De la Danse. IMPRIMERIE DE GOETSCHY, Rue Louis le Brand. DE LA DANSE CONSIDEREE SOUS LE RAPPORT DE L'EDUCATION PHYSIQUE, PAR P.-E. ALERME, DE L'ACADEMIE ROYALE DE MUSIQUE A PARIS. PARIS, CHEZ LES MARCHANDS DE NOUVEAUTES, ET CHEZ TOUS LES LIBRAIRES DES TREATRES. 1830 AVANT-PROPOS. EN ecrivant quelques lignes sur la danse de ville, c'est-a-dire la danse bourgeoise 1 , je n'ai d'autre but que celui d'etre utile aux jeunes gens destines a vivre au milieu de la bonne societe, ainsi qu'aux peres et meres de famille qui tiennent au bon maintien de leurs enfants. Je serais trop heureux si je pouvais, par mes observations, contribuer a faire disparaitre le mauvais gout et les manieres communes qui se sont tout a coup introduits dans la plus haute classe du monde. Si l'on veut faire quelques pas retrogrades, on verra bientot la cause d'une pareille decadence. Tout le monde sait que naguere on dansait; maintenant on saute. Il est vrai que depuis quelques annees les bons maitres a danser ont ete confondus avec les mediocres, parce qu'on ne tient plus au choix pour ce qu'on en fait aujourd'hui; mais ceux qui ont prouve, par les eleves qu'ils ont formes, que cet art est de la plus grande effi acite pour le developpement de la jeunesse, ne peuvent plus donner une lecon de danse avec les principes qui leur ont servi a former des sujets distingues dans cet art noble et gracieux. Il existe bien certainement une grande difference entre la tenue que l'on a aujourd'hui et celle que l'on possedait autrefois. De tout temps, les Francais ont danse avec noblesse, partout ils etaient cites comme des modeles de perfection dans ce genre de talent; maintenant ils se poussent comme des personnes qui auraient tout-a-fait perdu la raison. C'est particulierement sur cette espece de desordre repandu partout que je desire m'expliquer clairement. Je sais que mon style est celui d'un homme peu exerce a ecrire; neanmoins je tacherai de me faire comprendre de tout le monde et particulierement des jeunes gens, parce que c'est specialement a la jeunesse que j'ai essaye de me rendre utile. Je signalerai egalement quelques ridicules qu'ils ont adoptes, esperant qu'ils voudront bien me pardonner en faveur de mon intention. Puisse-je ne pas trop ennuyer les personnes qui voudront bien me lire, et obtenir la renaissance d'un art qui depuis trop long-temps se voit delaisse. De la Danse La danse est une recreation que la nature nous a inspiree, et qui semble nous avoir ete donnee pour exercer agreablement la vivacite de notre jeunesse. Nous en avons fait, par la suite, un art utile, en etablissant des principes qui en ont facilite le developpement. En pratiquant les exercices qui conduisent a l'execution, nous avons decouvert, dans nos facultes physiques, les moyens de porter cet art au plus haut point, particulierement pour ce qui est de la souplesse du corps et de son agilite. De la sont nees les regles necessaires pour parvenir a des resultats certains, et ce n'est que par notre perseverance que nous sommes parvenus a danser mieux qu'aucune autre nation de l'Europe. Chez tous les peuples civilises, la danse est aujonrd'hui un art qui preside aux agrements des soirees recreatives. Il n'est pas un etre valide qui ne se sente anime du desir d'essayer ses forces en voyant les deux sexes se reunir noblement l'un et l'autre pour executer avec un parfait ensemble des enchainements de pas simples et composes artistement. C'est la que l'intelligence et la grace ne laissent rien a desirer, lorsque chacun figure a son vis-a-vis avec ce maintien noble qui convient aux personnes bien elevees, et que les physionomies se colorent et prennent de l'expression. Alors on voit un tableau mouvant que la main du plus habile peintre ne saurait rendre. Il est, sans doute, bien agreable de pouvoir conduire ses enfants dans une societe, sans craindre qu'ils s'y presentent maladroitement. Un salut ou une reverence faite decemment annonce de suite que l'on n'a pas neglige cette branche essentielle de leur education. Je la cite comme tres essentielle par ce qu'une lecon de danse doit s'appliquer particulierement a la bonne tenue. Quelle joie n'eprouve point un pere ou une mere qui voit l'objet de ses plus cheres affections briller dans une belle assemblee et quelquefois meme en faire le plus bel ornement? Est-il quelque chose de plus satisfaisant que d'entendre sincerement complimenter l'etre qui nous interessele plus au monde? De se voir, pour ainsi dire, renaitre dans ses enfants et de retrouver, en eux, la grace que l'on possedait dans sa jeunesse? Ces plaisirs paternels ne peuvent etre connus que des parents qui savent remplir scupuleusement les devoirs que la nature leur impose envers leurs enfants. Mais aussi, quels reproches n'ont pas a se faire ceux qui ayant fait elever leurs enfants sous leurs yeux, se sont familiarises a les voir grandir avec des tics qui les ont contournes et rendus difformes: il me semble que c'est une insouciance inexcusable. Ne vaudrait-il pas mieux oter une legere somme sur leur dot et en faire un sacrifice pour payer un maitre, qui leur ferait voir a temps; le danger de se livrer a l'indolence, c'est une triste economie que celle que l'on fait aux depens du bien particulier de ses enfants, malheureusement on s'en apercoit toujours trop tard. Beaucoup de jeunes personnes sans contredit se sont developpees favorablement sans le secours de l'art, mais le nombre en est infiniment moins grand que l'autre; et c'est un bonheur sur lequel il ne faut pas compter. La nature est bizarre et par cela meme on doit toujours se mettre sur ses gardes et se mefier de ses caprices. Tant qu'une jeune personne n'est pas entierement formee, on doit craindre une variation defavorable a sa conformation; aussi arrive-t-il, que tel jouit en menant ses enfants dans le monde, et qu'un autre se plaint amerement de n'avoir pas prevu assez tot ce qu'il n'est plus possible d'empecher. Le plus grand ridicule qu'on puisse avoir est, je crois, de se presenter dans une societe pour n'y faire voir que de la pesanteur et un air embarrasse. C'est une gene que les jeunes gens pourraient eviter, s'ils mettaient un peu plus d'importance a leur maintien. Il est vrai que mon langage est loin d'etre en rapport avec le leur, puisqu'ils pretendent qu'il est du bon ton de posseder un certain laisser aller; ce qui fait souvent croire qu'ils ne peuvent pas se tenir droit sur leurs jambes. Cependant, je le dirai sans preambule, si l'on persiste a conserver ce soit disant bon ton, on verra, par la suite du temps, une grande partie de la jeunesse contrefaite et particulierement les demoiselles qui passent ordinairement, leurs premieres annees renfermees dans des pensionnats; et qui sont continuellement attachees a des occupations paisibles qui souvent les empechent de croitre et leur retirent meme les forces. Il ne serait pas difficile de mettre sous les yeux les travaux qui les tiennent journellement dans une attitude courbee; ce qui contribue beaucoup a leur donner des maux d'estomac et des maladies de poitrine qui occasionent souvent des infirmites. Un jeune homme, a beaucoup plus de moyens d'econduire ces funestes accidents, parce qu'il peut aller plus librement seul. Il peut d'ailleurs se livrer a tous les exercices du corps, tels que l'equitation, l'escrime, la natation, la chasse; et quantite d'autres exercices qui stimulent ses forces et lui facilitent les moyens de croitre favorablement. Cependant il peut encore, malgre tous ces avantages, s'etablir en lui une marche opposee a un bon developpement. Quant aux demoiselles, je ne vois point ou sont les moyens qu'elles peuvent prendre d'elles-memes pour se garantir d'une mauvaise tenue. Il n'est pourtant pas probable qu'elles puissent s'en preserver, si elles ne font rien pour cela. Ce n'est pas en passant la moitie de leur temps, la tete penchee sur leur cahier, et l'autre moitie a coudre, broder, toucher du piano, pincer de la harpe, dessiner, ou toute autre chose semblable qui les tient continuellement dans la meme position; qu'elles peuvent econduire ce danger. On admirera toujours les jeunes gens qui possedent une bonne instruction et des talents d'agrements, tels que la peinture, le dessin, la musique, etc. Mais tous les moments ne sont pas propices pour les faire connaitre, au lieu que la mauvaise tenue et les difformites du corps les suivent partout et ne peuvent se soustraire aux regards. Par exemple, lorsqu'une jeune personne est a la promenade, n'est-il pas penible qu'avec une belle taille et une jolie figure, elle ait une epaule plus haute que l'autre, ou le menton en avant; les pieds tournes en dedans, et la taille de travers; certes, tout cela n'ote rien a ses talents, mais je crois aussi que ces talents ne retablissent point ce qui manque aux agremens de sa personne. C'est pourquoi, la danse, envisagee