tel danseur excellait dans les chaconnes, telle danseuse dans les musettes. Or, comme il fallait que dans chaque opera, tous les premiers sujets dansassent chacun dans leur genre, et que le meilleur dansat le dernier; c'etait d'apres cette loi, et non d'apres l'action du poeme, que les pas etaient regles; et cela etait d'autant plus inevitable que jamais le poete, le musicien; le maitre des ballets, le costumier, le decorateur ne se consultaient sur rien. Les lignes etaient tracees; chacun de son cote parcourait eternellement les memes, sans s'inquieter qu'elles aboutissent au meme point; aussi avait-on la plus grande peine a deraciner le mal. Pour qu'un seul eut quitte ses habitudes de routine, il aurait fallu que tous les quittassent en meme tems; qu'on s'entendit, qu'on se concertat; et c'etait demander l'impossible. Democrite .- Bravo, bravissimo! tu parles comme un livre. Ce qu'il y ade curieux, c'est que samedi dernier tu voulais nous faire admirer tout cela. Heraclite .-Prends garde; samedi dernier je ne t'ai parle que des danseurs; et les danseurs de ce terns, je le soutiendrai toujours, n'etaient pas a dedaigner. Fossan etait un comique fort agreable et tres-spirituel. Tu ne lui reprocheras pas a celui-la de manquer de legerete; il tombait plutot dans l'exces contraire, car c'est a lui qu'on doit la manie de sauter. Je pourrais te citer encore Javilliers, qui doublait Dupre, et Dumoulin, qui etait parfait dans les musettes; et enfin le grand Dupre lui-meme. Il y a maintenant cent ans juste qu'il debuta a l'opera, et il y brilla pendant trente annees. Un homme superbe, belle figure, formes admirables, taille de cinq pieds sept a huit pouces; magnifique dans les chaconnes et les passacailles, il prepara Gaetan Vestris. Sophie .- Avec tout cela, je crois avoir lu dans Noverre que c'etait une belle Statue a qui il manquait une ame. Moi .-Qui, mais Doratn'est pas de cet avis-la; dans son poeme de la Declamation, il le comble d'eloges, et d'eloges sans restriction. Heraclite.-Quoi qu'il en soit, tous ces danseurs-la n'etaient depourvus ni de legerete ni de grace, et s'ils semblaientn'avoirni mouvement, ni expression, accusez-en l'absence de musique, l'absence de ballets d'action; la repetition perpetuelle des memes gestes et des memes figures, et puis le corps de ballet etait detestable; et la chose ne pouvait etre autrement avec une administration telle que celle de l'opera. On compte depuis sa naissance plus de cinquante directions et autant d'associations. Mon pere, comme je vous l'ai dit, debuta en 1740. Eh bien! dans l'espace d'une vingtaine d'annees, il vit se succeder tour-a-tour,en qualite de directeurs, Bontems, Berger, Saint-Germain, Tresfontaine, Thuret, Rebel, Francoeur, et bien d'autres encore. L'opera etait comme une lanterne magique, ou les objets ne font que paraitre et disparaitre. Et pourtant cette direction n'etait pas bien compliquee. Savez-vous a quelle somme se montait annuellement les appointemens en 1740? Moi .- Mais pour bien juger, il faudrait peutetre savoir a combien ils se montent aujourd'hui: je vous avoue que je ne m'en doute gueres. Democrite .-Sans pouvoir la preciser, je sais que la somme est enorme; au reste lorsque j'entrai a l'opera, Devismes etait directeur, et alors on payait, ou du moins on devait payer (car les paiemens n'etaient pas fort exacts, quoique nous fussions accables de travail), a peu pres 500,000 livres; ainsi je suppose qu'en 1740 les appointemens pouvaient bien etre de 300,000 liv. Heraclite .- Beaucoup moins que cela; tout etaitpaye moyennant, 144,000 livres. Les premiers sujets recevaient cent louis par an, et les figurans chanteurs ou danseurs s'estimaient heureux avec 400 livres; le reste etait a proportion. Les grands corps de ballets n'excedaient pas seize personnes; on jouait deux operas par an, un d'hiver et un d'ete; les recettes etaient fort minces, excepte les vendredis. Lorsque mon pere entra, les chanteurs portaient depuis huit ans les memes vetemens, aussi leurs paillettes d'or et d'argent n'etaient plus que de l'etain et du cuivre. Democrite .-Et pourquoi aussi s'obstinaientils a porter des paillettes et un tas de miserables colifichets! Long-tems l'opra n'a offert que des caricatures ridicules. Je me rappelle, quoique je fusse fort jeune alors, le ballet des Horaces et des Curiaces; c'etait precisement une composition de Noverre; il fallait voir la grimace qu'il fesait le jour de la premiere representation. Pendantles trois ou quatre semaines qui precederent, il s'etait mille fois dispute avec le costumier pour obtenir que les habillemens s'accordassent un peu mieux avec le sujet. Toutes les demandes furent inutiles; le costumier dit a Noverre de se meler de dessiner ses pas, et suivit tranquillement sa routine. On voyait paraitre Camille, la soeur des Horaces, avec deux monstrueux paniers de chaque cote; sur la tete, une coiffure de deux ou trois pieds de haut, farcie d'une prodigieuse quantite de fleurs et de rubans. Les six freres n'etaient pas en reste avec leur soeur; ils s'avancaient avec leurs tonnelets sur les hanches; les Horaces en habit de drap d'or et les Curiaces en 15 habit de drap d'argent; tous ayant d'ailleurs de chaque cote de la tete cinq boucles de cheveux poudres a blanc, et un toupet prodigieusement exhausse, qu'on appelait alors toupet a la grecque; or si Monsieur aime les Grecs, il se serait fort bien trouve dans ce tems-la. Je me rappelle que dans ma jeunesse tout etait a la grecque, depuis le toupet du danseur jusqu'au sermon du predicateur. Sophie .-Mais en verite je neconcois pas comment les danseuses pouvaient executer avec le costume ridicule et fatigant dont elles etaient chargees. Je trouve excessivement difficile de bien danser, meme avec des vetemens laches, et qui n'imposent au corps aucune espece de contrainte; mais s'il me fallait porter sur mes hanches ces enormes paniers qu'on nous represente dans les gravures, sur ma tete un edifice de cheveux a deux ou trois etages, et des talons hauts a mes pieds, il me serait impossible, je ne dis pas de danser, mais meme de me mouvoir. Moi .-En tout cas, ce n'est pas Noverre qui bannit du theatre les paniers et les tonnelets; M lle Clairon quitta la premiere les paniers, et ce fut, je crois, Chasse et ensuite Le Kain qui renoncerent aux tonnelets. Heraclite .-Je l'avoue, mais Noverre introduisit ce perfectionnement a l'opera. Dans le ballet de la Toilette de Venus , ses faunes parurent sans tonnelets et habiles en vrais faunes, et ce fut le moindre service qu'il rendit a la danse. Sa vraie gloire, comme il le dit lui-meme, c'est d'avoir cree le ballet d'action, le ballet pantomime. Democrite .-La premiere action en danse dont j'aie entendu parler, c'est un pas de deux dans l'opera de Sylvie , et il est de Dauberval. Hecraclite .-Oui, mais Dauberval est un eleve de Noverre. C'est de l'ecole de Stuttgard, dont Noverre etait le chef, que sont partis tous les grands danseurs de ce siecle, ou c'est-la qu'ils sont venus se perfectionner: on y trouvait les Dauberval, les Vestris, et cette foule de figurans qui, les ballets de Noverre en main, se repandirent ensuite en Europe, et multiplierent la danse en action, telle que nous la voyons aujourd'hui. Noverre renonca d'abord a l'uniformite consacree a par la routine, pour imiter la vraie nature. Autrefois les figurans n'etaient qu'une copie servile du maitre de ballets; tous, comme un troupeau de moutons, fesaient exactement la meme chose; il suffisait que l'un levat le bras ou la jambe, pour que tous les autres levassent aussi le bras ou la jambe. Noverre changea tout celatin Un ballet, disait-il, n'est qu'une suite de tableaux disposes par un grand peintre, ou l'ordonnance varie d'un cadre a l'autre, et ou, dans le meme tableau, chaque groupe, et chacun des acteurs qui le composent, doit prendre des positions, et executer des mouvemens differens. Il disait aussi, car il me semble encore entendre ses preceptes, que la danse pouvait se comparer a un discours; que les pas et les figures en etaient, pour ainsi dire, les lettres et les mots, mais que l'action seule, ou pathetique, ou gracieuse, ou riante, en etait les phrases et les periodes. Il developpait dejales regles du ballet qu'il ecrivit ensuite. Il voulait que le ballet, comme toute autre composition dramatique, eut son exposition, son noeud, son denouement. Les anciens, ajoutait-il, exigeaient de grandes connaissances dans un maitre de ballets; je ne leur en demanderais pas moins aujourd'hui. Il doit dabord etre excellent danseur, et connaitre a fond toutes les ressources materielles de son art. Il faut qu'il sache la musique, assez au moins pour distinguer, parmi les motifs que lui presente le musicien, ceux qui conviennent le mieux a ses idees, et pour les y adapter, et ladessus il citait l'exemple de M. Gardel l'aine, et de son frere, "Brillant d'un triple elat dans la dansomanie ," comme compositeur, danseur et maitre de ballets; il desirait une connaissance au moins generale de la peinture, pour dessiner les groupes, et de la mecanique pour disposer les machines et les decorations; il appuyait beaucoup sur l'etude de l'anatomie; par elle, disait-il, le maitre decidera si la nature a accorde a l'eleve les qualites physiques necessaires pour bien danser, et determinera ensuite le genre de danse auquel il est appele. Le maitre de ballets ne negligera point l'histoire et la fable, et surtout, il observera la nature dans toutes ses parties; rien ne doit echapper a ses remarques, ni la paix, ni la guerre, ni la ville, ni la campagne, ni les chefs-d'oeuvre des tragiques et des comiques; car il n'est rien qui ne soit du domaine de la pantomime. Moi .-Pardon si je vous arrete, mais je ne puis partager ici l'opinion de Noverre. A force de vouloir creer dans son art, il a pousse les choses beaucoup trop loin. Assurement ses lettres sur la danse sont pleines d'excellens preceptes; mais le ton dogmatique avec lequel il debite ses sentences, prete trop souvent au ridicule. Pourquoi, par exemple, vouloir depouiller Racine et Moliere de leur style enchanteur, pour les faire entrer dans le cercle des pirouettes? Un maitre de ballets ne s'est-il pas avise dans ces derniers tems, de traduire en entrechats et en jetes-battus , les pointes et les epigrammes de Beaumarchais! Chenier pensait fort juste dans son poeme sur les arts: "Noverre, sur un art qu'il crut universel, Du ton le plus auguste endoctrinant l'Europe, Eut fait danser Joad, Phedre et le Misanthrope." C'est encore a Noverre qu'il fait allusion, quand il dit un peu plus bas: "Jusques dans les ballets il faut de la raison; Je n'aime point a voir les enfans de Jason, Egorges en dansant par leur mere qui danse, Sous des coups mesures expirer en cadence." Il y a dans ces vers plus que de la bonne plaisanterie, il y a de la verite. Medee , malgre tous les applaudissemens que ce ballet a recus, quand Vestris le transportait de Stuttgard a Paris, de Paris a Vienne, de Vienne a Varsovie, etait un sujet mal choisi pour la danse. Je comprends dans la meme proscription tous les sujets par trop tragiques, la Mort d'Ajax, les Misogyniens, la mort d'Agamemnon, et tant d'autres de meme nature. Democrite .-Ma foi, j'avoue avec vous que plusieurs des ballets de Noverre, sont d'une tristesse mortelle; c'etait un homme par lui-meme fort serieux et tres-emphatique, c'est ce qui m'en degoutait. Il ecrit quelque part a Dauberval, qu'il craignait qu'on ne l'appelat l' homme aux poignards , comme on appelait je ne sais plus qui l' homme aux rubans verts . Moi .-Il y a une autre remarque a faire: si je n'aime pas dans les ballets le tragique sombre, j'aime encore moins peut-etre le tragique admiratif. Il est des sujets tellement serieux qu'ils excluent toute idee de danse, et je m'appuie encore ici de l'autorite de Chenier: "Si le sort a choisi les trois freres romains Pour combattre en champ clos les trois freres albains, Sied-il qu'en terminant cette lutte homicide Du sort d'Albe et de Rome un entrechat decide? Sophie .-Permettez cependant, cher maitre, que je vous arrete a mon tour. Il me semble, si je me rappelle bien certaine lettre de Londres, que les Romains representaient en ballets toutes leurs tragedies, et vous ne paraissiez pas trouver mauvais que Pylade et Bathylle eussent danse toute l'histoire romaine. Avaient-ils raison uniquement parce qu'ils etaient anciens, et Noverre a-t-il tort uniquement parce qu'il est moderne? Moi .-Sans doute, belle amie, ils avaient raison, parce qu'ils etaient anciens; mais ce n'est pas dans le sens que vous donnez a la phrase. Nous ne concevons pas un ballet sans danse; ainsi tout personnage qui ne danse pas, est deplace dans un ballet, comme sont deplaces dans un grand opera tous ceux qui ne chantent pas, et dans une tragedie tous ceux que nous ne saurions concevoir parlant en vers. Telemaque est un ballet delicieux, mais le personnage de Mentor, si essentiel a l'action, n'y est pas a sa place, parce qu'on est force de le revoir trop souvent, et qu'il ne danse jamais. La clemence de Titus n'est pas un sujet d'opera parce qu'on ne peut se faire a l'idee de voir Titus, Sextus et tous ces graves Romains deliberer, conjurer, pardonner, le tout en faisant des roulades. L'histoire des cent jours a sans doute toutes les qualites requises pour une action tragique: le noeud, les peripeties, le denouement, les moeurs, les passions, tout y est; mais de long-terns encore, on ne pourra faire une bonne tragedie de l'histoire des cent jours, parce que nous avons vu tous les personnages qui doivent y figurer; qu'a notre connaissance tous ces gens-la ne parlaient pas en vers, et qu'il n'est pas d'artifice du poete qui puisse nous faire accroire que ce qui a dure cent jours sous nos yeux, se passe en vingt-quatre heures. Shakespeare, dira- t-on, a donne la tragedie d'Henri VIII, sous elisabeth sa fille; mais son langage, ses vers sans rimes, sa prose ne blessent pas l'illusion; et d'ailleurs, dans Shakespeare, vous n'etes pas plus oblige a croire que l'action representee commence et finit en vingt-quatre heures, que vous ne l'etes, quand vous parcourez un livre d'histoire, a penser que les evenemens n'ont pas occupe dans la realite plus de tems que vous n'en mettez a les lire. Soyez en persuadee, ce n'est pas sans y avoir bien reflechi que Corneille, Racine, et tous nos grands maitres allaient choisir dans l'antiquite le sujet de leurs fables. Ceux qui ont voulu puiser dans notre histoire, ou dans les evenemens passes presque sous nos yeux, tout en s'astreignant aux regles recues, se sont absolument egares, Il fallait tout conserver ou tout detruire a la fois. Une tragedie anglaise ou allemande n'est pas plus une tragedie francaise, qu'un ballet pantomime moderne n'est une pantomime ancienne. Il faut, de toute necessite , danser chez les modernes; il ne fallait, chez les anciens, qu'exprimer les passions par les gestes et les mouvemens du corps, ce qui est tout different. Noverre a d'ailleurs un autre defaut; toujours domine par les fausses idees de son siecle sur l'illusion theatrale, il voulut introduire jusques dans le ballet, qui est si essentiellement du domaine de l'imagination, tout le prosaisme de Diderot et de ses drames. Dans son Jaloux sans Rival , par exemple, la scene s'ouvre par une partie d'echecs, comme la partie de trictrac du Pere de Famille . J'admets votre partie d'echecs, puisque vous voulez nous representer l'interieur d'un salon, absolument tel qu'il est; mais soyez consequent; et, si vous voulez danser ensuite, preparez votre bal, et ecrivez vos billets d'invitation; car il n'est pas d'usage dans nos salons, quand les deux amans, qui ont joue aux echecs, recoivent une bonne nouvelle, qu'ils temoignent leur joie en se prenant par la main, et en dansant dans toutes les regles une bourree ou une walse. Sophie .-En tout cela, mon ami, vous pouvez avoir raison, mais vraiment vous etes trop severe pour un homme qui a rendu tant de services a la danse. Heraclite .-Et la severite de Monsieur est d'autant plus mal placee qu'il ne veut pas considerer que Noverre avait tout a creer. Qu'on juge, par leurs titres seul, des ballets qui ont precede les siens. C'etaient les Savoyards, le Casseur de vitres, les Sabotiers, les Charbonniers, les Pierrots, le Suisse Dupre , etc. Il n'est pas etrange que, degoute de ces plates bouffonneries, Noverre ait donne dans l'exces contraire; il n'est pas etrange qu'il se soit soumis a des idees generales dans son siecle, et soutenues d'ailleurs par les plus grands noms; en supposant qu'il se soit trompe, ce que vous ne m'avez pas encore prouve complement, on peut se tromper apres Voltaire et Diderot. Et puis Noverre n'a pas fait seulement des ballets serieux; songez qu'il a compose plus de cent ballets, parmi lesquels il n'y en a gueres que trente de tragiques: il y en a plusieurs pleins de graces comme Orphee, Renaud et Armide, les Caprices de Galathee, la Toilette de Venus, la Bergere des Alpes ; d'autres qui, loin d'etre trop serieux, se rapprochent trop peut-etre de l'ancien genre bouffon comme les Metamorphoses chinoises, les Rejouissances flamandes, la Mariee de village, les Fetes du Vauschall, les Recrues prussiennes, la Fontaine de Jouvence , etc. Songez que l'idee de quelques-unes des plus charmantes compositions de M. Gardel appartient a Noverre; que Noverre les avait traitees avant M. Gardel, et que, pour moi du moins, je n'oserais decider lequel des deux rivaux est superieur. Noverre avait cree le sujet du Telemaque , et avait donne avec un grand succes les ballets de Psyche et l'Amour et du Jugement de Paris , qu'a traites ensuite M. Gardel. Democrite .