sous le rapport de l'education physique; n'est pas une chose si futile qu'on pourrait le croire. Beaucoup de personnes la considerent, seulement, comme une chose d'agrement sans regarder plus loin; de sorte qu'a leurs yeux ce n'est qu'un enfantillage. Cependant je crois devoir leur faire observer que les plus jolis pas de la danse ne sont que tres accessoires au resultat que l'on doit obtenir de ses lecons; c'est sur un point plus important qu'il faut porter ses vues. Il est sans doute amusant de savoir faire des enchainements de pas et de connaitre les figures de contredanse: mais n'est-il pas possible de faire tout cela avec une tres mauvaise tenue? eh! d'ailleurs, ce que je cite ici peut etre fait par tout le monde, meme par ceux qui sont contrefaits, pour cela un peu d'intelligence suffit. Je representerai donc qu'un grand nombre de pas faits avec les pieds mal tournes, les pointes en l'air, les genoux cagneux, les reins mal tenus et le dos rond, doivent etre desagreables a voir, il vaudrait mieux ne rien faire. On ne devrait pas oublier que nous sommes dans l'habitude d'exiger des autres, par reciprocite, il est vrai, des perfections que nous ne possedons pas. Nous sommes toujours trop indulgens pour nous memes, et jamais assez pour nos semblables; notre prevention naturelle nous aveugle plus ou moins sur nos defauts, et c'est ce qui nous porte a nous croire toujours mieux que nous ne sommes reellement. Il faut remarquer ici que je n'applique ces observations qu'aux defauts du corps et non a ceux de l'esprit. On peut aisement s'apercevoir que la critique qui se glisse journellement dans la societe n'est, ordinairement, lancee que par des personnes plus ridicules par leurs mauvaises tenues que celles qui en font le sujet. Mais puisqu'on nous juge presque touj'ours par nos dehors, il est evident que nos qualites exterieures nous favorisent avant toute autre chose, aux yeux des personnes qui auraient quelque interet de nous connaitre plus particulierement, et qui n'ont point eu jusqu'ici, l'occasion d'apprecier les perfections ou les imperfections de notre esprit. Il est incontestable que les regards se fixeront plutot sur une personne gracieuse que sur celle qui ne l'est pas. Pourquoi se donne t-on la peine de travailler sur un instrument, ou bien d'exercer la voix pour la rendre plus claire? En un mot, pourquoi desire-t-on acquerir des talents? C'est bien certainement, pour se rendre presentable dans le monde. On pourrait me dire que les personnes qui s'occupent ordinairement de ces sortes de choses, se passionnent' tellement pour les objets qui les captivent, qu'elles n'ont pas besoin de rechercher le monde pour etre en societe: cela peut etre vrai, mais il me semble que c'est au contraire parce que l'on sent ce que l'on vaut, comparativement aux autres, qu'on veut s'y montrer, dans ce monde, qui nous accueille, en raison de notre savoir. J'ai remarque que notre modestie, quelque grande qu'elle soit, laisse toujours une petite place a l'ambition; nous nous contentons rarement de notre seule approbation, nous desirons ordinairement obtenir celle des autres. C'est precisement ce sentiment bien louable, sans doute, qui nous donne l'assiduite du travail et nous fait vaincre de nombreuses difficultes. Si nous avions la certitude que nos talents seront toujours ignores,nous n'aurions pas ce courage que nous donne l'espoir de les faire connaitre immediatement apres les avoir acquis. Ainsi donc, puisque l'on prend tant de peine, soit pour tirer des sons melodieux d'un instrument, soit pour faire entendre une belle voix, ou pour imiter et meme embellir la nature, au moyen de couleurs et de pinceaux diriges artistement; pourquoi nos jeunes et jolies personnes d'aujourd'hui semblent-elles ne vouloir s'occuper que de tout ce qui n'est pas elles? Est-ce qu'elles nous croient moins admirateurs de leurs personnes que de leur savoir? Pensent-elles que, lorsqu'elles viennent de briller par leurs talents, toutes les conditions necessaires pour plaire dans ce monde exigeant, soient remplies? Pour devenir parfait, je crois qu'il ne faudrait jamais croire qu'on l'est, et toujours travailler a se perfectionner. Ce chapitre va me fournir l'occasion de faire ici une remarque relative a mon principal sujet. Supposons qu'une demoiselle possede au plus haut degre tous les talents dont j'ai parle ci-dessus, par un sentiment auquel personne n'est indifferent, elle voudra les faire connaitre. Le desir de rivaliser avec quelques personnes de son merite la stimulera au point de chercher a faire encore mieux, s'il est possible; mais pour cela il faudra, indispensablement , qu'on la mene dans le monde; alors elle se trouvera en evidence et par consequent sa tenue, ses graces, sa tournure (si toutefois elle a su s'en donner) seront observees avant ses talents. C'est envain qu'elle s'efforcerait de cacher les defauts de sa conformation, si ce malheur existait , a des yeux scrutateurs exerces a distinguer; dans un instant, toutes les personnes qui composent une grande reunion, les auraient bientot decouverts; mais, quoiqu'il en soit, voila une jeune personne arrivee au but auquel elle aspirait depuis long-temps, et c'est peut-etre le seul moment ou elle pense qu'il va falloir briller autant par l'exterieur de sa personne que par ses talents. Ici, elle se pare de ses plus beaux atours. La tendre mere, au comble de la joie, vient prevenir sa fille bien-aimee, que la voiture est prete; on part et bientot on est transporte dans un superbe hotel magnifiquement illumine. On annonce ces dames; aussitot elles sont introduites dans une as, semblee deja tres-nombreuse et qui, a chaque instant, s'augmente par l'arrivee d'autres jeunes personnes, mues comme celle - ci du desir de briller, non par le charme d'un esprit bien cultive, car l'usage de la bonne compagnie n'admet pas de conversation suivie dans une reunion ou tout le monde ne se connait pas;en consequence, il serait totalement inutile de penser a toute autre chose qu'aux talents d'agrement pour se faire distinguer en ce moment. Ainsi donc le piano est ouvert; la harpe est accordee; les pupitres sont disposes; la musique est placee; on n'attend plus que la charmante virtuose; personne ne la connait encore; elle 'est pourtant ici; son coeur bat fortement; elle dissimule, autant que possible, l'emotion qu'elle eprouve; la joie, la crainte troublent en ce moment son esprit; enfin elle va paraitre et sortir de cet etat d'anxiete; la maitresse de la maison vient lui faire l'invitation accoutumee; celle-ci se leve et presente sa jolie main tremblante avec une timidite et une candeur angelique; on la conduit vers l'instrument au milieu de la foule attentive a l'examiner; elle s'assied et son triomphe commence. Une fantaisie, un caprice de nos plus celebres compositeurs sont entendus dans le plus grand silence; le final du second morceau est a peine termine, que tout le monde satisfait, enchante, cede a. l'enthousiasme que lui fait eprouver une musique delicieuse et si bien executee. Chacun dans l'enchantement, s'empresse de faire son compliment a la nouvelle muse d'Apollon: "Mademoiselle, c'est divin, c'est admirable! Il est impossible d'avoir plus de gout, plus d'expresssion! jamais on n'a fait sentir le charme d'un sentiment musical plus parfait! " Je crois qu'apres un pareil succes, une jeune personne doit etre satisfaite d'ellememe. Les justes eloges qu'elle vient de recevoir, sont autant de felicites qui doivent l'encourager pour l'avenir et lui preparer encore de nouveaux suffrages. Il serait facheux qu'un sujet de tristesse vint en ce moment troubler son bonheur, et pourtant cela doit lui arriver; mais laissons-la ainsi que sa mere, jouir de ce moment de satisfaction. Nous avons quelquefois une volonte absolue qui nous porte a faire la depense de tout notre courage pour obtenir une chose difficile,il est vrai, mais qui nous plait et enchaine tellement toutes nos idees, que nous avons de l'antipathie pour tout ce qui n'est pas l'objet qui nous a fixe. C'est par cela meme qu'on neglige souvent d'apprendre diverses choses qui peuvent ajouter au bonheur de la vie. Les gens qui se sont livres a l'enseignement, sont a meme de voir cela journellement. Un professeur peut avoir pour ecoliere de musique une demoiselle remplie de moyens; mais si elle n'a aucun gout pour ce genre de talent, et qu'elle ne l'apprenne que pour complaire a ses parents, on peut presumer ce que seront ses progres. D'autres professeurs eprouvent les memes desagrements, soit pour le dessin, la peinture, la danse, etc. Or, comme il faut qu'un maitre soit seconde de son eleve, et qu'ils doivent, selon les regles du bon sens, faire tous les deux la moitie du chemin pour arriver au but qu'ils se sont propose; je ne pense pas qu'un maitre, quel qu'il soit, puisse faire un sujet distingue d'une personne qui n'a ni vocation ni bonne volonte. Une lecon de danse, par exemple, exige plus d'attention que n'en demanderaient beaucoup d'autres d'un genre different: cela peut paraitre singulier, mais je vais en donner la raison. Les professeurs de danse n'ont point fait, jusqu'a ce jour, l'emploi de modeles qu'ils auraient pu faire lithographier ou graver (un petit nombre aurait suffi), pour faciliter aux eleves les moyens de s'exercer en l'absence du maitre, en mettant sous leurs yeux un de ces modeles, au bas duquel on aurait explique les moyens necessaires pour bien apprendre a faire un pas. Il me semble que cette ressource etait praticable aussi bien pour la danse que pour le dessin, la peinture, l'ecriture et la musique. Peut-etre y ont-il pense, mais pas un ne l'a mise a execution pour l'enseignement. Quelle que soit la cause de cette 3 negligence, ce vide n'en existe pas moins dans leur profession. Ce moyen n'etant pas mis en usage, il en resulte que l'ecolier qui n'a pas pris sa lecon avec une grande attention, n'a rien appris. Le maitre emporte en s'en allant le pas qu'il voulait laisser a son eleve, et il faut attendre son retour pour apprendre de nouveau le meme pas. Il me semble que voila deja un inconvenient qui necessiterait la methode ci-dessus indiquee; car c'est peut-etre le seul art pour lequel le maitre ne laisse pas de modeles a ses eleves afin qu'ils puissent etudier seuls. Les progres dependent plus souvent des eleves que du maitre; il en est qui en font plus dans six mois que d'autres en un. Bien certainement cela existe dans les arts comme dans les sciences; il n'est pas donne a tout le monde de saisir promptement et avec facilite ce qu'il apprend; mais la raison devrait au moins indiquer qu'il faut, dans tout ce qu'on veut savoir, de l'attention, de la bonne volonte et da courage; c'est precisement ce qui fait la difference des progres que l'on doit exiger des eleves. Les trois quarts ne repondent pas aux soins que les maitres veulent leur donner, et ce manque de zele existe presque toujours chez ceux qui n'ont point de moyens et qui devraient au contraire s'employer davantage; car lorsque vous faites venir un professeur de danse pour recevoir ses lecons, il faut etre bien persuade que c'est de votre propre personne dont vous voulez tirer parti et non de celle du maitre; ce n'est que pour recevoir ses conseils et observer les moyens qu'il donne pour parvenir, mais non pas pour le regarder danser sans cher-cher a faire ce qu'il a indique. Il y a aujourd'hui beaucoup d'ecoliers qui se refusent a faire tout ce qu'on veut leur enseigner, sous pretexte qu'on ne danse plus maintenant en societe; quelle raison alors les force de faire venir un professeur, puisqu'ils ne veulent plus rien apprendre? Il me semble qu'ils pourraient lui eviter une demarche qui, par fois, devient pour lui une espece de mystification; car du moment qu'un maiitre est capable de bien remplir l'objet pour lequel il se presente, on doit, je pense, avoir pour lui quelque consideration. Toutes les professions sont estimables quand elles sont utiles. Je sais que celui qui enseigne la danse, briguerait a tort la possession d'un grand esprit. Cela n'est pas d'une necessite absolue dans sa profession; it est meme presumable que s'il avait l'avantage d'avoir acquis une grande instruction et qu'il en voulut faire usage dans ses moyens d'enseignemens, il courrait le risque de jeter de l'obscurite sur son objet principal. Alors on pourrait le regarder comme un fat qui veut, sans motifs, faire des periphrases; ce serait a mon avis plus deplace dans cette profession que dans toute autre. Les combinaisons de la danse de ville ne sont pas assez multipliees pour que le maitre ait besoin de ces emphases qui ne sont ordinairement que de l'affectation dans le langage; cependant il doit y apporter assez de lucidite pour ne point laisser de doute sur ce qu'il faut indispensablement qu'il explique, mais comme il peut se faire qu'un maitre a danser ait bien approfondi son art et qu'il ne possede pas assez la facilite du langage pour s'enoncer clairement, il serait, pour cela meme, tres-urgent de faire imprimer les principales regles de la danse et d'y joindre les modeles lithographies dont j'ai parle plus haut, afin de faciliter le maitre et l'ecolier. Il serait encore possible qu'un maitre dont le talent est generalement reconnu se trouvat trop avance en age, et qu'alors l'execution lui manquat: conclurait-on de cela qu'il n'est plus propre a demontrer, et que, du moment que celui qui enseigne a danser n'a plus de jeunesse, il faut qu'il renonce a son etat? Cela n'est pas supposable. Les eleves aiment bien, sans doute, que l'on fasse devant eux le pas qu'ils veulent apprendre; mais, pour le rendre parfaitement comme le maitre doit le leur faire faire, il faudrait que lui-meme s'exercat journellement, afin de ne jamais faire voir a ses ecoliers que des pieds tournes en dehors, les pointes tres basses, et qu'il joigniit a ces deux conditions essentielles une bonne tenue, de la grace, et surtout une grande legerete; chose que l'on ne peut conserver qu'en ne se fatigant pas a faire de grandes courses pour aller enseigner. Il est donc absolument necessaire qu'il fasse l'emploi d'une theorie, telle qu'il puisse parfaitement tirer parti des moyens de son eleve, et que celui-ci recoive, egalement de son maitre, toutes les inductions necessaires a sa reussite. Je ne vois pas alors la raison pour laquelle les maitres a danser craindraient toujours de trop faire pour rendre leur profession plus precieuse, et pourquoi ils abandonneraient les ameliorations qu'ils peuvent ajouter a leur enseignement. Seraient-ils done moins courageux ou moins ingenieux que les autres artistes avec lesquels ils ont toujours ete de pair? Verraient-ils avec indifference l'art le plus utile a la sante decroitre et tomber de jour en jour sans chercher a le relever, en ce moment, surtout que les arts vont toujours en avancant? Veulent-ils qu'on les accuse d'etre les seuls qui se soient arretes dans l'elan de nos perfectionnements, au point ou en est notre civilisation? Voudraient-ils faire dire encore d'eux ce qu'on disait autrefois des maitres de danse 1 ? Le temps et les progres de nos lumieres ont du les eclairer comme toute la generation presente; ils doivent savoir qu'il serait choquant pour eux, dans le siecle ou nous sommes, de laisser encore ce vieux prejuge s'eterniser, quoiqu'il ne soit rien moins qu'absurde. Il est vrai qu'il y a dans la profession de maitre a danser, ainsi que dans les autres professions, des charlatans qui ne restent jamais courts devant une demande souvent trop exigeante. Si, par exemple, un ecolier, s'adressant a un de ces hommes a tous savoirs, lui dit: [???]Monsieur, je n'ai jamais appris a danser; [???]je desire prendre de vos lecons, mais a [???]la condition que vous m'enseignerez, en [???]tres peu de temps, tout ce que je dois [???]savoir; j'ai une invitation pour un bal [???]qui doit avoir lieu dans quinze jours, et [???]je compte sur vous pour m'en tirer pas- [???]sablement. Monsieur, dira notre homme [???]qui ne doute de rien, vous pouvez cer- [???]tainement compter sur moi; mettez-vous [???]d'abord en devoir d'apprendre la chaine [???]anglaise, et je vous promets qu'apres [???]cela tout le reste ira bien. Mais, Mon- [???]sieur, dira l'ecolier, je ne sais pas faire [???]les pas; comment vais-je faire pour vous [???]suivre comme cela tout de suite? Le [???]maitre: Marchez, Monsieur, marchez; [???]quand vous saurez les figures, les pas [???]viendront tout seuls. Mais, Monsieur, [???]il me semble que je ne pourrai jamais [???]faire des pas si vous ne voulez pas vous [???]donner la peine de me les enseigner. Je [???]vous dis, Monsieur, que ceux que l'on [???]fait a present se font sans qu'on y [???]pense. Ah! Monsieur, je vois bien que [???]vous ne connaissez pas ma methode; [???]vous ne savez donc pas que Paris [???]fourmille de mes ecoliers, et que je [???]ne crains nullement la concurrence; [???]je me fais fort, moi, Monsieur, qui ai [???]l'honneur de vous parler, de former en [???]deux mois des eleves parfaits." Voila, sans doute, un veritable audacieux; et pourtant une personne credule, ou un etranger, peut y etre pris; ils conviennent alors du prix des lecons, et c'est ainsi que l'on paie pour etre trompe. Mais dans cet echange d'argent qu'on fait contre un tres petit nombre de lecons au bout desquelles on doit tout savoir, est-il question de cette danse gracieuse qui donne de l'elegance au corps? de ce travail qui donne enfin cette harmonie, cette elasticite si necessaire aux mouvemens qu'on emploie dans la danse pour n'etre point roide dans son maintien? Non, cela n'est pas possible. Celui qui a la hardiesse de s'offrir pour remplir toutes ces conditions dans un si court delai, ne peut etre qu'un ignorant ou un