-En fais-tu un reproche a M. Gardel? N'est-il pas permis aux maitres de ballet d'orner les sujets anciens de danses nouvelles, comme Gluck ou Paesiello ornaient d'une nouvelle musique les operas de Lully ou de Pergolese, et comme fait Rossini a l'egard de Mozart? Moi .-D'ailleurs les deux sujets que cite Monsieur ont ete puises a une source commune. Tout le monde sait que la jolie fable de Psyche et l'Amour , traitee tant de fois et sous tant de formes diverses, se lit originairement dans Apulee. C'est aussi au dixieme livre de l'Ane d'or que Noverre et M. Gardel ont trouve le jugement de Paris; les anciens avaient traite ce sujet en pantomime, et j'ai dans mes notes le programme que nous a transmis Apulee. "Le theatre representait le "mont Ida, tel qu'Homere l'a depeint, couvert "de bois et de verts ombrages: du sommet on "voyait jaillir une source d'eau vive qui formait "un ruisseau. Sur ses bords, des chevres "paissaient sous la conduite d'un berger magnifiquement "vetu a la phrygienne; sa robe etait "ornee d'une broderie de diverses couleurs, et "sur sa tete etait une tiare d'or; c'etait Paris, "fils du roi Priam. Un autre jeune garcon, representant "Mercure, avec de beaux cheveux "blonds, deux petites ailes dorees et un caducee "a la main, s'avancait en dansant vers Paris, et "lui presentait une pomme d'or, lui faisant entendre "par signes l'usage qu'il devait en faire. "Les trois deesses paraissaient ensuite; Junon, a le sceptre a la main et la tete ceinte d'un diademe "qui n'etait autre chose qu'un bandeau "blanc; Pallas avec le bouclier, la pique et un "casque couronne d'oliviers; Venus, presque "nue, un voile transparent de couleur d'azur, "et qui flottait au gre du vent, couvrait a peine "ses beautes les plus mysterieuses. Junon s'offrait "a Paris, accompagnee de deux jeunes "Grces, representant Castor et Pollux, avec un "casque rond sur la tete, surmonte de deux "etoiles. La deesse, par ses gestes, promettait au "berger l'empire de l'Asie, s'il lui adjugeait le "prix de la beaute. Pallas s'avancait a son tour, "suivie de deux jeunes guerrieres, l'epee nue a "la main; elle dansait au son des instrumens militaires, "et faisait entendre au juge que, s'il lui "accordait la victoire, elle le rendrait le plus "fameux des conquerans. Enfin Venus, "environnee des Amours et des Graces, qui sement des "fleurs sur son passage, s'approchait de Paris au "son des flutes lydiennes; elle prenait devant "lui les attitudes les plus voluptueuses, lui "lancait les regards les plus passionneis, et; par les "mouvemens les plus expressifs, fesait connaitre "au berger que, s'il la declarait la plus belle des "deesses, elle le rendrait possesseur de la plus "belle des femmes. Le jeune Phrygien, seduit "par cette promesse, lui presentait la pomme." Heraclite .-Je vois, d'apres ce programme, que ce que M. Gardel a veritablement imite de Noverre, c'est le tableau des noces de Thetis, qui ouvre le ballet. Democrite .-Mais avoue que l'execution est aujourd'hui bien superieure. Heraclite .-Quant a l'execution, au tems de Noverre, il me suffira, pour en faire l'eloge, de dire que le principal role etait danse par Gaetan Vestris. Sophie .-Le fameux Vestris, le dieu de la danse? Democrite .-Non, Mademoiselle, le dieu de la danse se nommait Auguste. Gaetan est son pere. Sophie .-En verite, on aurait du faire, pour les Vestris, ce qu'on a fait pour les rois, les Henri, les Louis, leur donner un numero d'ordre qui servit a les distinguer, Vestris I, II, III; car il y a tant de Vestris, et tous si fameux danseurs que je me perds dans cette famille-la, et ne sais le plus souvent s'il s'agit du pere, du fils, ou du petit-fils. Heraclite .-Leurs noms de bapteme auront pour votre memoire le meme avantage que des chiffres. La famille des Vestris est originaire de Florence: le premier d'entr'eux qui s'illustra dans-la danse, fut Gaetan, surnomme le beau Vestris, pour le distinguer de ses quatre freres. Peu de danseurs ont ete aussi favorises de la nature. C'etait un homme d'a peu pres cinq pieds six pouces, la jambe fine, la figure noble et expressive. Il debuta en 1748, et se retira en 1781; mais, ayant eu, comme l'acteur Baron, le rare privilege de conserver, jusques dans la plus extreme vieillesse toute sa vigueur et toute sa grace, il reparut par intervalles en 1795, 1799 et 1800, et fut toujours excessivement applaudi. Au tems de Vestris, les limites des trois genres de la danse, le serieux, le demi-caractere et le comique, etaient scrupuleusement observes; et l'on ne se permettait pas, comme on le fait aujourd'hui, de franchir impunement les barrieres qui les separent, licence qui, j'ose le dire, amenera bientot la decadence de notre art. Un homme qui surpassait alors tous les autres dans le genre comique, c'etait Lany. Entre a l'Opera en 1750, il se retira en 1769. Lany etait surtout inimitable dans les patres; devenu maitre de ballets, il debarrassa la danse de la musique de Lully, y introduisit des airs nouveaux et plus vifs, et lui donna une purete et une regularite jusqu'alors inconnues au theatre. Moi .-C'est l'eloge qu'en fait le danseur-poete Despreaux, dans ces vers, ou il a parodie avec assez de bonheur, quoiqu'un peu durement, un passage de son homonyme: "Dans les patres, Lany fut le premier en France Qui fit sentir jadis une juste cadence; D'un tems mis a sa place enseigna le pouvoir, Et soumit Terpsichore aux regles du devoir. Par ce maitre savant la danse reparee N'offrit plus rien de rude a la scene epuree; Les danseurs, en mesure apprirent a tomber, Et le pas sur le pas n'osa plus enjamber. Tout reconnut les lois de ce guide fidele. Gardel et Dauberval, il fut votre modele! Marchons donc sur ses pas; imitons sa clarte, Et de son tact precis aimons la purete." Heraclite .-Il est certain que Lany fut le premier danseur comique de France; mais sa gaite fut toujours de bon ton, et ne descendit jamais a la bouffonnerie et a la trivialite. La superiorite de Vestris, dans le serieux, fut plus grande encore que celle de Lany dans le comique. lI songea a succeder au grand Dupre, et le surpassa de beaucoup: la danse de Vestris etait un chef-d'oeuvre de noblesse et de grace. Democrite .-Je suis comme toi un des admirateurs du vieux Vestris, mais confesse aussi que tous les anciens danseurs, ton Noverre, de tems en tems, ton Marcel, ton Vestris, mettaient dans leur danse un peu de la pedanterie qui etait dans leur caractere. Ce Gaetan etait d'une fatuite et d'une vanite uniques. Moi .-Il est vrai qu'on cite quelques mots de lui tout-a-fait curieux. On sait que, comme dit Berchoux, "Ses yeux ne daignaient voir de son tems sur la terre Que trois grands hommes: lui, Frederic et Voltaire. Quand il fallait entr'eux determiner son choix, Il se mettait toujours a la tete des trois." Lui-meme nomma son fils "le dieu de la danse" et c'est en parlant d'Auguste qu'il dit cette gasconnade si connue: "C'est par pitie pour ses "camarades que mon fils consent a toucher la "terre." Heraclte .-Je n'en disconviens pas, et c'est peut-etre cette admiration excessive pour Auguste qui l'a gate; car remarquez que la danse d'Auguste n'est pas sans reproches, et celle de son pere, quoique beaucoup moins brillante, etait certainement plus pure, et approchait plus de la perfection que la sienne. Democrite .-Et moi, je mets Auguste bien au-dessus de son pere, et je connais tel danseur de notre siecle que le prefere encore a Auguste. Heraclite .-Oh! par exemple, voila qui est tout-a-fait absurde. Qu'en dit Monsieur? Moi .-Pour moi, Messieurs, je vous avonerai franchement que, lorsqu'il s'agit du mecanisme de votre art, je suis toujours fort embarrasse. 16 Mon embarras, je le sais, vient d'abord de mon ignorance dans cette partie, mais il est beaucoup augmente par la lecture des ouvrages sur la danse. Tous les auteurs, a quelque moment qu'ait paru leur ecrit, pretendent qu'on ne peut mieux danser qu'on ne fesait de leur tems, et que tout changement apporte a la danse, sous pretexte de perfectionnement, ne pouvait qu'en alterer la purete, et la faire degenerer. Democrite .-Impossible. Qui pourrait soutenir, excepte mon cher confrere, qu'on a jamais mieux danse qu'aujourd'hui? Moi .-Si vous voulez me faire l'honneur de dejeuner avec moi samedi prochain, je mettrai sous vos yeux les textes memes des auteurs qui, de demi-siecle en demi-siecle, depuis cent cinquante ans, soutiennent que, dans le moment ou ils ecrivent, la danse est parvenue a son point de perfection possible. Sophie .-Eh bien donc! cher maitre, a samedi: mais tenez-vous ferme, et preparez vos preuves; car si vous attaquez notre siecle, je me range d'avance parmi vos ennemis. Heraclite .-A samedi donc, et vous voyez, Monsieur, quelles menaces on nous fait.! "La valeur et la beaute meme, Se reunissent contre nous." ENTRETIEN IV. Ce dejeuner, dit Democrite, en se renversant sur sa chaise, et en remuant son cafe pour accelerer la fusion du dernier morceau de sucre; ce dejeuner me rappelle ceux de ma jeunesse, ou plutot de mon enfance; car c'etait vers 1775; nous avions pour convives Maximilien Gardel, le vieux Vestris, Dauberval, les deux Malter Heraclite .-Tu peux bien dire les trois Malter. Sophie .-Comment! encore trois danseurs du meme nom! mais il est donc des races ou la faculte dansante se transmet de generation en generation, comme un meuble de famille. Nous avons vu les Bandiery-Laval, les Vestris, les Gardel, et voici maintenant les Malter. On les distinguait sans doute, comme les Vestris par le nom de bapteme? Democrite .-Non, belle Sophie; cette fois ce n'est plus le prenom, c'est le surnom qui distingue. Nous appellions l'un Malter l'oiseau , pour son extreme legerete; l'autre Malter le diable , parce qu'il excellait dans les roles de demons, quoique Noverre dit de lui qu'il avait toujours l'air epouvante et n'epouvantait personne. Quant au troisieme, car je me rappelle maintenant qu'en effet ils etaient trois, c'etait un original assez plaisant, qui avait ete maitre des ballets, et qu'on distinguait de ses freres par un sobriquet aussi bouffon que sa personne: on l'appelait Malter la petite culotte . Moi .-Voila un homme singulierement designe; je serais curieux de savoir l'origine d'un pareil surnom. Democrite .-Ma foi, je ne m'en souviens plus. D'ailleurs, ces questions-la sont plutot de la competence du cher confrere que de la mienne, et, s'il vent s'en donner la peine, il aura bientot satisfait votre curiosite. Heraclite .-Du moins le ferai-je quelque jour; mais en attendant; j'ai a t'adresser un grave reproche pour avoir oublie, malgre la galanterie dont tu te piques, de nommer, avant tout autre convive, les dames dont la presence egayait nos dejeuners, M lle Pelin, M lle Allard, qui etait bien pres alors de quitter le theatre, car elle n'y resta gueres que dix-sept ans, et se retira en 1777. C'etait une danseuse admirable dans le comique: te souviens-tu des plaintes, des reclamations, des murmures qui s'eleverent lorsque son talent lui fit accorder un privilege qu'aucune femme jusqu'alors n'avait obtenu a l'opera, celui de composer elle-meme ses entrees? Toi, qui es si enthousiaste des modernes, as-tu jamais rien vu de si gracieux sur nos theatres que les pas de quatre danses par M lle Pe, M lle Allard, Lanny et Dauberval? C'etait vraiment le chefd'oeuvre du genre. Democrite .-Je me rappelle encore une bien jolie danseuse, et une danseuse bien jolie de ce tems-la; c'est M lle Theodore, qui fut depuis M me Dauberval. Heraclite .-Oh! charmante dans le demicaractere; mais a l'epoque dont nous parlons elle devait etre fort jeune, car elle mourut, en 1798, a peine agee de trente-neuf ans; c'est, je crois, M me Perignon qui lui a succede. Moi .-Je n'ai pas vu M me Perignon. D'apres ce qu'on m'en a dit, elle devait avoir du talent; mais j'ai vu celle qui l'a remplacee, et vous conviendrez, sans doute, malgre vos souvenirs de jeunesse, que M lle Chevigny fut superieure atoutes celles quil'avaient precedee: quelle verve! quelie gaite dans le comique! dans les roles serieux, quelle chaleur! quel pathetique! Tout le feu d'une veritable actrice brillait dans ses beaux yeux. Il fallait la voir dans le role d'Octavie du ballet d' Antoine et Cleopatre , dans les Noces de Gamache , et dans tant d'autres roles ou elle a enchante tout Paris. Sophie .-Je crois, cher maitre, que M lle Chevigny vous fait oublier qu'entre hommes d'honneur, malgre la mode d'aujourd'hui, un dejeuner ne doit pas toujours tenir la place d'un duel. Vous avez jete le gant samedi dernier, on l'a releve: il s'agissait, ce me semble, de prouver que chaque auteur regardait la danse de son tems comme le comble de la perfection; eh bien! levons-nous, Messieurs, et passons sur le champ de bataille: qui m'aime, me suive. Democrite .-J'y suis, ma floi, le premier. Oh! oh! nous voila dans la bibliotheque. Moi .-Oui, Messieurs, ainsi, en cas que la discussion s'anime comme entre les chantres et les chanoines de Boileau, nous avons les armes sous la main. Vous etes precisement, Monsieur, devant le rayon destine aux ecrivains qui ont traite de la Danse. Heraclite .-Permettez; voici un livre en parchemin qui doit bien avoir deux ou trois siecles. Moi .-C'est le traite latin de Meursius sur les danses anciennes, intitule Orchesigraphie , nomenclature assez seche, ou l'auteur cite a chaque danse qu'il nomme tous les passages des anciens qui y ont rapport, compilation d'erudit par ordre alphabetique, sans critique ni vues generales. Les vraies sources pour bien connaitre l'essence de la danse ancienne, c'est le traite que Lucien a ecrit ex prefesso sur cet objet, l'ouvrage d'Athenee et l' Ane d'or d'Apulee: parmi les modernes, le traite de Delaunaye, de la saltation theatrale , imprime a Paris en 1790; celui des Mimes par Ziggler, la Theorie des beaux-arts de Sullzer, plusieurs articles du Dictionnaire des beaux-arts de Millin, et surtout le troisieme, volume des Fetes et courtisanes de la Grece , par Chaussard, et le premier du Traite historique de la danse , par Cahuzac. C'est ce dernier surtout, chere amie, que je mettais a contribution dans les lettres que je vous ecrivais de Londres. Sophie .-Voila donc votre secret trahi! Et moi, qui, a l'arrivee de vos lettres, me prenais de pitie pour vous en songeant au travail enorme qu'elles devaient vous couter, tandis qu'avec deux ou trois volumes peut-etre, vous en veniez a bout! Je fesais laune depense de compassion bien inutile, n'est-il pas vrai? Democrite .-A propos, Mademoiselle, quand donc nous ferez-vous lire ces fameuses lettres de Londres dont vous nous avez si souvent parle? Il se fait tems, ce me semble, de remplir une si vieille promesse. Moi .-Oh! Messieurs, il sera toujours trop tot, puisque me voila dument atteint et convaincu de plagiat, et que vous pouvez me lire en lisant Cahusac. Au fait; chere amie, j'avoue que j'ai presque fondu dans mes lettres le commencement de son ouvrage, et que le reste a passe en grande partie dans les notes que je vous apportais les semaines dernieres. Mais aussi, comme il faut se rendre justice, je dois vous faire observer que j'ai parcouru avec la plus scrupuleuse attention tout ce qui avait precede Cahuzac meme; que jamais je n'airien dit, d'apres lui seul, mais beaucoup de choses avec lui d'apres d'autres. Il a sans doute sur moi un grand avantage, mais que je ne lui envie gueres, c'est d'avoir vecu, il y a soixante-dix ans. Et puis, croyez bien que toute votre pitie n'etait pas perdue; ne m'en deviezvous pas pour toutes les anecdotes que j'ai ajoutees au siennes, pour toutes celles que j'ai rectitifiees, et puis pour roes reflexions, qui du moins m'appartiennent, et qui m'appartenaient avant que j'eusse ouvert Cahuzac? Cahuzac est un ecrivain dont le style est correct, et souvent embelli depensees fines, toujours elegamment exprimees; mais son livre, et c'est le sort de tous ceux qui racontent des faits dont ils ne sont pas contemporains, son livre est une compilation de tout ce qui avait precede. Les vols que je lui ai faits, il les avait faits lui-meme a l'abbe Dubos et a Bonnet, qui les avaient faits au pere Menetrier, qui les avait faits a Rinaldo Corso a Caroso Fabricio, a Tuccaro et a tant d'autres, qui les avaient faits aux anciens. Pour tout dire, cependant, car je veux vous achever ma confession sans accuser plus longtems Cahuzac, son livre devient assez rare, et j'etais a peu pres certain que mes larcims litteraires seraient toujours caches, a moins que le vre; j'ai ete d'assez bonne hasardne vous les deconvrit; foi pour me trahir moi-meme. Democrite .- Quoi qu'il en soit, Monsieur, que vous ayez copie Cahuzac ou non, comme je ne l'ai pas lu, je serais fort curieux de voir vos lettres. Je ne crois pas non plus avoir jamais rencontre le petit volume qui est la debout pres de Cahuzac, et qui a l'air au moins aussi vieux que lui. Dites-moi donc quel est cet ouvrage-la? Moi .