imposteur qui specule sur la credulite publique. On ne saurait trop se mettre en garde contre tous ces grands prometteurs qui, d'apres leur langage insidieux, pretendent 'nous vendre le talent et le livrer meme a jour fixe. Toutes les personnes sensees savent tres bien qu'il n'est pas donne au pouvoir humain de niveler les facultes individuelles, ou de faire que tous les eleves travaillent avec le meme fruit. La danse, loin de faire des progres, n'est meme pas restee stationnaire; elle est dechue a un tel point, que les jeunes gens d'aujourd'hui ne veulent pas croire qu'on ait si bien danse autrefois; aussi disent-ils ouvertement qu'ils ne connaissent pas d'amusement plus sot que celui de la danse. Cela se concoit aisement. Les deux sexes, rassembles en grand nombre, eprouvent de l'ennui sans en examiner la cause, quoiqu'elle se presente ici dans toute son evidence. En general, ni les messieurs ni les demoiselles ne sont nullement prepares pour faire quelque chose de gracieux, ce qui les rendrait vraisemblablement plus interessans les uns aux autres; ils ne savent comment employer toutes les mesures de l'air de contre-danse qu'ils ecoutent a peine; ils partent ordinairement trop tot ou trop tard, en se tenant plus ou moins mal; ils marchent continuellement, en ne regardant seulement pas la personne avec laquelle ils doivent figurer; toujours avides d'avoir fini ce qu'ils n'ont vraiment pas commence, ils n'observent aucunement les marques d'egards ni le respect que l'on doit a sa partenaire. Voila comme ils pretendent que la danse est absurde, et certes je ne m'aviserai pas de les contredire; car il est constant que, d'apres ce qui se fait aujourd'hui dans les soirees dansantes, ils sont autorises a le croire. Nul doute qu'il est aussi ridicule de se mettre a danser quand on ne le sait pas, qu'il le serait de vouloir jouer d'un instrument qu'on n'aurait pas etudie. La danse est a present ce qu'elle etait dans son enfance; on ne fait rien de plus que ce qu'on faisait a l'epoque ou les hommes ne connaissaient pas encore toute leur intelligence; on peut nommer cet art tout simplement la danse de la nature. Les sauvages n'en font pas moins que nous: lorsqu'ils sont dans leurs momens de joie, ils sautent, en faisant quelques gambades (comme font ordinairement les fous) sans mesure, sans autre intention que celle de demontrer, par leurs contorsions, qu'ils sont contens. Cette degeneration du gout, pour ce qui a rapport aux graces du corps, ne flatte pas infiniment les parens de la jeunesse actuelle; les representations qu'ils font journellement a leurs enfans m'en ont assez fourni la preuve. CONVERSATION. Voici a peu pres ce que j'ai pu retenir d'une conversation' qui eut lieu entre une dame et sa demoiselle en ma presence; je crois pouvoir la transmettre ici sans paraitre indiscret, et je pense qu'on y reconnaitra quelques naives verites. MADAME DE . Ma fille, je vous en prie, tenez-vous donc mieux; depuis quelque temps vous vous negligez beaucoup. MADEMOISELLE DE . O maman! je vous assure que je me tiens encore trop bien. MADAME DE . Comment cela, ma fille? MADEMOISELLE DE . Oui, maman; vous savez que mademoiselle de est sortie de la pension il y a bientot un an? MADAME DE . Oui, ma fille. MADEMOISELLE DE . Vous savez, maman, qu'elle avait beaucoup de grace et qu'elle dansait fort bien? MADAME DE . Oh! certainement. MADEMOISELLE DE . Vous l'avez sans doute remarquee le jour ou nous avons passe la soiree au bal chez madame de ? MADAME DE . Ma fille, il y avait tant de monde, que je l'ai a peine apercue. MADEMOISELLE DE . Eh bien! maman, je vous assure qu'elle danse a present fort mal. MADAME DE . Qui vous a dit cela? MADEMOISELLE DE . On ne me l'a pas dit; je l'ai regardee attentivement, et j'ai bien vu qu'elle ne tenait plus ses pieds en dehors, et qu'elle ne faisait plus aucun de ces jolis pas que nous faisions ensemble a la pension; elle ne sait meme plus tenir sa robe. MADAME DE . Ma fille, mademoiselle de a tort. MADEMOISELLE DE . Mais, maman, je vous assure bien que non; car j'ai remarque que toutes ces demoiselles faisaient la meme chose. MADAME DE . Eh bien! ma chere enfant, je vous dirai que toutes ces demoiselles avaient tort, et je vous demanderai si vous avez trouve cela bien interessant. MADEMOISELLE DE . Non sans doute, maman; mais cela n'empeche pas que, lorsqu'elles m'ont vu danser, elles ne m'aient dit que je dansais trop bien, et que c'etait ridicule. MADAME DE . Par exemple, voila qui est nouveau! MADEMOISELLE DE . Oui, maman. MADAME DE . Et qu'avez-vous repondu, ma fille? MADEMOISELLE DE . Maman, je n'ai rien dit; mais je me garderai bien a l'avenir de danser comme on me l'a enseigne, parce que je ne veux etre ridicule. MADAME DE . Eh bien! ma fille, si vous voulez prendre des manieres semblables a celles que l'on a aujourd'hui, vous me ferez beaucoup de peine. MADEMIOISELLE DE . O maman! je serais bien desolee si je vous affligeais en la moindre chose; mais je voudrais bien aussi ne pas faire differemment que tout le monde. MADAME DE . Tenez, regardez-moi, ma fille: j'ai passe le double de votre age, et je me tiens encore mieux que vous. Croyez-vous que j'aurais conserve cette tenue si je m'etais negligee comme vous pretendez le faire? MADEMOISELLE DE . O maman! je le sais tres bien; mais aussi vous avez pu conserver les principes de bonne tenue qu'on enseignait alors, tandis qu'a present cela parait ridicule. MADAME DE . Mais, ma fille, vos principes sont encore les memes que ceux qu'on m'a donnes dans ma jeunesse, et puis il me semble que ce temps n'est pas deja tant eloigne. MADEMOISELLE DE . Non, maman; mais ce n'est tonjours plus comme cela qu'on se tient aujourd'hui. MADAME DE . J'en suis bien fachee pour vous, ma chere amie; car ce qui est bien doit toujours se conserver, et l'on ne devrait jamais adopter ce qui est mal. MADEMOISELLE DE . Maman, vous savez bien que mademoisalle de a ete souvent en soiree depuis qu'elle' n'est plus au pensionnat? Ainsi je pense qu'elle a pu distinguer ce qui est bien d'avec ce qui est mal. MADAME DE . Comment cela, ma fille? Vous admettez que mademoiselle de a plus d'experience que moi? MADEMOISELLE DE . O maman! je suis bien loin d'en avoir la pensee. MADAME DE . Mais cependant, ma fille, il me semble que vous ne vous en rapportez guere a mes avis, d'apres ce que vous venez de dire a l'instant. Au reste, mademoiselle, dansez bien ou dansez mal, ce n'est pas la chose a laquelle je tiens le plus; c'est particulierement votre tenue qui m'interesse. MADEMOISELLE DE . Et voila, maman, ce qui m'embarrasse beaucoup, car notre maitre nous a toujours dit qu'il n'etait pas necessaire de se bien tenir pour mal danser. MADAME DE . Votre maitre, ma fille, avait parfaitement raison; aussi je ne concois pas qu'on ait adopte une maniere de danser aussi niaise que celle que l'on a maintenant. Il n'y a pas de doute que cela ferait un vilain contraste si l'on voyait une jeune personne bien tenue, bien preparee, se mettre a marcher continuellement avec indolence, comme vous faites toutes; car, lorsque vous etes a la danse, vous prenez un air tellement nonchalant, qu'on s'imaginerait que vous ne pensez pas a ce que vous faites. MADEMOISELLE DE . Oh! cela est bien vrai. Maman, avez vous vu le fils de monsieur le marquis de ? Mon Dieu! comme il a mauvaise tournure! on croirait qu'il ne peut pas lever la tete; et, puis, je crois qu'il a une epaule plus haute que l'autre. MADAME DE . Ma fille, je l'ai tres bien remarque aussi. Tu sais, ma bonne amie, qu'il y a une figure de contre-danse que l'on nomme la pastourelle ? MADEMOISELLE DE . Oui, maman. MADAME DE . Tu dois savoir alors qu'il y a un solo de huit mesures qui doivent etre dansees par le cavalier seul? MADEMOISELLE DE . Oh! oui, maman. Quand j'etais a la pension, on nous faisait danser des quadrilles, et je tenais souvent la place du cavalier, parce que cela m'amusait beaucoup de danser les solos. MADAME DE . Eh bien! mon enfant, quand le sien a commence, il a d'abord ote ses gants, puis ensuite il les a remis; et c'est avec cela qu'il a rempli ces huit mesures. MADEMOISELLE DE . O maman! comme c'est gauche pour un jeune homme comme lui! MADAME DE . Ma fille, je suis bien persuadee qu'il ne pense pas cela, et qu'il se croit, au contraire, charmant. MADEMOISELLE DE . Eh bien! maman, je lui en ferai mou compliment la premiere fois que je le verrai. MADAME DE . Non, ma chere amie; vous etes trop jeune encore pour vous permettre de faire des observations, surtout a un jeune homme, cela ne conviendrait pas a une demoiselle bien elevee. MADEMOISELLE DE . Maman, je vous assure bien que je ne suis pas trop jeune pour me bien moquer de lui. MADAME DE . Oh! pour cela, je n'en doute pas; mais il ne sait peut-etre pas qu'il a si mauvaise tournure, et cela pourrait le facher. Il faut toujours menager l'amour-propre de s autres. MADEMOISELLE DE . Vous avez bien raison, maman; je n'y songeais pas du tout, et je lui aurais sans doute fait de la peine sans m'en douter. MADAME DE . C'est pour cela, ma chere enfant, que vous vez vous taire. Ces messieurs dansent fort mal, il est vrai; mais il y en a beaucoup parmi eux qui ont la pretention de croire que ce qu'ils font est tres bien, et monsieur le marquis de pourrait fort bien etre du nombre. MADEMOISELLE DE . Mais, maman, il ne fait pas un seul pas quand il danse; ainsi, je ne vois rien de plus insignifiant. MADAME DE Que veux-tu, ma chere enfant, c'est la mode; tu as du voir que tous ces messieurs n'en font pas plus que lui. Encore s'ils n'etaient pas toujours a jouer aux cartes, cela serait moins monotone. MADEMOISELLE DE . Mais, mamann je croyais qu'il n'etait permis qu'aux bons papas de jouer quand on est a la danse? MADAME DE . Ma bonne amie, c'cetait comme cela il n'y a pas encore bien long-temps; ces messieurs alors etaient sages, ils ne se laissaient pas entrainer par l'appat du gain. On ne voyait pas la table de jeu couverte d'or comme elle l'est aujourd'hui; mais de puis que les jeunes gens ont pris la place des vieux, c'est bien different; rien ne les arrete. MADEMOISELLE DE . Ma foi, maman, je vous dirai que je ne comprends rien a tout ce qui se pratique dans la societe; mais je trouve que c'est fort ennuyeux de ne pas pouvoir danser comme on le desire. Il est vrai, maman, que l'on joue beaucoup trop vite les contre-danses et qu'on n'a pas le temps de faire ses pas 1 : cela peut fort bien convenir aux personnes qui ne savent que sauter, mais pour mon compte, j'en suis bien contrariee. MADAME DE . Vous avez raison, ma fille, c'est encore ce qui perd la danse; et a moins que cela ne change, je ne vois plus quel agrement vous pourrez avoir en societe. MADEMOISELLE DE . Eh! bien, maman, je ne fais que d'entrer dans le monde et je vous avouerai que je m'en faisais une toute autre idee. On ne s'y amuse guere. MADAME DE . Mais, mon enfant, n'allez pas croire que ce soit toujours comme cela, et d'ailleurs il n'y a guere que la danse qui soit negligee a ce point; mais cela ne durera pas toujours. En general tout ce qui est de mauvais gout n'est pas de longue duree. Ainsi, ma bonne amie, que rien ne t'inquiete a cet egard; persuade-toi bien que nous rappellerons bientot nos manieres gracieuses, et qu'alors nous ne les abandonnerons plus. Mais pour le moment, mon enfant, il ne faut pas songer a bien danser; la foule est trop grande dans les soirees d'aujourd'hui. On se presse, on s'entrepousse, au point que cela devient un abus qui finirait par introduire la licence dans la bonne compagnie, si l'on n'y apportait pas quelque changement. MADEMOISELLE DE . Il serait a desirer, maman, que le changement dont vous parlez fut prochain; car si les jeunes gens conservent encore longtemps la mauvaise tenue qu'ils ont maintenant, ils en auront une telle habitude qu'ils ne pourront plus s'en defaire. MADAME DE . Ma bonne amie, ta reflexion est fort juste, mais a qui serait la faute? Il est constant qu'une mauvaise tenue amene avec elle une vieillesse prematuree; mais comme chacun tient a sa conservation et qu'une bonne conformation n'est pas a dedaigner, je presume bien que l'on reprendra tresincessamment ce genre d'exercice dans lequel la jeunesse peut se distinguer, et qu'alors tu pourras t'en amuser comme toutes les jeunes personnes de ton age. MADEMOISELLE DE . Maman, je sens tout le prix de I'interet que vous me portez. Votre tendresse pour moi m'est un sur garant que vous ne voudrez jamais que ce qui peut m'etre favorable. Je vous assure maintenant que je prefererais plutot ne jamais aller en soiree que de m'y montrer pour danser aussi mai que le font la plupart de s de moiselles, et puis vous me faites trop bien voir le danger auquel on est expose en se livrant a une mauvaise tenue. "J'aurais [???]tant de chagrin si je me voyais contre [???]faite!" MADAME DE . Ma chere enfant, je suis enchantee de votre resolution; je n'en attendais pas moins de votre raison. Votre excellent coeur et les bons principes de morale que vous avez recus ne me laisseront jamais de doutes sur votre soumission. Il est cependant a remarquer que la danse francaise n'est pas totalement abandonnee, et qu'elle est plus en faveur chez les etrangers que dans sons pays natal; car les Anglais et les Russes, qui ne restent pas en arriere quand il s'agit d'adopter des choses utiles, en font aujourd'hui une branche speciale de leur education. Les anciens Grecs et les Romains avaient tellement senti la necessite de cert art pour former des jeunes gens bien developpes, qu'ils avaient etabli des academies, dont le gouvernement faisait les frais. Par ce moyen, les enfants des deuz sexes etaient generalement bien conformes, et les hommes se trouvaient toujours disposes a supporter les fatigues de leurs travaux militaires, de meme qu'ils trouvaient danss cette recretion tout-a-fait innocente un moyen d'econduire tout sujet de tristesse 1 . Ce moyen ne pourrait plus servir aujourd'hui, parce que l'amour-propre n'est plus de la partie. D'ailleurs ce sentiment qui nous porte toujours a bien faire, venant a s'en meler, rencontrerait beaucoup d'obstacles, attendu qu'il faut etre prepare pour bien executer la danse. Nos articulations ne peuvent pas obeir tout-a-coup a (Extrait des OEuvres de Voltaire.) notre volonte; il faut de l'habitude et celle-ci ne s'obtient qu'avec de la pratique et le temps. Dans la danse, ce ne sont pas les pas qui sont jolis, ce n'est que la maniere de les faire qui les rend agreables. Le soin que l'on met dans leur preparation, et le gout qu'on y apporte, en font le seul charme. Il a toujours ete convenu que pour bien danser il fallait avoir les pieds tournes en dehors, les pointes tres-basses et le corps droit. Ce sont les trois principales choses que l'on doit obtenir de soi-meme avant de chercher a s'enlever de terre. Il y a differents exercices qui aident a y parvenir et que l'on peut pratiquer seul quand on a pris quelques lecons. Il faut indispensablement se soumettre a les faire, autrement il n'y a rien da bien a pretendre. Toutes les personnes qui ont de bonnes jambes peuvent sauter, mais toutes ne peuvent pas danser, chose qui est bien differente. La danse a sa portion de calcul comme tout ce qui depend de nos facultes intellectuelles. Je ne doute nullementque celui qui a l'adresse de bien tacter ses pas et de les varier avec precision sur la mesure qui lui est donnee par le musicien, ne soit superieur dans tout ce qu'il voudra apprendre a celui qui ne montrerait pas les memes facilites. Il y a dans la danse des temps et des mouvemens qui ont des valeurs longues et breves, telles que les notes de la musique; il y a egalement des deux pour une, comme des trois pour deux, des six pour quatre, etc. En partant de ce principe, il est facile de voir que l'on peut multiplier les enchainenements de pas a i'infini; et, si l'on voulait y mettre l'importance que merite son utilite, non-seulement sous le rapport des avantages qu'on en peut tirer pour le bien du corps, mais encore pour prevenir des maladies affreuses auxquelles les enfants sont souvent exposes par la faiblesse des parents imprudents qui s'aveuglent sur les dangers auxquels ces jeunes creatures, sans experience, sont en proie par suite de l'inaction a laquelle la plupart sont contraintes pendant tout le temps qu'exigent leurs etudes; si on voulait enfin examiner ce genre d'exercice dans tous ses rapports favorables a l'espece humaine, on en retirerait un bien d'autant plus precieux pour ces enfants, que outre l'adresse ( 1 ) etles graces qu'ils acquerraient, on aurait la double satisfaction de les voir forts et presque toujours bien portants. C'est specialement sous un point de vue philantropique, que nous devrions faire usage du mecanisme de la danse, aujourd'hui. Nos gouts, nos mooeurs sont tellement changes, que nous ne trouvons plus de plaisir a nous livrer a cette salutaire recreation. Les seuls delassements d'esprit que l'on prend a present, sont les spectacles et le jeu; on ne serait meme pas de bon ton dans une societe si on ne risquait pas quelques pieces d'or a la bouillotte ou a l'ecarte: En sorte que ceux qui ne peuvent ou ne veulent point perdre de l'argent ne sont pas les gens qu'il faut pour faire partie d'une grande soiree. C'est ainsi que les jeunes gens qui sortent des pensionnats arrivent dans le monde pour y contracter le plus dangereux de tous les defauts. Ils esperaient, dans cette existence nouvelle pour eux, recevoir encore des lecons d'urbanite; mais au contraire, il faut qu'ils apprennent, des ce moment a se roidir contre toute espece de sensibilite humaine. Leur esprit agite a beau combattre, ils finissent toujours par tomber dans le piege qui leur est tendu. Cette funeste