-C'est precisement celui par lequel jeveux entamer la question qui nous occupait samedi dernier; c'est l' Histoire de la Danse , par Bonnet, payeur de gages au parlement. Son ouvrage, dedie au duc d'Orleans, a paru il y a un siecle. J'ai marque le passage ou il loue la superiorite de la danse de son tems; lisons-le. "Quelques idees, dit-il, que l'on puisse avoir "de la danse des anciens, j'ai peine a croire "qu'ils l'aient emporte sur ceux que nous avons "vus depuis quarante ans en France, et sur les "danseurs et danseuses que nous voyons aujourd'hui "a l'Opera. Il ne faut que voir danser une "entree de Chaconne par Ballon, une entree "des Vents et des Furies par Blondy; une entree "grave et serieuse par Lestang; une de paysans "par Dumoulin, et la danse du Caprice par La "Prevost, pour juger qu'on ne peut porter plus "loin la persfection de la danse theatrale ." Voila donc deja les limites possibles de la danse fixees en 1723. Vingt ans plus tard, l'abbe Dubos, dans un petit ecrit a la suite de ses Reflexions sur la Poesie et la Peinture , affirme que, de son tems, la danse etait parvenue au point de perfection qu'il est possible d'atteindre. En 1754 parait l'ouvrage de Cahuzac. "L'art de la danse simple, y est-il dit, pag. 145 "du tome III, a ete porte aussi loin qu'il soit possible "de le porter . Nul homme ne s'est mieux " dessine que Dupre, ne fera les pas avec plus "d'elegance, nul n' ajustera ses attitudes avec "plus de noblesse. N' esperez pas de surpasser les "graces de M lle Salle. Vous vous flattez si vous "croyez arriver jamais a une gaite plus franche, "a une precision plus naturelle que celles qui "brillaient dans la danse de M lle Camargo." Mais peut-etre voudra-t-on recuser l'opinion de ces Messieurs, qui n'etaient que des litterateurs. Du moins on n'en dira pas autant de Noverre; celui-ci est un danseur-pratique. Eh bien! il parle a peu pres comme les autres. "Je conviendrai, dit-il, que l'execution mecanique "de cet art est portee a un degre de perfection "qui ne laisse rien a desirer ." Il est vrai qu'a l'exemple de Cahuzac, il reconnait qu'il reste encore beaucoup a faire dans cette partie de la danse, qui depend davantage de l'ame et de l'intelligence, dans la pantomime. Terminons ces citations par un pasasge de M. Blasis, dont le livre est tout moderne: "L'art de la danse a ete porte par Dauberval, "Gardel, Vestris et quelqu'autre grand artiste a "un si haut degre de perfection qu'elle a du surprendre "Noverre lui-meme. Les artistes du siecle "passe sont inferieurs a ceux des dernieres annees "de la meme epoque, et a tous ceux du commencement "de celui-ci. On ne peut s'empecher "d'admirer la rapidite des progres qu'a faits l'art "moderne. Nos danseurs possedent un gout plus "epure; leur danse est remplie de graces et de "charmes, qualites qui n' ont jamais existe chez "les anciens artistes; les plus beaux tems d'aplomb, "d'equilibre etaient ignores, les poses "gracieuses , les belles attitudes , les seduisans "arabesques n'etaient pas en usage " Democrite .-Eh bien! que prouve tout ceci? Je conclus que M. Blasis seul a raison, et que tous les autres ont tort. Il fallait, en effet que nos peres fussent bien aveugles pour ne pas prevoir une perfection possible a leurs pauvres essais. Sophie .-Cependant, Messieurs, soyons de de bonne foi. Le rapprochement que vient de faire notre chef maitre est assez curieux. Il est singulier que depuis plus de cent ans, on repete la meme chose presque dans les memes termes; que gens du parlement, abbes, litterateurs, maitres de ballets, danseurs, soutiennent tous a diffetes epoques que la partie mecanique de la danse ne laisse plus rien a desirer. Et moi aussi j'etais d'avis que nous avions atteint toute la perfection possible; mais, puisque nos peres ont toujours pense de meme, chacun a leur tour, il est a presumer que, dans cent ans d'ici, nos enfans nous trouveront fort plaisans de nous etre crus si parfaits. Heraclite .-Pour moi, je crains bien que cette pretendue perfectibilite, qui s'accroit de siecle en siecle, ne soit au fond que le commencement de la decadence de l'art. Plus on avance, plus l'artiste, encourage par les applaudissemens du public, aiguillonne par la crainte de ceder a des rivaux qui se multiplient autour de lui; cherche a ajouter a son execution; une belle simplicite ne lui suffit plus; le public en a l'habitude, et de cette habitude nait une delicatesse superbe et dedaigneuse, qui ne peut plus etre reveillee que par l'extraordinaire. Il s'agit plutot d'etre neuf que d'etre reellement beau. Paul est plus etonnant, tourne plus long-tems sur luimeme, se balance plus hardiment dans le vague au moins je le suppose; mais danse-t-il mieux que le vieux Vestris? danse-t-il mieux que Dupre? Moi .- Une chose remarquable, Messieurs, c'est que tout ce que nous avons dit de la danse semble devoir s'appliquer a la musique. Boileau et son siecle declaraient que jamais on n'irait plus loin que Lully; Voltaire s'extasiait devant Rameau; Diderot croyait Jomelli le nec plus ultra de l'art musical: ainsi Pergolese fut detrone par Paesiello; Paesiello par Mozart; Mozart par Rossini, qui les ecrase tous, jusqu'a ce que quelqu'autre le detrone a son tour. Et notez que les vrais et purs dilettanti ne partagent point leur admiration entre plusieurs rivaux; ils n'admirent pas a la fois Hombre et Virgile, Raphael et Michel Ange; il faut etre aujourd'hui Rossini ou rien: j'ai vu aussi de ces dilettanti de la danse ne jurer que par M lle Noblet, et tout le reste etait oublie, meprise, conspue. Cette manie de preference exclusive a toujours regnee, surtout en France; les partisans de Rameau ne trouvaient pas une note supportable dans Lully; les Piccinistes marchaint a pieds joints sur Rameau et sur Gluck. Pour moi, qui ne suis ni danseur, ni musicien, quoique passionne pour la musique et la danse, je me demande souvent s'il est donc impossible de determiner l'idee du beau dans ces deux arts; s'ils sont, comme la mode, l'eternel jouet du caprice des siecles. Encore pourrait-on coucevoir un point de ralliement pour les modes. Leur beaute consistera dans l'harmonie des formes corporelles, de l'age, du sexe, du teint, des saisons, de la fortune, avec la forme, la matiere, les ornemens, la couleur du vetement. Mais ou seront en danse et en musique les limites du beau? Si vous admirez une pirouette de six tours, uniquement en qualite de pirouette, on vous en fera a huit, a dix, a vingt tours; et celui qui saura la filer a vingt, mettra dans un oubli complet tous ses jusqu'a ce que lui - meme soit vaincu par un pirouetteur a trente tours. Si vous appelez bon chanteur celui qui vocalisera cent triples ou quadruples croches en dix secondes quel nom donnerez-vous a celui qui en prononcera deux cents dans le meme espace de tems? Le musicien qui composera un septuor soutenu de cent instrumens ne sera-t-il pas, a votre avis, au-dessus de celui qui n'aura su faire que des quatuors accompagnes seulement de vingt instrumens? Il en sera de meme partout, toutes les fois qu'on ne mettra la perfection que clans la difficulte vaincue, dans le merveilleux de l'execution materielle, ou dans la nouveaute et la singularite des combinaisons, sans rapport avec nos passions et les mouvemens de notre ame. Mais si la musique s'attache specialement au chant, c'est-a-dire a cette partie qui doit exprimer par des sons artificiels les accens habituels de notre voix; si la danse regarde comme son essence la pantomime, c'est-a-dire cette partie qui doit rendre, par des gestes etudies, nos gestes et les ebranlemens de notre corps, lorsque nous sommes agites de sentimens doux ou violens, alors nous aurons une regle a appliquer a la musique et a la danse; nous pourrons y definir le beau, nous y analyserons meme le sublime, et nous sortirons de la disgracieuse theorie du je ne sais quoi . Celui-la sera parfait, en quelque siecle qu'il ait vecu, qui aura saisi la maniere la plus vive et la plus vraie, la voix parlante ou muette des passions. Le musicien ne sera plus eclipse par le croque-note, ni le pantomime par le danseur de corde. Sophie .- Je crois bien concevoir votre principe; mais voici les consequences qui resultent de son admission: les fatigues et les tourmens que j'ai soufferts depuis dix ans pour acquerir la souplesse dans le jarret, et la facilite dans le conde-pied, les battemens que j'execute encore tous les jours pendant des heures entieres devant ma glace, les fastidieux exercices que j'ai du repeter si souvent pour posseder la cle d' ut ou de fa , tout cela, dis-je, devient a peu pres inutile; j'aurais beaucoup mieux fait d'etudier les accens ou les gestes des hommes passionnes. Moi .-Prenez garde, chere amie, et n'exagerons rien. Des que je dis voix artificielles et gestes etudies , je suppose une science, un art, par lequel est dirigee une imitation qui, sans lui, serait trop grossierement fidele. C'est surtout par sa partie pour ainsi dire materielle, que l'art est interdit au vulgaire, regle dans sa marche, et retenu dans ses ecarts. Sans doute, cette partie ne constitue pas le genie; mais elle en est une condition essentielle, et les plus habiles la cultivent plus de soin. Qui jamais a mieux connu que Racine le langage impetueux, fier, brulant, tendre des passions? Qui jamais aussi a porte a une plus haute perfection le mecanisme du vers? Pardon, Messieurs, si je vous redis des choses que vous savez mieux que moi; mais il est necessaire, dans la theorie des arts, de bien asseoir ses principes. Tous les arts ont donc deux parties distinctes, l'imitation des passions et des sentimens humains qui en fait le fond, et le mecanisme particulier a chacun d'eux, qui en est la forme, et que l'artiste doit posseder avant tout. Avant tout, le peintre doit savoir conduite son pinceau, allier ses couleurs; le statuaire diriger son maillet et son ciseau; le poete manier sa langue, trouver facilement sa rime; le musicien connaitre ses valeurs, ses cles, ses accords; le danseur executer parfaitement ses positions, ses pas, ses battemens. Voila ce qui les distingue du simple amateur. Mais s'ils se bornent la, s'ils ne cherchent pas a parler a l'ame en meme tems qu'aux yeux et aux oreilles, ils ne seront que des barbouilleurs, des macons, des versificateurs, des menetriers, des baladins. La difficulte vaincue sera tout leur merite, et le premier venu, avec du tems, de l'exercice et de la patience les egalera. J'attache au reste tant d'importance a la partie mecanique de la danse, que vous trouverez dans ce rayon de bibliotheque, non-seulement ceux qui ont parle de sa theorie et de son histoire 17 mais tous ceux aussi qui n'ont traite que le mecanisme. Heraclite .-En effet, voila l'ouvrage de Gourdoux, qui est tout recent; la Methode pour exercer l'oreille a la mesure dans la danse , par Guedon; voyons celui-ci: les Elemens de la danse , par le chevalier Pauli, et jusqu'au vieux maitre a danser de Rameau. Fort bien, Monsieur, vous avez vraiment une collection d'amateur. Democrite .- Parbleu, je reconnais cet inquarto, la tout a cote. Je parie que c'est le volume de l'Encyclopedie, qui traite des arts academiques . Justement. Et le suivant? Oh! c'est ce vilain grimoire de Feuillet et Dessaix. Je me rappelle qu'etant enfant, j'avais un barbon de maitre de danse qui pretendait me fourrer tout ce fatras dans la cervelle; mais je me souviens bien aussi que je ne voulus jamais en apprendre un signe. Pour les volumes suivans, je n'y comprendrais guere plus que dans le grimoire de Feuillet. N'est-ce pas de l'anglais ou de l'italien? Moi .-De l'un et de l'autre, et meme, je crois, deux ou trois ecrits en allemand. Voici d'abord en anglais les Lecons sur l'art de la danse avec un traite de l'action et du geste , par John Weaver; les Observations sur l'art de la danse , par Galini; Remarques sur le ballet de Psyche , publiees a Londres en 1788; en italien; le Traite theorique et pratique de la danse , par Magri; en allemand, un Traitede la pantomime et du ballet , imprime a Munich en 1779. Sophie .-Oh! dites-moi donc, cher maitre, quel est ce petit volume si etroit, dont la couverture rouge a feuilles noires ressemble aux jupons d'indienne de nos grand'meeres? Oh! le beau papier et le joli caractere! Moi .-Ce petit livre, chere amie, est sorti des presses d'un des premiers imprimeurs de l'Europe, Bodoni de Parme. Voyez le nom de l'auteur; c'est encore un grand personnage qui s'est occupe de danse, M. le conseiller d'etat Moreau de Saint-Mery un Francais, devenu administrateur general des etats de Parme, Plaisance et Guastalla. Democrite .-Mais c'est fort aimable a lui. Ensuite? Mon Dieu! encore de l'anglais, je ne croyais pas nos voisins d'outremer si curieux d'entrechats. Moi .-Oh! ce n'est que du francais habille a l'anglaise; c'est la traduction de l'ouvrage de Noverre. Aupres de la traduction, est l'original sur lequel nous avons assez discute. Si vous voulez, chere amie, voir le portrait de l'auteur, il s'est fait graver en taille-douce a la tete du recueil. Democrite . -Oh! c'est bien la sa figure serieuse. M. J.-G. Noverre, ancien maitre des ballets en chef de l'Academie royale de musique, ci-devant chevalier de l'ordre du Christ. Par exemple, voila une singuliere decoration pour un danseur. Ma foi j'ai envie de solliciter cette croix-la? Heraclite .-Il faut d'abord savoir qui la donne, ou combien elle se vend. Au reste, si les ouvrages du plus illustre de nos maitres de ballets n'etaient pas un titre pour meriter la croix du Christ, ils meritaient bien les vers du poete Imbert, que vous lisez au bas de son portrait: "Du feu de son genie il anima la danse; Aux beaux jours de la Grece il sut la rappeler, Et, recouvrant par lui leur antique eloquence, Les gestes et les pas apprirent a parler." Moi .-Pendant qu'il est question de vers et de poesie, terminons, Messieurs, notre revue par trois ouvrages ou, pour parler en poete, Euterpe et Calliope ont accorde la lyre et embouche la trompette en l'honneur de Terpsichore et de Polymnie. Voici d'abord Dorat qui a consacre a des chants de son poeme de la Declamation . Plus loin est Etienne Despreaux, qui, dans le second volume de ses Passe-tems , a parodie l'Art poetique avec assez de bonheur, en appliquant a la danse les preceptes de son illustre homonyme. Sophie .-Ce doit etre un singulier poeme; laissez-nous en donc lire quelques vers. Moi .-Une seule citation, ma chere amie, suffira pour vous faire connaitre la nature de ces cantons: les vers du danseur rappelleront aisement ceux du poete: "Quel que soit votre role, evitez la bassesse; Le genre le moins noble a pourtant sa noblesse. Au mepris de la grace, un grotesque effronte, Trompa les yeux d'abord, plut par sa nouveaute: Bientot on ne vit plus que danses triviales, Terpsichore imita les postures des halles. Des danseurs etrangers, de grossiers baladins Vinrent a l'Opera danser les paladins. Cette contagion infecta les provinces, Elle alla de la foire au spectacle des princes: Le grimacier Slyns'byk trouva des amateurs, Et L*** en Lapon eut ses approbateurs. Mais de ce genre enfin la cour desabusee Dedaigna de ces pas l'extravagance aisee, Distingua du bouffon l'agreable danseur, Et laissa la province admirer le sauteur. Que ce genre jamais ne soullie votre danse; Imitez de Vestris la badine elegance; Le burlesque honteux, vrai plaisir de valet, Ne convient qu'aux tretaux qu'illustra Nicolet." Heraclite .- Despreaux etait un homme d'esprit aussi bien que Berchoux, dont je vois un peu plus loine poeme de la Danse ou les Dieux de l'Opera . Je lus ce poeme a son apparition, et je me rappelle y avoir remarque des idees plaisantes et des vers heureux; mais, sans etre plus enthousiaste de Vestris que de Duport, je blame l'auteur de sa partialite outree pour le second, et de ses sarcasmes injustes contre le premier, qui, s'il ne fut pas le plus parfait, est du moins le plus extraordinaire et le plus universel danseur qui ait paru. Moi .-Je pense comme vous, et, malgre quelques jolis details, malgre la bonne facture de vers qui y fait reconnaitre l'auteur de la Gastronomie , je mets la danse bien au-dessous de ce dernier poeme. D'ailleurs, sans connaitre dans toutes ses parties le fondement historique de l'ouvrage, croyez-vous que les querelles de Vestris et de Duport aient assez occupe le public pour meriter l'honneur d'un poeme en six chants? Heraclite .-Les deux heros fixerent longtems l'attention. Auguste Vestris, fils de Gaetan, parut a l'Opera en 1774. La nature ne l'avait pas moins favorise que son pere; belle figure, taille de Zephyre, une legerete et une vigueur extremes; il surpassait dans l'execution tout ce qu'on avait vu jusqu'a lui. On n'avait pas encore battu un entrechat ni file une pirouette avec une si rare perfection; mais voici une chose qui prouve ce que vous disiez tout-a-l'heure sur le merite de l'execution lorsque ce merite est le seul. Le jeune Duport se presenta dans la lice, et osa lutter avec celui qu'on proclamait le dieu de la danse. Les applaudissemens du public semblerent confirmer sa hardiesse, et Vestris dut partager le trone avec son audacieux rival. Les pretentions de Duport s'accrurent avec ses succes; il voulut regler luimeme ses pas, et elever au rang des premieres danseuses sa soeur, qui assurement n'etait pas sans merite, qui avait de l'a-plomb, de la fermete, de l'agilite, mais qui etait encore loin des Gardel et des Chevigny. L'administration ne crut pas devoir acceder a ses demandes, et de la toute la guerre. Democrite .-Eh bien, moi, j'aurais prononce en faveur de Duport. Je me rappelle bien aussi cette guerre de plume qui nous divisa tous en deux armees ennemies, et qui eut ses generaux, ses trompettes et ses historiens. Qu'on ouvre les Courriers des spectacles de 1804 et 1805, on les trouvera pleins des bulletins des deux partis, c'est-a-dire des accusations de l'Opera contre Duport, et des recriminations de Duport contre l'Opera. Les concessions reclamees par Duport n'avaient rien d'extraordinaire, et de pareilles faveurs avaient souvent ete accordees aux premiers sujets. L'administration eu tort de s'y refuser. Heraclite .- L'administration eut raison; ces faveurs flattent, il est vrai, la vanite des artistes; elles paraissent meme augmenter pour un moment les plaisirs du public, mais elles ne tendent au fond qu'a corrompre son gout; elles precipitent la decadence de l'art, et doivent par consequent etre accordees avec une extreme retenue. L'artiste qui jouit de la faculte de composer lui-meme ses pas, leur donne rarement une convenance parfaite avec le reste du ballet. Plus le choregraphe aura deploye de talent, mieux il aura su distribuer tous les groupes de ses tableaux, et donner a chacun la couleur qui lui est propre, et plus les conceptions etrangeres trancheront au milieu des siennes, et nuiront a l'effet general. Les danseurs ont d'ordinaire des pas, pour ainsi dire, privilegies, ou ils excellent, et qui leur rapportent un infaillible tribut d'applaudissemens. Ils ne manqueront pas de les ramener dans chaque role: ou, s'ils sont egalement superieurs dans toutes les parties, il en resultera un defaut tout aussi funeste aux progres de l'art, la confusion des genres, dont les deux premiers talens du dernier siecle, Vestris M me Gardel ont donne l'exemple. Democrite .-Comment, ne vas-tu pas attaquer aussi M me Gardel? Je t'ai laisse mordre sur tout le monde; mais pour elle, je me declare son champion, et j'irais volontiers, comme Don Quichotte, forcer tous les passans a la reconnaitre pour la premiere danseuse de l'univers. Sophie .- Et bien volontiers aussi je me joindrais a vous. Je prierais M me Gardel de souffrir qu'une eleve qui l'admire et qui l'alme, celebre en elle la reunion des plus precieuses qualites, la correction, la vivacite, la grace et cette excellente methode dont j'ai vu si souvent les heureux effets. Moi .-Nous ne pouvons, chere amie, qu'applaudir a votre reconnaissance et a votre gout; mais il n'y a pas grand courage a se faire le champion d'une cause que personne ne combat. En 1816, comme en 1786, depuis son mariage comme lorsqu'elle etait encore M lle , Miller, a vingt ans comme a cinquant, M me Gardel a toujours ete l'objet de la plus unanime admiration. Aussi excellente pantomime qu'habile danseuse, elle semblait dans chaque nouveau role se surpasser elle-meme: on disait que de ses pieds jaillissait des diamans; on l'appelait la Venus de Medicis de la danse, et jamais la critique n'est venue meler son aigre voix a ce concert d'eloges. Democrite .-Vous voyez cependant que Monsieur lui reproche, comme a Vestris, d'avoir embrasse tous les genres; mais, puisque la nature les avait faits pour exceller dans tous, pourquoi voulez-vous la contrarier, et les renfermer malgre eux dans un seul? Heraclite .-Aussi, n'est-ce pas a eux que s'adressent mes reproches, mais aux mauvais imitateurs de ces excellens modeles. Eblouis par des succes auxquels ils ne pouvaient pretendre, ils ont oublie une incontestable verite, c'est que, si l'on met a part ces rares exceptions dont un siecle offre a peine deux ou trois exemples, les danseurs en general sont destines chacun a un genre particulier. Ainsi les deux demoiselles Saulnier, dont l'aine fut si admiree dans les roles de Venus, de 1785 a 1794, et dont la cadette meritait si bien le nom de Victoire; ainsi M lle Coulon, ainsi M lle Clotilde, dignes de recueillir l'heritage des Saulnier, paraissaient creees pour le genre serieux. Le demi-caractere semblait convenir exclusivement a M lle Guimard, depuis M me Despreaux, qui, vers 1763 et jusqu'en 1789, donna le meilleur modele de pantomime dans les roles et naifs, surtout dans le genre anacreonfique; a Lepieq, charmant danseur, principalement dans les pas de deux, que sa grace et sa beaute firent justement surnommer l' Apollon de la danse ; a Laborie, qui, en 1790, crea le role de Zephire; a Deshayes, qui le perfectionna, lorsque M. Gardel cut compose en son honneur le Retour de Zephyre . Le comique, au contraire, reclamait M me Delille, son embonpoint, sa vigueur et sa gaite; et M lle Milliere a la jolie figure chiffonnee, a la danse rapide et brillante. Dans le meme genre, Beaupre devait porter le ventre de Sancho et le masque noir de l'esclave dans Paul et Virginie , et Branchu, la livree du valet du dansomane. Tous ceux que je viens de nommer obeissaient a la nature dans le choix de leurs roles. Mais pourquoi Henry, qu'elle avait doue de la grande taille de Dupre et de l'air noble de Gaetan, pourquoi Henry, qui pouvait etre le prince du genre serieux, va-t-il disputer aux Duport et aux augustes Vestris la palme du demi-cararactere? Quand on a les petites formes, le visage riant et l'oeil mutin de M lle Colomb, pourquoi s'obstiner a vouloir jouer les grands roles? Moi .-Quoiqu'au fond d'accord avec vous, j'ai bien quelques objections a vous opposer. J'ai connu des danseurs qui, sans etre des Vestris ni des Gardel, etaient fort agreables dans tous les genres; Nivelon, par exemple. Democrite .-Oh! oh! Nivelon, l'amant aime de la fameuse Isabeau, cette belle mulatresse qui eut, dit-on, le talent d'attirer sur elle pendant quelques mois tous les yeux de la capitale; de manger en cinq ans le fonds de deux riches habitations, de ruiner en moins de tems encore trois grands seigneurs, cinq maitres des requetes et quatre fermiers-generaux, et qui, avec tout ce talent-la, n'eut pas celui de pouvoir enrichir Nivelon! Heraclite .-Peu importent les details de sa vie privee. Monsieur parle de Nivelon comme homme public . J'avoue qu'il remplacait tout le monde a l'Opera avec une etonnante facilite; mais ce fut cette facilite meme, d'aileurs estimable et precieuse au theatre, surtout pour ses camerades, qui l'empecha de s'elever a la superiorite qu'il aurait pu atteindre, a en juger par ses pas de deux. Remarquez aussi que cette facilite de talent et de caractere est presque toujours accompagnee d'une certaine indolence qui est le plus grand obstacle a la perfection; car nul art au monde n'exige un travail plus opiniatre et un exercice plus constant que la danse. Avec un grand travail, des danseuses comme M lles Laval, Constance, Puvigne, Louise, Laneuville; des danseurs comme Deschamps, Butteau, Titus, Leon Leger, eussent ete fort loin. II ne manquait a Beaulieu que de soigner sa danse; a Saint-Amant, celui qui jouait avec tant de grace le role de Paul, dans Paul et Virginie , que d'etre plus fini, pour se placer au premier rang. Le travail, et un travail obstine, est peutetre la qualite la plus essentielle au danseur. Democrite .-Sans doute; cependant il ne faut pas pousser les choses trop loin. J'ai travaille dans ma jeunesse tout comme un autre, mais je n'ai jamais pense qu'il fallut mourir a la peine: aussi me suis-je toujours parfaitement porte. Je mets souvent sous mes yeux l'image des victimes du travail; voyez cette pauvre demoiselle Gosselin, si legere, si souple, que, pour exprimer sa prodigieuse flexibilite, l'ami Geoffroi avait cree un mot tout neuf, et l'appelait Gosselin la desossee . Voyez cette aimable Chameroy, enlevee en 1803, toute jeune encore, a l'admiration des Parisiens. Toutes deux sont mortes epuisees de travail et de fatigues. Te rappelles-tu la mort de cette bonne et jolie Chameroy? Heraclite .-Parfaitement, et aussi ses funerailles qui nous ont coute un argent que bien certainement je ne regrette pas, mais qui faillit etre perdu. Le cure de Saint-Roch avait refuse d'admettre son corps a l'eglise, et, sans la complaisance du cure de Saint-Thomas, ou eut vu les memes scenes qui signalerent depuis l'enterrement de M lle Rancourt. Moi .-Connaissez-vous sur cette scandaleuse anecdote, le joli conte d'un de nos comiques les plus spirituels? Je vous le reciterais volontiers pour fiair la seance, mais j'en ai oublie la plus grande partie. En voici seulement deux morceaux qui sont encore presens a ma memoire; celui qui termine la piece, et un autre ou il vous sera facile, chere Sophie, de vous reconnaitre dans le portrait que M lle Chameroy fait d'elle-meme. Saint Roch demande a la jolie defunte ce qu'elle fesait ici bas: "Votre metier?-Mon art etait la danse. Je m'appliquais a former en cadence; A dessiner mes monvemens, mes pas; Pour mon pays ces jeux ont des appas: Et chaque soir, sur un brillant theatre, Aux yeux ravis d'un public idolatre, Je figurais, dans un ballet charmant, Tantot la reine et tantot la bergere. On s'enivrait de ma danse legere: Le magistrat, le guerrier, le savant, La fille assise a cote de sa mere Venaient gouter un plaisir elegant." A la fin de la piece, on accorde aux danseuses l'entree du ciel, qui leur avait ete fermee jusqu'ici, et poete ajoute: "O vous, soutiens de ce bel Opera, Vous que sur terre on fete, on preconise, Qu'on applaudit et Clu'on applaudira, En attendant que l'on vous canonise, Vestris, Miller, Delille, et coetera , Troupe elegante, aimable, bien apprise, Vous voila done en paix avec l'Eglise, En paradis chacun de vous ira , Mais que ce soit le plus tard qu'il pourra!" Nous pouvons, chere Sophie, nous arreter sur ce voeu du poete; qu'en dites-vous, messieurs? Democrite .-Ma foi, il est difficle de mieux finir. Ainsi, Mademoiselle, avec votre permission, nous ferons chorus. En paradis, chacun de nous ira , Mais que ce soit le plus tard qu'il pourra! ENTRETIEN VI. Fort bien, cher maitre, dit Sophie, en me voyant entrer, voila ce qu'on appelle se presenter les armes a la main, Que nous presage le rouleau de papier que vous nous apportez? Est-ce une these que vous me faites la galanterie de m'offrir, comme M. Thomas Diafoirus a sa pretendue? Moi .-Justement, ma belle espiegle, c'est une these. Seulement, au lieu de discuter la position du coeur et du foie, je me suis amuse a jeter sur le papier quelques idees relatives a la nature du ballet et a ses qualites les plus essentielles. C'est une espece de poetique du genre, qui n'a gueres que trois on quatre pages, et que je soumets en toute humilite au jugement de ces Messieurs. Cela dit, je passe a mon exorde. Heraclite .-Vous pouvez, Monsieur, etre assure d'avance de l'interet de votre auditoire, et vous ne risquez rien, croyez-moi, a aborder de lain pied votre sujet, sans exorde ni preface. Moi. .-Puisque vous le permettez, soit fait comme il est dit: j'entre en matiere. Les anciens, Messieurs; definissaient le ballet une conversation muette, une peinture parlante et vivante, ou les passions s'expriment par les mouvemens, les regards et les gestes: les modernes pourraient le definir une action figuree a nos yeux par la pantomime et la danse. Le premier soin du choregraphe, comme du peintre ou du poete, c'est le choix du sujet. II doit prendre un sujet connu, une action positive, capable de rappeler a l'imagination du spectateur des idees qui lui soient familieres; car, comme il ne peut parler qu'aux yeux; comme il n'a pas la liberte de developper par le discours les situations precedentes, l'exposition, deja si difficile dans les poemes, l'est beaucoup plus encore pour lui. L'aspect des decorations, le costume, l'entree en scene et les premiers gestes du pantomime, doivent instruire le spectateur aussi clairement que le fait le poete, quand il dit: " Je suis Oreste, ou bien Agamemnon." C'est peut-etre parce que le sujet etait inconnu a la plupart des spectateurs, qu'on recut si froidement Daphnis et Pandrose , le seul des ballets de M. Gardel qui n'ait pas reussi. Les trois sources principales ou le maitre de ballets peut puiser les 18 sujets de ses compositions, sont l'histoire, la mythologie ou feerie, ce qui est ici la meme chose, enfin la nature naive ou comique; je n'ajoute pas les traductions qu'il fait en sa langue des pieces representees sur d'autres theatres; car presque toutes appartiennent elles-memes a l'une de ces trois divisions. Je crois avoir dit dans une de nos conversations precedentes que j'etais loin de partager l'opinion de Noverre, qui regarde l'histoire comme une mine inepuisable pour le choregraphe. Rarement les personnages historiques sont des personnages dansans; et, comme nous en sommes convenus dernierement, la danse est tellement essentielle a un ballet, que tout acteur quine danse point y parait deplace, surtout lorsque l'action meme appelle sur lui l'interet. ll en est du theatre comme de nos bals de societe; l'attention y est concentree sur les danseurs: on ne s'occupe point des grand' mamans et des vieillards parce qu'ils ne dansent, point; ets'ils dansaient, ils seraient ridicules. Faire sauter les heros de l'histoire moderne est tout-a-fait contraire a l'illusion; la gravite romaine se preterait encore moins aux pirouettes et aux entrechats: les moeurs quis'en accommoderaient le mieux, ce seraient les moeurs grecques, et surtout celles des premiers ages; car l'autorite meme de Noverre ne me determinerait pas a regarder Alexandre comme un personnage de ballet Heraclite .-Je crois qu'un des compositeurs qui a montre le plus de sagacite dans le choix des personnages historiques, c'est Aumer, celui qui jouait si bien Don Quichotte dans les Noces de Gamache: son ballet d' Antoine et Cleopatre fut fort applaudi autrefois, et il vient de donner Alfred-le-Grand . Moi .-Sans doute, et j'allais vous le citer. Peu de programmes de ballets presentent des idees aussi riantes que le recit de la conquete d'Antoine par Cleopatre, tel qu'il est dans Plutarque: Antoine attendait Cleopatre a Tarse pour lui demander raison de sa conduite. Elle descend le Cydnus, et se presente devant son juge, mais dans l'appareil d'une reine ou plutot d'une deesse qui vient s'assurer l'hommage des mortels. Son vaisseau etait entierement dore, les voiles etaient de pourpre, et des rames d'argent battaient le fleuve en mesure, au son des flutes et des cimballes. Elle-meme etait couchee sur un lit seme d'etoiles d'or, vetue comme les poetes peignent Venus entouree de jeunes enfans deguises en Amours, et de ses femmes sous le costume des Nereides et des Graces. Antoine etait Romain; mais, esclave d'une reine barbare, il ne se fesait sans doute aucun scrupule de mepriser les opinions romaines qui defendaient la danse. Antoine danse avec Cleopatre, comme Hercule file aux pieds d'Omphale, comme Samson dort sur les genoux de Dalila. Alfred etait un roi troubadour; l'histoire nous le montre penetrant dans le camp ennemi une lyre a la main. Des que nous reconnaissons un roi musicien, nous n'avons pas grand'peine a le concevoir danseur. Aussi ce ballet a-t-il eu a Londres un succes prodigieux: l'auteur fut appele sur la scene apres la piece, ce qui n'est pas en Angleterre une faveur ordinaire. Choisissez des personnages historiques, quand vous pourrez le faire avez autant de bonheur, mais reconnaissez en principe que les sujets les plus favorables au choregraphe, lui sont fournis par la mythologie ou la feerie. C'est la que tout lui devient facile, et que son imagination errante ne connait d'autres bornes que celles du pouvoir meme des dieux et des fees. II faut pourtant fouiller avec precaution dans cette carriere, et ne pas croire qu'il suffise, pour reussir, d'entasser merveille sur merveille, en depit, comme dit Boileau, du bon sens et de l'art. Que la raison ne se revolte jamas contre vos miracles: qu'ils aient toujours cette sorte de vraisemblance que l'esprit de l'homme veut trouver jusques dans la verite. Mais surtout que le sentiment et les passions humaines y occupent toujours une grande place: le sentiment est la qualite essentielle dans un ballet, comme l'expression dans un tableau. C'est la seule qu'aucune ne remplace, et qui peut tenir lieu de toutes les autres: Mes yeux se fatigueront bientot de vos palais, de vos nuages et des baguettes de vos fees, si mon coeur reste toujours oisif et vide. Le sentiment, c'est la le grand merite du meilleur ballet de M. Milon, Nina , surtout quand il etait joue par M lle Bigottini;. La piece de Feydeau, malgre la suavite de sa melodie, et l'extreme talent des deux actrices qui y ont brille tour-a-tour, ne m'a jamais fait la moitie de l'impression que j'ai ressenile en voyant celle de l'Opera; et j'en sais bien la raison. OEdipe et Nina , l'avouerai-je? sont les' deux seuls ouvrages qui m'aient-vraiment attendri a l'Academie royale de musique. Je ne sais guere lesquels je prefererais dans tout le repertoire. Les dilettanti poufferaient de rire, s'ils m'entendaient parler ainsi; mais leurs modes et leurs prejuges passeront: le jugement du coeur est toujours le meme; il s'appuie sur la nature, et demeure autant qu'elle. Le ballet de Nina appartient au troisieme genre dont j'ai parle, l'imitation de la nature naive ou comique; c'est a ce genre que se rattachent la plupart des compositions de nos anciens maitres, tels que Dauberval et Maximilien Gardel, le frere de notre fameux Gardel d'aujourd'hui: nous assistions hier a un joli ballet de cette espece, l' Epreuve villageoise . Sophie .