habitude une fois contractee, les travaux urgens sont abandonnes, la fortune s'altere et comment trouver alors des ressources, quand on ne peut pas prouver que l'on ne s'est mis dans la gene que par suite d'une speculation honnete! Mais, quoique le vice peut etre repousse par toutes les personnes qui le rencontrent, je n'oublierai pas que ce n'est point a moi qu'il appartient de blamer des coutumes que la raison et la sagesse reformeront sans doute. Occupons-nous maintenant de notre charmante virtuose, et voyons si elle ajoutera encore aux heureuses idees qu'elle a laissees sur son compte. Le salon n'est plus dispose comme il l'etait. Aussitot la musique terminee, tout se prepare pour la danse; les jeunes messieurs s'empressent d'inviter leurs dames. On se doute bien que notre interessante demoiselle n'est pas oubliee. Chacun, jusqu'ici, se persuade que les lecons de Terpsichore ont ete pour quelque chose dans le travail qu'elle a fait, pour se distinguer en tout, de ses compagnes; enfin, on commence: mais helas! quel desapointement! Cette jeune demoiselle ne sait pas faire un seul pas; elle avoue meme qu'elle n'a jannais en de gout pour la danse, et ce qu'il y a de plus piquant encore pour ele, c'est qu'elle est entouree de jeunes demoiselles qui dansent a ravir; mais cela ne serait encore rien si cette jeune personne n'avait pas neglige sa tenue au point de laisser tourner sa taille qui est entierement torse. On apercoit de plus ses pieds tournes en dedans et sa tete dans ses epaules. N'est-ce pas une chose affligeante pour elle et pour ses parents? N'est-ce pas un malheur auquel rien ne saurait plus remedier? Voila ce que lui a valu l'indifference condamnable qu'elle a eu pour sa propre personne. Cette juste punition est, sans doute cruelle, mais elle est le resultat de la trop grande condescendance de ses parents, s'ils n'avaient pas eu la faiblesse de souscrire aux volontes et aux caprices de leur enfant; s'ils Favaient force de faire un travail de corps, calcule pour combattre sa mauvaise tenue, ce malheur ne serait assurement pas arrive: auraient-ils donc oublie que les talents d'agrements n'ont qu'un eclat passager, et que la conformation du corps, bonne ou mauvaise; est permanente? Mais maintenant il est trop tard; il n'y a plus de remede; la nature ne cede ordinairement ses droits qu'en les faisant payer bien cher: tot on tard elle prouve qu'on ne l'a pas bravee impunement. Je vais presenter ici un fait a l'appui de cette assertion. Si l'on tournait les bras et les jambes d'un enfant qui vient au monde dans un sens oppose a celui, de la nature, et qu'on l'enmaillotat de la sorte pendant un an ou quinze mois, au bout de ce laps de temps on verrait ses petits membres grandir et grossir dans le sens auquel on les aurait contraints depuis le jour de sa naissance; et si I'on voulait alors les remettre dans leur position naturelle, il faudrait imaginer des mecaniques , a l'effet de remettre ce malheureux enfant a la torture, et encore il serait tres douteux que l'on parvint a les ramener dans leur etat primitif. Il en serait de meme d'un jeune arbrisseau lorsqu'il est dans la vegetation: prenez une de ses tendres branches, courbez-la et attachez-la ainsi; elle succombera a cette violence, et prendra cette forme d'une telle force, que l'annee suivante elle poussera dans sa courbe sans y etre contrainte par aucun lien. Il est encore une remarque importante a faire, et je pense qu'il ne sera pas hors de propos de la mettre sous les yeux du lecteur, parce que les personnes qui ont voyage seront a meme de juger de la verite du fait que je vais exposer. Il y a, en France et chez les etrangers, des villes tellement pauvres et denuees de toutes especes de ressources, qu'il n'est pas possible a aucun professeur de s'y eta 6 blir; par consequent, les arts d'agrement y sont, pour ainsi dire, ignores. C'est chez ces malheureux, abandonnes a eux-memes, que l'on trouve une quantite prodigieuse de gens contrefaits. Les journees suffisant a peine pour leur donner le temps de pourvoir a leurs besoins, ils n'ont jamais le temps de s'occuper de leur conformation, afin de se debattre contre les mauvaises dispositions de la nature. Leur corps, toujours affesse par la fatigue, se prete volontiers a toutes les deviations dont il est susceptible. Prives du secours de l'art, ils sont sans cesse exposes au danger, qui les poursuit et les atteint infailliblement, ne connaissant aucun moyen de se soustraire a un pareil malheur. Il parait donc certain que le plus grand nombre de ces malheureux que nous voyons journellement dans les rues de Paris, nous viennent de ces miserables pays. Il est toujours dangereux de laisser prendre aux enfans l'habitude de se mal tenir; rien n'est plus propre a detruire leur sante et a deteriorer toute leur economie animale. C'est surtout a partir de quatorze a dix-huit ans que le danger devient eminent. A cet age la nature fait un travail enorme sur eux; leur croissance parait a vue d'oeil, et les epuise au point, qu'ils perdent toutes leurs forces. Ils font souvent des, maladies qui les menent aux portes du tombeau. Ajoutez a cela, qu'ils commencent seulement a sentir le besoin d'apprendre, et qu'ils deviennent tout-a-coup studieux. Des-lors, ils s'appliquent a l'etude, et perdent insensiblement la coutume de jouer et de se fatiguer a differentes sortes d'amusements; choses qui leur seraient beaucoup plus necessaires alors qu'a l'epoque ou ils n'avaient encore aucune fatigue d'esprit. Il faudrait presque les forcer a prendre un moment de recreation; leurs jambes deviennent paresseuses; ils n'aiment plus que les travaux de tete, et, pendant ce temps, leur physique deperit. C'est a cet age critique qu'ils ont besoin plus que l'on ne pense du secours de l'art pour les aider a surmonter cette faiblesse qui appauvrit leur temperament. La gymnastique, dans cette occasion, pourrait etre employee avec succes; en la pratiquant journellement, le corps conserverait ses forces, et ne succomberait pas a l'epuisement de la croissance. A la suite de ce travail vail, on etablirait l'exercice de la danse; et il est certain que ces moyens (rigoureux, il est vrai) retabliraient l'aplomb du corps, et redresseraient meme la colonne vertebrale dans le cas ou il y aurait du derangement. Il y a des personnes tres agees qui conservent toujours une demarche noble et le corps droit: on suppose alors que c'est un privilege que la nature leur a donne; mais je pense que c'est une erreur; il est plus probable que c'est une suite des soins qu'elles ont mis a surveiller leur tenue dans leur jeunesse. Cette bonne habitude, essence principale d,une bonne sante, assure presque toujours une croissance heureuse et un temperament robuste. Lorsque l'on tient la tete haute, et que l'on efface les epaules, de maniere que la poitrine soit toujours ouverte, on respire avec une grande facilite; les canaux n'etant obstrues par aucune courbe, et le buste etant continuellement bien tenu, les poumons se remplissent d'air aisement, et font leurs fonctions sans obstacle, s, L'effet contraire a ordinairement lieu chez les personnes qui n'ont pas cette importante prevoyance: les maux d'estomac, les oppressions, les douleurs de poitrine et les defaillances viennent a chaque instant les assaillir et abreger. leur existence. La faculte de medecine, quoique beaucoup plus savante aujourd'hui qu'elle ne l'a jamais ete, s'occupe constamment de faire des recherches pour ameliorer les moyens de guerir les maladies sans nombre qui affligent l'humanite. C'est particulierement dans la classe indigente que nos docteurs en medecine ont tous les jours occasion de deployer leur science. Cette classe d'hommes si recommandables est a peine aidee dans ses vues bienfaisantes; on ne fait rien pour eviter les maux qu'ils s'efforcent d'arreter; la molesse, l'inaction et l'indolence, infaillibles armes dont se sert la paresse pour detruire le genre humain, viennent sans relache leur donner de grandes occupations; tout repose sur leur infatigable courage; mais, trop souvent, il ne peut rien faire, parce qu'on s'y prend, toujours trop tard pour leur demander conseil. Qu'une jeune personne ait une petite plaie ou une legere contusion, on fera promptement venir le medecin: le mal est apparent; nuldoute qu'il existe: mais qu'un e maladie de langueur ou qu'un epuisement occasione par les causes meurtrieres mentionnees ci-dessus, gite dans ce jeune enfant, l'inquietude sera moins grande, parce qu'on se figurera a tort (bien entendu) que cela tient a son faible temperament, et qu'on ne verra pas les suites deplorables qui doivent resulter d'une negligence aussi coupable. Il n'y a pas de substances medicales et meme nutritives qui puissent remplacer le manque d'exercice, et si l'on n'emploie pas cette ressource essentiellement bonne pour la jeunesse, on se