-Puisque vous avez nomme Dauberval et Gardel l'aine, je prendrai, eher maitre, la liberte de vous arreter pour vous faire observer que vous nous avez fort peu entretenus des choregraphes fameux, a l'exception de Noverre. D'autres cependant, soit avant, soit apres lui, doivent s'etre illustres dans la composition des ballets. Heraclite .-Je crois, ma belle demoiselle, vous avoir deja parle de Lany, qui donna quelques ouvrages, mais de peu de merite. La choregraphie ne fit point de grands progres jusqu'a Noverre et aux deux hommes dont Monsieur vient de parler. Ils debuterent tous deux en 1760. Maximilien Gardel, ne a Munich, et qui perit par accident en 1787, fut recu d'abord comme double de Vestris le pere. Devenu ensuite maitre de ballets, li donna une foule de compositions pleines de grace et de naivete. Leur premier merite est une simplicite facile. Elles se rattachent presque toutes au genre appele demi-caractere . Telles sont: Mirzu, la Rosieagrave;re, Ninette, l'Oracle, la Chercheuse d'esprit, le Deserteur, le Premier Navigateur, le Coq de village , etc. Dauberval se retira en 1784; c'etait un charmant danseur qui eut le rare talent de charmer tout Paris, sans jamais faire un tour de force. Ses ballets sont a peu pres semblables a ceux de Maxilien. maxilien. Ils ne mirent point dans la pantomime la richesse et la magnificence qu'y jeta ensuite le second des Gardel; mais ils sont inimitables dans les tableaux de la nature villageoise. Ils furent pour le ballet ce qu'etaient pour l'Opera-Comique, encore enfant, les Duni, les Monsigny, les Philidor, les Gretry. Leurs successeurs, les Berton, les Boieldieu, les Cherubini, les Mehul, en agrandissant le domaine du genre, ont quelquefois vainement tente de retrouver la melodie des premiers. Sophie .-Je ne me rappelle pas avoir jamais vu representer a l'Opera aucune des compositions de Dauberval. Heraclite .-Elle ont ete bannies avec lui du theatre; je n'examinerai point si elles le meritaient. Quoi qu'il en soit, vous auriez pu les voir autrefois assez joliment executees a la Porte Saint-Martin. Aumer, dontneus venous de parler, y remit Annette et Lubin , la Fille mal gardee , et quelques autres. Democrite .-Mais savez-vous que ce theatre a eu un bien beau moment, lorsqu'Aumer ajoutait aux ballets de Dauberval les siens propres, les Jeux d'Egle, Jenny, les Deux Creoles , et d'autres qui attiraient aux boulevards la meilleure societe de Paris? On y remarquait Rhenon, fort joli danseur; Morand, qui composa un petit divertissement assez agreable pour l'opera de Mozart, Cosi fan tutte . Ils avaient en danseuses M lles Sauliquet, Etienne, Aline, l'Italienne Bossi del Caro, M lle Dumouchelle, et surtout M me Queriau. Moi .-Je me rappelle bien cette charmante madame Queriau; c'est une des meilleurs pantomimes que j'aie vues sur aucun theatre. Quand elle dansait, on n'examinait pas s'il etait possible de s'elever plus haut, de mieux filer une pirouette, de battre avec plus de vigueur un entrechat: subjugue par la superiorite de son talent, le spectateur ne s'occupait plus que de l'action elle-meme. On ne pouvait avoir un jeu de figure plas parlant, une expression de physionomie plus riante dans le comique, plus dechirante dans le tragique, partout des mouvemens et des attitudes plus gracieuses. Heraclite .-Oui, mais il faut avouer que parfois elle prodiguait un peu trop les gestes: ensuite elle eut tort de vouloir devenir une cantatrice; ce n'etait pas la son fait. Democrite .- Elle aurait ete plus adroite, n'est ce pas, d'imiter la fameuse Julie des Jeunes-Artistes , qui ne jouait dans les pieces chantantes que des roles semblables a celui de la Muette de Senes ? Moi .-J'ai connu a Londres un homme, alors maitre des ballets du theatre du roi, et qui s'etait distingue dans le meme emploi a la Porte Saint Martin; c'est Hullin, qui a orne de danses originales tous les melodrames joues a ce theatre, et entr'autres les Ruines de Babylone . Il avait un talent particulier pour donner a des enfans l'apparence d'acteurs consommes. De combien d'applaudissemens ne fut pas couvert le ballet de la Fille mal gardee , execute de cette maniere par des actrices dont la plus agee n'avait pas treize ans? A la tete brillaient ses propres enfans, tous si jolis qu'ils meriterent a sa femme le nom de la Mere des Amours . Les deux dernieres filles d'Hullin etaient d'une extreme gentillesse dans le role des petits satyres du ballet de Flore et Zephyre , par M. Didelot. Heraclite .-Oui, mais ces enfans-la n'ont pas tenu tout ce qu'ils promettaient. Democrite .-Virginie et Felicite Hullin sont des sujets agreables; comme une foule de danseuses, sur lesquelles nous ne nous sommes pas arretes, comme M lles Aimee, Fabre Guiardel, Vestris, Athalie, Courtois et tant d'autres, sans avoir brille au premier rang, elles ont ete fort utiles a l'Opera et aux divers theatres sur lesquels elles ont paru. Quoiqu'il en soit, il fut un moment ou la Porte Saint-Martin put, a mon avis, marcher de pair avec l'opera, au moins est-il certain que je m'y amusais davantage. Moi .-Permettez, Monsieur; il y a vraiment de l'exageration dans votre opinion, et je la releve, parce que je l'ai entendue a cette epoque repeter par plusieurs personnes. Il ne faut point comparer la Porte Saint-Martin avec le premier spectacle de danse qui existe en Europe; spectacle qui honore la nation aux yeux des etrangers, ni aucun de ses maitres de ballets avec M. Gardel, le plus habile choregraphe qui air encore paru, le seul qui, par le genre eleve et noble de ses compositions, soit a la hauteur du theatre qu'il dirige avec tant d'habilete. On ne peut se dissimuler que les ballets de la Porte Saint-Martin, au milieu de sa plus grande gloire, n'eussent cette exageration, cette bouffissure qui, en litterature, distingue le melodrame de la tragedie. La Jenny d'Aumer est a la Psyche de M. Gardel ce qu'est le Chateau de Paluzzi ou l' Homme aux trois visages , rapproche d' Iphigenie ou des Vepres siciliennes . Geoffroy a bien fait sentir la distance des deux theeatres en etablissant une comparaison entre les Deux Creoles , jouees a la Porte Saint-Martin, et le ballet de Paul et Virginie de M. Gardel; c'est le meme sujet; mais quelle extreme difference dans l'execution! Qu'on se rappelle le role tout entier de M me Gardel, qui savait si bien allier la double expression de la pudeur et de l'amour; qu'on oppose a la pantomime si frappante de Goyon dans le vieux Negre , les grimaces des negres du boulevard; c'est la sensibilite vraie de Bernardin de Saint-Pierre, opposee a la sensiblerie de Ducray-Dumesnil. Mais, Messieurs, nous voila bien loin de notre sujet; souffrez que je reprenne la discussion dont ces digressions nous ont ecartes. La meme sagacite de discernement qui a du guider le choregraphe pour choisir un sujet convenable au milieu de tant de scenes que lui offrent l'histoire, le merveilleux ou la nature, ne l'abandonnera pas, quand il s'agira de distinguer encore dans le sujet choisi les parties qui pretent ou ne pretent pas a la danse, et de saisir, pour ainsi parler, la face dansante de chaque action; car nous ne sommes pas encore assez avances dans la pantomime pour concevoir un ballet purement gesticule, et dont la danse ne soit pas l'objet principal. Qu'on retranche donc impitoyablement tout ce qui est superflu; point de dialogues, et beaucoup d'action; que l'exposition, le noeud et le denouement, rapproches l'un de l'autre, laissent voir l'action toujours presente, meme au milieu des divertissemens ou elle semble dormir. La pantomime ne parlant qu'aux yeux, vous perdrez necessairement cette finesse de traits, ces reflexions adroitement menagees, ces gradations insensibles qui preparent les situations. Vous ne vous arreterez qu'aux circonstances attachantes, vous multiplierez les grands traits et les coups de theatre, coupant de droite et de gauche tous les accessoires, tous les episodes, tout ce qui ne va pas directement au but; d'une autre part, vous chercherez a varier vos effets par un changement de tableaux perpetuel. Noverre desire que, pour conserver au sujet toute sa clarte, et ne point fatiguer l'esprit du spectateur, il n'y ait jamais en scene que quatre personnages tout au plus, bien entendu sans compter les choeurs. Je ne repugne pas a cette regle, sans cependant m'y astreindre trop rigoureusement quand la situation exige le contraire, pourvu que les personnages subalternes, lorsqu'il s'en trouve, ne restent pas dans l'inaction, et ne semblent pas uniquement destines a faire ressortir les autres. Ai-je besoin de dire que le ballet, soumis a la regle universelle de l'unite de dessein, ne l'est pas aux deux autres unites qui, sans doute, ont un grand merite lorsque, comme Athalie, elles se trouvent parfaitement d'accord avec la raison et le sujet qu'on traite, mais sur lesquelles on appuie, ce me semble, avec une rigueur beaucoup trop absolue, en s'autorisant du precepte d'Aristote, qui n'en parle pas, et de l'exemple des tragiques grecs, qui ne les ont presque jamais observees. Si je parle de ces trois unites, c'est parce que M. Gardel, dans la preface du programme de je ne sais quel ballet, s'excuse, autant que je puis m'en souvenir, d'avoir manque a la regle. Que la conscience litteraire de M. Gardel dorme en repos, et qu'il ne se forge pas des chimeres pour le seul plaisir de les combattre; ces regles qu'elles soient d'Aristote ou d'un autre, n'atteignent pas aux regions vaporeuses de l'imagination, ou reside Terpsichore et sa cour, quoique d'ailleurs la plupart des lois vraiment importantes, auxquelles sont soumises les autres compositions dramatiques, soient applicables au ballet. Voila donc le sujet trouve, le programme trace, les scenes distribuees, Le compositeur va maintenant descendre au detail et, pour ainsi dire, au materiel du ballet. Ce qui fixera d'abord son attention, ce sont les instrumens qu'il doit employer, c'est-a-dire les danseurs. Qu'il connaisse a fond l'etendue de leurs talens, qu'il cherche a faire rendre a chacun d'eux tout ce qu'il pourra dans la sphere de ses moyens, et dans le genre auquel la nature et ses etudes l'ont destine. Il est avantageux, dans l'interet du public, comme dans le sien, qu'il utilise tous les premiers sujets, mais qu'il n'ecoute point leurs values pretentions; que leurs roles soient traces et leurs pas regles d'apres l'action meme, et non d'apres les demandes d'un amour-propre aveugle. Mais c'est surtout sur le corps de ballet que doivent porter tous les soins du choregraphe. Les premiers sujets, livres a eux-memes, feront rarement des pas faux, mais l'oeil du maitre ne doit pas perdre un moment de vue le corps de ballet: c'est aussi sur lui que son empire doit etre le plus absolu: n'allez pas octroyer a de tels sujets une Charte constitutionnelle; le despotisme ou l'anarchie, il n'y a pas de milieu. L'auteur doit assister a chaque repetition; et, quelque compliques que puissent etre les mouvemens et les figures, montrer lui-meme chaque pas. Ce ne sont pas, croyez-le bien, les premiers sujets qui font tout le succes d'une composition choregraphique, c'est en grande partie, le corps de ballet. C'est par lui que l'opera de Paris s'eleve au-dessus de tous les theatres dansans de l'Europe, autant que l'entrechat de Vestris pouvait s'elever au-dessus de celui des baladins vulgaires. J'ai vu a Londres, a Bruxelles et dans nos villes de province, des ballets executes par Paul, M lle Noblet et d'autres artistes du plus grand merite. Les premiers roles etaient parfaitement remplis; mais ce qu'on ne pouvait transporter parmi nos voisins du continent ou d'outremer, c'etait l'ensemble de Paris, c'etait le corps de ballet; et cet ensemble, faites-y bien attention, est beaucoup plus necessaire dans une pantomime que dans toute autre composition dramatique, parce que les personnages y sont plus multiplies, et qu'aucune parole ne donnant au spectateur l'intelligence des faits, tout l'interet de l'action depend pour lui du talent et du jeu de l'artiste. Heraclite .-Cet ensemble que vous admirez est d'autant plus difficile a trouver autrepart, qu'il depend en grande partie des spectateurs. Le parterre de l'Opera a un tact exquis pour juger et former un artiste. En general les danseurs perdent en voyageant, et malheureusement la manie des voyages n'est que trop commune parmi eux. Armand Beauvilliers, beau danseur, eleve de Vestris le pere, Taglioni et sa soeur; ont presque toujours ete en Italie; Deshayes et Duport sont depuis long-tems plus connus a Londres, a Naples et en Allemagne qu'a Paris; quelques-uns, comme Le Picq et Gallet, le meme qui donna, en 1791, le charmant tableau choregraphique de Bacchus , ont parcouru l'Europe dans tous les sens. Bordeaux, Vienne, Milan, Naples, Londres et Saint-Petersbourg ont ete tour-a-tour le theatre de leurs exploits. Quelquefois cependant ils ont senti que Paris manquait au developpement de leurs talens: c'est ainsi que Didelot a du quitter la Russie pour venir monter en France son joli ballet de Flore et Zephyre . Mais pardon, Monsieur, j'interromps trop long-tems votre lecture; vous en etiez aux soins que reclame du choregraphe le corps de ballet. Moi .-Son attention se portera ensuite sur la musique. Nous avons reconnu qu'il doit etre musicien lui-meme pour pouvoir apprecier et choisir celle qui conviendra davantage a ses compositions. La musique des ballets a son caractere particulier; elle sera plus accentuee, plus parlante, plus expressive que la musique d'opera; car elle n'est pas destinee seulement a accompagner et a rehausser les paroles du poete, mais a etre elle-meme le poeme tout entier. Les machines, les decorations et le costume, doivent encore fixer les regards d'un maitre de ballets. C'est surtout sur les theatres de province que l'on voit combien peut nuire a un ballet un jeu de machines mal combine; tantot c'est une gloire qui descend trop tot ou trop tard; c'est la terre qui s'ouvre mal a propos sous les pieds d'un danseur; c'est la flotte de Fernand Cortez, qui disparait sous les eaux, tandis que la flamme destinee a l'incendier s'agite et se consume dans le vide. L'exactitude dans les decorations et le costume n'est pas moins indispensable; et je comprends sous le nom de costume , non-seulement les vetemens des acteurs, mais encore tous les accessoires d'une piece; les meubles, les draperies, les armes, les ustensiles, les ornemens: le gout et la verite, introduits dans cette, partie par les auteurs de notre siecle, et principalement par Talma, imposent la loi de la rigoureuse observation du costume a ceux qui travaillent pour un theatre ou tout est fait pour les yeux. Consultez donc avant de monter une piece les ouvrages qui traitent des moeurs, des habitudes, du vetement des peuples que vous allez faire paraitre sur la scene. Je ne parlerai pas des preceptes ordinaires de la decoration, de la necessite de la varier, de l'opposer avec les habillemens, en sorte que les couleurs brillantes se detachent sur les teintes obscures, et reciproquement, etc.; ces details se trouveront dans les ouvrages qui traitent ex professo de cette matiere. On s'etonnera moins que j'exige tant de qualites dans un maitre de ballets, si l'on songe qu'un premier danseur, avant de se livrer a la composition, doit avoir absolument renonce a l'execution. C'est vers quarante ou quarante-cinq ans, lorsque l'age, en lui enlevant 19 une grande partie de sa vigueur, de son adresse et de son brillant, lui a donne en echange une plus grande experience, un jugement plus sain et des connaissances plus etendues, qu'un artiste doit se hasarder dans la carriere choregraphique. Un general, dit Noverre, commande, et ne se bat pas; un maitre de ballets dirige, et ne doit pas danser. Sa place est dans les coulisses, et non pas sur la scene; si Henry eut ete moins jeune, son ballet de l' Amour a Cythere , eut, merite moins de reproches; si Duport, cet homme au-dessus de tous les eloges par son exeution, euit attendu que l'experience murit son talent, il n'cut choisi, pour sujets de ballet, ni Acis et Galathee , ni le Mariage de Figaro . Deux maitres, superieurs a tout ce qui les a precedes, restent encore a ceux qui veulent tenter la carriere de la choregraphie, et leur presentent tous les jours de nouveaux modeles qu'ils ne peuvent trop etudier, ce sont MM. Gardel et Milon. Outre une louie de divertissemens repandus dans nos operas, parmi lesquels je rappellerai seulement celui du troisieme acre de la Vestale , M. Milon a compose Pygmalion, Hero et Leandre, Ulysse, Nina , l Eacute;preuve villageoise, Clary , et beaucoup d'autres. Avec de pareils titres, on n'a point de rival a craindre. Boileau n' aimait pas, dans Moliere, " ce sac ridicule ou Scapin s'enveloppe." Oserai-je dire que dans les Noces de Gamache , composition remplie d'ailleurs de charmans details, M. Milon descend un peu de la noblesse du genre, et altere la purete de son talent? Peut-etre me hasarderai-je a faire, avec toute la circonspection possible, le meme reproche a l'auteur de la Dansomanie . C'est apres avoir ete seize ans premier dansent et trois ans maitre de ballets, que M. Gardel donna, en 1790, Telemaque, son premier ouvrage. Bientot les chefs-d'oeuvre se succederent: Paris, Psyche, Achille a Scyros, le retour de Zephyre, Paul et Virginie, une demi-heure de Caprice, l'Enfant prodigue , et tant d'autres. Pour les louer dignement, il faudrait faire l'analyse de chacun d'eux. Quelques-uns ont deja eu plusieurs centaines de representations: c'est le plus bel eloge qu'on en puisse faire. Jamais personne ne posseda, dans un plus haut degre, cette fecondite et cette variete d'imagination qui est un des principaux caracteres du genie. Que l'on ajoute a ses ballets, les nombreux divertissemens dont il orne chacun des operas nonveaux! Ici, c'est le pas des jeunes Romaines, qui jettent des fleurs autour du char de triomphe de Trajan; la, celui des demons deguises en femmes, du second acte de la Jerusalem ; les danses des Arabes et des Sarrasins contrastent avec celle des Mexicaines, et ces dernieres avec les mouvemens onduleux du schall des Baiaderes. Que dirai-je encore? les motifs de danse crees par M. Gardel, occupent chaque soir le public de l'Opera, et, toujours divers selon le divers genie des peuples mis en scene, ils n'ont rien de commun entr'eux que leur uniforme perfection. Ce serait aux Gardel et aux Milon a nous reveler les secrets de leur art; mais Racine n'a point fait la poetique de la tragedie, et le pere Le Bossu, auteur du Traite sur le poeme epique , n'ect pas ecrit la Henriade . Je crois cependant pouvoir donner plus d'autorite a mes paroles, en empruntant, pour resumer tout ce que j'ai dit jusqu'ici, les expressions d'un homme qui joignit l'exemple au precepte. Voici comment parle Noverre aux jeunes gens qui veulent tenter la carriere de la Choregraphie. "Et vous, jeunes gens, qui voulez faire des " ballets, et qui, croyez que pour y reussir, il " suffit d'avoir figure deux ans sous un homme de talent, commencez par en avoir. Vous voulez " composer d'apres l'histoire, et vous l'ignorez; d'apres les poetes, et vous ne les connaissez "pas: appliquez-vous a les a etudier; que vos "ballets soient des poemes; apprenez l'art de "faire un beau choix. N'entreprenez jamais de "grands desseins, sans en avoir fait un plan raisone; "jetez vos idees sur le papier, relisez-les " cent fois; divisez votre drame par scenes; que "chacune d'elles soitinteressante et conduite, sans "embarras, sans inutilites, a un denouement " heureux; evitez soigneusement les longueurs; elles " refroidissent l'action, et en ralentissent la " marche: songez que les tableaux et les situations " sont les plus beaux monumens de la composition. " Faites danser vos figurans et vos " figurantes, mais qu'ils parlent et qu'ils peignent en " dansant; qu'ils soient pantomimes, et que les " passions les metamorphosent a chaque instant; " si leurs gestes et leur physionomie sont sans " cesse d'accord avec leur ame, l'expression qui " en resultera sera celle du sentiment, et vivifiera " votre ouvrage. N'allez jamais a la repetition la " tete pleine de figures et vide de bon sens; " soyez penetres de votre sujet; l'imagination, " vivement frappee de celui que vous voulez " peindre, vous fournira les traits, les pas et les " gestes convenables. Vos tableaux auront du feu, " de l'energie; ils seront pleins de verite, " lorsque vous serez affectes et remplis de vos " modeles. Portez l'amour de votre art jusqu'a " l'enthousiasme. On ne reussit dans les compositions " theatrales qu'autant que le coeur est agite, que " l'ame est vivement emue, que l'imagination est " embrasee. etes - vous tiedes, au contraire; " votre sang circule-t-il paisiblement dans vos " veines; votre coeur est-il de glace; votre ame " est-elle insensible ; renoncez au theatre, abandonnez " un art qui n'est pas fait pour vous; " livrez-vous a un meetier ou les mouvemens de " l'ame soient inutiles, ou le genie n'ait rien a " faire, et ouil ne faille que des bras et des " mains." Democrite .-Bravo, Noverre ! avec un pareil sermon on ferait sortir de terre une legion de choregraphes, si jamais la race venait a s'eteindre. Sophie .-Serieusement parlant, je me sens animee d'une ardeur toute nouvelle; demain, sans plus tarder , je me mets a l'ouvrage. Mais ditesmoi franchement, pensez-vous que, penetree vos preeceptes, comme je crois l'etre, je sois en etat de vous presener sous quelques jours un programme de ballet qui merite votre approbation? Moi .-Je suis trop galant, mon aimable amie, pour vous flatter sitot du succes; car j'ai exige une condition prealable, que, graces a Dieu, vous ne serez pas de long-tems en etat de remplir. Vous savez qu'il faut avoir quarante ou quaranteans. Un choregraphe doit etre au moins age qu'un deputte. Democrite .-Diable! mais si vous exigez pour un maitre de ballets l'age d'un eligible, ne demanderez-vous pas a un danseur au moins celui d'un electeur? Moi .-Oh! un danseur, c'est fort different; il n'a besoin que d'avoir atteint l'age de raison; mais j'exige de lui d'autres qualites qui ne dependent pas plus de sa volonte que l'age meme. Sorphie .-Vous nous les expliquerez, cher maitre; car, quoique je sois loin de revoquer en doute la verite de vos observations, je serais curieuse de voir Comment vous, qui n'avez jamais fait un entrechat de votre vie, pourriez nons developper des qualites necessaires a un danseur, et lui donner les lecons materielles de son art. Moi .-Certainement, je ne m'y hasarderai point: je ne me suis engage envers vous qu'a etre l'historien de la clause, et ce n'est pas au moment ou j'ai rempli ma tache, ou j'ai atteint le but, que j'irais entrer dans une nouvelle carriere dans laquelle je risquerais de m'egarer a chaque pas. Sophie .-Comment, rempli votre tache, et atteint le but! Vous faites comme la sultane des Mille et une Nuits; vous vous arretez precisement a l'endroit le plus interessant. Vous nous avez beaucoup parle des danseurs morts ou retires du theatre; mais, en exceptant deux ou trois anciens, vous ne nous avez pas dit un mot de ceux qui en font aujourd'hui l'honneur. Penseriez-vous qu'ils ne meritent pas au moins une mention honorable? Moi .-Au contraire, je me rangerais plutot parmi ceux qui sont d'avis que la danse de lear siecle est le point possible de la perfection. Je suppose que nos peres utilisaient parfaitement leurs jambes; mais, dans le fait, j'ai peinc a croire qu'ils aient surpasse nos artistes d'aujourd'hui, au moins sous le rapport de l'execution mecanique. Si je me tais done sur les artistes dont le public de notre siecle cherit et applaudit les pas, ce n'est de ma part ni oubli ni dedain; j'ai pour cela trois raisons, comme disait M. Pince. La premiere, c'est qu'au milieu des eloges que je me plais a leur prodiguer, je crains qu'il ne se glisse, presqu'a mon insu, quelqu'une des epines de la critique qui suffirait pour les piquet au vif; or les dames sont souvent indiscretes, et les danseurs pourraient bien etre comme les poetes, une race irritable . En second lieu, comment ne pas oublier quelque candidat a la gloire dans cette foule de concurrens? Or un pareil silence serait pire que la critique. Les noms des Paul, des Albert, des Anatole, des Montjoie, ceux des Bigottini, des Fanny Bias, des Noblet, des Le Gallois, viendraient tout naturellement se placer sur mes levres; mais ces noms, qui sont les premiers, ne sont pas pour cela les seuls. Enfin pour que l'eloge des artistes soit complet et merite, il faut qu'ils aient quitte la carriere theatrale, que le tems ait mis le sceau a la reputation, et qu'un froid examen ait confirme des applaudissemens excites peut-etre dans le premier moment, par un enthousiasme irreflechi ou par des raisons tout-a-fait etrangeres a l'art. Quant a traiter des qualites d'un bon danseur, ce serait de ma part une entreprise ridicule devant vous, Messieurs, qui etes qui regarde la maitres-passes dans tout ce pratique de votre art; ce serait plutot a vous a nous developper vos idees sur ce sujet. Heraclite .-Je m'etais amuse a rassembler autrefois quelques notions sur le mecanisme de la danse, et j'aurais aimee a vous les communiquer; mais il est bien tard aujourd'hui, et je crains d'etre oblige de quitter Paris avant notre prochaine seance pour aller retrouver Duport, qui est maintenant a Vienne; si pourtant ce depart peut etre retarde, je prendrai la liberte de vous demander votre avis sur ma Theorie de l'Art de la danse . ENTRETIEN VII Moi .-Eh bien, chere Sophie, nous voila revenus au tete-a-tete; nos deux amis sont decidement partis. Je les ai vus monter en voiture hier au soir, et sans doute, ils roulent maintenant sur la route de Strasbourg. Sophie .-Avouez, cher maitre, que, malgre la difference d'opinions, vous les regrettez, et surtout le grave Heraclite, comme vous l'appelliez. Il vous faut donc a present descendre de vos sublimes theories, et vous abaisser an niveau de votre ecoliere, qui ne vous suit pus long-tems, quand vous Vous enfoncez dans vos savantes dissertations. A vous parler franchement, je commencais a me fatiguer un peu des discussions serieuses. Aussi, si vous avez encore quelque chose a me dire sur notre art, permettez-moi de quitter'le theatre dont nous avons si long-tems raisonne, et de rentrer dans les salons. J'aimerais a jeter un coup d'oeil sur nos danses de societe, sans doute ont aussi leur histoire; a oublier aujourd'hui les Vestris et les Gardel, et a m'occuper un peu des Marcel et des Trenitz. Moi .-Tres-volontiers, chere amie; il me semble meme que je pressentais votre idee, car j'ai apporte avec moi le volume del'Encyclopedie qui traite des arts academiques. Nous y trouverons sur les danses de societe tous les details que no us pouvons desirer. Mais ne vous imaginez pas etre dans un salon a l'abri de la theorie, elle vous poursuivra partout. Ici, par exemple, le volume commence precisement par une theorie de bal , mais si grave, si profonde, que je ne puis consentir a vous en faire grace. Je vous la lirai, et, dussiez-vous penser que le danseur, associe aux travaux des Diderot et des d'Alembert, ne s'est guere forme le style en si bonne compagnie; je ne me permettrai pas d'y changer un seul mot; ecoutez: "Comme dans un bal regle, il y a un roi et " une reine, pour en suivre la regle, ce sont eux " qui commencent a danser; et, lorsque leur premier " menuet est fini, la reine convie un autre " cavalier de venir danser avec elle, et apres " qu'il ont danse, il va reconduire la reine, et " lui demander poliment qui elle souhaite qu'il " prenne, et apres lui avoir fait une reverence " il va en faire une autre a la personne avec qui " il doit danser; mais, si la personne que vous " conviez parlait a quelqu'un, et qu'elle ne vienne " pas aussitot, il faut se transporter a l'endroit " de la salle ou l'on commence de danser, l'attendre, " et etre attentif, lorsque cette " demoiselle vient, de la laisser passer devant vous; ce " sont des attentions que la vie civile veut que " l'on observe; et lorsque vous avez fini votre " menuet ou votre danse, vous faites de pareilles " reverences en finissant, que celles que vous " avez faites avant; mais, independamment de " celle-la, le cavalier en fait une autre en arriere, " et se va placer erin de faire place a ceux qui " dansent; mais si l'on vient vous reprendre, " lors-que c'est a vous de prier, il faut aller convier " la personne qui vous a prie en premier lieu; " antrement, ce serait un manque de savoir-vivre des plus grossiers. De meme clue lorsqu'on vient " vous prier de danser, il faut vous transporter " a l'endroit ou l'on commence, et faire les " reverences que l'on fait avant de danser; mais si " vous ne savez pas danser, il faut faire vos " excuses, soitsur le pen d'usage que vous en faites, " on sur le peu de terns qu'il y a que vous " apprenez; ainsi, vos reverences finies, vous " reconduisez cette dame a sa place, et du meme terns, " vous allez faire la reverence a une autre " demoiselle, pour la convier de venir faire la reverence " avec vous pour ne point deranger l'ordre du " bal; mais si l'on vous pressait de danser, " quelqu'instance que l'on vous fit, ayant refuse une " fois, il ne faut pas danser dans tout le bal, " parce que ce serait offenser la personne qui " vous a prie d'abord, ce qui doit s'observer d'un " sexe comme de l'autre etc." Sophie .-Oh, par exemple! cette theorie-ci est plus ennuyeuse encore que toutes les autres. L'observation de ces gothiques ceremonies rendrait un bal la chose du monde la plus fastidieuse, tandis qu'il semble, au contraire, qu'une reunion dont la danse est le seul but doit etre inspiree par la joie et n avoir d'autre regle que le plaisir et la liberte. Moi .-C'etait la en effet le caractere primitif des bals de societe chez les Grecs et les Romains. Destines a celebrer un bonheur public ou prive, ils gardaient la joyeuse empreinte de leur origine. "Je veux (dit Horace a Plotius Numide) que, " pour feter ton heureux retour d'Hesperie, on " boive a pleins verres, et que nos pieds, agites " a la maniere des Saliens , ne prennent aucun " repos."Et a l'occasion de la defaite de Cleopatre: "C'est maintenant (dit-il) qu'il faut boire, " et frapper la terre en cadence d'un pied libre " et joyeux." Ces diverses epithetes excluent toute idee de gene et de ceremonie. Philostrate, dans son troisieme tableau, nous offre une gracieuse image des bals de l'antiquite. Dans une salle eclairee et jonchee de fleurs, parait Comus, le dieu des festins et du plaisir. Couronne de roses, ivre de vin et de joie, le sourire sur les levres et dans les yeux, il s'appuie de la droite sur un baton, et porte de la gauche un flambeau qu'il penche negligemment pour le faire bruler plus vite, symbole de l'incurie du plaisir. Les autres personnages sont encore assis autour d'une table, ou debout, dans des attitudes de danse: des joueurs d'instrumens remplissent une tribune, et paraissent diriger leurs pas. Tout porte l'idee d'un aimable desordre, et de la riante liberte qui regnait d'abord dans ces sortes de rejouissances. Mais cette liberte ne dura pas long-tems; bientot s'introduisit la gravite des bals de ceremonie. Sophie .-Croyez-vous donc que les anciens eussent rien de semblable aux gothiques reglemens dont l'Encyclopedie nous offre un echantillon? Moi .-Je ne le pense pas; mais, sans avoir ete jusqu'a ce point, ils avaient pourtant adopte quelques regles fixes dont personne, pas meme les rois, ne pouvait s'ecarter. On pretend qu' Antiochus, roi de Syrie, donnant a sa cour un bal de ceremonie, s'avisa d'en sortir secretement, et de center ensuite deshabille, enveloppe dans un drap, pour danser ce que M. Bonnet appelle une entree d'endormi . Tout le monde fur indigne de cet oubli de bienseance, et la plupart se retirerent pour montrer au roi combien ils desapprouvaient sa conduite. Il en fut de meme, au rapport d'Athenee, d'un certain Plancus Lucius, prefet des Gaules, qui, donnant un bal a Lyon, y parut deguise en Glaucus, dieu marin a queue de poisson, et y dansa sur les genoux, d'une facon tout-a-fait extravagante. Sophie .-J'avoue qu'il est bon d'avoir des reglemens pour reprimer les imaginations saugrenues des rois et des prefets, qui s'avisent de danser en robe de chambre, ou sur les genoux avec une queue de poisson. Je ne voudrais pas qu'on introduisit dans nos salons les tours de force et les burlesques postures de nos bateleurs, mais je ne sache pas que dans aucun de nos bals, personne se soit jamais permis de telles licerices. Moi .