prepare inevitablement de cruels regrets. J'ai long-temps cherche a connaitre les causes qui nous ont fait prendre du degout pour tout ce qu'il y a de joli dans notre danse; j'en ai parle aux personnes chez lesquelles j'etais appele pour donner des lecons 1 , afin de m'eclairer sur les observations que je voulais faire au sujet de cet art (reduit a rien); je n'ai pu tirer aucun indice sur les causes de ce pretendu degout, qui n'est, a mon avis, qu'un caprice auquel on s'est livre trop inconsiderement. Malheureusement, il a fait passer en habitude un genre de danse et des manieres qui ne sont pas du tout elegantes. Parmi les personnes qui ont bien voulu s'entretenir avec moi de ce chapitre, plusieurs m'ont dit qu'on avait probablement pris ces mauvaises facons des etrangers qui sont venus en France. S'il en est ainsi, nous avons fait avec eux an mauvais echange; car ils ont pris ce que nous avions de bien, et nous avons adopte ce qu'ils avaient de ridicule. Je n'ai jamais considere l'agrement qu'on obtient de la danse comme une chose qu'on ne puisse remplacer, et je dirai meme que si elle n'etait pas indispensablement necessaire a la sante des jeunes gens,on pourrait s'en passer toutefois en l'echangeant contre un autre genre de divertissement egalement actif. Mais comme il est reconnu qu'une bonne Conformation est un bien inappreciable, et que les enfans, qui sont menaces de le perdre, par suite d'une excessive croissance ou par trop d'inaction, peuvent le conserver par l'exercice de la danse, je dirai que celle d'aujourd'hui est en tout prejudiciable a la jeunesse; j'invoque donc de tous mes voeux le prompt retour de cette danse gracieuse qui aurait toujours du etre le partage de la bonne compagnie, esperant que ces voeux ne tarderont pas a se realiser, et que nous serons enfin debarrasses de ces mauvaises manieres qui excluent tout le charme des belles reunions. On dit que les professeurs de danse saient trop bien danser il y a quinze ans; je ne dirai pas non, quoique je ne comprenne pas tout-a-fait ce qu'on veut dire par le mot trop bien: j'ai toujours cru qu'on ne pouvait pas faire bien et mal tout a la fois; car ces deux estremes different tellement, que l'un doit necessairement empecher l'autre. Je crois plutot que ce que l'on cite comme trop bien etait alors une danse theatrale, que l'on avait introduite dans les salons, et qui devait incontestablement choquer la decence, que l'on doit severement observer. Mais en 'admettant meme que l'on ait franchi la limite voulue pour que les bonnes manieres seules fussent admises dans la danse, il me semble qu'il etait facile de ne pas la depasser, en invitant messieurs les maitres a se renfermer dans un choix de pas plus convenables dans un salon. Mais dans tous les cas, il n'y a pas de comparaison a faire aujourd'hui avec la danse de cette epoque, car elle etait alors tres-interessaute. Toutes les personnes qui faisalent partie d'un quadrille y mettaient l'amourpropre de bien faire, et la curiosite des assistants etait au moins satisfaite. A present, je le demande, que voit-on, qu'apercoit-on de bien? On ne fait plus rien pour se distinguer; on serait meme honteux de faire quelque chose qui montrat de l'intelligence. Il semble, parce qu'on a, soi-disant, trop bien danse jadis, que les jeunes gens d'aujourd'hui doivent danser en depit du bon sens; il arrive meme tressouvent qu'ils terminent Un quadrille sans qu'on ait pu distinguer une seule figure. S'ils font cela pour etablir une compensation, ils peuvent croire que leur but est rempli; car je ne vois pas comment on pourrait s'y prendre pour parvenir a danser plus mal, surtout. depuis dix ans; et dans la supposition que je viens de faire, la balance serait amplement faite. Ils peuvent maintenant s'exercer et faire de grands progres avant qu'on soit en droit de leur adresser le reproche qu'on a fait a leurs predecesseurs. J'ai un peu voyage en France et a l'etranger; j'ai vu des pays charmants, ou le site admirable semble dire aux etres qui le parcourent: "Ne vous avisez pas de vouloir [???]me changer de forme ni d'aspect; la [???]nature m'a fait naitre ainsi, pour vous [???]apprendre a l'admirer et a respecter ses [???]productions." J'ai vu d'autres sites arides et tout-a-fait nus qui, au contraire, semblaient dire aux hommes: "Mortels [???]heureux! la nature en vous creant vous [???]a donne l'esprit et l'intelligence pour que [???]vous puissiez tirer parti de tout ce [???] qu'elle a mis a votre disposition; l'agriculture [???] vous est sans doute connue; [???] puisque vous faites naitre, par le moyen [???] de l'art et meme lorsque la saison s'y [???] refuse, toutes les substances vegetales [???] qui peuvent vous plaire, souffrirez-vous [???] que nous restions plus long-temps steriles? [???] Ne savez-vous pas que partout ou [???] la main de l'art se montre on y recueille [???] le tribut de ses bienfaits?" Ces idees me portent a croire que nous pouvons egalement perfectionner notre espece, puisque nous sommes de meme les produits de la nature, et que partout elle nous offre les moyens de nous servir de l'intelligence que nous tenons d'elle. Certes, il ne depend pas de nous de naitre d'un sexe ou de l'autre, et d'etre petits ou grands; nous n'avons aucunement le pouvoir de nous creer, et nous devons par consequent nous soumettre aux volontes immuables de la nature; il ne nous est donc permis que de nous perfectionner; c'est une tache qu'elle nous laisse a remplir, et il me semble que nous pouvons le faire au physique comme an moral. Ce n'est pas lorsque l'enfant a deja quelques annees qu'il faut s'occuper de son petit individu; c'est du moment meme qu'il vient au monde que nous lui devons les soins les plus precieux. D'abord, je poserai en fait que l'emmaillotement est contraire a l'accroissement de ses forces; ses petits membres n'ayant pas encore la moindre fermete, succombent a la compression des liens qui l'enveloppent; des ce moment, son corps souffre cruellement. Je considere donc cette coutume comme une tyrannie qu'on exerce sur cette chetive creature faute de raisonnement. De tous les etres qui ont vie sur la terre il n'y a que nous qui subissions une semblable oppression; nous ne recevons le jour que pour entrer dans une espece de prison; mais que dis-je une prison! il n'en existe pas, je pense, qui ne laisse au malheureux qu'on y renferme la faculte de mouvoir librement. Enfin, pourquoi attache-t-on les bras et les jambes de l'enfant qui nait? Quelle necessite y a-t-il de l'ensevelir au moment meme ou la nature le fait sortir du neant? Craint-on qu'il fasse du mal? Aurait 7 on peur qu'il acquit trop tot les forces dont son petit etre est prive? ou bien serait-ce pour eviter la sugestion de la constante surveillance qu'on lui doit que l'on paralyserait son pauvre petit corps, au point de le tenir les trois quarts du jour et de la nuit dans un etat de lethargie, afin de s'en eloigner a loisir? Pense-t-on que la respiration d'un enfant dont les organes sont encore si faibles, ne soit pas interceptee quand on le place dans une position qui finit par le fatiguer, et, dont il ne peut pas plus sortir que si c'etait un objet inanime? Loin de profiter alors, il deperit; au lieu que s'il recevait l'impression de l'air, et s'il avait la liberte de jouir de ses petites facultes physiques, on le verrait profiter de jour en jour. Si cet usage, qui outrage la nature, n'existait encore que pendant la nuit, on trouverait peut-etre quelques motifs qui justifieraient ces dangereuses habitudes, attendu que la personne chargee du soin de l'enfant doit prendre ses heures de repos, et qu'il ne serait sans doute pas prudent de le laisser libre quand on cesse de le surveiller: mais le tenir encore comprime dans le jour, c'est une cruaute qui ne trouve point d'excuse! Voudrait-on nous faire croire que la proprete exige de tels moyens? Pense-t-on qu'un innocent, qui n'est souvent propre qu'en apparence, et qu'on laisse journellemeut deux ou trois heures impregne dans l'humidite de ces matieres, soit dans un etat de salubrite? Une pareille idee serait stupide; aussi ne peut-elle exister que dans l'esprit d'une nourrice mercenaire qui cherchet tous les moyens d'abreger ses peines pour se livrer a la paresse. Il n'y a qu'une tendre mere qui soit capable de cette vigilance continuelle et de ces petites attentions si necessaires a l'existence de son enfant. Je vais cependant terminer ce chapitre; car j'avouerai franchement que le sujet dont je m'entretiens maintenant est beaucoup au-dessus de mon jugement; aussi ne me serais-je pas permis d'en parler, si celui que je traite ne s'y rattachait d'une maniere directe, Je ne doute pas que mes idees sur les changements favorables que l'on pourrait apporter aux usages consacres pour les enfants nouveaux-nes ne soient par fois erronees;je ne veux pas non plus faire