-Je n'en jurerais point; nos grands seigneurs d'autrefois s'en permettaient de tems en tems qui valaient bien celles-la, et les saturnales de Rome, qui, dit-on, sont la premiere origine des bals masques, n'offraient rien qui puisse etre compare a quelques-unes de leurs faceties. Voici entr'autres un trait que rapporte Bonnet, dont je conserverai religieusement les paroles; car je me ferais un scrupule d'habiller a la moderue ces vieux narres qui, par leur forme, leur naivete, et la maniere dont ils se presentent au lecteur, sont souvent une peinture des, moeurs du siecle, aussi fidele que peuvent l'etre les faits eux-memes. "C'etait chez M me la presidente ***, qui " donnait un bal au mariage de sa fille. Quatre jeunes " seigneurs de la cour, apres avoir soupe aux " Bons-Enfans , s'aviserent d'aller incognito a ce " bal, mais d'une maniere fort surprenante, " puisqu'ils etaient tout nus, enveloppes de " manteaux d'ecarlate doubles de velours, de " chapeaux garnis de grands bouquets de plumes, " bien chausses et sans masque, parce que dans " tems-la on ne se masquait que pendant le cours " du carnaval; ils avaient leurs epees cachees " sous leurs bras, de sorte qu'il ne fut pas " difficile de les reconnaitre pour ce qu'ils etaient. " La mariee, qui ne savait pas les regles du bal, " crut qu'il etait de la bienseance d'en aller " prendre un pour danser; elle s'adressa a M. le " marquis de B , il s'en excusa antant qu'il put, " disant qu'il n'etait pas en habit decent, et " qu'etant incognito, il ne pouvait repondre " a l'honneur qu'elle lui fesait: plus il s'excusait, plus " elle redoublait ses instances; il l'avertit meme " que s'il dansait avec elle, elle pourrait se repentir " de ses empressemens; enfin, n'en voulant " point d'emordre; le cavalier, ne sachant plus " que lui repondre, entra dans le centre du bal, " et, laissant tomber son manteau, il fit voir a la " mariee un corps de satyre au naturel, ce qui " scandalisa toute l'assemblee. Les dames eurent " recours a leurs eventails, et les hommes coururent " a leurs epees, et crierent qu'on fermat les " portes; mais res jeunes seigneurs, se doutant " bien de ce qu'il en pourrait arriver, avaient eu " la precaution d'ordonner a leurs valets de s'en " emparer; ils mirent tous l'epee a la main, aussi " bien que leurs maitres, de sorte qu'ils se firent " jour pour sortir sans coup ferir. Cette " histoire fit grand bruit dans Paris; le roi la sut, " et, sans la faveur, il eut envoye a la Bastille les " auteurs de cette indecence; ils s'excuserent " neanmoins sur les regles du bal, pour ceux qui " y vont incognito ." Sophie .- Incognito ou non, c'etait une fort vilaine plaisanterie, et je suis convaincue que, si l'on s'en permettait une pareille aujourd'hui, les plaisans, fussent-ils les plus grands seigneurs, n'en sortiraient pas a si bon compte. Moi .-Leur conduite est sans doute tout-a-fait impertinente; si pourrant on voulait attenuer lent faute, on pourrait dire en leur faveur que l'usage avait etabli pour les masques la plus grande licence, 20 et leur donnait des privileges tout-a-fait extraordinaires. Les grands avaient invente, et aimaient fort ce genre d'amusement; ils voulaient pouvoir se livrer ainsi tout a leur aise a des exces dont ils n'avaient pas a rougir. Quand une mascarade entrait dans un bal, elle avait droit d'interrompre la danse commencee, et de faire jouer aux musiciens les airs qui lui plaisaient. Il arrivait souvent que les rois et les princes couraient ainsi les bals. "Le dimanche, 23 " fevrier 1597, qui etait le premier dimanche de " careme (dit le journal de l'Etoile), le roi " Henri IV fit une mascarade de sorciers, et alla " voir les compagnies de Paris. Il fut sur la presidente " Saint-Andre, sur Zamet, et a tous pleins " d'autres lieux, ayant toujours la marquise a son " cote, qui le demasquait et le baisait partout ou " il entrait." L'usage voulair qu'aucun de ceux qui donnaient des bals, ne fermat la porte aux mascarades qui pouvaient se presenter, et souvent il etait dangereux de la refuser. Voici un incident rapporte dans le journal secret des divertissemens de la cour de Louis XV, qui prouve la licence des masques pendant le carnaval. La scene se passe encore chez un president. Sophie .-Il parait que ces graves personnages n'etaient pas heureux dans leurs divertissemens, et l'on concoit assez au reste qu'ils devaient etre les premieres victimes des espiegleries des jeunes seigneurs. Moi .-Comme autrefois, quand Neron et les siens couraient les rues, masques; c'etait surtout la gravite des senateurs et l'honnetete des dames romaines, des matrones, comme on les appelait, qu'il tournait en ridicule. Pour en revenir a Louis XIV. "Le roi (dit le journal), qui se " plaisait " quelquefois a courre le bal incognito, fut " a celui du president N. avec un cortege de trois " carrossees de dames et de seigneurs de la cour." Il etait une heure apres minuit; les Suisses refuserent de laisser entrer les arrivans. Le roi ordonne aussitot qu'on mette le feu a la maison, et la livree qui l'accompagnait en surtouts , se disposait a obeir, quand M. le president, effraye de leur audace, commanda d'ouvrir toutes les portes. Le roi entre, M. de Louvois se decouvre en particulier an maitre de la maison , qui, pour reparer sa sottise, fait apporter des bassins de fruits et de confitures seches. M lle de Montpensier, qui dansait en ce moment, eut l'impertinence de donner dans un des bassins an coup de pied qui le fit sauter en l'air. Jugez la consternation du pauvre president. Le lendemain, on parle de l'aventure au diner du roi, qui bien entendu approuve les sottises dont; mieux que personne, il connaissait les auteurs, et declare qu'il ne faut pas donner de bal masque, ou si l'on en donne, se soumettre a en subir toutes les consequences. Sophie .-Je suppose cependant qu'une mascarade, pour etre digne de ce titre, devait etre soumise a certaines lois, et reglee d'apres certains principes; et que le premier venu n'aurait pu, sous pretexte d'un bal masque, s'introduire, le visage couvert, chez un prince ou un chancelier. Moi .-Non, sans doute; la mascarade, pour etre reguliere, devait etre composee de seize, douze, huit ou au moins de quatre personnes; on convenait d'un ou plusieurs deguisemens connus et uniformes pour chaque quadrille. Ces masques s'arrangeaient ensuite deux a deux ou quatre a quatre, et entraient ainsi dans le bal. La richesse des habillemens et des equipages devait annoncer leur rang, et rassurer ceux quiles recevaient. Il y avait encore une espece de mascarade qui se rapprochait un pen des formes d'un petit drame. Deux on trois quadrilles chantaient des airs relatifs a leurs deguisemens; on joignit a ces airs une espece de recit, comme dans le grand ballet. Jodelle, Passerat, Baif, Ronsard et Benserade furent les poetes les plus estimes en ce genre. Au temoignage de Mezeray, des mascarades et des bals donnes aux generaux et aux grands de la cour, avaient ete, meme des les premieres races, un des divertissemens favoris de nos rois. Plusieurs d'entr'eux doivent occuper une place dans l'histoire. Louis XII, apres la conquete de Milan, donna un bal ou assista toute la noblesse du pays: les cardinaux de Narbonne et de Saint-Severin y danserent; les dames, en longues robes, chargees d'or , de diamans et de perles, y executerent la fastueuse pavane. Celui qui fut donne le 29 janvier 1393, est peut-etre la premiere cause des malheurs qui, pendant trente ans, affligerent la France. Charles VI s'etait presente avec toute sa suite a un bal que donnait la duchesse de Berry aux Gobelins. Le roi et les seigneurs etaient deguises en sauvages; leur habillement etait fait de poils cousus et colles ensemble. Le duc d'Orleans, cherchant a deviner un des masques, et entraine par une imprudente curiosite, s'en approcha un flambeau a la main, et mit le feu a son habit. En un instant la salle est toute en flammes. Les cris de sauve le roi , retentissent de toutes parts. La duchesse de Berry , qui le reconnait , ne trouve d'autre moyen pour l'arracher a la mort qne de le cacher sous sa robe et de s'enfuir ainsi. Le jeune Nantouillet se sauva en se jetant dans une cure pleine d'eau; le comte de Jouy et le batard de Foix furent miserablement brules. La tete du roi fut si frappee de ce malheureux evenement, que des ce moment. dit-on, sa raison s'egara, et la France fut plongee dans cette longue suite de malheurs que la prudence et la fortune de Charles VII purent seuls apaiser. Sophie .-Votre recit me rappelle un autre bal ou s'alluma un incendie semblable, et qui eut pu avoir des suites encore plus terribles; c'est celui que l'ambassadeur d'Autriche donna, en 1810, a Napoleon. J'y avais ete admise pour faire partie d'une danse d'enfans qui devait egayer la fete; et je me souviens, quoique fort jeune alors, de l'impression que fit sur moi cet evenement; de la consternation qu'il causa dans Paris; de tous les bruits qui se repandirent le lendemain, et de l'interet general qu' inspira une jeune princesse 1 , victime de l'amour maternel, qui fut devoree par les flammes en voulant sauver son enfant. Moi .-Toutes les circonstances de cet incendie sont venues, il y a quelques jours, se retracer a mon esprit, a la lecture de l'ouvrage d'un de nos plus honorables deputes, qui est en meme terns une des autorites les plus imposantes dans la theorie des arts. M. de Keratry a vu, dans cet evenement, un sujet remarquable de tableau sous le rapport de l'expression, au moment ou le prestige du respect imprime par le pouvoir supreme et par un grand caractere, permit a l'empereur et a sa noble compagne de fuir en paix les flammes devorantes, et remporta, comme il le dit lui-meme, une victoire sur la seule des forces qui renverse les trones, l'instinct du salut. Sophie .- Vous savez que le lendemain, on accusa l'architecte charge de decorer la salle, d'avoir trop prodigue les draperies, les fleurs et les bougies; mais il me semble qu'en pareil cas, on ne peut les multiplier trop. Il faut du moins cherchef a satisfaire les yeux, puisque la ceremonieuse etiquette des bals de cour ordonne de laisser l'esprit oisif. Moi .- Il est vrai qu'on a cherche bien rarement a s'affranchir des lois de cette etiquette, et a tromper l'ennui des assistans. L'histoire cependant cite quelques bals ou les ordonnateurs ont varie le fond uniforme sur lequel on les dessine ordinairement. Je vous ai parle de Catherine de Medicis et de son gout pour les fetes; voici la description d'un bal fort galant qu'elle donna a son fils; il est tire des Memoires de la reine de Navarre; Cahusac en fait mention dans son Livre. Dans une petite ile situee dans la riviere de la Bidassoa, et qui etait couverte d'un bois de haute futaie, la reine fit faire douze grands berceaux qui aboutissaient a un salon de forme ronde, qu'on avait pratique au milieu. Une quantite immense de lustres de fleurs furent suspendus aux arbres, et on placa une table de douze couverts dans chacun des berceaux. La table du roi, des reines, des princes et princesses du sang etait dressee dans le milieu du salon, en sorte que rien ne leur cachait la rue des donze berceaux ou etaient les tables destinees au reste de la cour. Plusieurs symphonistes, distribues derriere les berceaux, et caches par les arbres, se firent entendre des quele roi parut. Les filles d'honneur des deux reines, vetues elegamment, partie en nymphes, partie en naiades, servirent la table du roi. Des satyres qui sortaient du bols, leur apportaient tout ce qui etait necessaire pour le service. On avait a peine joui quelques momens de cet agreable coup-d'oeil, qu'on vit successivement paraitre, pendant la duree de ce festin, differentes troupes de danseurs representant les habitans des provinces voisines, qui executerent les uns apres les autres les danses qui leur etaient propres, avec les instrumens et les habits de leur pays. Le festin fini, les tables disparurent; des amphitheatres de verdure et un parquet de gazon furent mis en place comme par magie : le bal de cerdemonie commenca, et la cour se distingua par la noble gravite des danses serieuses, qui etaient alors l'unique fond de ces pompeuses assemblees. Parmi les bals publics de cette epoque et des regnes suivans, il ne faut pas oublier ceux de I'Hotel-de-Ville, qui sont d'une tres-ancienne origine, et a la charge de la capitale. Ils font partie des rejouissances par lesquelles les Parisiens celebrent les evenemens heureux pour I'Etat, la naissance des princes, leurs fetes, les victoires remportees sur l'ennemi, etc. Sous le regne de Napoleon, les bals de l'Hotel-de-Ville furent magnifiques; lui-meme y assistait assez regulierement lorsqu'il se trouvait a Paris. La ville s'est toujours piquee d'un grand luxe dans ces occasions; quelquefois meme, elle n'a pas assez considere que toutes ces magnificences coutent un peu chef au peuple, qui finit toujours par en supporter les frais. On cite a ce propos un joli mot d'Henri IV. Il s'agissait de donner un bal pour feter les ambassadeurs suisses; mais il fallait de l'argent pour payer les violons. Pour faire face aux depenses, on demanda au roi la permission de mettre un impot sur les fontaines. Henri IV, qui etait grand ami des Suisses, mais qui l'etait encore plus des Francais, repond au prevot des marchands et aux echevins: "Messieurs, point "d'impots sur les fontaines; cherchez, pour regaler "mes allies, quelqu'autre moyen qui ne "soit pas a charge a mon peuple; allez, Messieurs; "il n'appartient qu'a Dieu de changer " 'eau en vin." Sophie .-Je suis bien sure d'ailleurs que Henri IV ne devait pas se plaire beaucoup a l' Hotel-de-Ville, et que sans doute il aimait bien mieux les mascarades ou les sauts joyeux des paysans bearnais, que ces bals de ceremonie qui, de tous les moyens de se desennuyer, sont sans contredit le plus ennuyeux. J'imagine que dans ce terms-la toutes les danses serieuses, et surtout le solennel menuet, devaient etre fort a la mode. Moi .-Vous ne vous trompez pas, chere amie; le menuet surtout etait en tel honneur, qu'un menuet bien danse a suffi plus d'une fois pour faire la reputation d'une princesse. Don Juan d'Autriche, vice-roi des Pays-Bas, partir expres en poste de Bruxelles, et vint a Paris incognito , pour voir danser un menuet a Marguerite de Bourgogne, qui passait pour la premiere danseuse de l'Europe. Il parait d'ailleurs qu'elle meritair sa reputation, et nous pouvons, d'apres les monumens qui nous restent, ajouter son nom a celui des heros de la danse. Elle etait d'une famille qui avait fait ses preuves. Philippe-le-Bon, duc de Bourgogne, pour determiner les grands de son siecle a une-croisade contre Mahomet, n'avait rien trouve de mieux a faire que de leur donner un ballet. Tandis que j'etais a Bruxelles, le bibliothecaire de cette ville voulut bien me communiquer un manuscrit precieux de la bibliotheque de Bourgogne, qui avait appartenu a Marie, et avant elle a Marguerite d'Autriche, duchesse douairiere de Savoie, fille de Philippe-le-Bel, et tante de Charles-Quint. C'est un petit in-4 oblong, intitule le Livre des basses danses . Plusieurs danses y sont notees avec soin en blanc sur des feuilles noires. Sous Louis XIV, le menuet fut plus en vogue que jamais, a en juger par les descriptions de bal que nous lisons dans Bonnet. Il raconte qu'au matiage du duc de Bourgogne, il y eut un bal compose de sept a huit cents personnes, d'une magnificence extraordinaire. Il parait que dans ces occasions solennelles on dansait deux par deux, les uns apres les autres, jusqu'a ce qu'il n'y eut plus de personnages de distinction, ce qui ne laissait pas de devoir etre extremement long et fastidieux: les danses usitees etaient les courantes, les menuets, les sarabandes, les chaconnes et autres, toutes graves et serieuses; il etait d'usage de commencer le bal par un grand branle sur un air lent et mesure ; peu a peu cette gravite se derida. La Folie, ses grelots cn main, introduisit les contredanses; la grace et le gout les accompagnerent. Le passage cependant fut insensible et adroitement menage; mais, quelques precautions que l'on prit, le zele des enthousiastes de la vieille danse s'alluma, les adorateurs de l'antique Terpsichore crierent au sacrilege. Il faut que je vous cite les lamentations de ce bon M. Bonnet sur cette degardation de la danse; c'est Fabricius qui gourmande le luxe de Rome. "Depuis le mariage de M. le duc de Bourgogne, "on a vu que les danses nobles et serieuses " se sont abolies d'annee en annee, comme la " Boccane, les Canaries, le Passe-pied, la " Dutchesse et tant d'autres, qui consistaient a " faire voir la bonne grace et le bon air de la " danse grave, comme il se pratiquait du tems de "la vieille cour. A peine a-t-onconservele branle , " la courante et le menuet ; les jeunes gens de la "cour ayant substitue a la place les contredanses, "dans lesquelles on ne reconnait plus la noblesse "et la gravite des anciennes: telles sont la Jalousie, " le Cotillon, les Manches vertes, les "Rats, la Cabaretiere, la Testard, le Remouleur , "etc.; de sorte que, par la suite des terns, " on ne dansera plus dans les assemblees de ceremonie " que les danses baladines. Cela va a la " destruction des danses serieuses, et confirme " avec raison le reproche de l'humeur changeante " des Francais, qui, en cela comme en bien d'autres "choses, sacrifient souvent le bon au plaisir " de la nouveaute." Mais, comme il entre trop souvent dans l'amour du bien public une petite dose d'interet personnel, je soupconne M. Bonnet d'avoir eu quelque raison particuliere pour tenir aux bals de ceremonie; il y voyait, a ce qu'il semble, beaucoup de choses que perssonne n'y voit. Apres avoir rapportae ce que dit Gafarel dans ses Curiosites inouies , qu'Alexandre III, roi d'Ecosse, fut averti du jour de sa mort, dans un bal, par un spectre ou fantome qui y dansa au vu et au grand etonnement de toute l'assemblee, il ajoute: "Le lecteur en croira aussi ce qui lui "plaira; mais j'ose dire, par ce qui m'est arrive "en 1712, que cela n'est pas incroyable." Sophie .-Mais raconte-t-il enfin ce qui lui etait arrive en 1712? Moi .- Non: soit que le fait n'en valut pas la peine, ou que lui-meme rougit de sa credulite, il n'a pas juge a propos de satisfaire la curiosite du lecteur. Sophie .