une loi d'une chose que je propose dans la seule vue, je le repete, de me rendre utile; certes, je suis loin de pretendre persuader par mon faible raisonnement. Des hommes infiniment plus experimentes que moi ont ecrit sur ce sujet d'une maniere tellement plausible, que vouloir y ajouter quelque chose me semblerait temeraire; je me ferai meme un devoir de citer quelques fragments de leurs ouvrages, et je presume que ces hommes celebres pourront servir d'autorite suffisante et attester le besoin du changement de methode que je sollicite pour la jeunesse; dut-elle ne pas m'en savoir gre! Voici ce que dit Buffon dans l'Histoire naturelle de l'homme: "On ne peut pas eviter, en emmaillotant [???]les enfants, de les gener au point [???]de leur faire ressentir de la douleur; les [???]efforts qu'ils font pour se debarrasser [???]sont plus capables de corrompre l'assemblage [???]de leurs corps que les mauvaises [???]situations ou ils pourraient se mettre [???]eux-memes s'ils etaient en liberte. Les [???]bandages du maillot peuvent etre compares [???]aux corps que l'on fait porter aux [???]filles dans leur jeunesse: cette espece [???]de cuirasse, ce vetement incommode [???]qu'on a imagine pour soutenir la taille [???]et l'empecher de se deformer, cause [???]cependant plus d'incommodites et de [???] difformites qu'il n'en. previent ( 1 ). [???]Si les mouvements que les enfants [???]veulent se donner dans le maillot peuvent [???]leur etre funestes, l'inaction dans laquelle [???]cet etat les retient peut aussi leur etre [???]nuisible. Le defaut d'exercice est capable [???]de retarder l'accroissement des membres [???]et de diminuer les forces du corps; ainsi, [???]les enfants qui ont la liberte de mouvoir [???]leurs membres a leur gre, doivent etre [???]plus forts que ceux qui sont [???]emmaillotes, etc." Jusqu'ici, tout demontre que c'est a partir de la naissance de l'eufant, qu'on doit lui prodiguer des soins successifs, sans doute plus precieux qu'on ne croit pour le reste de sa vie. Voici maintenant ce que dit M. le docteur Remy dans une dissertation medicale sur l'exercice de la danse: "Quand on ne considere dans la danse [???]que la puerilite et le ridicule des gam [???]bades de cet exercice, on cesse d'etre [???]etonne que des personnes recommanda [???]bles se soient elevees contre son usage: [???]mais envisagee sous le rapport de son [???]influence sur le physique, la danse est [???]un exercice avantageux a la jeunesse, [???]toutes les fois qu'il n'est pris que dans de [???]justes mesures. Chez les jeunes gens chez [???]lesquels se mouvoir est un besoin pour [???]emousser l'exces de vitalite musculaire et [???]leur faire acquerir un plus haut degre de [???]force, la danse convient parfaitement; [???]elle convient encore pour produire une [???]legere diversion des forces vitales, les [???]quelles, par l'effet de l'etude, tendent [???]a s'accumuler vers le cerveau, aux depens [???]des autres parties du corps. Beaucoup [???]d'autres exercices sans doute, peuvent [???]remplacer la danse dans ces cas la; par [???]exemple l'exercice gymnastique, etc., [???]mais feraient-ils obtenir le port agreable [???]et ces manieres aisees que donne la danse [???]au corps? et, ce qui est plus essentiel, [???]pourraient-ils remedier aux attitudes vicieuses [???]que le corps des jeunes gens ne [???]prend que trop souvent, corriger meme [???] les difformites de certains vices de conformation, etc., etc." Ce raisonnement etabli par une personne qui a etudie l'anatomie, me parait sans replique et confirme mon opinion sur les bons effets de la danse. Dans cette conviction, je suis persuade que l'on s'est souvent trompe en faisant appeler des medecins pour traiter des jeunes personnes qui n'avaient d'autres indispositions que le manque d'exercice: alors on epuisait tous les secours que l'on croyaitnecessaires dans ces circonstances, sans en obtenir (bien entendu) aucun resultat favorable. En prenant une route si opposee, on les affaiblissait davantage; et, par consequent, on se jetait dans un dedale d'inquietudes sur leur compte, plutot que d'employer un remede si favorable a la jeunesse ( 1 ). Combien en est-il de ces jeunes plantes (car on peut les nommer ainsi)? puisque d'un mois a l'autre leur physionomie et leurs formes naturelles changent? combien en est-il qui n'ont ni forces, ni respiration, et qui sont courbatures pour la moindre promenade qu'elles ont faite a pied? Il me semble que cette raison seule, quoiqu'elle ne soit pas la plus forte, prouverait encore que l'exercice pris a propos, est la moitie de la vie, surtout dans la jeunesse. Je ne crois pas cependant que ce soit en conduisant les enfants dans les soirees dansantes, qui se succedent dans l'hiver, que l'on remplirait le but que je propose ( 1 ); c'est au contraire, dans ces occasions', qu'ils sentiraient leur incapacite, leurs jambes n'etant pas exercees. Le corps les epaules, la tete n'etant jamais bien tenus, eprouveraient de suite une grande fatigue; de plus, ils pourraient s'attendre a recevoir a chaque instant quelques bourrasques, parce que trente ou quarante personnes dansent maintenant ensemble dans un salon ou il ne devrait y en avoir que seize, et meme partagees en deux ronds, ainsi que la choregraphie des figures franCaises l'exige, e'est-a-dire, quatre hommes et quatre dames pour chaque quadrille. Je ne veux pas dire qu'on doit se restreindre a ne danser que seize personnes dans des appartements d'une grande dimension, mais cependant il est necessaire de se partager ainsi que je l'ai indique, pour ne pas ressembler a ces petits enfants qui dansent en rond, sur l'air: A mon beau Chaateau, etc . Cette maniere de se tenir mutuellement par les mains, leur est sans doute suggeree par l'idee de ne pas se laisser tomber; rien ne peut etre mieux jusqu'ici pour de si petits individus; mais pour les grandes personnes, il me semble qu'elles peuvent faire plus que cela; aussi les inviterai-je a remarquer que la confusion qui regne a present dans les salons, les empeche, nonseulement de danser, mais elle est cause que les demoiselles ne peuvent plus se ga rantir des mauvais coups qu'elles reCoivent dans la foule. Il y en a beaucoup qui Sont privees d'aller en soiree, par suite de Ces facheux accidents: Ils se renouvelleront probablement, si l'on continue a danser dans les encombrements ( 1 ): il faudrait, au contraire, que l'on conservat toujours assez de place pour que les messieurs pussent Se tenir a une distance respectueuse de leurs danseuses, autrement il est impossible d'observer aucune convenance, et je ne conCois pas meme que l'usage actuel permette qu'on se tienne coude a coude aupres des personnes qu'on ne connait pas. Ces manieres libres et sans facon n'ont jamais existe que depuis quelques annees. Cet air de familiarite finira, si l'on n'y prend garde, par exclure entierement la politesse dont les Francais se sont toujours si bien acquittes en bonne compagnie. Toutes les personnes qui ont jadis bien danse conviendront sans peine que la danse la moins bien executee alors, serait encore preferable a ce qu'on fait de mieux aujourd'hui. Persuade conme je le suis que cet exercice peut se joindre avec avantage aux etudes serieuses, je ne prolongerai pas plus loin mes reflexions sur cet art qu'on ne peut abandonner sans faire une perte reelle. J'invite donc les jeunes gens a vouloir bien croire que les graces du corps peuvent, ainsi que les sciences, cooperer au bonheur de la vie, et si dans le nombre des observations que j'ai l'honneur de soumettre au public il s'en trouvait d'assez puissantes pour amener quelques heureuses reformes, le but que je me suis propose serait alors rempli. CORSET MECANIQUE . Nota . Monsieur Alerme vient d'inventer un corset mecanique propre a servir aux deux sexes, et dans lequel il n'est pas possible de se mal tenir: on peut le serrer au point qu'on desire sans gener d'aucune maniere les mouvements du corps: le meme peut servir a plusieurs personnes d'une taille plus ou moins haute, par le moyen d'un procede particulier: ce corset est etabli pour le bien de l'humanite: redresser les torts de la nature et prevenir les accidents, tel a ete le but de l'auteur. Il a egalement fait etablir un nouveau genre de tourne-pieds de son invention, dans lequel on a l'avantage de redresser les genoux qui ne se jettent que trop souvent en dedans, ce qui fait assurement marcher mal; le meme objet tient aussi les chevilles dans leurs jointures et les empeche de grossir; il tourne les pieds et les hanches autant qu'on le veut et toujours progressivement. Ces deux objets ne se trouvent qu'a son domicile, rue Therese, No II. On peut lui ecrire a l'Academie royale de Musique a Paris . Les personnes qui desireraient se mettre promptement au courant des quadrilles, trouveront a son domicile un salon spacieux consacre a ses lecons. FIN.