- Quoi qu'il en soit, nous en sommes sous ce rapport moins heureux que nos ancetres. Jamais aucun des bals ou j'ai assiste n'a ete honore de la visite de spectres qui aient predit a personne le jour de sa mort; mais si l'ennui d'un bal etait un titre a cet honneur, j'en connais un qui n'aurait pas manque de fantomes, c'est le bal de l'Opera; j'avoue que je m'y cunuie excessivement; mais je dois dire aussi que c'est moins parce qu'on y danse que parce qu'on n'y danse pas. Moi .- Le bal de l'Opera, ma chere amie, a toujours ete une cohue des son origine. Aux anciennes mascarades, que rois fois aimaient tant, avaient succede les bals masques, tant publics que particuliers. La derniere mascarade ou dansa Louis XIV, eut lieu le 18 janvier 1668. Depuis, la vieillesse du roi, sa devotion et celle de M me de Maintenon, bannirent les mascarades de la corn, et, un quart de siecle apres, la licence du regent crea les bals masques dans le gout moderne. Le regent au Palais-Royal, la duchesse du Maine a Sceaux, en donnerent de magnifiques. Bientot le goit de ces divetissemens devint general; on cite comme les plus beaux tie ce tems ceux que donnaient l'electeur de Baviere et le prince Emmanuel de Portugal, a Surene et a l'hotel de Bretonvilliers. Enfin, le 31 decembre 1715, le duc d'Orleans permit de donner trois fois la semaine des bals publics a l'Opera, pendant le cours du carnaval. Les directeurs firent faire une machine qui elevait le parterre et l'orchestre a la hauteur de la scene; on y mit des lustres, un cabinet de glaces au bout et un buffet de rafraichissemens; le public en fut satisfait; la Comedie francaise voulut etablir aussi des bals masques, mais elle ne reussit point. Depuis, la rivalite de l'Odeon ne fut pas couronnee d'un plus heureux succes. La vogue est restee a l'Opera. Sophie .-J'avoue que je n'aime point les bals ou l'on ne danse pas. Unbal aujourd'hui est a peu pres comme ces thesou l'on trouve des pates de foie gras, des dindes aux truffes et des vins de toute espece, et souvent point de the. On trouve dans un bal tables de boston, de whist, d'ecarte, des journaux de toutes couleurs, et le cours des effets, mais point de danse. Quelques-uns meme y viennent en bottes, et sachant fort bien qu'ils ne danseront pas. Je crois que vous-meme, cher maitre, vous n'avez pas ete exempt de la contagion du siecle. Moi .-Ma foi, je confesse humblement que je ne vain plus au bal qu'en bottes, et pourtant je reconnais que c'est un abus; il n'en etait pas ainsi chez nos peres. Le sage Pibrac, dont personne ne conteste l'autorite en fait de morale, dit positivement dans ses quatrains: "N'aille au bal qui n'y voudra danser." Plus tard la danse, de societe fut fort a la mode, grace aux lecons de Vestris le ills, a son immense reputation, et aussi a l'originalite de Marcel. Sophie .-Vous m'avez deja parle de ce Marcel, et je l'ai entendu citer partout comme un homme d'un talent prodigieux; mais son merite etait-il veritablement au niveau de sa renommee? Moi ,-Il semblerait qu'il fut meme au-dessus, a en juger par ces vers de Dorat dans son poeme de la Declamation : "C'est ainsi que Marcel, l'Albane de la danse, Communiquait a tous la noblesse et l'aisance. Des mouvemens du corps il fixa l'unisson, Et dans un art frivole il admit la raison. La beaute qu'il formait venait-elle a paraitre, Elle emportait le prix, et decelait son maitre. Telle brille une rose entre les autres fleurs; Il dotait la jeunesse en lui gagnant les coeurs." Mais je crois que Marcel, comme certains medecins de cette epoque, dut sa vogue, moins encore a ses talens qu'a son originalite, a sa brusquerie, a sa naive et impertinente vanite car tout est charmant dans un homme a la mode, et sa reputation s'augmente de ce qui detruirait celle des autres. Helvetius, qui fut son eleve, en parle beaucoup dans son Livre de l'Esprit: et Helvetius n'etait pas seulement un philosophe, mais un homme fort fiche fort aimable et excellent danseur. On cite de Marcel une louie d'anecdotes. On le vit un jour, la main appuyee sur le front, l'oeil fixe, le corps immobile et dans l'attitude d'une meditation profonde, s'ecrier tout a coup en voyant danser son ecoliere: "Que de "choses dans un menuet!" Il pretendait connaitre le caractere d'un homme a sa demarche et a son exterieur. Il disait un jour a une personne qu'on lui presentait, et qui se donnait pour Anglais: "Vous, Anglais, Monsieur! a ces jambes "pliantes, a cette habitude de corps voutu, je ne "reconnais pas l'habitant d'un pays libre." Un autre Anglais, danseur fort celebre, arrive a Paris, descend chez Marcel: "Je viens, lui dit-il, "vous rendre un hommage que vous doivent tous "les gens de notre art. Souffrez que je danse "devant vous, et que je profite de vos conseils." Volontiers, lui dit Marcel. L'Anglais fit des pas tres-difficiles et mille entrechats. Marcel le regarde, et s'ecrie tout a coup: "Monsieur, l'on "saute dans les autres pays, mais on ne danse "qu'a Paris." Sophie .-La vogue tient souvent a bien peu de choses. On m'a dit que celle de Marcel dependait surtout de ce qu'il avait appris a se servir de ces longues robes de cour a queue trainante, dans lesquelles il etait fort difficile de ne pas s'embarrasser. 21 Moi .-En effet, ce taient fit la moitie de sa reputation. Il preservait les dames d'une chute qui eut amuse l'impertinence des marquis, par' un coup de talon ou par un draft de la jambe entiere; mais la difficulte consistait en ce que le buste ne se deplacat pas, et que le corps restat tranquille, et ne cedat point aux mouvemens des pieds et de la jambe. Marcel etait un homme d'une belle figure, bien fait, et qui chantait fort agreablement. Sa reputation commenca en 1710, et alia toujours croissant; c'etait une vraie fureur. Marcel, assis dans un fauteuil, aumilieu d'un salon tout en glaces, et magnifiquement eclaire, recevait tout ce qu'il y avait de plus grand dans les deux sexes, ala cour, a la ville et a l'etranger; les moindres reverences se payaient six francs, et quant a celles de presentation a la cour, quant aux menuet danses dans les grands bals pares, ils allaient jusqu'a 300 francs. Mais une chose curieuse, c'etait de voir ce meme Marcel dix ans apres. Ce papillon ne pouvait plus se remuer; ronge de goutte, portant une perruque a la Louis XIV, une canne a pomme d'or, et ayant deux laquais qui lui servaient de bequilles, il offrait un nouvel exemple des vicissitudes humaines. Il mourut en 1759. Sophie .-Il en est de meme de Trenitz. Moi .-Comment! le fameux Trenitz, celui qui inventa la figure de son nom? Est-ce qu'il vit encore et avec la goutte? Sophie .-C'est bien pis: il est devenu fou. On m'a dit qu'il etait maintenant dans une maison de sante ou a Charenton. Moi .- Eh bien! si quelque chose lui a tourne la tete, c'est sans doute aussi la vanite. Il en avait une dose aussi forte au moins que les Vestris et les Marcel. C'etait lui, comme vous le savez, "Qui disait aux beautes sur ses traces pressees: Mesdames , pour me voir etiez-vous bien placees? Avez-vous remarque mon mollet semillant, Ma jambe libertine et mon pied agacant?" Sophie . -Quoi qu'il en soit de leurs defauts ou de leurs ridicules, c'est aux Marcel et aux Trenitz que l'on doit la perfection ou est parvenue la danse de societe, la ou elle existe. J'ai vu de terns eu terns (car apres tout il est encore quelques hals ou l'on danse)des amateurs qui n'eussent pas ete deplaces sur nos theatres; qui dansaient avec grace, et l'on peut dire meme dans toutes les regles de la science. Moi .- Eh ! vraiment, croyez-vous que ce soit en faire l'eloge? Heureusement que nous nous corrigeons de ce travers; mais il n'y a gueres plus d'une vingtaine d'annees que les danses de societes, qui devraient etre l'expression simple d'une joie naive et familiere, et rappeler toujours la grange rustique ou le coin du feu maternel, etaient une veritable etude, une carriere d'emulation. Danser dans une soiree, c'etait, pour bien des jeunes personnes, lutter avec jalousie dans un exercice fatigant auquel on a du se rompre long-tems d'avance. Les bals champetres euxmemes se sont ressentis de ce pretendu perfectionnement, et j'ai vu a Tivoli et a Sceaux, des contredanses qui, par la complication des notes, des pas et des figures, presentaient a l'orchestre et aux danseurs presqu'autant de difficultes que les danses theatrales. Non, non, ce n'est pas sous l'ombrage des hetres ou sous le dome des pavillons chinois, que je demande la perfection de la science; c'est sur le theatre, ou bien encore dans cessoirees ou M. Coulon, l'un despatriarches de la choregraphie, par exemple, rassemblait tout ce que son ecole avait produit de plus parfait. La plus brillante societe de Paris s'y trouvait reunie. Une troupe de nymphes enchanteresses savait deployer entre les quatre murs d'un salon, autant de graces qua l'Opera: depouillees du prestige de la scene, elles soumettaient dans tous leurs details, au regard critique du connaisseur, ces pas seduisans dont la perfection defiait l'examen, et gagnait a la plus severe analyse. C est la, chere Sophie, que j'eus le plaisir de vous voir pour la premiere fois: vous n'etiez inferieure a aucune de vos rivales , et vous aviez de plus ce charme du regard et du sourire , cette ravissante expression de physionomie que nulle d'entr'elles ne connut jamais aussi bien que vous. Mais, tout en causant, nons sommes arrives aux soirees de M. Coulon, nons voici a nos plaisirs de la veille. Je puis crier, comme le matelot troyen : Italiam ! Italiam! Sophie .-Du latin, mon ami! vous savez que je suis tres-sensible a vos eloges et aux souvenir des soirees de M. Coulon; mais, si vous voulez que je comprenne vos complimens, faites-les du moins en francais. Que veulent dire ces mots-la? Moi .-Ils veulent dire, chere amie, que, d'apres vos ordres, j'entrepris, il y a plus d'un an, d'ecrire l'histoire de votre art; que, tantot en me consolant de votre absence par les lettres que je vous adressais, tantot en metrant a profit votre presence par des conversations toujours agreables pour moi, puisque vous en etiez l'objet, j'ai parcouru, dans toutes ses parties, un pays qui m'etait entierement inconnu, et qu'enfin nous sommes parvenus tous deux, presque sans nous, en apercevoir, au terme que nous nous etions propose. Sophie .- Italiam signifie tout cela? L'admirable langue qui dit tant de choses en un seul mot! Je veux, cher maitre, que vous m'en donniez des lecons. Si vous avez su disserter aussi savamment suv un art que vous ne pratiquez point, quel suet dois-je point me promettre dans une science qui sans doute vous est familiere? Moi .-Croyez-moi, aimable Sophie; ne vous donnez pus un ridicule qui vous distrairait des sules etudes qui vous conviennent, sans ajouter beaucoup a vos plaisirs; et, puisqne vous admirez le laconisme des Latins, sachez encore qu'un de leurs adages a blame d'avance votre bizarre desir avec ces quatre mots: Ne sutor ultra crepidam . Ce qu'on pourrait traduire ainsi: "Excellente danseuse, "vous perdriez vos graces et vos pas a "vous essayer dans une carriere qui n'est pas faite "pour votre sexe." Sophie ,-Je n'insisterai pus , maitre, tout en vous avouant que cette seconde citation redouble le desir que j'aurais de savoir exprimer tant de choses en si peu de mots. Moi .-Adieu donc, ma belle amie; si jamais une science plus analogue a votre profession que celle d'une langue morte, faisait naitre en vous l'envie de la posseder, vous me trouveriez toujours pret a vous en donner des lecons; et, si elle m'etait etrangere, aen commencer l'etude avec vous. FIN. POST-SCRIPTUM POST-SCRIPTUM. DEPUIS quelques semaines, mes conversations avec Sophie etaient suspendues; je m'amusais a relire les notes dont je m'etais servi pour l'instruire dans l'histoire de son art, et je songeais aux moyens de rendre cette histoire digne des regards du public. J'avais trace le tableau de la danse religieuse, de la danse antique et de la danse publique parmi les modernes: il ne me restait plus que les danses privees; je voulais les renfermer toutes en deux chapitres que je jetais a la fin de mort livre, sous le titre d'appendice . Dans le premier, je parlais des danses populaires de France: la bourree, la Sarabande, la farandole, le menuet et toutes les especes de branles. Je royals des danses foiles chez les graves Anglais; des danses brulantes sous le climat glace de Moscou; je decrivais la walse, l'allemande, la polonaise, la hongroise; je decidais en Espagne le proces du fandango, et je retrouvais avec delices en Italie et en Grece quelques souvenirs de la poetique antiquite. Dans mon second chapitre, je racontais les danses voluprueuses, languissantes, amoureuses des Indiens et des autres asiatiques; les danses ardentes, bruyantes, quelquefois cruelles des Negres; les danses denuees d'expression, mais franches et naives, des sauvages de l'Amerique. Deja je ramassais autour de moi Cook, Anson, La Harpe, les Voyages autour de la Terre , les Promenades autour du Monde , etc.; avec cela, de la patience et des ciseaux, on va loin J'en etais la de mes projets quand le hasard me fit rencontrer un volume de l' Encyclopedie des Dames . Comment, dis-je, en jetant les yeux sur le titre, un Essai sar la Danse antique et moderne! Et par qui? Par M me Elize Voiart. Et de quoi s'avise M me Voiart, de publier un sembtable ouvrage, lorsque precisement j'ai le meme sujet sur le metier! Voyons cependant: bien, tres-bien; de la science, de la grace, de l'elegance, une convenance parfaite; l'eloge de son sexe, cela est dans la nature; modeste lorsqu'il s'agit d'elle meme: quelques soupirs, mais du plus profond du coeur, pour la pattie; allons, me voila vaincu. Apres tout, cependant, elle ne traite point le meme sujet que moi. "Elle n'essaie point, dit-elle, de donner "l'esquisse de l'etat et des progres de l'antique pantomime; "elle ne decrit pus les aimables prestiges "que nous offrent chaque jour les Bathylle modernes, "de peur d'etre trop au-dessous de la verite." Je remercie M me Voiart d'une modestie qui n'est avantageuse que pour ceux qui content la meme route qu'elle. Et moi aussi, je me crois bien loin d'avoir atteint le but; mais je m'estime heureux de n'avoit pus rencontre dans la carriere une aussi dangereuse rivale; en la royant toucher la borne, on eut pu mesurer ta distance qui m'en separe. Anssi me garderai-je bien de vouloir rien traiter de ce qu'elle a traite: je renvoie mes lecteurs, si j'en ai, a son ouvrage pour toutes les danses privees et nationales des differens peuples de l'Europe et des autres continens; je ne pourrais dire la-dessus que ce qu'elle a dit, et je le dirais moins bien. En vain nons ebons a mettre dans nos ecrits cette grace, cette legerete, cette finesse si necessaires a de pareils sujets; tout cela n'appartient qu'aux femmes, et les Muses ne sont-elles pas aussi des femmes? laissons-les louer par leur sexe. C'est a ton sexe, o Terpsichore, A te celebrer dignement ! Interprete du sentiment De tout vrai devot qui t'implore, Seul, des dons parfumes de Flore, Il peut couronner galamment Les lieux sacres ou l'on t'adore. Pour moi, si j'osai follement Ajouter a la voix savante De la pretresse qui te chante Un petit mot de compliment, Ah! ne crois pas que je m'abuse, Ni que j'ignorei, aimable Muse, Que sans doute on eut demande, Pour loner ta grace divine, Un coup d'archet moins decide, Et que mon luth fut accorde Par une main plus feminine! Je n'etais pas fait pour ce son; Il exigeait trop de mollesse, De naive delicatesse, Surtout point de barbe au menton, A moins que ce n'eut ete celle Du vieux mais tendre Anacreon, Alors qu'aux genoux d'une belle, Oubliant le fardeau des ans, Sur ses levres a demi closes Il derobait encor des roses. Ses chants divins, ses doux accens L'auraient fait croire a son printems Mais d'un privilege si rare Apollon fut toujours avare; En vain j'implorai sa faveur. Quand je presentai ma requete, Je crus qu'il detournait la tete Qu'en pensez-vous, mon cher lecteur? TABLE. TABLE DES MATIERES CONTENUES DANS CE VOLUME. Pages Dedicace 5 Au Lecteur 7 Introduction 9 Lettre I. De la danse religieuse chez les Juifs et les Chretiens 13 - II. De la danse religieuse chez les Asiatiques et les Musulmans 32 -III. Principe et moralite de la danse chez les Grecs 52 -IV. Suite du meme sujet. Hymne a Terpsi-chore 65 -V. Danse privee chez les Grecs etles Romains. Episode de Scaliger dansant la Pyrchique 90 -VI. De la saltation theatrale chez les Romains. Examen de l'opinion de Noverre 114 -VII. De la danse chez les modernes. Theorie du grand ballet 135 Entretien I er . Sophie et Moi . Histoire de la danse depuis Catherine de Medicis jusqu'a Louis XIV 159 Entretien II. Sophie et Moi . Creation de l'Opera. De l'Academie de danse. De la Choregraphie 182 -III. Heraclite, Democrite, Sophie et Moi , Des danses sous Louis XIV, de Qui-nault, de La Motte, et du ballet-opera 205 -IV. Les memes . De la danse sousLouis XV. De Noverre et de Vestris 223 -V. Les memes . De la danse depuis Louis XV. Opinion sur le mecanisme de la danse. Bibliotheque du danseur 251 -VI. Les memes . Des maitres de ballet de-puis Noverre. Theorie du ballet du theatre de ta Porte Saint-Martin 280 -VII. Sophie et Moi . Des bals, des bals mas-ques et des danses de societe en France 306 Post-scriptum 337 FIN BE LA TABLE.